Lecture commune : La Passe-miroir, Les Fiancés de l’hiver

Certaines d’entre nous s’étaient déjà plongées dans l’univers de Christelle Dabos. Mais la sortie du quatrième et dernier tome de la série de La Passe-miroir en novembre a créé une nouvelle envie : celle de découvrir ou de relire le premier opus, Les Fiancés de l’hiver et de nous retrouver autour d’une lecture commune. Les avis divergent, mais c’est ce qui est intéressant alors allons-y !

La Passe-miroir, Les Fiancés de l’hiver, de Christelle Dabos. Gallimard Jeunesse, 2013.

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Lucie : On a beaucoup parlé de La Passe-miroir depuis la sortie du premier tome en 2013, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous y plonger maintenant ?

Pépita : Le confinement ! Je ne suis pas forcément une adepte des séries, je déteste attendre deux ans entre chaque sortie… Pas d’accès à la médiathèque où je travaille alors j’ai plongé dans les bibliothèques de la maison et ô surprise ! La Passe-miroir en quatre tomes que j’ai consciencieusement offerts à ma fille quand elle était ado… Une bénédiction pour se changer les idées, voyager ailleurs et ne pas rester en rade de lectures trop longtemps.

Ladythat : La curiosité ! Il m’arrive souvent de laisser passer un livre quand on en entend parler partout, tout le temps. Car cela me fait peur d’être déçue par un roman dans lequel j’aurais placé trop d’espoir. Le fait de le lire bien plus tard permet de prendre plus de recul.

Isabelle : Cela fait des années que j’entends parler de cette série, mais mes enfants étaient trop jeunes et comme Pépita, les séries ne sont pas mon format de prédilection. Contrairement à mon fils aîné qui en lit des quantités ahurissantes et me conseille celles qui lui plaisent le plus. Et sans aucun doute, celle-ci en fait partie !

Lucie : Le fait de savoir que c’est le premier d’une série de quatre tomes, c’est plutôt un point positif ou négatif pour vous ?

Pépita : Je n’aime pas trop la lenteur d’un univers, je comprends qu’il faille du temps pour qu’il s’installe mais si c’est trop, ça me rebute. Dans le cas présent, non, car j’ai le temps.

Ladythat : A partir du moment où l’écriture est bonne et l’histoire de qualité, je ne m’arrête pas au nombre de volume. Quoi que s’il y en a vraiment beaucoup, j’ai tendance à m’essouffler avant la fin.

Isabelle : Aucun problème, sur le principe, si on n’a pas l’impression que l’auteur délaye le propos. J’ai pu prendre énormément de plaisir à lire des séries qui mettaient ce format à profit pour proposer un univers complexe, des personnages qui évoluent, une intrigue qui se renouvelle. C’est un peu la même chose que regarder une série télévisée plutôt qu’un film, cela peut être très immersif ! Les séries sont super aussi pour les boulimiques de lecture comme mon fils qui adore avoir plusieurs tomes à se mettre sous la dent. Je dis tout cela généralement, mais concernant cette série, je n’ai encore lu que le premier tome !

Ladythat : Ophélie semble plutôt banale au premier abord. Comment la décrieriez-vous ?

Lucie : Ophélie est décrite comme maladroite, manquant de confiance en elle, mais elle fait preuve d’une grande force de caractère. On retrouve cette dualité dans sa description physique : elle est petite, fluette, a un visage « placide » mais le fait qu’elle exprime peu ses sentiments ne veut pas dire qu’elle ne ressent rien.
J’apprécie chez elle qu’elle ne fasse pas d’esclandre mais qu’elle ne se résigne pas pour autant quand la situation ne lui convient pas. Berenilde lui en fait d’ailleurs la remarque : « Vous êtes très forte pour dissimuler votre insolence sous de petits airs soumis. »
Une héroïne décrite comme « seulement bonne à lire », même si ce sont des objets, ne peut que me plaire !

Pépita : Ophélie cache bien son jeu… mais sans le vouloir ! J’ai de suite apprécié ce personnage pour sa rigueur morale, sa loyauté, son intelligence, sa capacité d’observation. Ce que j’aime aussi, c’est sa faculté à toujours poser des questions pertinentes sous son air placide et calme. Ceci est compensé par une maladresse légendaire mais elle s’en sort finalement fort bien. Son apparence la déjoue mais elle en fait une force. J’ai aimé aussi cette opposition. Elle sait se faire apprécier avec humilité aussi. Il y a aurait tant à en dire et j’en suis au début du tome 3 et je m’attends à ce qu’elle nous surprenne toujours plus.

Isabelle : Je vous rejoins sur tout ! Ophélie, c’est un peu la force tranquille. Une très belle héroïne, j’ai trouvé, qui bat en brèche beaucoup de stéréotypes. D’autant plus intéressante qu’elle apprend et se révèle au fil du texte. Et comme vous, j’ai la forte impression qu’elle en a encore pas mal sous le pied !

Ladythat : Thorn et Archibald sont très différents l’un de l’autre. Alors que le premier apparaît austère et sinistre, le second semble plutôt ouvert et jovial. Que pensez-vous de ces personnages ?

Lucie : Je trouve qu’ils se complètent bien. Ils sont totalement opposés, et d’ailleurs, ils se détestent cordialement. Ce qui est amusant c’est que, comme tu le dis, chacun d’eux est assez caricatural dans son genre. Mais ils gagnent tous deux en complexité et en crédibilité au fil des livres et c’est ce qui m’a plu dans ces personnages.
Tous deux se révèlent aussi très loyaux (le tout est de savoir à qui et à quoi) et mettent en œuvre tous les moyens à leur disposition pour atteindre leurs objectifs. Des moyens très différents, mais je trouve qu’ils se ressemblent sur ce point.

Pépita : Alors ça c’est le jour et la nuit. Mais en même temps je me dis au fur et à mesure qu’ils ont les mêmes qualités mais l’expriment fort différemment. Ils ont aussi une faille chacun et la cachent aux autres. C’est ce qui fait leur force et leur faiblesse. J’ai apprécié d’emblée Archibald, Thorn beaucoup moins. Je trouve que l’auteure se répète le concernant… ça m’a un peu agacée dans le deuxième tome. Mais ils ont tous les deux une force de caractère hors du commun et une loyauté aussi. Et je gage qu’ils vont tous les deux aider Ophélie dans sa quête !

Isabelle : N’ayant lu qu’un tome, je suis encore dans les ténèbres sur ces deux personnages, mais les deux m’inspirent plutôt de la sympathie. On voit bien dans vos réponses que les personnages de cette série sont tous complexes et se révèlent petit à petit, au fil des pages. C’est quelque chose que j’ai apprécié et qui rend cette lecture addictive. Cela dit, je suis d’accord avec toi, Pépita, sur le côté agaçant des répétitions sur certains personnages : la taille immense et la froideur de Thorn, les batifolages d’Archibald, la beauté de Berenilde, les dents chevalines de la tante Roseline… 

Lucie : Anima et le Pôle sont des univers très différents, encore une fois en opposition sur de nombreux points (après Archibald et Thorn, il me semble que cette dualité est vraiment à la source de beaucoup d’éléments dans ce roman). A quoi vous ont-ils fait penser? Quelle arche préférez-vous ?

Pépita : Je préfère Anima c’est certain. On dirait Alice au pays des merveilles sous certains aspects. Le Pôle me fait penser à la cour du Roi Soleil et aussi à Alice au pays des merveilles sous d’autres aspects. Deux mondes opposés par leurs valeurs. Et aussi par leur atmosphère. C’est curieux mais en ce qui me concerne, les mondes m’intéressent moins, une description me suffit (beaucoup de répétitions là aussi). Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages et leurs motivations, même si je le reconnais, celles-ci sont très liées aux mondes dans lequel ils évoluent.

Ladythat : Je rejoins Pépita sur la comparaison du Pôle à la Cour du Roi Soleil, c’est tout à fait ça, le faste, le grandiose, tout cela n’est que paillette pour en mettre plein les yeux. Pourtant on peut supposer que ça ne concerne que la Citacielle puisque l’arrivée au Pôle fait plutôt allusion au froid glacial des contrées du nord. On se croirait dans un roman de Jack London avec toute cette neige, le voyage en traîneau, le vent qui te glace la peau… Mais la Citacielle m’a aussi fait penser à « Inception » le film de Christopher Nolan dans lequel des architectes créent des mondes illusoires qui semblent pourtant réels à ceux qui y vivent.
Anima semble beaucoup plus pacifique et agréable à vivre même si les Doyennes semblent laisser peu de libre arbitre aux habitants. Et oui, bien entendu, on ne peut que penser au Pays des Merveilles d’Alice avec ses objets animés. Malgré toutes leurs différences, je pense que j’aurais du mal, au bout d’un seul volume, à donner ma préférence à l’une ou l’autre des arches. J’ai envie de croire que le Pôle regorge de surprises (je n’ai pas assez avancé dans le tome 2 pour en être certaine encore) et pourrait me plaire une fois sortie de la Citacielle. De même, si les valeurs d’Anima proposent une ambiance plus « respirable », j’aurais besoin d’en savoir plus pour me convaincre que c’est un endroit vraiment agréable.

Lucie : Le Pôle m’a aussi fait penser au Versailles de Louis XIV avec ces fêtes ininterrompues, ces intrigues de courtisans… Je n’avais pas pensé au côté « Inception » mais c’est tout à fait juste !
C’est vrai, il est difficile de faire un choix, heureusement nous n’avons pas à le faire. Mais je trouve que l’opposition entre les deux arches, si elle peut sembler un peu systématique (car cela va de la météo à l’organisation sociale – matriarcale et relativement égalitaire sur Anima, patriarcale et très hiérarchisée au Pôle – en passant par le rôle de la mémoire), apporte une tension dramatique intéressante. D’autant que cela concerne aussi bien des détails que des éléments essentiels.

Ladythat : Ça donne à réfléchir… ce qui me parait dramatique, c’est plutôt le système de castes et toutes les inégalités que cela engendre. Le quotidien d’Ophélie est également terrible ; elle subit des violences et personne ne semble s’en inquiéter. Même sa tante se contente de constater sans pour autant sembler alarmer et je ne parle même pas d’Ophélie qui tempère tout ça avec beaucoup trop de facilité. (J’ai été particulièrement émue après l’épisode du panier d’oranges) Finalement l’auteure en dévoile très peu sur Anima et si, au premier abord j’avais envie de croire que la vie y était bien agréable, je me rends compte en avançant dans l’histoire que l’auteure s’amuse vraiment à jouer sur les apparences et maîtrise parfaitement l’art des dissimulations et faux-semblants.

Isabelle : Une autre question qui m’intrigue beaucoup, c’est la nature et l’origine de ces arches. Comment en est-on venu à cet univers éclaté en mondes si radicalement différents les uns des autres comme vous l’avez souligné ? Le premier tome pourrait suggérer qu’il s’agit d’une uchronie dans laquelle le monde que nous connaissons aurait (littéralement) volé en éclats. C’est vraiment quelque chose que j’espère voir élucidé dans les tomes suivants ! Sinon, je trouve les arches permettent d’éclairer de façon assez maligne toutes sortes de problématiques plus modernes qu’il n’y paraît au premier regard, notamment comme vous l’avez dit la société de cour (et si l’on va plus loin la dictature du paraître), mais aussi par exemple les relations entre centre et périphérie, avec des provinciaux marginalisés, voire méprisés.

Lucie : J’aimerais aussi aborder le sujet des pouvoirs. Souvent ce sont des excuses que les auteurs utilisent pour sortir leurs personnages de situations inextricables de manière rapide et facile. J’avoue que certains livres m’ont rapidement agacée à cause de cela. J’ai apprécié que ce ne soit pas le cas ici. Christelle Dabos explore bien les deux facettes : ce qu’apportent les pouvoirs mais aussi le revers de la médaille, la difficulté de vivre avec, la nécessité d’apprendre à les utiliser, la confusion qui peut se créer entre pouvoir et personnalité (notamment quand Ophélie a l’impression de n’être qu’une paire de mains pour son entourage). J’ai trouvé intéressant que l’auteure creuse cet aspect.
Par ailleurs, ce qui m’a plu c’est la cohérence de l’ensemble de l’œuvre. L’univers qu’a créé Christelle Dabos est magique, et il faut être solide pour mener à bout quatre tomes sans perdre le fil. Ma première lecture m’avait laissé une impression globale de logique, mais j’ai tout de même été surprise de m’apercevoir lors de cette relecture qu’il y avait un écho dès la page 16, alors que ces phénomènes ne prennent une réelle importance que dans les tomes 3 et 4 (je ne divulgâche pas, le quatrième tome étant intitulé La tempête des échos). On ne peut que saluer la maîtrise de l’auteure.

Isabelle : Comme toi, je trouve que le merveilleux et la magie sont très bien dosés. Effectivement, la magie n’offre pas de solution de facilité, il y a des revers à la médaille et Ophélie n’a pas envie d’être réduite à ses pouvoirs. J’ajouterais qu’elle est soucieuse de s’en tenir à un recours éthique, se refusant par exemple à « lire » des objets contre la volonté de leurs propriétaires. Plus généralement, je trouve qu’il y a quelque chose de vraiment réjouissant dans les pouvoirs des différents clans, qui témoignent de l’imaginaire impressionnant de Christelle Dabos. Ils peuvent faire rêver, nous inviter à imaginer leurs répercussions potentielles, voire à réfléchir aux dérives possibles… Et en même temps, elle sait trouver le bon dosage et je n’ai pas eu l’impression d’un feu d’artifice de magie qui parte dans tous les sens.

Lucie : Quel(s) aspect(s) de ce monde imaginaire vous a (ont) le plus plu ?

Pépita : Le côté fantastique des arches, les pouvoirs familiaux, le mystère autour du Livre, les personnages (j’adore la tante Roseline et Archibald), le côté volontaire d’Ophélie (elle me rappelle Bouma !, en tous cas, c’est elle que je vois !), Thorn m’énerve un peu (un peu moins depuis que j’ai attaqué le 3) et puis tous les clins d’œil fait à la société actuelle ainsi que les enjeux écologiques. C’est très riche ! Par contre, il y a quand même des longueurs, et des tics de langage un peu agaçants. Mais je sens que je ne suis pas au bout de mes surprises.

Ladythat : L’auteure a énormément d’idées intéressantes. J’aime beaucoup l’univers qu’elle a créé, les pouvoirs, l’organisation en familles, et une fois au Pôle, en castes, les personnages – comme Pépita j’aime beaucoup la tante Roseline et Archibald – et les mystères autour du Livre, des esprits de famille mais aussi de certains personnages. L’auteure joue vraiment le jeu des dissimulations, c’est très excitant ! Et cela pousse le lecteur à se remettre en question au fil des pages. Qui est bon ? Qui est mauvais ? Le parallèle avec notre société moderne est intéressant également ; entre enjeux écologiques et sociétales, elle soulève tout un tas de réflexions vraiment pertinentes.

Isabelle : Je vous rejoins tout à fait sur la richesse de cet univers et sur la façon dont il éclaire notre société. Si je réfléchis précisément à ce qui m’a particulièrement plu, je pense tout de suite aux pouvoirs d’Ophélie qui font vraiment rêver. J’ai bien aimé aussi le personnage de la mère Hildegarde qui règne sur les espaces qu’elle enchante et module à l’envi !

Lucie : Je me souvenais d’un cliffhanger à la fin de ce premier tome, mais je trouve que Christelle Dabos joue vraiment avec nos nerfs. Qu’avez-vous pensé en terminant ce tome ?

Pépita : Oui elle arrive juste à la fin à donner une sorte de dénouement qui incite à lire la suite, c’est sûr.

Ladythat : Elle arrive à terminer ce premier volume avec l’envie de tourner la page pour commencer un nouveau chapitre. Il faut donc forcément lire le deuxième tome.

Isabelle : J’ai trouvé cela un peu trop frustrant. On peut en débattre, bien sûr, mais je trouve que dans une série, chaque tome devrait trouver une forme de dénouement, même provisoire. Là, le récit s’interrompt en plein milieu, la césure pourrait tout aussi bien intervenir 20 pages plus tôt (ou plus tard ?). Évidemment, cela donne irrésistiblement envie de se jeter sur le tome 2, mais cela m’a laissée sur ma faim.

Lucie : Maintenant que vous avez terminé le premier tome, comptez-vous lire les autres et pourquoi ?

Pépita : Pour connaitre la vérité de cette histoire ! Ici, ils l’ont tous lu avant moi et sans spoiler, il faut vraiment aller jusque la fin pour le dénouement.

Ladythat : Absolument, j’ai d’ailleurs commencé le deuxième volume. Pour savoir comment Ophélie va s’en sortir, évoluer. Savoir si les idées que j’ai sur certains personnages ou certaines situations sont justes ou fausses. J’espère être surprise au fur et à mesure des réponses que l’auteure va apporter !

Isabelle : Comme vous, je lirai absolument la suite ! Le dénouement du tome 1 donne à penser que l’intrigue ne fait que commencer et que presque tout reste à découvrir. Je suis très curieuse de voir comment Christelle Dabos va continuer à déployer son histoire, son univers et ses personnages.

Lucie : Qu’attendez-vous de la suite ?

Pépita : D’être surprise, de réfléchir aux diverses hypothèses, de me tromper, de refaire des plans sur la comète… et surtout de connaitre la vérité !

Ladythat : Comme je le disais précédemment, j’attends surtout d’être surprise. Et bien entendu, j’ai hâte de connaître le fin mot de l’histoire.

Isabelle : Je serai particulièrement curieuse de suivre Ophélie au plus près de l’intrigant esprit de famille, Farouk, et de voir comment son personnage et son rôle à la Citacielle vont évoluer. Mais ce qui m’interroge le plus, c’est l’avenir de sa relation avec le ténébreux Thorn !

Isabelle : Pas évident de tirer une leçon d’une histoire si complexe et trouble. Qu’avez-vous retenu pour votre part de ce tome 1 ?

Lucie : Je n’aime pas trop l’idée d’une leçon. Ça m’évoque les contes moralisateurs comme ceux de Perrault. Mais je vois ce que tu veux dire, un livre n’a un réel intérêt que s’il t’interroge. Ici c’est d’autant plus compliqué que, comme tu l’as dit, l’intrigue s’arrête brutalement. Je dirais (j’y reviens !) que ce qui m’a interpellée c’est cette prise de confiance d’Ophélie dans sa capacité à sortir du rôle dans lequel on l’a mise et dans lequel elle s’est coulée par facilité. Lorsqu’il ne lui convient plus, elle trouve les ressources en elle pour rebondir et je trouve cette idée inspirante.

Ladythat : Je retiens surtout qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

Isabelle : Auriez-vous envie de recommander cette série et à qui ?

Lucie : C’est fait, j’ai beaucoup recommandé et prêté cette série autour de moi. À des collègues, des copines, dans ma famille… En revanche je pense qu’elle n’est pas vraiment adaptée à des enfants trop jeunes. C’est peut-être une idée que je me fais mais je dirais milieu de collège. Qu’en pensez-vous ? Vos enfants l’ont lu ? À quel âge ?

Ladythat : Après le tome 1, oui probablement. Plutôt à des jeunes adultes et des adolescents. Ma fille de dix ans a lu le premier tome et a eu du mal à entrer dans le récit. Je pense qu’elle n’a pas saisi toutes les subtilités, les complexités de l’histoire. Mais ayant abandonné en plein milieu du tome 2 (par ennui), je ne suis probablement pas la mieux placée pour la recommander.

Pépita : Du coup comme j’ai lu les 4… et que mon avis est plutôt en demi-teinte… je le conseillerais à de bons lecteurs jeunes ados fans d’univers fantastiques. Bons lecteurs car la construction est finalement complexe.

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Pour en savoir plus, vous pouvez consulter les avis d’Isabelle, Ladythat, Lucie et Pépita (sur la série complète). N’hésitez pas non plus à nous donner votre ressenti sur ce roman : vous fait-il envie ? Peut-être l’avez-vous déjà lu et qu’en avez-vous pensé ?

« Ces filles-là », ode au féminisme ou critique d’une misogynie contemporaine ?

Evan Placey a écrit plus d’une dizaine de pièces pour la jeunesse parmi lesquelles Ces filles-là, une pièce dérangeante, qui bouscule lectrice et lecteur dès la première page par son langage cru, acerbe, souvent violent dont chaque mot éclate à la surface du papier comme autant de petites bulles d’acide. Avec plusieurs copinautes, nous avons décidé d’en faire une lecture commune pour partager avec vous les questions qui nous ont envahies à la lecture de ce texte à vif, en évitant de nous y brûler les doigts.

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Colette. – Au seuil de la pièce, ce titre : Ces filles-là, avec ce démonstratif énigmatique. Comment l’avez-vous d’abord compris ?

Céline-Alice. – Oui, de suite on pense à un groupe. Un ensemble de filles désignées dont on va suivre l’histoire. Dans quel sens iront-elles ??? Le titre reste assez évasif et garde une juste part de mystère qui donne envie de tourner la première page. C’est un titre insaisissable et une couverture très neutre…. et pourtant …..

Pépita. – J’ai pensé à deux sens : le premier comme une désignation vulgaire de ce groupe en particulier au sens où on ne souhaite pas se mélanger à elles et le second, c’est le contraire : l’exception de ce groupe au sens d’exceptionnel. Et finalement, à la lecture, je pense que ces deux sens se rejoignent.

Colette.- « Ces filles-là » en effet, Pépita, c’est un groupe, un groupe de filles qui se connaissent depuis longtemps puisque dès la maternelle, elles ont fréquenté la même école, une école spéciale : l’école de filles Sainte-Hélène qui n’accepte chaque année que vingt filles de 5 ans. Comment présenteriez-vous ce groupe de personnages qui est au cœur de la pièce ?

Pépita.- Comme un groupe à part, qui se sent supérieur, qui ne se mélange pas aux autres. Et pourtant, peu d’empathie entre elles, elles se jaugent en permanence, il faut correspondre à une image, physique et comportementale. Il y a aussi un sentiment d’appartenance, comme une marque indélébile. Beaucoup de violence souterraine, une hypocrisie à fleur de peau. Bref, insupportable !

Céline-Alice.-  Ce sont plus précisément des amies, et je crois que l’on peut employer ce terme même s’il s’agit ici d’une amitié perverse et destructrice.
De amies qui ont grandi ensemble et que l’on découvre en pleine adolescence alors qu’elles se questionnent sur leurs rapports aux autres et la place de chacune dans le groupe. Les questions de l’identité et de l’image sont particulièrement au cœur de leurs tourments.

Colette.- Cette image physique et comportementale à laquelle il faut correspondre dont tu parles, Pépita, et dont vous soulignez toutes les deux la violence et l’hypocrisie : qu’est-ce qui la leur impose ? Comment avez-vous compris cet acharnement à vouloir appartenir au groupe quel qu’en soit le prix, même si pour cela, au passage, il faut détruire l’une d’entre elles ?

Pepita.- Ce qui la leur impose, c’est le groupe justement, c’est le fait de cette sélection du départ (20 filles de 5 ans qui se suivent au fil des années), c’est un huis clos, c’est une question de survie, il faut se conformer à tout prix, sinon on n’existe pas aux yeux des autres. Il faut montrer sa force et non sa vulnérabilité et ses émotions, sinon on est perdu : « C’est parce qu’une poule vulnérable met tout le groupe en danger » (p.15). C’est ça, on est dans une basse-cour, avec les plus forts et les plus faibles, une hiérarchie en permanence remise en cause et il ne faut surtout pas se retrouver en bas de l’échelle, c’est une lutte permanente. Ce que j’ai trouvé terrible, c’est que c’est une voix dominante qui relate : Scarlett, la bouc-émissaire, est vidée de son humanité par ce procédé. Elle est presque invisible, sans consistance du coup. Cela m’a terriblement désarçonnée. On dirait des robots à la pensée unique, sans libre-arbitre et finalement, on ne comprend pas bien les raisons de cet acharnement sur elle, il en faut une et ça tombe sur elle, elle n’a rien fait de rédhibitoire, elle est fabriquée par le groupe comme bouc émissaire, il faut la jeter en pâture, le groupe n’existe que grâce à cette acharnement, il l’entretient, l’attise, fait les questions et les réponses, se donne bonne conscience.

Céline-Alice.- L’appartenance à un groupe est un besoin très fort à l’adolescence. Se trouver, se construire, se frotter… à ses pairs est une quasi nécessité. Comme le dit Pépita ici, l’ambiance est malsaine. Le groupe n’est plus soudé. Alors que l’on pouvait espérer du soutien, on se retrouve face à du harcèlement. C’est terrible. Nous voilà spectateurs impuissants d’une situation que l’on n’espère pas « ordinaire ».

Colette.- Parlons justement de Scarlett, héroïne malgré elle de cette pièce. Je ne dirai pas qu’elle a toujours été le bouc émissaire du groupe, elle l’est devenue à un moment particulier. Est-ce que l’une de vous veut évoquer ce moment, qui nous plonge dans une bien cruelle contemporanéité ?

Céine-Alice.- L’élément déclencheur de cette déroute ? Une photo de Scarlett nue qui circule sur les réseaux sociaux. Elle ne fait pas que circuler, elle se propage et devient le centre des discussions de tous les élèves de l’établissement scolaire et Scarlett devient la cible de toutes les attaques. Pire que tout, Scarlett est tenue pour responsable de ce cliché ! Personne n’a d’empathie pour elle et son cercle d’amies proches devient très agressif à son égard. Elle n’est jamais considérée comme victime mais comme coupable, sans qu’elle ne puisse jamais être entendue. Elle est au cœur d’une tempête dévastatrice et pourtant, avec froideur, elle semble traverser la crise et chercher la force au plus profond d’elle même alors que la photo la poursuit.

Pepita.- Oui cette photo fait tout basculer mais il faut dire qu’avant, Scarlett est déjà mise à l’écart. On ne perçoit pas bien pourquoi et cette photo vient tout cristalliser, comme si elle permettait enfin d’ostraciser la jeune fille, de trouver une justification au fait que le groupe la mettait déjà à l’écart de façon diffuse parce que oui, si les ados ont besoin du groupe, ils ont aussi, semble-t-il, le besoin aussi de faire du mal. Ce qui est bien vu, je trouve, dans ce texte, c’est la somme d’auto-justifications qui en découle. On ne réfléchit pas aux conséquences de ses actes. On fait comme les autres. On suppute. On invente. L’enjeu étant de rester du « bon »côté. Scarlett semble en retrait de cet enjeu, comme si elle n’était pas de son époque. Et justement, j’ai bien aimé dans cette pièce ce retour à d’autres époques. Il y a aussi les relations filles/garçons qui font changer les pièces sur cet échiquier.

Colette.- « Nous voilà spectateurs impuissants d’une situation que l’on n’espère pas « ordinaire » ». Si je peux me permettre Céline, c’est justement une des raisons pour lesquelles je voulais absolument faire cette LC : c’est que la situation décrite dans cette pièce est devenue pour moi, en tant qu’enseignante en collège, c’est-à-dire avec des jeunes de 11 à 15 ans, horriblement ordinaire. L’année dernière par exemple une jeune fille de 12 ans a été victime de cybersexisme et a publié sur un réseau social une vidéo d’elle en train de se masturber. La vidéo a été diffusée pendant des semaines sur les portables de nos élèves et c’est lors d’un voyage scolaire que les enseignant.e.s ont découvert la vidéo car des jeunes filles se la montraient le soir dans les dortoirs. Et PERSONNE n’avait rien dit !!! Ni les enfants qui avaient vu la vidéo, ni les parents qui étaient au courant et qui avaient conseillé à leurs filles de ne surtout pas se mettre dans la même chambre que cette « traînée » pour utiliser un mot plus doux que ceux réellement utilisés. Et si vous saviez les réactions que j’ai entendues en classe de la part d’élèves ordinairement sympathiques quand il m’a semblé nécessaire d’en parler avec elles, avec eux, vous trouveriez que la cruauté des filles de sainte-Hélène est presque atténuée… Cet événement avait délié les langues de mes élèves de 3e qui m’avaient montré ce qu’elles subissaient tous les jours, oui tous les jours, sur les réseaux de la part d’anonymes comme de camarades. Cette prise de conscience violente et terrible a réveillé chez moi une envie d’en découdre avec toutes les pressions qui pèsent sur les filles et les femmes aujourd’hui encore plus qu’hier parfois… Et comme vous le dîtes, cette pression qui pèse sur les filles n’est vraiment pas du tout la même que celle qui pèse sur les garçons. Pourriez-vous en dire un peu plus de la place des garçons dans cette pièce ?

Pepita.- Les garçons ? Ils semblent extérieurs à tout ça : quand une photo de Russell circule, les réactions ne sont pas du même degré. Même si c’est déplorable qu’elle circule elle aussi. Ils sont dans leur monde à eux, quasi-intouchables. Ils ne subissent pas de la même façon le diktat de l’apparence. Pourtant, s’ils savaient avec quelle vulgarité la voix de la pièce parle d’eux ! Ils sont comme des chiens aux abois, lorgnant les filles, tout est réduit à une sexualité qui n’en est pas une, limite porno, à des mots dont on ne connaît même pas la portée, on se tourne autour sans faire l’effort de se connaître vraiment. On ne s’approche pas IRL, tout est fragmenté par les réseaux sociaux. J’ai trouvé cela terrible car si réaliste. C’est une pièce difficile à lire.

Céline-Alice.- L’attitude des garçons n’est pas très glorieuse. Pour reprendre une image de Pépita en début de discussion, ils jouent les coqs. Ce sont des bouffons qui ne se préoccupent ni des autres, ni des conséquences psychologiques. Ils n’ont aucun tact et traversent la tempête sans se rendre compte des dégâts et en ayant le cerveau au niveau de la braguette. Pathétiques… Et pire que tout, les apartés historiques nous feraient presque croire que la suprématie et le machisme masculins sont inéluctables.
Scarlett elle même dit : « Il y a toujours eu des garçons cons qui pourrissaient la vie des filles. »

Colette.- Vous soulignez toutes les deux les apartés historiques, les analepses qui rythment la pièce, et qui donnent tour à tour la parole à une jeune femme en 1928, à une aviatrice en 1945, à une étudiante en 1968 et à une jeune avocate en 1985. Comment avez-vous interprété ce choix, original au théâtre, de faire entendre ces voix du passé ?

Céline-Alice.- Ces retours en arrière se fondent dans la lecture et peuvent dérouter un peu le lecteur. On s’interroge sur l’identité de ces femmes qui relatent toutes une expérience provocatrice. Elles agitent notre curiosité jusqu’à que tout se dénoue et tout s’explique dans les dernières pages du livre. Je n’ai rien vu venir et pourtant : ça tient la route ! Que ces inserts au cœur de l’histoire ne se soient jamais vus au théâtre, je ne sais pas, je n’ai pas assez de références pour ça. Mais ce que je sais c’est que la forme générale de cette pièce n’est vraiment pas classique et que cela m’a presque plus perturbé que ces flash-backs. On est sur une forme de récit et pourtant, la mise en scène est là.

Pepita.- J’ai été aussi un peu déroutée par ces analepses (j’aurai appris un mot !) au départ et puis tout comme toi, Céline, j’ai compris peu à peu. C’est assez bien vu, je trouve ! J’aime bien que le théâtre ne soit pas seulement linéaire mais surprenne, interroge, fasse réfléchir. Peu à peu, je me suis construite une « vision » de cette mise en scène.

Colette.- On en arrive donc à une question littéraire centrale pour mieux cerner ce texte hors norme : celle de la mise en scène. Comment décririez-vous le dispositif inventé par l’auteur ? Comment imaginez-vous une représentation de Ces filles-là ?

Pepita.- J’ai de suite vu une foule, comme un troupeau de moutons, qui va et vient d’un même mouvement, et cette voix qui se détache pour raconter. Une voix sans affect, métallique. Et tout en noir. Juste la lumière des portables allumés et les sons qu’ils font comme indiqué dans les didascalies. La fantaisie, je la vois dans les apartés à cause des signes distinctifs des personnages. Et dans Scarlett qui, elle, est en couleurs. Pour bien la distinguer (pour le groupe, dans le mauvais sens, mais on peut le voir aussi comme dans le bon). Les garçons, eux, ricanent, bêlent presque, comparent leur virilité. Tous restent sur scène tout le temps, sauf Scarlett et les apartés qui surgissent. J’entends de la musique aussi (les écouteurs). J’aime le théâtre sans coulisses et je trouve que cette pièce s’y prête.

Du coup, j’ai hâte d’aller voir le spectacle qui en est tiré !

Céline-Alice.- Et bien justement, moi j’ai eu du mal à m’imaginer la mise en scène. J’étais même un peu paumée au début. Et d’ailleurs je n’ai toujours pas envie d’essayer de l’envisager… Par contre, je serais curieuse de voir ce que des metteurs en scène peuvent imaginer et je pense qu’il y tant de possibles !!! Je n’ai pas le livre sous les yeux, mais il me semble que l’auteur laisse cette porte largement ouverte aussi dans sa note de fin d’ouvrage…

Colette.- Avant d’en revenir à la note de l’auteur très éclairante citée par Céline, je voudrais revenir sur la portée générale de ce texte : après l’avoir terminé, qu’avez-vous ressenti ? Finalement, contrairement à ce que la lectrice ou le lecteur aurait pu croire, il n’y a pas de fin dramatique à cette histoire pourtant particulièrement sinistre et désespérante. Je m’interroge donc sur l’empreinte laissée par ce texte choral qui joue continuellement sur l’ambiguïté de l’âme humaine.

Pepita.- Je trouve ce texte révélateur d’une société qui nie le féminin, y compris par les plus concernées. On se croirait dans une arène. C’est aussi une critique des réseaux sociaux et de leurs dérives et on ne le répétera jamais assez. Cette pièce est très proche de la réalité endurée par beaucoup, c’est toute sa force.

Céline-Alice.- Cette histoire aborde deux thèmes : le harcèlement et le féminisme. Dans ce livre, je les ai vus l’un après l’autre. D’abord toute une partie sur la circulation de la photo et ensuite, une fin où les revendications féministes et la résistance sont plus fortes. Et finalement, je crois que si je devais mettre un mot sur mon ressenti, j’évoquerais le dégoût. Une espèce de déception envers la société qui, pour les deux thèmes évoqués, ne se donne pas tellement les moyens d’évoluer.

Colette.- Dans la note que l’on peut lire à la fin de la pièce, l’auteur, Evan Placey, nous explique ce qui l’a poussé à s’interroger lors d’ateliers de pratique théâtrale avec des adolescentes qui estimaient que le féminisme n’était plus d’actualité. Il écrit : « seul féministe dans la salle, je me suis retrouvé à défendre la nécessité de cette notion face à une bande d’adolescentes. » Il fait notamment référence à l’histoire douloureuse d’Amanda Todd, adolescente canadienne qui s’est suicidée en 2012 suite à de nombreuses et intolérables cyberintimidations. Il explique alors qu’à travers sa pièce, c’est notre propre complicité qu’il interroge, il souligne que dans ce genre d’affaires qui se généralisent à une vitesse incroyable, le problème ce n’est pas la photo, ce n’est pas la vidéo, ce n’est pas l’expérience menée par l’adolescent.e qui se dénude devant un objectif, le problème c’est NOUS. Qu’en pensez-vous ? 

Céline-Alice.- Ah ben bien sûr, il nous met face à nos responsabilités et surtout celles de la société ! Pourquoi se multiplient les actions féministes, les célébrations, les groupes actifs ? Cette cause ne devrait plus être un combat, ni un projet de politique publique, mais une valeur réelle et universelle.

Pepita.- Je te rejoins totalement : c’est une responsabilité collective car ça n’arrive pas qu’aux autres. Le pire dans ce genre de déviance, c’est de banaliser. Tout comme les féminicides. Je ne le rejoins pas sur la photo ou vidéo : il n’ y a pas de réelle éducation à l’image des jeunes au sens large. Ces supports ont amplifié le phénomène, en le rendant plus visible, plus banal aussi. On n’a plus de recul. Ces écrans mettent la parole en arrière. Il faut réinstaurer la parole, mettre des mots sur les maux. Prendre le temps de le faire. Se former aussi à la recueillir.

Alors la pièce Ces filles-là est-elle une ode au féminisme ou la critique d’une misogynie contemporaine ? Il semblerait qu’Evan Placey nous appelle à rester vigilantes et vigilants à ce que le féminisme reste une priorité pour toutes celles et tous ceux qui rêvent d’une société parfaitement juste et démocratique. Et ce n’est pas les adultes qu’il interroge, mais celles et ceux qui feront le monde de demain, prouvant, s’il en était besoin, que les adolescentes et les adolescents sont des partenaires indispensables pour repenser le politique et ses valeurs.

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NB : Si vous habitez en Gironde, vous pourrez assister à une adaptation par la compagnie Les Volets rouges de Ces filles-là au théâtre du Champ de foire à Saint-André de Cubzac. Il s’agit d’une lecture dessinée. Les illustrations sont de Marion Duclos.

 

Lecture d’ado : Soixante-douze heures de Marie-Sophie Vermot

Parce que notre regard d’adulte sur la littérature d’ado, nous fait souvent douter de notre point de vue, de notre ressenti… et nous poser la question « Qu’en penseraient les ados ? », nous avons souhaité mettre entre les mains d’une jeune fille de 17 ans « Soixante-douze heures » de Marie Sophie Vermot.

Après notre lecture commune, souvent troublante, nous avons eu envie d’avoir son avis et nous sommes ravies qu’il complète si parfaitement le nôtre !

**Quelles ont été tes premières impressions en regardant la couverture ?
En voyant la couverture je me suis de suite dit que le personnage principal, ou celui dont on allait entendre parler, était une fille. On se demande naturellement qu’est ce qui lui est arrivé, pourquoi elle est dans cette position (recroquevillée) : est-elle en danger ? Pleure-t-elle ? Je me suis aussi demandée si la couleur bleue avait une signification importante…

***Finalement, de quel sujet traite ce livre. Un petit résumé ?
Ce livre traite de la naissance sous X c’est-à-dire le choix de donner naissance à un enfant mais choisir de ne pas l’élever.
C’est donc l’histoire d’Irène B, une jeune fille de 16 ans, qui tombe enceinte d’un garçon qu’elle connait à peine et qui décide dès le départ (même si à cette date il est encore possible d’avorter) de mettre au monde cet enfant mais de ne pas l’élever. Elle cache alors cette grossesse à son entourage jusqu’au dernier moment.

Le livre nous décrit les soixante-douze heures après l’accouchement durant lesquelles Irène B doit prendre une décision définitive quant à l’avenir de Max, son bébé.

**Avais tu déjà lu un roman sur cette thématique et sinon qu’en as-tu passé ?
Oui j’ai lu L’été circulaire de Marion BRUNET qui traitait de la grossesse d’une jeune fille mais pas de l’accouchement sous X. Je pense que l’accouchement sous X est une réelle opportunité pour des filles/femmes qui ne veulent pas avorter ou qui ne se sentent pas capable d’élever un enfant : c’est une alternative qui peut s’avérer utile. Le fait qu’un livre traite de ce sujet permet de mettre en avant cette « méthode », d’informer, de sensibiliser les personnes afin qu’elle (la méthode) ne soit pas vu comme un rejet de son enfant mais plutôt comme une décision à part entière : en tous cas c’est comme ça que le sujet est traité dans ce livre.

**Que penses tu de la décision d’Irène ?
Je pense qu’Irène a pris la bonne décision car elle l’a réfléchie même si au départ c’était comme une obligation, une intuition.

Mais si au final elle avait décidé de garder son bébé j’aurais trouvé ce changement d’avis justifié.

**En ce qui concerne la forme et le fonds, qu’as tu pensé de la mise en page type journal avec la date et le mélange des pensées , les souvenirs et la réalité ? 
Le journal est je trouve une bonne forme pour relater l’histoire d’Irène : cela nous permet d’avoir accès aux pensées d’Irène et c’est un avantage car c’est comme ça qu’on comprend son choix. Cependant à la fin on apprend que ce journal est finalement l’objet qu’elle laissera à Max après son départ et à sa place je ne pense pas que j’aurai laissé autant d’informations. En fait je trouve que tout se mélange continuellement entre sa vie à l’hôpital, ses souvenirs et ses pensées et c’est finalement un peu brouillon…Des fois j’avais l’impression de relire des passages, d’autres fois je ne voyais pas l’intérêt du souvenir dans l’histoire.

Sur le fonds, j’aurai aimé voir d’autres choses  exploitées, que je trouve plus importantes : la relation père/fille, ou grand-mère/petite-fille, beaucoup plus l’expérience de la maman et peut être mettre moins en avant les frères et sœurs d’Irène. La relation avec Nour me semble trop développée aussi. Par exemple l’épisode de leurs vacances ne sert à rien et reste futile et c’est dans le sens de ces remarques que je pense que ça ne devrait pas être le journal transmis à Max.

Et pour finir, je rajouterai qu’un roman plus court et plus intense surtout en émotion m’aurait plus émue, peut-être aurais-je préféré quelque chose comme Ma tempête de neige… de Thomas Scotto qui permet d’avoir réellement l’essentiel.

**Ce roman met à l’honneur les femmes et le poids de la transmission, penses tu que la décision d’Irène a été influencée par celui-ci ?
Evidemment le choix d’Irène a été influencé par sa mère et ses paroles mais pour finalement s’en servir positivement avec un désir de s’opposer à elle. Je pense que cette grossesse l’a faite grandir moralement et elle se sent alors capable de décider seule des choix à faire dans sa vie malgré ses doutes et ses peurs. De plus elle a une relation compliquée avec sa maman qu’elle trouve peu indulgente avec sa petite sœur handicapée et cela aussi lui permet peut-être de se dire qu’elle ne veut pas se comporter comme elle avec son enfant, elle préfère décider seule, pas dans le sens de l’avis de cette mère qu’elle ne comprend pas, même si c’est compliqué de s’opposer à sa propre mère qui nous a élevé et encore plus quand on n’a que 16 ans.

**Un avis sur les autres personnages féminins ? La mère, la grand-mère ? Leur rôle ? Leur attitude ?
La mère dans ce rôle de raisonnement d’Irène a un rôle important : cela permet de remettre en cause ses décisions et de se questionner. Je trouve que le personnage de la grand-mère n’est pas assez exploité justement : pour Irène c’est un personnage protecteur, sur qui elle peut compter.

**Pense-tu que la réception du roman peut être différente par des ados ou des adultes ?
Oui je pense que le roman peut-être reçu différemment selon l’âge du/de la lecteur/rice mais aussi le vécu de chacun : une jeune fille n’éprouvera pas les mêmes sensations qu’une adulte qui a déjà vécu une grossesse ou une autre qui a déjà accouché sous X. Je pense que l’identification au personnage n’est pas la même pour un ado ou une adulte.

**A-t-il changé ton regard sur la grossesse ? La maternité ?
Je ne dirai pas changé mais il a complété mon savoir. Ce roman présente quand même une vision particulière de la grossesse, Irène choisi directement de garder son bébé, elle ne se protège pas, elle ne se met pas de pression jusqu’à l’arrivée à l’hôpital…Je la trouve un peu « inconsciente », ça rend la grossesse un peu utile.

**Penses-tu que la lecture de ce roman doit rester intime ou peut-il, comme certains romans de formation servir de tiers pour aborder cette thématique avec des ados ?
Je pense qu’il peut parfaitement servir de tiers pour aborder le sujet avec des ados mais en complétant par un avis plus « préventif » et aussi insister sur le fait qu’on peut en parler, qu’on ne doit pas cacher ce genre de chose (même si dans le livre la grossesse permet à Irène d’avoir son propre secret à ne partager avec personne).

**Finalement en 1 mot, quel effet ce livre dans la tête d’une adolescente de 17 ans ?
Il y en aura 2 : Choix et Conséquences.

 

Lecture Commune : Soixante-douze heures

Chers amis des livres, cette semaine nous vous proposons une lecture commune sur un roman ado qui nous a toutes émues : Soixante-douze heures de Marie-Sophie Vermot édité chez Thierry Magnier.

Nous suivons Irène, une jeune fille de 17 ans durant les 72 heures après son accouchement. C’est en effet le délai lorsqu’on décide d’accoucher sous X. Récit mêlant réalité, flashbacks et pensées, il nous a tenues en haleine jusqu’à la fin et a donné lieu à des échanges abondants. N’hésitez pas à nous faire part de vos ressentis.

Un extrait à feuilleter en ligne.

 

Aurélie : Quelles ont été vos premières impressions en regardant la couverture ?

Pépita : Celle d’une prostration, d’une grande souffrance mais aussi d’une position fœtale et d’un grand retournement intérieur.

Aurélie : Tout à fait, très touchée par la couverture avec la souffrance et la position foetale.

Colette : Je la trouve très belle ! Cette adolescente en position fœtale la tête à l’envers, entre repli sur soi et sommeil bienfaiteur, baignée de couleurs pastels, juste esquissée, vraiment je trouve ce portrait en pied très touchant… Bravo à Edith Carron pour sa délicatesse qui accompagne en douceur un titre particulièrement énigmatique.

Sophie LJ : Avec cette silhouette recroquevillée sur elle-même, je m’attendais à ce que ça parle d’un sujet autour de la psychologie de l’adolescence : le mal-être, le suicide peut-être.

Aurélie : Même de la maltraitance.

Hastagcéline : Connaissant le sujet traité dans le livre, je l’ai trouvé très belle, très parlante et tout à fait adaptée. La position du personnage dégage beaucoup de choses. Elle m’a interpellée et touchée, avant d’aller plus loin et de me lancer dans la lecture. Le mal-être; la douleur, l’isolement par rapport aux autres…

Pépita : Comme une urgence de se couper du monde, de ne plus exister même.

Isabelle : Pour ma part, je n’avais pas beaucoup entendu parler du roman et je l’ai appréhendé avec curiosité. La couverture m’a d’abord surprise par son tracé enfantin qui évoque une fille toute jeune, en position fœtale et littéralement « retournée ». Elle correspond en fait bien au roman et à Irène, prise dans un tourbillon de pensées et seule, à la charnière entre plusieurs âges et périodes de la vie… Peut-être ai-je été influencée par la quatrième de couverture, ma première impression m’a amenée à m’attendre à un roman triste.

Colette :  Et je dirai d’autant plus quand il s’agit de la grossesse d’une adolescente…

Aurélie : Aviez-vous déjà lu un roman sur cette thématique et sinon quelles ont été vos appréhensions ?

Sophie LJ : Non je n’en connais pas d’autres sur ce sujet, à ma connaissance c’est même de l’inédit dans un roman ado ! Il y en a sur l’IVG mais pas sur l’accouchement sous X. J’étais très impatiente de le lire. En tant que maman je m’attendais à être émue mais pas à ce point !

Hastagcéline : Sur le déni de grossesse, mais pas sur l’accouchement sous X.
J’ai toujours peur que cela soit trop moralisateur. On peut rapidement tomber dans certains travers. Ici, ce n’est pas le cas. L’autrice reste assez neutre, autant qu’on puisse l’être sur un tel sujet.

Isabelle : Je ne me souviens pas avoir lu de roman abordant la grossesse de très jeunes filles ou l’accouchement sous X. Spontanément, j’ai pensé que ce n’était pas facile à traiter sans tomber dans le jugement d’une manière ou d’une autre… Paradoxalement, je me suis attendue à quelque chose de plus « dramatique », avec peut-être plus de pathos, mais je n’ai pas pensé une seule seconde que j’allais être aussi touchée par cette lecture !

Aurélie : Pour moi c’était la première fois, un thème pas facile à traiter sans attirer les foudres. De même le fait de rester neutre. C’est surtout cela que j’appréhendais mais l’auteure traite ce thème avec brio : franc, impartial et apolitique, bravo.

Colette :  Jamais et même en littérature générale je n’avais rencontré ce sujet qui m’a toujours intriguée : accoucher sous x, c’est un choix qui reste très mystérieux pour moi, mais je n’y avais songé que du point de vue de l’enfant et non de la mère.

Aurélie : Colette, je n’y avais pensé aussi que de ce point de vue, à tel point que le fait d’être mère a bouleversé toute ma lecture.

Colette : Oui Aurélie, le fait d’être mère a sûrement beaucoup impacté ma lecture aussi. J’avoue que jusqu’au bout du compte à rebours j’ai espéré…

Pépita : J’en ai lu sur le déni de grossesse mais sur l’accouchement sous X, pas autant que je m’en souvienne. Je ne dirais pas appréhensions mais je savais que ce qui touche à la maternité est toujours émouvant. Ah tiens Colette, moi aussi, j’avoue : une voix intérieure disait à Irène…mais garde-le avec toi. Il a besoin de toi. Et en même temps, c’est SA décision. Jusqu’où une mère peut-elle interférer ?

Colette : Pépita, c’est d’ailleurs ma situation de mère qui m’a rendue plus sympathique la mère d’Irène qui est pourtant assez détestable ! Quelle ironie !

Aurélie : Oui moi aussi j’ai espéré et ait eu de l’empathie pour sa mère alors qu’elle est ignoble. Preuve que la réception du roman est vraiment influencée par l’âge et la situation familiale.

Isabelle : C’est drôle, j’ai eu la même réaction que vous. J’ai pensé lire un livre plutôt triste en adoptant spontanément la perspective de l’enfant et j’ai été dès les premières pages bouleversée en tant que maman. Le livre va droit au cœur en évoquant de façon juste et percutante la tendresse maternelle pour l’enfant à naître et le nouveau-né. Les dilemmes d’Irène, prise entre sa résolution d’aller jusqu’au bout de sa démarche et le tourbillon de sentiments qui la surprennent après la naissance, sont bouleversants.

 

Aurélie : En ce qui concerne la forme et le fonds, qu’avez-vous pensé de la mise en page type journal avec la date et le mélange des pensées , les souvenirs et la réalité ? 

Pépita : Cela permet au lecteur de mesurer le cheminement de ces 72 h d’une part et ensuite de mieux saisir le contexte de cette décision, contexte sexuel, familial, filial. Et puis aussi une sorte de « respiration » : de sortir de ce lieu en huis-clos, dans ce triangle décision/bébé/Irène (j’entendais les bébés vagir !). C’est très bien vu, je trouve cette construction et son écriture parfaites, comme vous le dites, jamais dans le jugement et le pathos.

Colette : Je me suis laissée happer par cette structure qui accentue le compte à rebours, le dramatise à certains moments et le délaye à d’autres, renforçant le sentiment d’urgence tout en rappelant à quel point le temps s’est étiré pour Irène qui a mûrement réfléchi avant de prendre sa décision.

Hastagcéline : J’aime beaucoup la forme « monologue ». J’ai trouvé qu’ici, elle était tout à fait pertinente puisque lorsque l’on se trouve face à un choix, on peut avoir le genre de cheminement qu’a Irène. Le passé, le présent, tout se mélange! On sent à travers cette construction tous les doutes, tous les espoirs qui secouent et habitent l’héroïne. Je crois qu’un récit plus classique aurait peut-être été moins percutant.

Colette : Ce monologue nous permet de devenir Irène et de ne jamais sombrer dans la morale comme vous l’avez déjà souligné.

Aurélie : Malgré l’aspect fouillis sur le papier, on s’y retrouve très bien et en effet, cela permet de faire descendre la pression. Par contre, nous n’avons que la vision d’Irène pour son histoire familiale. Et oui c’est cela Colette on devient vraiment Irène et c’est ce qui rend le roman aussi prenant.

Colette : Cela ne m’a pas dérangée de n’avoir que la vision d’Irène, j’aime devenir à ce point là, quelqu’un d’autre, c’est l’une des forces des bons livres !

Pépita : Oui, c’est vrai, Aurélie, que nous n’avons que sa vision mais c’est son monologue et quand on voit les réactions justement de son entourage, on se dit que sa vision est juste. Ce qui rend d’autant plus mature cette décision.

Hastagcéline : Avec un point de vue différent, il aurait sans doute été compliqué de la comprendre totalement…

Isabelle : Tout à fait d’accord avec Hastagcéline. Cela contribue à faire transparaître la grande solitude d’Irène, seule avec ses interrogations, ses doutes, seule à prendre ses décisions – une solitude encore renforcée par le jugement de ses proches. Irène est très lucide et grâce à ces spirales de réflexions/souvenirs, on la comprend à chaque instant et on se met à douter avec elle.

Colette : Oui je n’aurais d’ailleurs pas imaginé que j’aurais pu douter avec elle, moi qui suis tellement convaincue du bonheur d’être mère ! C’est fou ce pouvoir de la littérature, de nous faire devenir littéralement autre !

Isabelle : Tout à fait d’accord – même si pour ma part, j’ai presque été prise de court dans l’autre sens. J’avoue que moi qui m’étais promis de ne pas m’en mêler et de ne faire qu’observer Irène de façon bienveillante, vers la fin, je me suis surprise à espérer qu’elle allait finalement décider de le garder…

Aurélie : Ce roman met à l’honneur les femmes et le poids de la transmission, pensez-vous que la décision d’Irène a pu être influencée par celui-ci ?

Aurélie : Pour moi, Irène a voulu arrêter cette tragédie, elle parle d’un gène de pouvoir et de manipulation. Ces femmes ont un amour maternel mais maladroit.

Pépita : Je dirais qu’on est toujours influencé quoiqu’on en dise…C’est difficile à dire ! Comme le dit Isabelle, c’est cette lucidité de cette décision qui la rend si assumée !
En même temps, j’ai écrit dans ma chronique que je n’aurais absolument pas voulu connaitre une mère comme celle d’Irène car elle règle ses propres comptes à travers sa fille ! Donc l’a-t-elle prise contre ? On est toujours un peu dans le prolongement de sa famille même si on fait ses propres choix.

Aurélie : Elle décide de s’écouter, chose que sa mère et sa grand-mère n’ont pas su faire.

Isabelle :  C’est un des fils vraiment intéressants du roman. La fissure du vernis familial sous l’effet du coup de tonnerre de l’annonce de la grossesse d’Irène et le reflux des choix, souvent non-assumés et regrettés des parents et des grands-parents, sont restitués de façon très juste, je trouve. Ainsi que la difficulté pour les parents de faire confiance à leurs enfants et de les laisser faire leurs choix de vie…

Sophie LJ : Oui c’est ça en fait. La transmission ici se fait dans l’opposition de sa décision par rapport au passé familial. Elle assume son choix.
En même temps, comme le dit Isabelle, ce qui se passe là avec le surgissement du passé, c’est assez propre à toute grossesse. C’est souvent le déclencheur d’une remise au point familiale. L’équilibre se bouleverse et les masques peuvent tomber parfois.

Hastagcéline : Cette question est difficile. Car au final, pour Irène, que ce soit la grand-mère ou la mère, les modèles sont décevants… Mais effectivement, on est forcément influencé par eux, consciemment ou inconsciemment. Je pense qu’Irène a voulu faire un choix, son choix sans que celui-ci puisse être influencé par qui que ce soit.

Aurélie : Pépita, tu parles du caractère de la mère, mais on est dans l’hyperparentalité, la maîtrise de tout.

Pépita : Isabelle parle de la difficulté pour les parents mais j’ai trouvé que cela allait plus loin  : notamment la mère d’Irène. Elle est limite manipulatrice non ?

Isabelle : Cela m’a perturbée, on se demande forcément comment on réagirait en tant que parent en telles circonstances. Les strates successives de souvenirs d’Irène révèlent de façon toujours plus forte à quel point sa mère est jugeante et intrusive. Mais ce qui m’a le plus dérangée, c’est l’absence d’empathie, de tentative de compréhension et d’écoute, laissant Irène très seule.

Pépita : Par rapport à ta réponse Hastagcéline… Oui, c’est tout à fait ça. Elle oppose sa liberté au joug des femmes de toujours subir.

Colette :  Je suis d’accord, mais alors vraiment, pourquoi accoucher sous x et ne pas avorter ??? Cette question n’a cessé de m’habiter jusqu’au bout du livre, moi qui fréquente tellement d’enfants qui ne sont pas reconnus par leurs parents, je me dis que même si Max a été porté avec amour, le reste de sa vie sera difficile quoi qu’il arrive… Dès le départ la présence de la mère d’Irène est extrêmement pesante. C’est étrange et terriblement triste de se dire que son choix a été guidé en partie par ce que représente sa mère pour elle, par la place qu’elle aurait prise dans la vie de Max. Car en fin de compte ce n’est pas une mère qui rejette sa fille, qui dénonce ses choix, elle l’accompagne jusqu’au bout mais avec telle maladresse qu’elle préférera protéger son enfant de « ça » …

Pépita : Je l’ai vu différemment : elle est là c’est sûr mais elle le fait pour elle, pas pour sa fille. Comme si elle voulait refaire avec Max ce qu’elle n’a pas réussi avec sa fille. Par procuration. Pour se sentir vivante encore. J’ai trouvé ça terrible. Quand j’ai compris cette intention (mais l’ai-je bien comprise ?), je n’ai plus voulu qu’Irène garde Max.

Aurélie :  Le personnage de la mère s’oppose aux personnages du frère et de la petite sœur : Eugénie est la seule à connaître sa grossesse, peut-être parce que c’est la seule à écouter Irène. Irène, à travers cette épreuve, voit que dans la vie rien n’est prévisible : la mort de son grand-père, les parents de Nour, le handicap de sa sœur.  Je suis d’accord  avec toi Colette, j’ai vraiment éprouvé le même sentiment, je ne comprends pas l’acte d’accoucher sous X. Pourquoi ne pas avorter, comme elle ne souhaitait pas le garder mais elle explique bien que le faire partir serait pour elle la façon de faire disparaître le moment où il a été conçu, où elle a été désirée par ce garçon. Et pour ton propos Pépita , Irène aurait dû prendre des distances vis à vis de sa famille.

Colette : Sur ton propos Pépita, c’est là qu’Irène et moi, on se sépare ! Mais je sais que c’est lié à ma relation avec les élèves abandonnés que j’ai fréquentés…

Sophie LJ : J’ai compris ça aussi Pépita et ça m’a beaucoup dérangé que sa mère essaie de prendre sa place comme ça.
Pour l’avortement, j’y est pensé, mais pas longtemps. On voit bien que c’est mûrement réfléchi et que c’est un choix intime qui englobe tout un tas de choses pour elle.

Hastagcéline : J’avoue que cette question du choix du pourquoi de l’accouchement sous X m’a beaucoup perturbée aussi. Il faut être honnête, à certains moments, j’ai eu du mal à le comprendre. Mais en fait, peut-être aussi qu’il est bien de parler de cette possibilité qui est une alternative à l’avortement, qui est un choix aussi dur et lourd de conséquence…

Pépita : Mais parce qu’elle lui donne la vie ! Je ne me suis pas du tout posée la question d’avorter en fait. Elle lui écrit cette lettre magnifique, oui je sais, ça ne remplace pas une mère…mais elle lui donne une forme de liberté à travers son choix de donner la vie.

Aurélie : Pensez-vous que la réception du roman peut être tronquée par le fait que nous soyons adultes et mères ?

Pépita : Alors là oui complètement ! C’est évident, même. On ne peut pas rester indifférentes, pour l’avoir vécu dans notre chair, à ce flot d’émotions lié à la maternité.

Aurélie : Comme je l’ai expliqué plus haut, ce roman a fait débat entre ce que je pensais ressentir sur cette situation et sur ce que j’ai pu ressentir car j’étais mère. Cet espoir que j’avais pour qu’elle le garde, je ne l’aurais sans doute pas eu si j’avais été adolescente lors de la lecture. En effet, en pleine construction d’identité, je n’aurais peut-être pas eu le recul de l’acte.

Sophie LJ : Oui très certainement. D’ailleurs il y a peut-être deux façons de lire ce roman pour les ados : celles et ceux qui se reconnaîtront à la place de Max et celles qui se verront dans Irène.
Personnellement, contrairement à certaines comme vous l’avez dit plus haut, j’ai tout de suite été à la place d’Irène dans ses ressentis de mère, probablement parce que le décor, l’ambiance était encore très frais dans mon esprit de jeune maman.
Je pense que c’est un livre à partager entre parents et enfants parce que chacun aura sa vision et que c’est une bonne façon de parler de tout ça.

Colette : Si on projette Irène dans sa vie d’adulte, avorter ou accoucher sous x, ce n’est quand même pas la même chose. Max est là, il se demandera toute sa vie qui sont ses parents et Irène se demandera toute sa vie qui est Max. Cela me perturbe vraiment cette question, vous voyez, même après deux mois après la lecture du roman.

Hastagcéline : Oui. On ne peut plus envisager les choses de la même façon sachant ce que donner la vie puis devenir mère implique. Cela change la donne.
Après cela ne m’a pas empêché de prendre du recul et surtout d’être vraiment touchée par ce texte, et pas que parce qu’il m’interpellait en tant que maman.

Isabelle : Je me suis posé les mêmes questions que vous. À l’âge d’Irène, dans la même situation, je n’aurais probablement jamais pensé à mener à terme une telle grossesse. Cela dit, comme vous le dites, le roman parvient à montrer sans jugement le tourbillon émotionnel qu’engendre une grossesse – comment savoir quelle décision on aurait prise ? Et j’ai suivi Irène dans sa démarche. J’ai trouvé assez bouleversant le récit de son enfance un peu écrasée par les attentes parentales qui éclaire l’importance de la découverte soudaine et surprenante de sa sensualité. Tout cela vient cadrer fortement le cheminement d’Irène…

Pépita : Et justement Aurélie, j’ai trouvé très intéressante une de tes remarques sur le fait qu’Irène ne voulait pas entacher le souvenir de ce premier rapport sexuel qui lui a donné…un bébé ! Ce passage est une merveille d’enivrement des sens. Car c’est aussi un roman sur la sexualité, sur l’accouchement, l’après-accouchement (les soins décrits sont très justes). Alors justement, nous sommes mères et adultes. L’auteure arrive très bien à toucher les différents états qui sont en nous : l’adolescente, la femme et la mère.

Aurélie : Oui d’ailleurs, l’accouchement est bien décrit.

Colette : Il y a du vécu derrière tous ces mots, je ne pense pas qu’un homme aurait pu écrire ce livre.

Aurélie : En effet, Sophie LJ, pensez-vous que la lecture de ce roman doit rester intime ou comme tu le suggère, peux-t-il comme certains romans de formation servir de tiers pour aborder cette thématique avec les ados ?

Colette : Je pense qu’un livre ne devrait jamais servir de support pédagogique – et oui je sais c’est très paradoxal pour une prof de français ! – mais c’est un livre qu’on ne peut offrir sans provoquer l’occasion de la discussion a posteriori, comme nous le faisons maintenant.

Sophie LJ : Je suis bien d’accord. D’ailleurs quand je dis que ça peut-être l’occasion de parler de ce sujet, je reste bien dans un rapport intimiste entre parents et enfants (je dirais même entre mère et fille pour le coup). Disons que dans 15 ans, j’aimerais bien me retrouver à discuter d’un livre comme ça avec ma fille. Je verrais à ce moment…

Pépita : Ah on en revient toujours à la même question ! Nos ados dans tout cette littérature qui leur est destinée… Je ne l’ai pas suggéré à mes filles, pour ma part. J’avoue que je n’y ai pas pensé alors que je peux leur suggérer telle ou telle lecture (après, elles lisent… ou pas). Je pense que j’ai tellement été cueillie par ce texte que cela ne m’a pas effleurée. Je suis restée la mère intime face à ce texte d’une grande force émotionnelle, d’autant plus pour moi qui ai deux filles de 18 et 16 ans.

Isabelle : D’accord avec vous toutes pour les descriptions. Sans avoir forcément d’intention pédagogique, je pense que si j’avais lu ce livre ado, cela aurait été l’occasion d’apprendre plein de choses qu’on ne dit pas si souvent sur ces sujets qui restent assez intimes, voire tabou.

Hastagcéline : Oui moi aussi ! J’aurais aimé le lire adolescente.

Aurélie : D’autres thématiques, qui vont ont marquées lors de la lecture ?

Aurélie : Moi comme je l’ai déjà dit plus haut, c’est l’hyperparentalité dans le livre ( peut-être car je lis un truc là-dessus :hehe: ) car c’est fou cette pression mise par la mère : le passage de son cours de musique notamment.

Colette : Ah oui ! La mère est particulière détestable dans cette scène !

Isabelle : C’est vraiment pesant. Le phénomène prend une forme assez caricaturale dans le roman, mais cela existe ! On a l’impression qu’Irène est réduite au rôle de faire-valoir et que sa mère ne se met pas une seconde à sa place… Sa réflexivité et sa volonté d’émancipation sont vraiment salutaires !

Le débat s’est ensuite terminé par le partage de cette lecture avec les ados des arbronautes. D’ailleurs, vous trouverez vendredi les réponses de l’une d’elles.

Retrouvez les billets de nos blogs sur ce roman :

Pépita

Sophie LJ

Aurélie

#Céline

Isabelle

Alice

 

Lecture commune : Songe à la douceur

Plus d’un an après sa sortie, après 3 réimpressions, sélectionné pour pas moins de 15 prix, et grand lauréat de notre Prix Roman Ado 2017 en mai dernier, j’ai nommé le sublime Songe à la douceur de la jeune et talentueuse Clémentine Beauvais, chez Sarbacane X’prim.

Il n’en fallait pas plus pour qu’on le dévore à l’ombre du grand arbre et qu’on en parle ensemble.

Carole Vu le battage médiatique autour de la sortie et du succès de ce roman, vous n’êtes pas tombées dessus par hasard. Mais alors, pourquoi avoir plongé dans ce songe ? 

Alice : Bah oui forcément le battage médiatique ça interpelle et l’on veut souvent se faire son propre avis.
Tu rajoutes à cela une collection EXPRIM’ chez Sarbacane qui nous offre depuis toujours des textes de haute qualité et surtout une auteur qui m’épate : Clémentine Beauvais, cette jeune et jolie franglaise à taches de rousseur que je trouve talentueuse.
Et puis il y a le titre, comme une superbe et exquise invitation.
Et enfin, la découverte de cette couverture, ces pleins, ces déliés et ce couple qui avance l’un vers l’autre comme pour se retrouver.

Sophie : Comme Alice, Clémentine Beauvais + Exprim + cette forme apparemment si originale = lecture obligée (et avec plaisir).

Pépita : Et bien pas vraiment ce chemin là pour moi. Je n’ai pas particulièrement été emballée par les précédents romans de Clémentine Beauvais, que je trouve par ailleurs absolument fascinante en tant que personne. Non, j’ai eu envie de l’ouvrir pour la poésie : du titre d’abord (référence à Baudelaire que j’admire) et la forme m’a attirée bien plus que le fond, ce qui s’est d’ailleurs vérifié.

Carole : Comme tu le soulignes Pépita, parlons du titre et de la poésie. Une invitation au voyage en vers libres, ça vous inspire quoi après la lecture ?

Pépita : J’ai été très séduite par cette forme et je me suis dit qu’il en fallait un sacré « culot » pour reprendre en vers ce roman Eugène Onéguine et le transposer à notre époque en gardant l’esprit d’origine ! Et quel tour de force dans l’écriture ! Avec une facilité apparente assez déconcertante ! Après, j’adore le titre forcément qui pour moi fait un lien entre les deux romans par l’invitation au voyage entre leurs deux époques qu’on peut mettre aussi en parallèle avec les deux époques de l’histoire, puisque Eugène et Tatiana se retrouvent 10 ans plus tard par hasard. Le « Songe à la douceur » fait appel pour moi à l’intime de nos choix : songe à ceci si tu avais fait cela. Il colle très bien à l’histoire je trouve. C’est vraiment cette forme qui « sauve » le roman pour moi mais peut-être va-t-on l’aborder plus avant.

Alice : Un titre d’un romantisme à souhait ! Ce n’est pas un « rêve », c’est « un songe » et ce n’est pas du tout la même chose ! Comme une envolée supplémentaire vers un coin caché de notre esprit.
Tout en « douceur »… Qui n’aurait pas envie de se laisser inviter dans ce cocon ?
Et puis ce titre annonce le travail sur la forme du roman : le langage est soutenu et non plus familier.
« Songe à la douceur », une invitation inévitable à prendre ce livre entre les mains.

Carole : Connaissiez-vous le roman de Pouchkine et l’opéra de Tchaïkovski ? Que pensez-vous de cette adaptation pour le moins moderne ?

Pépita : Je les connaissais de nom mais jamais lu et jamais vu. Donc je ne connais que la version moderne du coup. Ce que j’en comprends, c’est que le fond de l’histoire a été respectée ainsi que la forme en vers libres mais que l’auteur l’a adaptée en y mettant des éléments contemporains. En tous cas, ça donne envie d’aller voir l’original ce que malheureusement je n’ai pas encore pris le temps de faire.

Sophie : Je ne connaissais pas non plus, vaguement de nom seulement. Après avoir lu le roman, j’ai vite été rechercher la trame se l’histoire, j’étais curieuse de savoir ce qui avait été gardé ou pas. Peut-être qu’un jour, je me lancerais dans le roman de Pouchkine si nos routes prennent le temps de se croiser.

Alice : Idem. Opéra et texte inconnus chez moi aussi, mais comme une envie d’aller voir plus loin… ce que je n’ai pas encore pris le temps de faire…

Carole : Parlons de cette mise en page remarquable, de la couverture au fil des pages, un vrai travail d’orfèvre… y êtes-vous sensible ?

Alice : Oooh bien sur ! Cette couverture attire l’oeil et est encore plus significative qu’il n’y parait. Ce titre écrit quasiment d’un seul coup de stylo pour lier les mots les uns aux autres. Tu as l’impression que tu peux tirer un bout et que tu auras alors entre les doigts un long fil, …. celui de la vie, mais là il prend des tours et des détours, parce que la vie ce n’est jamais rectiligne. Et puis ce couple qui marche l’un vert l’autre et qui s’embrasse….Bref, une multitude de significations possibles et inimaginables…
Quant à la mise en page, presque, elle t’empêche de t’arrêter dans ta lecture. T’as pas envie de glisser le marque page, elle t’invite à lire le livre d’une seule traite. Vous ne trouvez pas ?

Pépita : oui très belle couverture ! Et j’ai mémoire d’avoir lu que le titre a été suggéré par l’éditeur….oui la forme parlons-en ! Très chouette travail de composition. Ce que j’ai aimé c’est que l’écriture suit les sentiments des personnages (les hauts et les bas, les sauts de mots en mots, les blancs,…). Et très rapidement, c’est très fluide cette lecture. Par contre, je persiste à dire que c’est la forme qui « sauve » ce roman. Car sans cette forme, le fond est assez banal. Je prends toujours l’habitude de me dire après avoir lu un roman : que m’en reste-t-il après des semaines ? Et bien là, c’est ce qu’il me reste : la splendeur de cette forme qui sert l’histoire, et non l’inverse.

Sophie : Oui la mise en page est vraiment sublime. La couverture avec tous ces mots liés entre eux offre déjà beaucoup de poésie tout comme ces silhouettes qui en disent déjà un peu. Quant à l’intérieur, c’est très réussi. J’aime les livres dont on sent la fluidité des mots avant même d’avoir commencé à les lire, là c’est ça. De belles phrases dans une belle mise en page aérée et poétique.

Carole : Comme le fait remarquer Pépita, que vous reste-il de cette lecture ? Si vous deviez ne choisir qu’un seul mot, ce serait…? Ou une seule page ?

Pépita : sans doute : musique et danse des mots.

Alice : Danse, j’aime bien. Mais pas seulement des mots, une danse des sentiments aussi et surtout une jolie danse entre les deux personnages.

Sophie : Danse,  j’aime bien aussi pour tout ce qui a été dit. Sinon « amour » quand même, j’aime ce genre d’histoires, pas à l’eau de rose, pas forcément en happy end.

Et vous, l’avez-vous lu ? aimé ? Quel mot pour le définir ?

Retrouvez nos avis complets : Sophie, Pépita, Alice et Carole.

Message personnel : Merci à mes chères copinautes de m’avoir sollicitée pour cette lecture, d’avoir été très patientes, merci pour ce songe-là, cette douceur-là, cet amour-là.