Passeuse d’histoire : Liraloin, bibliothécaire à ses nombreuses heures perdues

A l’Ombre du Grand Arbre, nous aimons créer de nouvelles rubriques. Avec les « passeurs d’histoires », les arbronautes vous proposent de découvrir les différents métiers du livre. Ce lundi nous commençons avec Liraloin qui le jour est une bibliothécaire-infiltrée dans un réseau.

Votre bibliothécaire croquée par une jeune lectrice lors d’une séance de lecture pour une classe et autre dessin réalisé par un ex-collègue !

Comment es-tu devenue bibliothécaire ? Est-ce une vocation précoce ou le résultat d’un cheminement, et lequel ?

Je n’étais pas très douée pour les études. J’adorais lire et rêver, beaucoup trop même. Je me dirigeais plus vers le métier de professeur car j’aimais l’histoire et surtout le français. Parallèlement je répétais souvent « j’aimerais travailler dans les livres… » mais en ne sachant pas quoi faire exactement. C’est ma p’tite maman qui s’est dit que d’aller rencontrer la bibliothécaire de la médiathèque de notre ville serait une bonne idée (cette médiathèque venait d’être créée). Et là, révélation : le cursus et le contenu m’ont parlé de suite. Je peux dire qu’à l’âge de 18 ans je savais que je voudrais être bibliothécaire.

Quelles sont les principales qualités à avoir pour envisager ce métier selon toi ?

Il y a différents niveaux de compétences pour exercer ce métier. Si l’on veut occuper un poste comme le mien (responsable d’une section jeunesse), il est impératif d’avoir plusieurs cordes à son arc. Après, la charge de travail correspond à l’équipe que l’on encadre (autonomie, prise d’initiative, suivi des collections et des actions culturelles….). La principale qualité c’est d’avoir un grand sens du service public, nous sommes là pour les usagers. Tout va découler naturellement de cette notion.

On imagine le métier de bibliothécaire en se disant qu’il permet de lire énormément et en voyant surtout ce que l’on expérimente en tant qu’usager : quelqu’un qui nous aide à trouver LE livre qui correspond à ce que l’on est venu chercher…

En fait, c’est une idée complétement biaisée du métier. En médiathèque on ne lit pas, on lit chez soi comme les usagers. Je lis les albums pour vraiment être certaine de ne pas me tromper dans les âges, « les 0-4 ans » et les « 5-8 ans ». Après, tout dépend de l’investissement de la personne. C’est un métier en perpétuelle mutation donc j’essaye, par le biais des formations ou de ma curiosité naturelle, d’en savoir toujours plus. Je me rends compte que je n’arrête jamais, il est tellement important de savoir mesurer l’impact du numérique tout comme comprendre le succès de tel ou tel courant littéraire…

Comment choisis-tu les livres que tu commandes ? Peux-tu nous raconter le parcours d’un livre entre le moment où il arrive et celui de sa mise en rayon ?
Dans ma carrière, j’ai occupé plusieurs postes dans différentes villes. On ne fait pas les mêmes acquisitions, il faut mesurer les attentes du public et aussi savoir « bouleverser » les attendus. Exemple : une fois par mois je propose aux jeunes parents une matinée sur la sensibilisation à la littérature de jeunesse. Les parents qui y viennent n’ont pas les mêmes attentes. Pour un couple qui lit régulièrement à son bébé, je vais sortir des sentiers battus en leur montrant des livres atypiques vers lesquels ils ne seraient peut-être pas allés. A contrario de parents qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’on peut lire à un bébé, là je vais aller vers des livres plus faciles d’accès en leur montrant comment lire… sans évidemment donner de leçons. La seule chose que je dis (pour tous) : « prenez plaisir à lire l’album ou chanter, l’enfant le sentira tout de suite ». (bon j’ai divagué sur l’action culturelle mais tout est très imbriqué !)
Pour les acquisitions, nous avons des statistiques : taux de rotation d’un livre durant un an (le nombre d’emprunts d’un livre), c’est en partie cela qui va déterminer l’orientation des collections. Est-ce que je développe plus d’albums pour les 0-3 ans ? Comment achalander une collection de documentaires ? Est-ce que je ne vais pas extraire les albums jeux des albums pour attirer des enfants qui lisent moins car j’ai une section jeux vidéo et que cela peut être cohérent ?
Comme j’ai une certaine expertise en éditions jeunesse, je fais la différence dans le travail de certaines maisons d’éditions. Attention également à bien équilibrer les collections et ne pas acheter que des livres élitistes… sachant que certains ouvrages sont peu empruntés (comme la poésie et le théâtre), c’est à nous de mettre les collections en avant et d’en faire la médiation (c’est un autre pan du métier).
Le livre est commandé chez un libraire (les médiathèques travaillent avec des prestataires qui répondent aux critères d’un marché établi par des collègues travaillant en politique documentaire – j’y ai travaillé également). Le livre peut arriver équipé ou nu selon les degrés de prestation. Pour un livre nu, il faut l’équiper : code-barre, estampillage (tampon de la médiathèque), pose de charnière et de filmolux (couverture avec un film plastique spécial), de la puce RFID (antivol) et de la cote du livre (son adresse : pour le retrouver en rayon). Ensuite il est catalogué (référencé dans le SIGB – le logiciel de la médiathèque). Chaque médiathèque a son SIGB et donc le développe selon les demandes hiérarchiques (tranches d’âges, genre des romans ou des films, section jeunesse ou ado, fonds spécifiques : parentalité ou FAL (Facile à Lire). Puis mise en rayon, en facing pour les mettre en valeur ou sur les tables de nouveautés ….

Quel aspect de ton métier préfères-tu ?

J’aime beaucoup ce que je fais au quotidien. Ce que je préfère c’est de monter des projets et des actions culturelles en direction des usagers et choisir les documents qui correspondent au public en attente. Pour moi, le seul fait qu’une maman me dise « je trouve vraiment tout ce que je veux dans cette médiathèque » me prouve que j’ai réussi à faire des acquisitions pertinentes. La communication est très importante, il ne faut rien laisser au hasard, elle passe autant par la médiation des collections (tables thématiques, mise en avant d’un auteur…), que par la médiation des actions (savoir reconnaître un usager qui serait intéressé par tel ou tel atelier…). C’est pour tout ce qui se passe dans les murs de la médiathèque car le travail hors les murs est aussi important, notamment les projets que l’on monte avec nos partenaires associatifs ou éducatifs.

Et, a contrario, y a-t-il des tâches un peu moins sympas dont les usagers n’ont pas conscience ?

Je dirais que c’est la difficulté de se faire entendre par la collectivité parfois. Il n’y a pas de tâches moins sympas, enfin pas à mon niveau. Par contre, je n’occuperai jamais un poste en direction : faire des plannings, gérer le bâtiment… ce n’est pas ce que je préfère.

Dans les inconvénients (mais c’est peut-être une vision biaisée du métier), une sous-question sur le poids de l’administratif ou des budgets à gérer peut-être ?

Cela dépend vraiment de la collectivité. J’ai connu des budgets très serrés comme le contraire. J’ai quitté un poste en politique documentaire principalement pour cet aspect. Gérer des commandes, passer des commandes…. Ce n’est pas très stimulant. Heureusement il y a d’autres tâches très bien en politique documentaire mais on est moins dans l’action auprès du public.

Comment conseilles-tu tes lecteurs et lectrices ? As-tu des valeurs sûres, ou essaies-tu de cerner leurs envies de manière très personnalisée ?

C’est très aléatoire je dirais. Le fait de créer une table thématique peut mener la lectrice-le lecteur à prêter attention à des livres vers lesquels il/elle ne serait pas allé/e. Ce que je préfère c’est surprendre l’usager !

Après il y a aussi le conseil individuel. C’est toujours agréable lorsqu’on range les étagères, souvent les lecteurs nous interpellent. Il m’arrive aussi de m’immiscer en toute discrétion pour un conseil comme ça : surtout quand une maman explique à son fils qu’elle en a marre car il ne lit que des mangas et qu’elle aimerait qu’il lise un roman, c’est classique et là bim… je m’adresse à l’enfant directement, le parent n’existe plus et je lui demande ce qu’il préfère : l’aventure, le suspens, avoir peur…. Généralement il ou elle repart avec LE roman. Comme toute bibliothécaire, j’ai des valeurs sûres.

Les bibliothèques peuvent jouer un rôle super important pour devenir ‘lecteur’, découvrir la littérature. As-tu une anecdote que tu voudrais nous raconter ?

Récemment une éducatrice d’un centre social (celui du quartier de la médiathèque) m’a demandé d’accueillir à la médiathèque des familles qui ne fréquentent pas le lieu. C’était un chouette moment, j’avais préparé des lectures pour les 5-11 ans, des valeurs sûres ! Lors du temps fort sur la restitution des actions menées par ce centre social, l’éducatrice m’a expliqué que les enfants et les parents avaient tellement adoré les histoires qu’elle avait envie de faire venir un conteur plutôt qu’un magicien. Elle m’a expliqué aussi que pour elle c’était le moment qu’elle avait préféré car le groupe était agité et que j’avais su capter leur attention. Il ne m’en faut pas plus pour être heureuse.

Et peut-être ta plus belle rencontre / ton plus beau souvenir ?

Je ne sais pas si j’ai un plus beau souvenir. Ce que je cherche dans ce métier c’est la décharge de bonheur que le conseil ou une situation peut provoquer. Le fait de voir qu’un enfant revienne à la bibliothèque avec ses parents car il n’arrête pas de parler « de la dame qui a raconté des histoires » durant un accueil de classe. D’être émue lorsque je vois les collégiennes et collégiens sauter de joie lorsque je leur annonce qu’une autrice va venir les rencontrer. De voir qu’un bébé de 2 ans lit le petit album que je viens de lui lire, à sa manière, et qu’il le refait 1.2.3 fois de suite laissant son parent complètement bluffé.

Après un de mes plus beaux souvenirs c’est d’avoir modéré un auteur lors d’une rencontre avec le public. C’est beaucoup de travail mais si satisfaisant !

Les projets dont tu es le plus fière et/ou que tu adores mener ?

Le projet que j’adore c’est la création du comité de lecture avec le collège de mon secteur et cette relation de confiance qui s’installe avec la professeure-documentaliste. Cette année, les élèves sont très motivées et surprenantes. Le fait d’avoir associé également les élèves du conservatoire de théâtre est une belle initiative (les comédiens et comédiennes interprètent les extraits des romans choisis pour donner envie aux jeunes de lire). J’adore aussi « Nos doudous aiment les histoires » : sensibilisation à la littérature de jeunesse. Un titre que j’ai choisi car ce qu’aime le tout-petit c’est raconter à son doudou. A chaque fois, je me sens utile, passeuse d’histoires…

J’ai adoré lorsque ces mêmes élèves du conservatoire sont venus à la médiathèque répéter des textes que j’avais choisis sur la thématique de la liberté dans le cadre de « Partir en livre 2023 », c’était émouvant, si heureuse que les textes leur aient plu !

Après j’ai adoré monter un Apéro-comics pour faire découvrir les comics aux usagers emprunteurs de BD et mangas (c’était en 2016). Un autre projet dont je suis fière aussi c’était que des jeunes d’un centre aéré puissent lire des textes mis en musique par un percussionniste et une comédienne.

Il y a eu aussi ces jeunes d’un lycée pro qui avaient monté un club mangas (on s’y rendait une fois par mois, on avait même fait un speed-booking) et qui sont venus à la médiathèque sur un temps fort autour de la SF (alors que ce n’est pas du tout mon rayon). Après, sans prétention, je n’ai peur de rien, je suis si passionnée que tout est un plaisir !

Le public que tu préfères ?

Je n’ai pas de préférence mais je dirais tout de même le public jeunesse (c’est mon secteur). Tous les âges sont sympas. Je suis aussi à l’aise avec le public handicapé que les personnes âgées ou les tout-petits.

Tu as travaillé dans différentes structures, dans des bibliothèques de village peut-être avant de travailler dans de plus grosses structures (ou inversement ) : qu’as-tu préféré ? Pourquoi ?

C’est vrai, j’ai eu la chance de travailler pour différentes collectivités. J’ai débuté dans une médiathèque qui appartenait à un réseau de trois médiathèques en plus de faire partie d’une agglomération de 13 communes qui avaient aussi leur propre réseau interne, ou une seule médiathèque pour les petites communes. Nous avions le catalogue en commun et une méthodologie de catalogage commune ainsi qu’une navette (circulation des documents réservés-retours). Nous ne travaillions quasiment jamais ensemble. Par contre, les trois médiathèques travaillaient ensemble et les agents étaient mobiles selon leurs missions. Après, j’ai travaillé dans une médiathèque dans une commune de taille moyenne et le travail était différent. On est certes assigné à un poste mais on est plus multitâches. J’ai aimé travailler dans ces deux collectivités même si j’ai eu une petite préférence pour la médiathèque n’appartenant pas à un réseau, j’étais plus libre de créer des projets… bon cela tient aussi aux orientations de la direction. Actuellement je travaille sur un réseau de six médiathèques mais il y a beaucoup de retard par rapport à ce que j’ai connu et c’est parfois difficile.

Comment envisages-tu ta mission auprès des classes ? (que dirais-tu du partenariat entre bibliothèque et Education Nationale ?)

Je fais des accueils de classes depuis mes débuts (2005) et j’ai connu de belles actions. J’ai connu le travail sur un projet durant une année entière ou bien sur une création avec une temporalité plus courte. Cette année, c’est la première fois que je ne fais pas d’accueil de classe (maternelle-élémentaire), je me consacre aux autres accueils (petite enfance – collège – autres partenariats…). Peu d’agents ont de l’expérience dans ces accueils donc … ça m’embête mais je ne peux pas être partout. C’est la deuxième année que je reçois les 10 classes de 6ème du collège de mon secteur et cela commence à porter ses fruits. Les collégiens viennent s’inscrire ou fréquentent la médiathèque plus assidument. La fidélisation prend du temps.
Le partenariat entre les médiathèques et l’Education Nationale dépend vraiment de plusieurs facteurs. C’est un peu complexe à expliquer ici. Pour conclure je dirais qu’il n’y a pas la même implication selon les collectivités. C’est terrible car j’ai l’impression que l’on est en perpétuel recommencement. Rien n’est jamais acquis. Dans ce métier il est aussi important de se faire entendre et, là aussi, c’est compliqué…

Et pour finir : du vocabulaire surprenant… « mais quel est ce terme ? »

Désherbage : au Canada les professionnelles utilisent le terme « élagage », cela consiste à enlever des livres des collections.

Refouler : c’est redresser une étagère de livres

Bulletinage : opération de pointage des périodiques (revues)

Exemplariser : le fait de rattacher un exemplaire à sa notice

Estampillage : apposer le tampon de la médiathèque sur la page de titre.

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Quel beau métier que celui de bibliothécaire !

Merci Liraloin d’avoir répondu à nos questions pour ce premier article de notre nouvelle rubrique sur les acteurs du livre !

Entretien avec Chrysostome Gourio

Le 10 juillet nous avons publié une lecture commune du roman ultra sanglant intitulé des Zombies dans la prairie : la comédie horrifique qui vous fera voir les marmottes d’un autre oeil ! . C’est en toute simplicité que son auteur nous a accordé une interview sous le signe de musique métal et de conseils pour affronter ces satanés bestioles débarquant de l’Enfer ! Tout un programme…

Est-ce que vous avez toujours aimé écrire ou est-ce que ce besoin est venu avec le temps ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents qui adoraient les livres (une mère documentaliste et un père bédéphile) et qui nous lisaient, à mes frères et moi, au moins une histoire chaque soir (ce que je fais encore avec mes propres enfants alors que ce sont presque des adolescents). Je me souviens de toutes les émotions, images, tensions, émerveillement que cela générait en moi et, très vite, j’ai eu envie de partager ça, de produire ça chez les autres. Il y a eu les dessins animés aussi, les bandes dessinées également (des heures de lectures allongé sur la moquette de la chambre de mes parents…). Je trouvais ça tellement extraordinaire : ces mondes que je découvrais, ces personnages que je rencontrais… Très tôt donc, j’ai voulu raconter des histoires. Comme je ne savais pas dessiner et que j’étais assez timide, comme j’étais fasciné par les phrases, leurs constructions, leur sonorité, dès que j’ai su écrire, j’ai écrit. Sans doute vers l’âge de 8 ans. D’abord des histoires de quelques lignes dans lesquelles je faisais appel à des personnages issus des univers qui étaient à ma portée, puis je les ai étoffés, améliorés, jusqu’à inventer les miens. Aujourd’hui l’écriture est devenue un véritable besoin : il ne se passe pas une journée sans que j’écrive.

Quels sont les auteurs qui vous inspirent ?

Elles et ils sont très nombreux, dans des domaines assez différents, à commencer par Edgar Allan Poe, H.P. Lovecraft, Alfred, Stephen King, Mary Shelley, Philippe Druillet, Jean-Bernard Pouy, Emilie Chazerand, Franck Miller, Jean-Claude Mourlevat, Leiji Matsumoto, Marine Carteron, Franck Herbert, Go Nagai, Sabrina Calvo, Joann Sfar, Alain Damasio, Chuck Palahniuk, Tim Burton, Marion Brunet, Osamu Tezuka, Cyril Pedrosa, Neil Gaiman, Ben Templesmith, China Mieville, Roald Dahl, Terry Pratchett, René Goscinny, J.R.R. Tolkien, Ursula K. Le Guin… Je suis un admirateur compulsif et je me nourris de tout ce qui passe entre mes mains. Ce que j’aime avant tout c’est qu’on me raconte des histoires, qu’on m’emporte et que ce soit fait de belle manière.

Vous avez commencé à écrire des romans policiers en direction du public adulte, pourquoi avez-vous eu soudainement envie d’écrire pour la jeunesse ?

C’est une envie qui me taraudait depuis très longtemps, j’avais plein d’idées mais je n’osais pas passer le cap. Je craignais de ne pas savoir faire, de ne pas avoir une forme d’écriture adaptée. J’ai alors eu la chance incroyable de rencontrer Marion Brunet sur un salon. C’est elle qui m’a poussé, encouragé à écrire un texte, au moins pour voir. A l’époque, elle travaillait comme lectrice chez Sarbacane et m’a proposé de le lui envoyer. Elle l’a trouvé suffisamment chouette pour le transmettre à son éditeur qui à son tour lui a trouvé suffisamment de qualités pour envisager de le publier. C’est comme ça qu’est né Rufus le fantôme ou la grève de la mort. Et je me suis tellement amusé que je n’ai pas eu envie de m’arrêter : j’ai eu l’impression de me raconter une histoire que j’aurais eu envie qu’on me raconte quand j’étais môme. Je me dis aussi que, peut-être, quelque part, il y a des enfants à qui mes romans donnent envie de lire, comme on m’a donné envie. Et ça c’est merveilleux.

Justement, comment vous est venue l’inspiration pour votre roman Rufus le fantôme ou la grève de la mort, paru en 2017 ?

Rufus le fantôme – Sarbacane, collection Pépix, 2017

C’est très compliqué d’expliquer comment les idées me viennent parce qu’elles arrivent au fur et à mesure de l’écriture. Quand j’attaque un roman, je n’ai pas de plan, pas de programme. J’ai un personnage, un titre, une vague idée, début de chemin, éventuellement je sais à peu près où ce chemin peut mener. Je mets donc mes personnages dessus et je l’arpente avec eux. Pour Rufus, au départ, je voulais raconter une histoire fantôme, un fantôme qui ne soit pas celui qu’on veut chasser d’une maison hantée et qui soit un héros. C’est pour ça qu’il devait habiter dans un cimetière plein de revenants différents. Je me suis dit que, comme tous les enfants, il allait à l’école et qu’il y avait forcément un meilleur copain, Octave (j’adore les zombies, ça permet de faire des trucs un peu dégueu qui font rire les enfants – et moi). Et puis, ainsi que tous les enfants, il avait un rêve pour plus tard : devenir la mort (qui, par chance, a un bureau dans le cimetière)… Au bout du compte, à force d’enchaîner les idées comme ça, je finis par écrire un roman.

En 2019, vous écrivez un autre roman qui reprend les mêmes personnages : Wilma la Vampire. Est-ce que c’était une volonté de votre part que le lecteur puisse retrouver les mêmes personnages ? D’ailleurs vous vous êtes lancé dans l’écriture d’une série : le Village sauve qui peut. Pourquoi et quelle est la différence dans l’écriture ?

J’avoue que c’était avant tout une envie très égoïste : après m’être autant amusé avec Rufus et Octave, j’avais envie de les retrouver et qu’on reparte à l’aventure en dehors de leur cimetière. Mais j’avais aussi envie de raconter une histoire dont le personnage principal soit une héroïne, parce que les garçons sont sympas, mais les filles encore plus . Et puis je voulais faire en sorte qu’on puisse entrer dans cette histoire sans avoir lu la précédente. C’est donc ainsi qu’est née Wilma, jeune vampire un peu timide et introvertie, qui va descendre aux Enfers chercher Lemmy, le chanteur de Mordörhead, le plus grand groupe de rock du moooonde.

Dans Le Village Sauve-qui-peut, je renoue en quelque sorte avec mes premières amours : le roman noir. Même si on reste dans le domaine fantastique (suite à une demande de mon éditeur), il s’agit avant tout d’enquêtes, menées à hauteur d’enfant (ce dont j’avais envie depuis très longtemps), dans un village où il se passe toujours des trucs bizarres. Là encore, on retrouve les mêmes personnages d’un roman à l’autre, mais je voulais qu’ils puissent se lire indépendamment et sans ordre particulier (avec une touche supplémentaire puisque chaque histoire est racontée par un personnage différent). Il n’y a pas de différences fondamentales dans le processus d’écriture entre ces livres et les précédents. Ce qui change surtout, c’est le rythme : avec une parution tous les 6 mois, il faut que je sois plus assidu et régulier. C’est pourquoi, pour la première fois, j’ai dû préparer en amont des sortes de synopsis afin de m’organiser. Pour quelqu’un qui écrit au fil de la plume, ça a été une sacrée révolution.

Cette même année vous sortez un titre pour les ados dans la collection Hanté chez Casterman. Est-ce qu’il y avait une contrainte d’écriture ?

La seule contrainte, c’est de faire peur… mais pas trop ! Cette collection se veut la grande sœur de Chair de Poule, celle qu’on lit avant d’attaquer Stephen King, pour tester ses limites. C’était très intéressant d’arriver à trouver le bon dosage, filer la pétoche sans effrayer au point que son/sa lecteurice ferme le livre. Comme j’aime bien le gore et que j’ai une imagination très cinématographique, j’ai tendance à beaucoup décrire, à mettre en scène, ce qui n’est pas évident quand on raconte une histoire d’horreur à des enfants entre 10 et 12 ans. On ne peut pas, par exemple, éviscérer des adolescents, faire tomber leurs boyaux à leurs pieds et planter leur tête sur la grille d’un cimetière… 

Est-ce que vous allez écrire une suite à La brigade des chasseurs d’ombres ?

La brigade des chasseurs d’ombre : Wendigo – Sarbacane, collection : Exprim’, 2019

J’aimerais beaucoup, j’ai d’ailleurs plusieurs idées pour des aventures différentes. Pourquoi pas créer une sorte de cycle avec des personnages différents qu’on pourrait recroiser de loin dans les différents romans… mais ça ne dépend pas que de moi. Le roman n’a pas aussi bien marché qu’on l’espérait mon éditeur et moi, il faut donc qu’on en discute pour voir ce qu’on peut mettre en place pour conserver cet univers et raconter quelque chose d’autre, lisible par des lecteurices qui n’auraient pas lu Wendigo. En tout cas, ça fait partie de mes projets.

L’humour est très présent dans vos romans notamment dans Des Zombies dans la prairie et nous avons relevé pas mal de scènes très cinématographiques. En quoi le cinéma peut-il être inspirant pour votre écriture?

Le cinéma est une forme d’écriture passionnante. Une écriture visuelle, en mouvement, avec un rythme narratif propre que j’essaye de transposer en littérature. J’ai une imagination très visuelle : dès qu’on me raconte une histoire, je vois ce qui se passe, dans ma tête. J’ai tout de suite des images mentales qui me viennent, vraiment comme dans un film. La lecture a toujours provoqué ça chez moi et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles j’aime autant lire. Donc, quand j’imagine une scène, je la vois et je tente de la décrire avec suffisamment de détails à mes lecteurices pour qu’on puisse en avoir à peu près la même perception. De plus, comme je dévore films et séries, et que je suis une véritable éponge, dès qu’une référence fait sens, dès qu’un passage me fait rire, je ne peux m’empêcher de la partager dans un texte. L’écriture est pour moi, avant tout, affaire de partage, de connivence, de rencontre. Tout comme j’ai rencontré des auteurices au travers de leurs histoires (sans jamais les avoir rencontrés en vrai), je rêve de pouvoir rencontrer des lecteurices au travers des miens et de partager avec elleux. Pour ça, il n’y rien de mieux qu’un socle commun de références bien dosé et une bonne pincée de rire. Parce que le rire rapproche, fait du bien, apaise. Et on en a bien besoin.

Dans vos romans, on retrouve souvent des références à la musique métal. Est-ce que les jeunes lectrices et lecteurs en écoutent plus après lecture de vos romans ? Avez-vous eu des confidences là-dessus ?

Ce sont souvent les parents qui sont ravis de découvrir ces références dans les lectures de leurs enfants et qui en profitent pour les partager avec eux . Wilma, par exemple, a permis à des enseignant-es de travailler sur ce genre musical, notamment grâce à la discographie qui se trouve à la fin du roman. Ça a permis de chouettes discussions lors de rencontres dans des classes ou en salon, avec des enfants qui me donnaient leur avis, m’expliquaient leurs préférences… Donc je ne sais pas si certain-es en écoutent plus, mais ça a été un facteur de découverte, c’est sûr.

Vous changez de « cap » avec la publication du Cercle des mousquetaires. Comme pour la musique métal, avez-vous besoin de vous inspirer de vos passions pour écrire ?

Le cercle des Mousquetaires : en garde ! – Baribal, 2022

J’ai pratiqué beaucoup de sports différents : plongée, tennis, handball, pelote basque, parachutisme, badminton… mais je pratique l’escrime depuis que j’ai l’âge de 6 ans et même s’il y a eu plusieurs périodes de pause, c’est celui qui m’a toujours suivi. Alors quand les éditions Baribal m’ont proposé d’écrire une série sur un sport, je n’ai pas hésité une seconde. C’était effectivement l’occasion de faire découvrir ce sport qui n’est que peu médiatisé (sauf au moment des JO). De plus, nous avons monté ce projet en partenariat avec la Fédération française d’Escrime, ce qui permet une diffusion plus large : les jeunes lecteurices découvrent l’escrime en librairie et les jeunes tireur.ses ouvrent une porte sur la littérature. Cette histoire m’a permis aussi de retrouver un univers plus quotidien, plus réaliste, ce qui est assez agréable entre deux zombies et une marmotte décomposée.

Avez vous un petit scoop à nous partager sur l’écriture d’un nouveau roman peut-être?

Pour celles et ceux qui ont apprécié les aventures de Rufus et ses amis, vous pourrez normalement les retrouver en octobre 2024 pour un troisième et dernier roman : Octave le zombie ou un Halloween de la Mort !

Merci de nous avoir accordé du temps et on espère vous retrouvez bientôt pour de nouvelles aventures !

Entretien avec Torben Kuhlmann

Sous le Grand Arbre, nous sommes fans des albums de Torben Kuhlmann. Vous savez, ces récits incroyablement illustrés qui reviennent sur de prodigieuses avancées scientifiques en imaginant qu’elles ont été le fait de petites souris ! Nous leur avions consacrés une lecture commune. Si vous ne connaissez pas, vous devriez filer vers votre librairie ou votre médiathèque préférée sans tarder et découvrir ces livres hors-normes. Nous avons eu de vrais coups de cœur pour leurs pages pleines d’aventure et de mignonnerie, de voyage et de découvertes. Le 26 octobre paraît son nouvel album, La ville grise, pas de côté par rapport à la série des souris. L’occasion pour nous de mettre en avant cet auteur incontournable dans l’espace germanophone qui  n’est pas (encore !) aussi célèbre en France, et de lui poser toutes les questions que nous nous sommes toujours posés sur son travail. Interview !

Torben Kuhlmann. Source: son site Internet

Depuis quand écrivez-vous et dessinez-vous ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. La peinture et le dessin ont toujours été mes passe-temps favoris. Dès l’âge de deux ou trois ans, c’est avec des crayons et du papier que je pouvais le mieux m’occuper. Tout ce qui m’intéressait dans le monde était dessiné et étudié par la même occasion. Il a toujours été important pour moi de raconter des histoires avec mes dessins. L’écriture est venue en plus à l’adolescence. Je ne suis toutefois devenu auteur aux yeux du public qu’avec mon premier ouvrage, Lindbergh.

Lindbergh. La fabuleuse aventure d’une souris volante, Torben Kuhlmann. NordSud, 2014

Dans votre livre Einstein, vous citez le physicien qui a affirmé que  « l’imagination est plus importante que le savoir, car le savoir est limité ». Vos albums ne suggèrent-ils pas qu’on aurait bien tort d’opposer les deux ?

Effectivement ! Je ne crois pas non plus qu’Albert Einstein nous impose ici de choisir : la connaissance ou l’imagination. Mais les connaissances sont souvent une source, une inspiration fantastique pour nourrir son imagination. Et Einstein lui-même a utilisé son imagination pour se représenter les problèmes les plus complexes sous la forme de scénarios intelligibles. Il s’agit de ses célèbres expériences de pensées. Il aspirait, en pensée, à devenir des gens qui tombaient de toits ou des scientifiques propulsés dans l’espace dans un ascenseur. C’est ce qui l’a mis sur la piste des secrets de la pesanteur. La question : « Et si… ? » se trouve au fondement de mes histoires de souris. La curiosité scientifique est toujours l’élément déclencheur de l’aventure à venir.

Comment en êtes-vous venu à raconter des épopées scientifiques et pourquoi le choix étonnant de les raconter de la perspective de petites souris ?

Le choix d’une souris comme protagoniste s’est fait tout naturellement. Mon premier livre a découlé d’une petite idée : une souris découvre l’existence des chauve-souris et développe l’envie d’apprendre à voler. Le choix d’une souris s’imposait donc. Ce point de départ m’a aussi permis d’intégrer mon propre intérêt pour le thème de l’aviation. La souris parcourt l’histoire de l’aviation en mode accéléré – du deltaplane à l’avion à moteur. Pour le deuxième tome, il fallait à nouveau une souris comme personnage principal : ici, les souris prennent la lune pour un fromage et une souris pleine d’ambition scientifique souhaite réfuter cette idée. En outre, j’aime raconter mes histoires d’une perspective inhabituelle et leur donner une touche de crédibilité. Ainsi, mes livres font fréquemment référence à des événements réels et les événements et inventions fantastiques doivent sembler au moins un peu crédibles.

Les références au monde de la science qui fourmillent dans vos pages – titres de journaux et de livres, photographies, plans de prototypes etc. – donnent l’impression que vous vous documentez beaucoup. Comment procédez-vous ? Et comment avez-vous choisi quelles découvertes scientifiques raconter ?

Chaque projet commence par des recherches. Le travail autour d’une aventure de souris débute par l’exploration de livres et de collections de photos. Cela me permet de développer un sens de l’esthétique de l’époque dans laquelle se déroule l’histoire. Et en même temps, je deviens un expert du thème en question. Le choix des scientifiques qui donnent leur nom aux histoires – de Lindbergh à Einstein – s’est fait tout naturellement. En général, les personnalités historiques potentielles se décantent rapidement lorsque l’intrigue prend forme. L’histoire de Lindbergh a par exemple commencé comme le simple récit d’une souris qui apprend à voler. Au fil de l’histoire, la traversée de l’Atlantique a pris de plus en plus d’importance. Lorsqu’à la fin, l’apparition du jeune Charles Lindbergh s’est également imposée, le livre avait trouvé son titre définitif.

Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune, Toben Kuhlmann, NordSud, 2016.

Vos albums racontent très bien la démarche scientifique – questionnements, élaboration d’hypothèses et d’un protocole, erreurs et tâtonnements… Cela donnerait presque envie de se lancer dans ses propres expérimentations ! Diriez-vous qu’on peut faire un parallèle avec la création littéraire ?

Cette démarche scientifique est jubilatoire. Se donner un objectif et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Il ne faut pas se laisser décourager par des revers occasionnels. Au début d’une histoire, mes souris sont souvent confrontées à des obstacles qui semblent insurmontables et la taille de ces obstacles rend leur réussite d’autant plus gratifiante. J’espère que c’est un message que mes jeunes lectrices et lecteurs retiendront de mes livres. C’est aussi un message que je dois parfois me rappeler moi-même lorsque je crée des livres. Chaque nouveau livre est d’abord un énorme défi. Il faut imaginer toute une histoire et l’illustrer, souvent sur plus de cent pages. Au début, le doute s’immisce souvent: vais-je y parvenir ? Mais j’essaie de me motiver en pensant aux aventures précédentes des souris. Et oui, on ne peut pas nier qu’il y a un certain parallèle avec le principe scientifique. Au départ il y a un objectif, le livre terminé, et le chemin pour y parvenir est jalonné d’expériences variées – qu’il s’agisse du texte ou des images. Parfois, l’une de ces expériences ne fonctionne pas et il faut trouver une approche complètement différente. Dans cette situation, j’applique la règle : ne surtout pas abandonner et s’efforcer de ne pas perdre de vue l’objectif.

Comment s’est construit votre univers graphique vintage et décalé ? Avez-vous eu des influences particulières ?

La liste des influences est longue. Il y a toute une série d’artistes qui m’ont marqué au fil des ans : Claude Monet, Casper David Friedrich, William Turner ou John Singer Sargent. Et ce n’est là qu’une petite sélection de noms de l’histoire de l’art. S’y ajoutent tout un ensemble de cinéastes. Le cinéma a en effet toujours été une grande source d’inspiration pour moi.

Mon style a fini par se développer presque automatiquement dans cette direction, au fil des années. Très tôt, j’ai pris un grand plaisir à travailler avec des couleurs aquarelles. D’un autre côté, j’ai toujours aimé dessiner avec différents crayons. À un moment donné, j’ai combiné dessin et aquarelle. Cette combinaison a quelque chose de très classique qui rappelle les illustrations à l’ancienne. Ma préférence pour les palettes de couleurs réduites et le fait que j’aime donner à mes images une légère teinte sépia renforce encore ce côté vintage.

Edison, La fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan, Torben Kuhlmann,
NordSud, 2019.

Qu’est-ce qui fait un bon album selon vous ?

Un bon album doit, selon moi, répondre à trois critères : un style accrocheur, une mise en scène parfaitement maîtrisée et un soupçon de noirceur. Pour mes propres livres, je trouve aussi très important de toujours prendre mes lecteurs-cibles au sérieux et de les respecter. Rien ne doit être trop complaisant ou superficiel. Moi-même, je suis toujours étonné de voir tout ce que les enfants découvrent dans mes livres – aussi bien dans les illustrations que dans les histoires – et combien ils enrichissent mes histoires par leur propre imagination.

Presque tous vos livres se situent à la charnière entre album et roman, avec un texte relativement long indissociable des illustrations qui prolongent l’écrit et prennent même parfois le pas. Merveilleux pour les enfants qui aiment se plonger dans des textes longs sans pour autant avoir perdu le goût des albums illustrés, mais plutôt rare ! Comment en êtes-vous venu à cette forme ? Comment ont réagi les éditeurs ?

J’ai développé cette approche de la narration pendant mes études. Pour mon mémoire, je voulais étudier les différentes formes d’un récit et j’ai mis l’accent sur l’interaction entre le texte et l’image. C’est ainsi que la première version de mon album Lindbergh a vu le jour, dans le cadre de ce travail de fin d’études. L’objectif était d’explorer les différentes possibilités dramaturgiques d’un livre. Certaines choses devaient être racontées seulement au niveau de l’image, d’autres ne devaient être mentionnées qu’au niveau du texte. J’ai même conçu le moment de tourner la page comme un moment dramaturgique. Le texte et l’image peuvent créer ensemble une tension et une attente. L’idéal est que l’on brûle de tourner la page pour savoir comment ça continue.  

Les premiers éditeurs avec lesquels j’ai parlé, peu après mes études, se sont montrés un peu sceptiques à l’égard de mon histoire. Forcément, Lindbergh faisait un peu voler en éclats les conventions d’un livre pour enfants. L’histoire avait entre-temps atteint les 96 pages et sa palette de couleurs et son esthétique étaient complètement atypiques pour un album. La maison d’édition Nord-Sud et son éditeur Herwig Bitsche ne partagèrent toutefois pas ces réticences et furent tout de suite d’accord avec mes réflexions. Heureusement que nos chemins se sont croisés.

La ville grise, de Torben Kuhlamnn. NordSud, 2023.

Comment présenteriez-vous votre nouvel album, La ville grise, qui semble assez différent des précédents ?

La différence la plus frappante est certainement que cette fois-ci, je ne raconte pas l’histoire d’une souris. En effet, les animaux ne jouent qu’un rôle très secondaire. Je raconte l’histoire d’une petite fille qui se retrouve dans un monde gris oppressant et un peu étrange. L’histoire peut, cette fois, être racontée avec plus de mots. Dès le début, j’avais en tête une histoire courte ou une nouvelle qui serait enrichie de nombreuses illustrations. Le texte et l’image interagissent un peu différemment. Les illustrations ont plus la fonction de créer une atmosphère et le texte raconte l’histoire de manière tout à fait classique. Mais il y a une similitude avec mes aventures de souris : la détermination de la protagoniste à ne pas se résigner et à remettre en question le monde gris. Et la solution finira, ici encore, par venir des sciences.

Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être traduit dans de nombreuses langues ? Êtes-vous impliqué dans ce processus, partez-vous à la rencontre de vos lecteurs non-germanophones ?

Cela fait incroyablement plaisir de voir que mes livres soient si bien accueillis non seulement en Allemagne, mais aussi pratiquement partout dans le monde. Je n’aurais jamais imaginé que cela soit possible. Au départ, je n’étais même pas sûr qu’il se trouverait un éditeur dans mon pays pour mes aventures de souris. Quelques années plus tard, Lingbergh est soudain disponible dans plus de 30 langues. Cela m’a donné l’occasion merveilleuse de rencontrer des lectrices et des lecteurs du monde entier. J’en suis incroyablement reconnaissant.

Je ne suis impliqué que sporadiquement dans les processus de localisation et de traduction. Dans mes livres, j’ai cependant souvent des textes intégrés dans les illustrations. Certains éditeurs de licences les retouchent eux-mêmes, parfois j’interviens moi-même ou je fournis au moins un modèle. Pour La ville grise, j’ai par exemple créé un alphabet avec des lettres dessinées. Celui-ci permet d’adapter plus facilement les illustrations représentant des textes.

J’espère que mes livres continueront de m’offrir l’occasion de visiter d’autres pays et de rencontrer les lectrices et lecteurs de là-bas.

(traduction de l‘allemand : Isabelle)

Photo de l’album Edison, Torben Kuhlmann, NordSud, 2019.

Un grand merci à Torben Kuhlmann d’avoir accepté de répondre avec autant de générosité à nos questions et à son éditeur suisse de nous avoir mis en contact ! Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir les histoires de souris et La ville grise qui paraît donc le 26 octobre chez Nord-Sud. Il se pourrait même qu’on en parle bientôt par ici…

Entretien avec Annelise Heurtier

Sous le Grand Arbre, nous apprécions beaucoup les romans d’Annelise Heurtier. Ils figurent d’ailleurs régulièrement dans nos coups de cœur ou nos sélections thématiques. Qu’elle nous fasse voyager dans le temps ou dans l’espace, les thématiques qu’elle aborde nous touchent. Et vous aussi, puisqu’elle a reçu le prix ALODGA 2019 catégorie « Belles branches » pour La fille d’Avril !
Aussi, c’est avec un immense plaisir que nous la voyons aujourd’hui répondre à nos questions.

Annelise Heurtier au salon du livre de Tahiti.

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Pensez-vous qu’il y a des impératifs particuliers ou des écueils à éviter lorsque l’on écrit pour la jeunesse ?

Je crois qu’il faut déjà distinguer deux types de littérature « jeunesse », celle qui s’adresse aux enfants et celle qui est destinée aux ados.
Dans le premier cas, mon processus d’écriture est moins spontané, moins fluide, car je dois m’adapter à mon lecteur. On n’écrit évidemment pas pour un enfant de 8 ans comme pour un ado de 15. Et je trouve d’ailleurs qu’il est bien plus délicat de s’adresser aux enfants (on pense à la fameuse phrase de Janusz Korczak). Il faut maintenir le niveau d’attention, utiliser un vocabulaire adapté – ce qui ne veut pas dire « simplifier », pour moi la lecture est un media essentiel pour enrichir le vocabulaire et la syntaxe – , rester dans l’action. Je crois qu’il est aussi essentiel de ne pas être trop abstrait tant que l’enfant n’a pas acquis la faculté correspondante (autour de 7 ans), sinon il passera complètement à côté.
Sur le fond, je ne pense pas qu’il existe de sujets vraiment interdits. Par contre, le traitement va être adapté. Mais tout est une question de bon sens.

Dans le cas de la littérature ado, je ne vois pas une grande différence avec la littérature générale, en tous cas au niveau de la forme. Après – mais là encore il s’agit d’une opinion personnelle – le seul impératif que je me fixe concerne le fond. Dans un roman pour ado, je crois qu’il faut toujours une dose d’espoir, quel que soit le sujet abordé. Par exemple, si j’avais écrit Refuges en littérature générale, peut-être qu’aucun de mes personnages n’aurait survécu à la traversée. En l’occurrence, dans le dernier chapitre, c’est un enfant à naitre dont on entend la voix, dans le ventre de sa mère.
Nous sommes nombreux, en tant qu’adultes, à être un peu désabusés par le monde dans lequel on vit, et/ou par nous-mêmes. Les ados auront bien le temps de s’en rendre compte, ne les pressons pas sur cette pente-là.

Refuges, Annelise Heurtier, Casterman, 2015.

Vos romans intègrent souvent des éléments historiques ou géographiques très précis. Ces éléments découlent-ils de l’histoire, ou l’intrigue peut-elle survenir de l’envie d’aborder un fait historique ou une région du monde ?

Plutôt la deuxième option ! En général, l’idée débute avec un fait (c’est le cas pour Des sauvages et des hommes, Le carnet rouge, Chère Fubuki Katana, La fille d’avril) ou une région du monde / une période en particulier (Là où naissent les nuages, Sweet Sixteen) qui m’interpellent en tant que personne. C’est toujours de cette façon que cela commence pour moi : une émotion.

Une fois l’émotion transformée en projet d’écriture, comment travaillez-vous sur de tels faits ? Laissez-vous libre cours à votre imagination ou vous appuyez-vous sur des recherches ?

Proposer ce genre de romans implique nécessairement un lourd travail de documentation, qu’il s’agisse de témoigner d’une histoire ayant vraiment eu lieu (Sweet Sixteen, Des sauvages et des hommes) ou de simplement de s’inspirer d’un endroit, d’un fait existant (par exemple les agences de location et les Burakumin du Japon pour Chère Fubuki Katana ou l’interdiction de faire de la course à pied pour les femmes des années 60 pour La fille d’avril).
Le deuxième cas est plus confortable que le premier, car il n’y a pas la crainte de trahir involontairement la réalité. Ce devoir d’honnêteté envers le lecteur est primordial pour moi, il faut que je puisse lui apporter l’assurance que les écarts romanesques que je prends ne sont finalement « qu’anecdotiques ». Ce que je veux pouvoir garantir, c’est que l’histoire aurait pu se dérouler de cette façon, car le contexte, les modes de pensées sont fidèles à la réalité. Au-delà de destinées particulières, je dépeins des époques, des modes de vie, des systèmes de pensée parfois très éloignés des nôtres, et ce sont précisément ces confrontations que je trouve intéressantes.
Cette phase de recherches peut durer jusqu’à plusieurs années et se base sur l’exploitation de ressources multiples : romans, essais, films, documentaires, carnet de voyage. Quand cela est possible je réalise des interviews. Cela s’apparente un peu à un travail de journaliste, finalement. Et cela me passionne !

Vos romans sur les « Little Rock Nine » ou les néocalédoniens exposés dans des zoos humains en France au XXe siècle adoptent la perspective de minorités auxquelles vous n’appartenez pas. Que pensez-vous des débats autour de l’idée d’appropriation culturelle ?

J’aime à penser que tous les avis sont légitimes tant qu’ils sont exprimés dans le respect, la bienveillance et la bonne foi, or j’ai l’impression que ce n’est pas toujours le cas. Cela m’attriste d’autant que je comprends et je respecte cette envie d’aller vers davantage de représentativité.
En ce qui concerne les deux romans que vous citez, j’ai pu lire quelques chroniques qui sont plus dans l’agression que dans la discussion et la progression. Et puis je relève parfois ce que je considère comme des non-sens.
On me reproche par exemple le « white-saviorism » dont feraient montre ces romans.
J’ai expliqué plus haut que je me fixe pour objectif de dépeindre une époque et un contexte avec le plus de fidélité possible. Or justement, pour ces deux romans, malheureusement, l’oppression et le système étaient tels que cela pouvait difficilement se passer autrement que comme je le décris. Les kanaks de Des sauvages et des hommes auraient difficilement pu s’en tirer seuls. Ils n’avaient aucune latitude d’action. On les a manipulés, on leur a fait peur, en leur rappelant qu’ils n’étaient pas citoyens et qu’ils n’avaient aucun droit. Et que s’ils protestaient de quelque façon que ce soit, ils couraient le risque d’être emprisonnés et de ne jamais revoir leur ile…Sans compter le fait que c’était la première fois qu’ils quittaient la Calédonie et qu’ils se retrouvaient propulsés dans cette immense capitale où tout leur était absolument étranger.  
Au final, je trouve que reprocher ce « white- saviorism » serait comme reprocher à un roman qui se déroule dans les années 50 d’être patriarcal…C’est à l’époque, à l’Histoire qu’on peut reprocher quelque chose. Pas aux romans qui le dénoncent.
 On m’accuse également d’ « empêcher les personnes concernées de parler ». Je n’empêche personne de s’exprimer sur quelque sujet que ce soit. Même si je le souhaitais, comment le pourrais-je ? Il y a de la place pour tout le monde. Tout le monde peut écrire et envoyer son manuscrit, d’autant qu’il existe aujourd’hui une réelle volonté de la part des éditeurs de donner la parole à des minorités sous-représentées.  
Par ailleurs, que signifie ce mot, « concerné » ?
Pour Sweet Sixteen, les seules personnes réellement concernées sont les Neuf de Little Rock, et certains ont écrit leur biographie. Il existe par ailleurs un très grand nombre de livres ou d’essais (en langue anglaise) sur le sujet. Je n’ai donc rien empêché du tout, et je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose que d’avoir voulu faire connaître cette histoire de ce coté de l’Atlantique. On a toujours à apprendre du passé, ne serait-ce que pour analyser le présent à la lumière de ce qui s’est produit avant.
Par ailleurs, cette notion d’être « concerné » ou pas me semble dangereuse. En compartimentant, en séparant, elle me semble recréer ce contre quoi elle veut lutter.
Tout cela me peine, car personnellement c’est en tant qu’être humain que je me sens concernée.
Je me sens concernée par ce qui ne tourne pas rond dans ce monde et je ne crois pas que quelque caractéristique que ce soit m’empêche d’être en empathie avec ceux qui souffrent. Je ne prétendrai jamais ressentir toutes ces souffrances car je ne les vis pas, mais j’ai le droit de dire qu’elles me font mal. Je suis consciente d’être privilégiée alors que je n’ai rien fait pour cela (connaissez vous la sublime chanson de Clarika, Tu l’as bien mérité ?) et ma manière à moi de lutter contre cette culpabilité est sûrement de faire ce que je peux, avec mes moyens à moi.
Je crois que si on veut défendre les minorités oppressées, il serait plus judicieux de s’attaquer aux oppresseurs… et pas à ceux qui essayent, imparfaitement ou maladroitement peut-être, de les défendre. A fortiori quand ces minorités n’ont même pas la possibilité de s’exprimer ! En attendant qu’elles le puissent, ou pour qu’elles le puissent un jour, il est sûrement heureux que d’autres les aident en faisant connaître ce qu’elles subissent.

Je finirai en évoquant deux beaux souvenirs.   
D’abord avec Des sauvages et des hommes. Lors d’un récent voyage en Polynésie, une jeune fille kanak est venue me voir pour me remercier de l’avoir écrit. Elle était touchée que quelqu’un s’intéresse à l’histoire de son peuple et dénonce ce que l’état colonial y a fait. Elle était également heureuse que l’on parle de son île de cette façon-là, en en montrant la richesse et la complexité de la culture.
Pour Sweet Sixteen ensuite. Il y a quelques années, une jeune fille a expliqué à la fin d’une rencontre scolaire que ce livre avait changé sa vie. Parce qu’elle avait grandi dans un milieu raciste et qu’elle, « naturellement », avait embrassé les idées de sa famille. Mais que ce roman avait fait voler en éclats ces certitudes. Et qu’elle savait que désormais, elle ne serait plus jamais raciste de toute sa vie.
N’est ce pas incroyable ? Si ce livre a pu changer le parcours d’une seule personne, je suis heureuse de l’avoir écrit.
Mais il est clair que ces accusations me peinent. Si je veux voir le côté positif, elles me permettent également d’apprendre en me faisant me poser des questions.

Vous avez également pris l’initiative d’adapter sous forme d’albums illustrés des textes classiques de Guy de Maupassant (La Parure) ou de Léon Tolstoï (Combien de terre faut-il à un homme ?) Quelle idée originale ! Comment vous est-elle venue ?

J’adore ce genre de littérature, surtout les romans et nouvelles réalistes du 19e. Je crois qu’aujourd’hui encore c’est la littérature que je préfère, et c’est peut-être la raison pour laquelle mes romans sont de facture assez classique.
Il y a quelques années, quand j’ai découvert Combien de terre faut-il à un homme, je me suis dit qu’il était trop dommage que l’objet- livre soit si austère (police minuscule, papier très fin, recueil comprenant beaucoup de nouvelles). J’ai donc pensé à l’adapter en album.
Deux ans plus tard, la même nouvelle est sortie en version BD, rayon littérature générale. Le succès a été fulgurant. Je me rappelle avoir été navrée du fait que dans les médias, les journalistes s’accordent tous à saluer l’auteur pour avoir eu l’idée géniale de sortir cette nouvelle de son triste habit… alors que nous l’avions fait 2 ou 3 ans auparavant. Mais c’est souvent ainsi, la littérature dite de jeunesse est encore trop méprisée, et peut-être encore davantage dans le milieu littéraire lui-même (mais cela change un peu !).

A propos de la littérature justement, nous serions très curieuses d’en savoir plus sur la manière dont vous travaillez concrètement. Avez-vous des rituels d’écriture ? Des horaires définis ? Travaillez-vous généralement sur un seul projet ou vous arrive-t-il d’en développer plusieurs en même temps ?

Je n’ai pas vraiment de rituel et je passe souvent de longs mois sans rien écrire. Je mène un seul projet de roman à la fois, entre les recherches documentaires et l’impact psychologique qu’ont les personnages sur moi, je ne peux pas faire autrement. Par contre, si les projets sont moins engageants (albums ou romans première lecture), je peux en mener plusieurs de front.
J’ai souvent l’impression que je suis moins productive que d’autres mais je ne me sens pas capable d’écrire davantage. Et j’ai besoin de faire d’autres activités, ce qui n’arrange pas ce syndrome de l’imposteur : du yoga, de la cuisine, de la course à pied…

Travaillez-vous avec un plan de votre roman ?

Je ne commence jamais à me lancer dans l’écriture si je n’ai pas l’architecture de mon texte. Ce n’est pas un plan détaillé, d’ailleurs souvent il n’est même pas rédigé, mais il faut qu’il existe dans ma tête. Je sais d’où je pars, je sais où je dois arriver, ce que je veux « résoudre », ce dont je veux parler. Je connais aussi la personnalité des protagonistes avant de commencer. Pour moi c’est indispensable, car à chaque fois que je dois commencer un nouveau roman, je suis très inquiète à l’idée de ne pas y parvenir. Avoir un fil conducteur est primordial, c’est une sorte de fil d’Ariane.

Peut-être est-ce grâce à ce fil d’Ariane, mais nous trouvons que vous avez toujours le ton juste entre le sujet abordé et la manière dont vous le traitez. Comment arrivez-vous à cet équilibre ?

Merci beaucoup ! Mais je n’en sais rien du tout 😊

Vous collaborez avec différents éditeurs. Savez-vous dès l’écriture que votre roman conviendra plus à l’un ou à l’autre ? Vous arrive-t-il de répondre à des commandes de leur part ?

C’est plutôt une question de genre, finalement. Par exemple, pour l’instant en tous cas, je ne vais pas publier des romans ado chez deux éditeurs différents. Au niveau des albums mes éditeurs sont en effet plus variés, même si j’essaie de limiter l’éparpillement. Par contre il est clair que certaines maisons ont des lignes éditoriales bien spécifiques, et que tous les textes ne conviennent pas à toutes. Je ne réponds pas souvent aux commandes, à part pour la presse. J’ai besoin d’être passionnée par un sujet pour m’en  emparer, d’avoir été émue ou puissamment interpellée. S’il ne vient pas de moi, c’est compliqué.

Lisez-vous les critiques de vos romans ? Êtes-vous plus attentive aux retours de la presse ou à ceux des lecteurs ?

Oui, je les lis, cela m’intéresse d’avoir les retours des lecteurs. Pour moi tous les avis sont légitimes, car on a tous des vécus, des personnalités, des goûts différents qui font que l’on va aimer un texte ou non. Et je trouve ce façonnage très intéressant.
Je ne prends jamais ombrage des avis négatifs, tant qu’ils ne sont pas de mauvaise foi et qu’ils se basent sur une lecture effective (il y a parfois des personnes qui commentent sans avoir lu le livre). A l’inverse, ils me font avancer sur mon propre chemin et ma connaissance de l’autre.

Avez-vous un droit de regard sur vos couvertures ?

Cela dépend des éditeurs. Certains vous y associent vraiment, d’autres moins ou même pas du tout. Je me souviens en particulier d’une couverture que je n’avais pas aimée, mais que je n’ai pas pu faire changer. C’est difficile à accepter, car la couverture est primordiale, c’est ce que l’on voit en premier de l’objet-livre… et quand elle ne vous semble pas adaptée à ce qu’il y a à l’intérieur, c’est un peu rageant et frustrant.
Il y a aussi les quatrièmes de couverture qui à elles seules peuvent faire plonger un roman ! Pour moi, ces aspects marketing ne sont pas vulgaires et j’aime en discuter avec les élèves que je rencontre. Ils sont toujours très intéressés quand je leur montre les couvertures de mes romans traduits. Elles nous permettent de nous interroger sur les différents choix éditoriaux qu’il est possible de faire et ce qu’ils révèlent d’une culture, par exemple.

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Un grand merci à Annelise Heurtier pour sa gentillesse et sa disponibilité ! Nous espérons vous avoir donné envie de (re)découvrir ses romans.
En attendant, vous pouvez retrouver son blog ICI et les différents articles où nous avons évoqué son travail LA.

Entretien avec Gaël Aymon

Auteur jeunesse prolifique (38 romans et albums parus depuis qu’il s’est lancé dans l’écriture en 2010 !), et passionné par les contes, Gaël Aymon s’attache à malmener les stéréotypes et à garder une porte ouverte sur l’inconscient.

Il a gentiment accepté de répondre à nos questions. Voici ses réponses !

Gaël Aymon, photo d’Emilie Hautier. Source : gaelaymon.com

Félicitations pour votre nomination au prix Astrid Lindgren ! Quel effet cela fait-il de se retrouver en lice pour ce prix, considéré comme le « Nobel de la littérature jeunesse » ?

J’en suis autant surpris que flatté. Même si les prix ne sont pas forcément synonymes de valeur, et bien que je n’ai pas l’esprit de compétition, cette sélection me touche.

Vous avez exercé d’autres métiers artistiques avant d’écrire pour la jeunesse : ont-ils eu une influence sur votre écriture, les thèmes que vous abordez ?

Sans doute mais ces vies antérieures sont de plus en plus anciennes ! On me parle souvent d’une écriture qui serait cinématographique, elle vient peut-être de mon expérience dans l’audiovisuel. De la même façon, l’immersion dans la psychologie, les pensées de mes personnages, tient peut-être à mon passé d’acteur. Mais ça pourrait être aussi l’inverse : tout cela était déjà là avant, et s’exprime simplement par des vecteurs différents.

Vous êtes un « auteur Babelio », quelle utilité a ce site pour vous ? Trouvez-vous important de lire des avis de lecteurs ?

Je ne savais pas que j’étais cela ! Être seul face à son manuscrit sans retours est assez angoissant. Ces avis sont précieux. Mais je sais aussi qu’ils en disent souvent plus sur les lecteur·rice·s que sur ce que j’ai voulu écrire. Les critiques positives, celles qui donnent le sentiment d’avoir été « entendu », d’avoir touché une sorte de famille, de communauté d’esprits, font toujours du bien et rassurent.

Vous rencontrez souvent vos jeunes lectrices et vos jeunes lecteurs : pourriez-vous nous raconter une de vos belles rencontres ?

J’en ai fait tellement que ça devient difficile d’en citer une ! Il y a tant de moments suspendus. Des rencontres de classes incroyablement éveillées, pas forcément au sens scolaire, avec de vraies réflexions, des débats, des échanges. Ou des élèves qu’on vous dit « très difficiles », et qui se transforment devant leur professeurs pour vous dire combien votre livre leur a plu, que c’est le premier livre qu’ils lisent vraiment. Une rencontre en prison avec des garçons de 15 ans bienveillants et touchants, ou des lycées professionnels, des Ulis qui vous sont reconnaissants de venir juste pour eux, des enseignant·e·s incroyables de foi et d’investissement… Bref, toutes les rencontres qui donnent leur sens à notre présence et qui nous confirment qu’on n’écrit vraiment pas pour la jeunesse par hasard ni pour rien.

Beaucoup de vos livres sont illustrés : comment travaillez-vous avec les artistes qui illustrent vos textes ?

Assez peu. Je valide le choix de l’équipe éditoriale, mon texte déjà finalisé. Je suis l’avancée par étapes et donne peu mon opinion. Je vois cela davantage comme le travail sur un film, où chaque corps de métier, réalisation, montage, montage son… apporte sa part pour créer l’œuvre finale, chorale. Et j’aime aussi la surprise de découvrir de quelle façon des artistes se sont emparés de mon texte. C’est presque une joie d’enfant.

Quels sont vos projets à paraître ?

Je publie de moins en moins, car je m’attaque à des romans de plus en plus conséquents et demandant de plus en plus de travail de recherches en amont. Mi-2023, ce sera un nouveau thriller ados-jeunes adultes contemporain, assez sombre, psychologique, chez Nathan. Un projet que j’ai porté près de 20 ans ! L’année suivante, ce sera un roman plus long, qui me demande un travail historique énorme mais dont je ne dirai rien de plus pour le moment.

Les contes tiennent une place importante dans votre œuvre. Est-ce pour le caractère merveilleux ? Les références qui parlent immédiatement aux lecteurs ? Quel est votre rapport à ces récits fondateurs ? Quel est votre conte préféré ?

C’est parce que je les ai toujours aimés, qu’ils constituent un des socles de mon imaginaire et de ma psyché. Ils sont communs à l’humanité entière et échappent en même temps à toute analyse excessive, à toute explication réductrice. Leur force et leur longévité résident dans ce mystère qui ne parle qu’à l’inconscient. J’en ai lu tant, dans tant de versions différentes que je n’ai plus de conte préféré.

Vous semblez aimer jouer avec les stéréotypes. Comment trouvez-vous l’équilibre entre une histoire qui permet au lecteur de réfléchir et une dénonciation pure et simple ?

Mon équilibre à moi repose sur ma sincérité et l’absence de projet politique ou prosélyte, tout comme sur un détachement par rapport aux dogmes et aux vérités absolues. Les stéréotypes, c’est surtout le public adulte ou l’éditrice qui les voit (ou pas). Moi, je pars de mon imaginaire sans tricher ni forcer les choses. J’ai simplement envie de raconter des histoires qui posent des questions, font surgir des interrogations, en fournissant suffisamment de matière aux lecteur·rice·s pour qu’ils puissent en tirer leurs propres opinions. Quand bien même elles diffèreraient beaucoup des miennes.

Vos sujets allant du très contemporain à des inspirations classiques (Perrault dans L’Apprenti conteur, Balzac dans Et ta vie m’appartiendra), qu’est ce qui détermine le choix d’une intrigue ?

Mon bon vouloir, mon ennui ? Je ne sais pas répondre.

Nous aimons beaucoup la collection « Court Toujours » à laquelle vous avez collaboré. Est-ce que l’on aborde différemment l’écriture d’un texte court et un long ?

Oui. Ce n’est pas la seul différence mais un texte long demande une endurance de coureur de fond, de surmonter bien plus de périodes de doute, de démotivation, et il exige souvent une structure plus complexe.

Vous écrivez aussi bien pour les très jeunes enfants que pour les ados. À quel moment définissez-vous l’âge auquel s’adresse votre histoire ? Des contraintes s’imposent-elles selon le type de lecteur visé ? (Sujet, vocabulaire, longueur du texte…)

Je ne répondrais jamais, comme certains confrères et consœurs, que j’écris avant tout pour moi, sans me soucier de l’âge du public. Au contraire, j’écris pour m’adresser à eux, même si c’est un « eux » flou et imaginaire. Je sais avant même d’écrire à quelle tranche d’âge sera destiné le récit. Le sujet n’en est pas modifié, mais je garde en tête les références qu’un enfant ou un ado ne peut avoir. En littérature pour grands ados et jeunes adultes, il n’y a selon moi quasiment pas de différences avec l’écriture pour des adultes. Sauf que n’écrire que pour eux ne m’intéresserait pas.

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Merci Gaël Aymon d’avoir accepté de répondre à nos questions et bonne route à vos nouveaux projets !

Pour découvrir le travail de Gaël Aymon, rendez-vous sur son site internet.