Lecture commune : PONY de R.J. Palacio

Notre récente sélection de Western, nous a donné envie de partager une lecture commune. Isabelle, Linda et Lucie se sont retrouvées pour échanger autour du dernier roman de R. J. Palacio, PONY, qui les a grandement enthousiasmées.

PONY de R. J. Palacio, Gallimard Jeunesse, 2023.

Lucie : Outre cette magnifique couverture, le nom de R. J. Palacio a-t-il joué dans votre envie de lire ce roman ?

Isabelle : Oui, absolument ! Je garde un souvenir très vif de son roman Wonder. Très original, plume jolie et je me souvenais de très beaux personnages de parents. J’ai été intriguée par ce qu’elle pouvait développer dans un contexte tout à fait différent (puisque Wonder joue dans les États-Unis d’aujourd’hui).

Linda : Pas du tout ! Je ne connaissais l’auteure que de nom et n’avais rien lu d’elle jusqu’ici.

Wonder de R.J. Palacio, Pocket Jeunesse, 2014.

Lucie : Ce roman joue sur un registre très différent de Wonder. D’après sa couverture, à quel type d’histoire vous attendiez-vous ?

Isabelle : La couverture m’a évoqué l’univers du western : le soleil couchant, les grandes plaines, le cheval sur lequel le titre attire l’attention. Je me suis attendue à une grande épopée, initiatique dans la mesure où on voit que le protagoniste est un enfant.

Linda : La couverture évoque le western bien sûr. Je m’attendais à une grande aventure à dos de cheval, un récit initiatique également vu que c’est un enfant qui est assis sur Pony.

Lucie : Cet enfant est donc le héros, Silas ; et on le rencontre à un moment très particulier de sa vie puisque après avoir perdu sa mère très jeune, son père est enlevé sous ses yeux. Qu’avez-vous pensé de cette entrée en matière ?

Isabelle : Comme je m’y attendais, ça démarre comme un western. Une nuit sombre, des inconnus qui débarquent, une existence d’enfant complètement bouleversée suite à l’enlèvement du père par ceux qui ressemblent à des truands. On est directement embarqués dans l’intrigue, les enjeux sont maximaux et les péripéties commencent à se succéder. En même temps, on perçoit assez vite que ce roman ne va pas être un western classique…

Linda : Ce n’est pas tant l’enlèvement du père qui m’a interpellé que l’entrée dans le récit, cette façon de nous présenter les personnages, leur façon de vivre, leurs particularités. Parce que, comme le dit Isabelle, l’enlèvement du père en pleine nuit est un démarrage très classique pour un western.


Ce fut à cette époque que nos vies basculèrent pour toujours, à la suite de la visite avant l’aube de trois cavaliers et d’un poney à la tête sans poils.


Lucie : C’est vrai que le lecteur est très vite happé par l’intrigue ! Ton intuition s’est révélée vraie Isabelle, quels indices t’ont laissé penser que l’histoire n’allait peut-être pas être exactement ce qu’elle semblait d’un premier abord ?

Isabelle : Il y a ce personnage au nom étrange, Mittenwool, qui est présent dès le début mais qui n’est pas introduit comme les autres. Mittenwool, c’est un prénom, ça ? En tout cas, ce personnage est là, interagit avec Silas, glane assez vite des informations importantes sur ce qui est en train de se dérouler, mais on ne sait pas qui il est. On hésite aussi, vu le contenu de ses interventions, entre un enfant et un adulte. C’est hyper intrigant et plonge d’emblée le roman dans une sorte de quatrième dimension vraiment à part. Comment avez-vous réagi par rapport à ce personnage ?

Linda : J’avoue qu’au tout début, au vu de ce prénom, j’ai pensé que c’était un natif américain, ce qui n’aurait pas été si surprenant vu qu’il s’agit quand même d’un western. Mais très rapidement on comprend qu’il est autre chose sans vraiment comprendre qui il est vraiment ni le pourquoi de sa présence auprès de Silas. Et à partir du moment où Silas part à la recherche de son père, Mittenwool m’est apparu comme un protecteur…

Lucie : Je me suis interrogée un moment sur la nature de ce personnage, en effet. Tu as raison, R. J. Palacio ne le présente pas comme les autres. Il semble être le meilleur ami de Silas mais il est clairement à part. Où vit-il ? Où est sa famille ? Pourquoi ses rapports avec les autres personnages sont-ils si étranges ? Cela m’a clairement interpellée. Et toi Isabelle, comment as-tu réagi face à ce personnage ?

Isabelle : Je trouve que c’est quelque chose qui nourrit le suspense dans le roman. Quand je l’ai lu avec mon fils de douze ans, il m’a arrêtée à la première mention et demandé : “Mittenquoi ? C’est qui ?” Il était un peu perturbé à chaque fois, mais très intéressé aussi. C’est un personnage qui finalement a énormément attiré sa sympathie, il l’a adoré et s’est presque mis à rêver d’une telle relation.

Lucie : Je comprends que ton moussaillon ait rêvé. Mittenwool est éminemment sympathique et je dois dire que, comme Linda, j’ai été bien contente de le voir accompagner Silas dans son aventure, quelque soit sa nature !

Linda : En fait c’est vraiment plus sa présence auprès de Silas qui m’a intriguée. J’avoue ne pas avoir eu plus que ça de questions à son sujet que de savoir pourquoi il ne quittait pas Silas. Quel était ce besoin qu’il a de toujours le protéger ?

Isabelle : C’est quelque chose qui est très réussi dans ce roman. Il y a les péripéties, l’aventure, les cliffhangers typiques du Western, mais il y a cette bizarrerie qui interroge, le mystère qui entoure plusieurs des personnages. Deux types de mises sous tension qui viennent se combiner pour nous captiver.


À l’amour. À ce qui nous transcende. L’amour nous guide. L’amour ne nous quitte pas. L’amour est un voyage sans fin.


Lucie : En effet, l’ambiance de ce roman est très particulière. Comment la qualifieriez-vous et qu’apporte-t-elle selon vous ?

Linda : Pour moi il y a, en plus de l’aventure, une dimension fantastique qui vient jouer sur la notion de vie et de mort, notion intéressante car je trouve que le thème principal du roman reste l’amour, celui qui justement perdure au-delà de la mort. 

Isabelle : C’est effectivement une atmosphère étrange puisque tout ce qui se passe ne s’explique pas (et je ne parle pas que de Mittenwool), et je dirais pour rebondir sur ce que dit Linda que ce roman est aussi infiniment mélancolique. Outre la réflexion sur les frontières entre vie et mort, le fait que des souvenirs de Silas avec son père fassent intrusion dans son esprit alors qu’on ne sait pas s’il retrouvera le père y contribue, forcément. Mais aussi ces vieux daguerréotypes en noir et blanc montrés entre les chapitres qui montrent les visages graves que prenaient les gens à cette époque et donnent une forme aux personnages. 

Lucie : Ces daguerréotypes m’ont semblé avoir un lien avec ce côté fantastique et la présence de fantômes. Pour moi ils illustrent le souvenir des disparus, puisque le procédé était rare et coûteux et que donc les gens n’avaient souvent qu’une seule image pour se souvenir d’une personne. Et dans le même temps, en prenant la pose on ne montre jamais qu’une facette de soi (et encore !) et cela illustre aussi la quête d’identité qui anime notre Silas. Enfin c’est l’interprétation que j’en ai faite  !

Linda : Absolument ! L’auteure dit les utiliser pour donner un visage à ses personnages et peut-être plus. Mais quand on sait que ce sont des portraits d’inconnus, cela vient appuyer le fantastique. C’est comme donner vie à des fantômes… 

Isabelle : J’ai fait des parallèles avec des personnages du chapitre respectif, donc j’ai eu l’impression que c’était leurs portraits. Je n’ai lu qu’après qu’il s’agissait de vrais portraits d’époque et j’ai été admirative du travail de recherche de l’autrice. Je me suis fait la réflexion aussi à propos de l’arrière-plan des États-Unis de 1860 qui vient donner de la densité, de la profondeur au propos, de l’ampleur aux enjeux. L’époque est rendue tout en finesse, non ?


Toute mon existence, j’ai croisé des individus dans son genre. Bornés et sans imagination. Sans aucune vivacité d’esprit. Alors ils essaient de limiter le monde à des choses dérisoires qui leur paraissent compréhensibles, mais le monde ne peut pas être limité. Le monde est infini ! Et toi, si jeune que tu sois, tu le sais déjà.


Lucie : C’est assez subtil parce que Silas traverse essentiellement des étendues naturelles et non des villes, qui auraient permis des rencontres peut-être plus parlantes sur le contexte historique. Mais tout de même, cette histoire de fantômes évoque immédiatement le passé sanglant de la conquête américaine et l’extermination des natifs amérindiens. Et puis nous avons les recherches techniques du père autour de la photographie, les références littéraires… Cela participe à un contexte riche sans qu’il n’ait besoin d’être trop appuyé, il me semble.

Linda : Oui, les faits historiques ou les avancées scientifiques sont intégrés au roman comme autant d’éléments qui viennent donner de l’épaisseur à l’univers que construit l’auteure et à ses personnages. Ainsi la capacité de Silas à communiquer avec les fantômes permet de donner une voix aux victimes des combats : massacre des Indiens, conquête de l’Ouest, esclavagismes… 

Isabelle : J’ai vraiment apprécié la manière dont ce contexte assez passionnant puisque les États-Unis sont au bord de la révolution industrielle et de la guerre de Sécession, est restitué de manière très fluide sans prendre le dessus sur l’intrigue. L’enthousiasme de Silas et de son père pour les sciences, dont tu parlais Lucie, est vraiment quelque chose que j’associe à cette époque (je sais que vous avez lu Calpurnia qui joue quelques décennies plus tard).

Lucie : Outre Mittenwool, un autre personnage a une place prépondérante bien que ce soit le grand absent de l’histoire : Pa, le père de Silas. Qu’avez-vous pensé de sa personnalité et de ses rapports avec son fils ?

Linda : Martin est un homme décrit comme très intelligent, curieux et désireux d’améliorer le quotidien de tout un chacun… Il a d’ailleurs inventé des bottes avec des talons spéciaux qui lui valent un succès commercial important. Mais c’est sa relation à Silas, la façon dont il choisit de l’éduquer, loin des bancs de l’école, loin des gens « bornés et sans imagination » qui m’a fascinée mais également interrogée. Comme tu le disais Isabelle, ils partagent une passion pour les sciences mais il y a aussi la passion pour la littérature, les grands classiques, notamment autour de la mythologie, qui nourrissent l’imagination de Silas, mais en même lui donnent une vision erronée de la réalité. Il s’en rend compte peu à peu. Il s’aperçoit que son père l’a vraiment protégé mais que, malgré toutes les connaissances qu’il lui a apportées, il ne l’a pas préparé à vivre dans la réalité du monde dans lequel ils évoluent.

Isabelle : Je te rejoins, Martin est un personnage vraiment fascinant et attachant, avec plein de facettes un peu surprenantes, cette intelligence alliée à un tempérament à la fois aimant et très déterminé… Pour moi, il restera comme l’une des plus belles figures de pères que nous avons rencontrées lors de nos lectures. Et en même temps, il a une part de mystère qui m’a taraudée sans cesse, je n’arrivais pas complètement à le cerner et cela a irrémédiablement piqué ma curiosité et alimenté mes spéculations avec mon fils. Et toi, Lucie, comment l’as-tu perçu ?

Lucie : Comme vous j’ai été très touchée par cet amour qui le lie à son fils, sa confiance en son intelligence et sa bienveillance. L’épisode de la lentille destinée à photographier la lune m’a beaucoup marquée, il est très parlant. Et dans le même temps, il a tellement voulu protéger son fils qu’il l’a nourri intellectuellement sans lui donner toutes les clés pour affronter un quotidien sans lui. Comme vous le disiez, la question de son identité reste en suspens jusqu’au bout : est-il ou non ce faussaire de génie que les bandits sont venus chercher ?

Linda : Oui, l’auteure a réussi à nous maintenir tout du long dans le secret de ce personnage. On s’interroge alors que Silas n’ose même pas penser à ce que son père pourrait lui avoir caché, à la vie qu’il pourrait avoir eu avant… C’est assez fascinant !


Eh bien, c’est un de mes livres préférés, rétorquai-je. Fénelon l’a écrit pour le roi de France, quand le roi était enfant. Pour lui, la guerre n’est juste que si elle est menée pour apporter la paix. Mais notre gouvernement ne se bat pas pour la paix. Il se bat pour des territoires.


Isabelle : Tu parlais aussi des lectures qu’ils ont partagées, Linda, c’est quelque chose que j’ai trouvé très joli. L’autrice s’est vraiment demandé ce qu’un tel duo aurait pu lire comme textes à cette époque ! On y trouve les mythes grecs et arthuriens, ou les écrits de Fénelon qui sont un texte assez fondateur de la littérature jeunesse. Chouette d’imaginer que des familles ont pu partager comme nous des lectures du soir il y a 150 ans.

Lucie : Oui, tout à fait ! Cet aspect m’a énormément plu aussi !

Linda : D’ailleurs il y a un passage vers la fin où Silas raconte les lectures à voix haute le soir avant le dîner, des moments qu’il aime particulièrement et j’ai vraiment aimé retrouver dans un roman, une activité que nous partageons également avec nos enfants.

Les Aventures de Télémaque de Fénelon, folio classique, 1995 (pour cette édition)

Lucie : Bien que s’éloignant du genre par l’aspect fantastique que nous avons évoqué et par cette figure de père que l’on pourrait qualifier d’amateur éclairé, on retrouve tout de même de forts marqueurs du western dans ce roman. Un cheval, le fameux Pony, un vieux marshall, un binôme de shérifs, des méchants plutôt redoutables, mais aussi des paysages grandioses. Aimez-vous les westerns et – que ce soit le cas ou non – quel aspect vous a le plus convaincues ?

Linda : Je lis assez peu de western, de même que j’en regarde très rarement. Et je crois que dans Pony c’est tous les aspects que l’on a évoqué qui m’ont convaincue, car c’est eux qui nourrissent la trame du récit et donnent envie d’avancer la lecture pour voir où l’aventure va les mener, pour savoir si l’auteure nous donnera les réponses aux questions qu’elle soulève…

Isabelle : J’aime les westerns parce qu’ils ont tout un ensemble d’ingrédients qui nous sont familiers tout en nous emmenant très loin. Je suis assez fascinée par l’histoire des États-Unis, notamment à cette époque, donc toujours intéressée d’y voyager par le biais de nos lectures. J’aime aussi les grands paysages américains. Il y a enfin le motif récurrent de la liberté, souvent le héros du western joue un peu sa vie sur une quête de liberté et ici aussi, Silas se met en danger mais trouve sa voix et sa voie sous nos yeux. Après, je trouve que le roman commence comme un western classique mais qui déraille assez vite vers autre chose quand des spirales de souvenirs assez longues font intrusion dans le récit et quand on glisse vers le fantastique. C’est déconcertant mais c’est ce qui fait, pour moi, que le roman n’est pas qu’un chouette récit d’aventure mais un coup de cœur qui m’a profondément émue.

Parlons donc un peu de Pony qui donne son nom au roman, non ?

Lucie : Au vu de la couverture et du titre, je pensais que la relation de Silas et Pony serait plus développée. Ce n’est pas forcément un regret ni un manque car cette histoire est déjà extrêmement riche, mais je ne me voyais pas faire figurer ce roman dans notre article sur l’amitié entre enfants et animaux par exemple. Pony est une présence constante, fiable, mais pas aussi flamboyante que son apparition et sa description auraient pu le laisser penser. 

Isabelle : C’est vrai que le choix du titre est un peu décalé par rapport au roman. Mais Pony reste une bestiole admirable qui est un peu le pendant de Silas : une créature étrange (j’ai eu du mal à m’imaginer la tête qu’il peut avoir avec son crâne rasé) mais pleine de ressources, qui double les plus grands des chevaux et semble avoir une perception arrêtée des humains. Ne sous-estimez pas Pony ! Vous imaginez bien que mon garçon et moi avons été sous le charme.

Lucie : Nous avons toutes les trois beaucoup aimé ce roman et je me demandais : à qui conseilleriez-vous ce roman ?

Isabelle : Comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, mon fils de 12 ans a vraiment aimé ce roman. Je l’ai déjà offert à un copain du même âge. Je n’hésiterai pas à le proposer de nouveau à des enfants bons lecteurs, surtout s’ils ont une affinité pour les romans historiques (peut-être plus que les westerns). Et vous ?

Lucie : J’avoue l’avoir déjà pas mal prêté et conseillé. Ce roman m’a beaucoup plu et je le trouve à la fois assez trépidant pour plaire à nos lecteurs assez jeunes (mais tout de même aguerris parce qu’il fourmille de références) et à la fois assez dense pour satisfaire des adultes. Il me semble que le côté fantastique est assez léger pour ne pas rebuter ceux qui n’apprécient pas énormément l’intrusion du surnaturel. Aussi bien mon fils du même âge que le tien que ma mère (retraitée) l’ont aimé. On peut donc le conseiller sans risque !

Isabelle : Ha ha, je l’ai aussi recommandé à ma mère qui était assez partante !

Linda : Je ne l’ai pour le moment recommandé qu’à l’une de mes filles de 14 ans car c’est un texte qu’elle devrait aimer. C’est une lecture qui a de quoi séduire beaucoup de lecteurs pour peu qu’on aime l’aventure, les héros courageux, les contextes historiques (ça me semble même assez essentiel), et le fantastique à petite dose. Il y a beaucoup d’émotions ce qui n’enlève rien et les personnages sont quand même assez attachants, en plus d’être singuliers (le duo de shérif est quand même bien drôle).

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Avez-vous lu PONY ? Qu’en avez-vous pensé ? Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir ce roman !

Lecture commune : A(ni)mal de Cécile Alix

Cela faisait un moment que Liraloin et Lucie avaient envie de lire A(ni)mal sans trouver l’occasion de sauter le pas. Elles ont donc décidé d’en faire une lecture commune. Cette lecture les a bouleversées, en voici la discussion pleine d’émotions.

A(ni)mal, Cécile Alix, Slalom, 2022.

Liraloin : Lucie, c’est toi qui m’a conseillé ce titre (qui est plus que d’actualité, vu les évènements !). Je t’en remercie. Pourquoi ce roman plutôt qu’un autre titre de cette autrice? 

Lucie : Cela faisait un moment que je tournais autour, sans vraiment savoir quel était le sujet. Il revient souvent sur Babelio, la couverture est colorée, bref, je te l’ai proposé sans vraiment savoir dans quoi on allait s’embarquer. Merci de m’avoir suivie d’ailleurs !
Je me demandais si de ton côté tu savais à quoi t’attendre ?

Liraloin : Ce livre faisait partie de mes envies depuis un petit moment et comme d’habitude j’étais happée vers d’autres lectures ; lorsque tu m’as expliqué que Cécile Alix était d’accord pour une interview j’ai accéléré le rythme ! 
Il me semble que tout comme Annelise Heurtier, Cécile Alix s’inspire des maux de notre société. Est-ce que finalement après coup, le sujet t’as donné envie de le lire? 

Lucie : Vraiment, je n’ai pas su de quoi parlait ce roman jusqu’aux premières pages, où le sujet devient rapidement évident. Je ne savais pas trop quoi penser de cette couverture, je n’avais pas lu le résumé… Je ne savais pas trop où je mettais les pieds. Enfin, je venais de lire Guerrière de Cécile Alix, et j’ai vite compris que je me trouvais dans une thématique au long cours (les violences de la société qui se répercutent sur les enfants). Il me semble que ces deux romans se répondent sur de nombreux points !

Guerrière, Cécile Alix, Slalom, 2023.

Lucie : Quand j’ai finalement réalisé quel était le sujet, je t’avoue que j’ai un peu craint d’être bouleversée par le désespoir du personnage. Mais il me semble que les rencontres lumineuses et la fin pleine d’espoir sont un peu des « attendus » en littérature jeunesse. On peut faire subir le pire à son personnage, mais par convention le lecteur s’attend à ce qu’il survive et que son horizon s’ouvre au moins un peu à la fin.
Est-ce que cela te gêne ou tu apprécies cette lumière ?

Liraloin : Je comprends parfaitement ce que tu dis. En effet, j’avais lu il y a des années de cela Refuges et les souvenirs de cette lecture me hantent encore, un peu traumatisée aussi par la bande dessinée Droit du Sol ! Je n’avais franchement pas hâte de lire ce roman. En ce qui concerne le dénouement, je m’attendais pas du tout à cette chute. Après je remercie l’autrice d’avoir insufflé une fin positive et pleine d’espoir.

Refuges de AnneLise Heurtier, Casterman, 2015 – Droit du sol de Charles Masson, Casterman, 2009 pour la première édition.


Liraloin : J’avais une question sur la couverture justement, que tu évoques au début. As-tu fais attention aux détails? 

Lucie : Je t’avoue que non, pas au premier abord. Ces yeux m’avaient intriguée, mais j’étais trop pressée de le découvrir. Cela dit, en effet, quand on connait le sujet la couverture fait vraiment sens, non ?

Liraloin : Exactement, on y voit tout le parcours que doit mener un migrant, affronter les éléments de la nature et la cruauté des autres …
D’ailleurs pour en terminer avec la couverture, comment as-tu interprété le titre ? 

Lucie : Lui aussi m’a intriguée (décidément !). Rapidement, j’ai pensé à ce côté animal qui ressort dans les situations de danger, où l’on est prêt à tout pour survivre, mais aussi à la violence animale des passeurs, et puis ce ni entre parenthèse, je l’ai pris comme justement le refus de céder à la peur et à la douleur, pour tenir jusqu’à l’arrivée. Mais je n’ai compris la vraie signification qu’à la fin lors de la révélation (on ne va pas trop en dire mais quand même 🙂 j’avais des doutes depuis quelques chapitres, mais je n’avais pas fait le lien avec le titre. Et toi, as-tu été plus fine et trouvé le sens de ce titre ?

Liraloin : Tout comme toi, j’ai trouvé en ce titre une signification plus sur le fait de résister aux appels incessants de cette lente transformation vers le côté animal. Cette lutte perpétuelle pour rester humain et ne pas sombrer. Mais pas du tout, alors je n’ai rien vu venir, j’ai été surprise ! 
Qu’as-tu pensé des 2 citations qui ouvrent le roman?

L’instinct, c’est l’âme à quatre pattes ; la pensée, c’est l’esprit debout.

– Victor Hugo, Tas de pierres

La foule est la bête élémentaire, dont l’instinct est partout, la pensée nulle part.

– André Suarès, Voici l’Homme

Lucie : Elles sont hyper bien choisies, évidemment ! J’aime beaucoup celle de Victor Hugo, qui rejoint justement ce que l’on disait sur l’animalité. Je vois moins le rapport avec la foule de la seconde citation, mais c’est vrai que le groupe formé par les migrants perd toute humanité pendant le trajet à force de privation, de peur et de violence et on a l’impression qu’on leur a enlevé totalement leur faculté à penser, se rebeller.
Et toi, qu’en penses-tu ?

Liraloin : Tu es trop forte ! Je n’ai pas mieux et c’est vraiment ce que je pense ! Elles sont très importantes et elles cognent bien comme ça en prologue !
Si on en vient à l’histoire, je dirais que dès le départ, tout va très vite, il y a une certaine urgence. Le corps d’un enfant tient la scène principale. Qu’en as-tu pensé? 

Lucie : Aïe, je me suis dit que l’auteure n’allait pas nous épargner. Et elle a raison, cela ne sert à rien d’aborder un tel sujet si c’est pour édulcorer. Mais la dureté de cette mère envers son enfant… On comprend bien sûr qu’elle veut l’endurcir, l’armer pour réussir cette traversée infernale. Mais la séparation est rude, c’est la première épreuve imposée à Miran et pas la dernière ! Tu as parfaitement raison sur la place du corps, et ce mantra tu es un homme qui s’oppose à la volonté de l’enfant de profiter une dernière fois de la tendresse de sa mère. C’est fort en émotion, immédiatement, non ?!

Liraloin : Oui en effet, j’ai été un peu bouleversée par cette scène où la mère est distante, pour protéger son enfant, le détourner de tout bonheur, de le forcer à oublier, de le forcer à grandir trop vite, cette accélération de tout détruit tout amour et c’est puissant !
Puis tout va très vite dans ce long et dangereux périple que vont effectuer ces personnes. Qu’as-tu pensé de cette relation qui s’installe entre le vieux et Miran malgré les recommandations de la mère du jeune homme de ne faire confiance à personne? 

Lucie : Oh, j’ai adoré ce vieux. Quelle humanité dans l’enfer ! On aimerait être capable de réagir comme lui face à l’adversité. Heureusement qu’il est là, tant pour Miran que pour le lecteur qui souffle un petit peu lors de leurs courts échanges.
Je sens que ce vieux t’a plu à toi aussi, je me trompe ? Y’a-t-il d’autres personnages qui t’ont particulièrement touchée et dont tu souhaites parler ? 

Liraloin : Oui tout comme toi, j’ai apprécié l’oxygène que le vieux apporte dans ce monde où le mal est la note principale ! Ce qui m’a aidé à trouver du positif c’est les autres rencontres que Miran peut faire et celle du fermier perdu dans sa campagne m’a vraiment émue. Sans trop en dire… les autres personnages de la fin du récit sont d’une intelligence et d’une générosité sans précédent. Malheureusement la violence des passeurs prend le dessus continuellement. Comment as-tu réagi lors des interactions entre eux et les migrants ? 

Lucie : Je suis consciente de vivre dans un monde de bisounours, et nous avons la chance d’être très protégés. On a beau voir/lire les infos, on ne ressent pas ces violences, on reste à l’extérieur. C’est là où je trouve que ce roman est très fort pour nous faire ressentir cette brutalité gratuite, et surtout la nécessité de ces gens de partir. S’ils sont prêts à vivre ces horreurs, de quel droit nous leur en imposons d’autres à leur arrivée ? 
Cela m’a fait penser à ces débats autour de l’appropriation culturelle. Bien qu’elle ne soit pas elle-même migrante, Cécile Alix parvient à nous faire ressentir au plus profond de notre être la déchéance à laquelle sont poussés les migrants. Ils ne se sentent même plus humains et ont l’impression de ne plus rien valoir. Ces passeurs… Il n’y a pas de mots pour qualifier ces gens qui profitent de la détresse des autres pour s’enrichir et passer leurs pulsions. C’est extrêmement choquant.

Liraloin : D’ailleurs il y a ce paragraphe qui m’a beaucoup touché :

“Eux, ils ont un nom, un pays, un business. Une arme et le pouvoir de donner la mort. Ils sont quelqu’un. Nous ? Nous nous renions. Plus de nom, plus de papiers, plus de patrie. Sans identité, nous ne sommes personne. Nous nous oublions.”

Aujourd’hui j’écoutais un podcast et l’invitée était Marguerite Abouet, la scénariste de Aya de Yopougon et elle racontait qu’à l’époque elle a pu venir de Côte d’Ivoire sans soucis puis avec la loi Pasqua tout c’est durcit, elle est devenue une étrangère et que ça été compliqué psychologiquement. Je te rejoins sur le fait qu’une fois en terre “ sécurisée” ces personnes doivent encore subir moultes directives qui déshumanisent toujours et encore. Les interactions que ces migrants subissent avec les passeurs sont affreuses et le passage cité veut tout dire.
Est-ce que comme moi tu as ressenti cette lutte incessante de Miran pour rester humain, comme tu le dis plus haut “Tu es un homme” ce que lui dicte sa mère avant de le préparer à partir ? 

Lucie : Oui, bien sûr. C’est un tiraillement permanent que l’on sent très bien entre la nécessité de se protéger en faisant mine de ne pas remarquer les événements traumatisants qui surgissent (comme la disparition de la fille au sac bleu) et le combat pour rester digne. Mais rester digne quand on assiste à des exécutions sommaires ou que l’on est forcé de laper de l’eau dans une chaussure pour survivre, c’est compliqué.

Liraloin : Il y a une citation qui montre cette souffrance et résume bien ce que tu as dit :

“Je me brise en deux, en trois, en quatre, en cent, en mille. Je ne veux plus rien ressentir et ne plus être en vie.”


Lucie : On a bien compris que Cécile Alix ne cache rien de l’inhumanité des passeurs, si ça te vas, laissons les lecteurs découvrir la suite l’ampleur de leur perversité. Une fois arrivé en Europe, Miran fait quelques belles rencontres.
As-tu un/une préféré(e) ?

Liraloin : Heureusement qu’il existe des personnes “humaines” pour apporter cette lumière. J’ai aimé le jeune homme que Miran rencontre à Lyon, qui lui donne des conseils, l’accueille si gentiment dans son humble habitat. Une belle preuve de solidarité !
Et toi tu as préféré quel personnage? 

Lucie : L’italienne m’a beaucoup touchée parce que c’est la première qui tend vraiment la main à Miran. Elle donne, sans rien attendre en retour, c’est très beau. Encore une fois, on aimerait être sûr de réagir comme elle dans la même situation ! Et évidemment la famille de la fin, dont tu parlais plus tôt, est géniale.

Liraloin : Mais oui, quelle générosité de la part de cette italienne !

Lucie : Malgré ces beaux personnages, cette lecture reste très dure. Je me demandais si elle ne t’avait pas trop miné le moral. Comment en es-tu ressortie ?

Liraloin : C’était un peu particulier. J’ai commencé ma lecture durant mon trajet pour le salon du livre et puis j’ai stoppé car je n’étais pas capable d’absorber la suite (le passage de la mère préparant son fils m’a trop fait cogité). Par contre j’ai terminé le roman sur le trajet du retour, d’une traite sans m’arrêter comme ci il fallait que je puisse délivrer ce personnage en lisant sa détresse. Ensuite, j’ai repensé à toutes ces autres lectures comme la lecture commune que nous avions fait sur cet album sans texte si terrible, Migrants. Je me suis dit que j’étais totalement privilégiée et qu’il fallait, à mon niveau, continuer à promouvoir ces romans, travailler avec les personnes primo-arrivantes… 

Lucie : La plume de l’auteure a quelque chose de très particulier. Je n’ai pas vraiment réussi à mettre le doigt dessus, mais comme toi, elle a su me transmettre ce sentiment d’urgence et j’ai lu ce roman très très vite. Pratiquement dans la journée.
As-tu réussi à comprendre comme elle faisait cela ?

Liraloin : Dans ma chronique j’ai écris cela : A la fois empathique et factuelle, l’autrice nous livre une histoire où la cruauté est une sombre réalité mais au fur et à mesure des lueurs viennent atténuer la noirceur des propos.
Je trouve que son écriture se rapproche de celle d’Annelise Heurtier, peut-être parce que ces deux autrices traitent de sujets sociétaux.

Lucie : Pour finir, à qui conseillerais-tu ce roman ?

Liraloin : Je le conseillerais à des ados à partir de 13 ans, j’aimerais en lire des passages pour les inciter à regarder un peu moins leur nombril (je suis titilleuse) mais aussi je pense le conseiller à des adultes car c’est un sujet trop d’actualité et ce récit nous livre énormément de détails sur la vie des migrants.
Et toi ? 

Lucie : Oui, je dirais à partir de 13 ans aussi. Pas trop tôt et surtout de bons lecteurs, qu’ils soient un peu habitués à des lectures exigeantes. Je suis d’accord avec toi, cette lecture décentre et cela fait beaucoup de bien. Cela ne me gêne pas du tout de conseiller ce type de livres à des adultes. On en parlait tout à l’heure, je trouve que parfois un bon roman fait plus d’effet qu’un reportage. Il y a un effet d’empathie avec les personnages qui est très fort quand c’est réussi. Et je crois qu’on est d’accord pour dire que c’est le cas ici !?

Liraloin : Tu as tout dit Lucie, oui un bon roman transmet plus de sentiments et on garde ce souvenir de lecture bien ancrée quelque part dans sa tête, une lecture qui ressurgira à un moment donné ! 

Lucie : C’est vrai, je suis tout à fait d’accord avec toi, c’est un roman qui infuse longtemps, qui laisse une trace de manière durable. Ce n’est pas si fréquent.

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Avons-nous réussi à vous donner envie de découvrir A(ni)mal ? Et si vous l’avez déjà lu, qu’en avez-vous pensé ?

Si vous avez envie de découvrir d’autres titres sur le thème des migrants, vous pouvez retrouver notre sélection ICI.

Retrouvez les avis complets sur ce roman de Lucie et Liraloin.

Lecture commune : Les mystères de Mika, tome 1 : Le corbeau de nuit, de Johan Rundberg

Quel plaisir de dénicher un peu par hasard une pépite littéraire dont on n’avait pas entendu parler ! Isabelle a eu un vrai coup de cœur en lisant Le corbeau de nuit, premier tome d’une série jeunesse suédoise développée autour du personnage de Mika et signée Johan Rundberg. Lucie et Linda se sont montrées partantes pour une lecture commune. L’occasion aussi de découvrir le lauréat du prestigieux Prix Astrid Lindgren 2023 !

Les mystères de Mika, tome 1 : Le Corbeau de nuit, de Johan Rundberg. Éditions Thierry Magnier, 2023.

Isabelle : Un roman, c’est d’abord une couverture et celle-ci annonce la couleur de multiples manières ! Qu’en avez-vous retenu ?

Linda : La couverture est très sombre et évoque une grande ville. Avec cette enfant habillée de guenilles au centre, cela m’évoque fortement Oliver Twist de Dickens, d’autant qu’il est difficile d’identifier le genre du personnage.

Lucie : Cette couverture est sombre en effet ! Tant dans les tons que dans le visage fermé du personnage principal. Personnage dont on ne sait pas tout de suite si c’est une fille ou un garçon d’ailleurs. Sombre, donc, mais aussi très intriguant. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir ce qui t’a attirée vers ce roman Isabelle ?

Isabelle : Je regarde assez systématiquement les nouveautés de mes éditeurs préférés et les éditions Thierry Magnier en font partie. Le résumé a piqué ma curiosité et aussi le fait que ce roman vienne de Suède, j’ai un faible pour la littérature qui ouvre des fenêtres vers d’autres époques et pays ! Et justement, la couverture m’a intriguée par sa noirceur inhabituelle pour un roman jeunesse (même si l’énergie de la protagoniste en couverture nous situe bien en littérature jeunesse), ainsi que l’atmosphère à la fois suédoise et 19ème siècle. Au moment où je commençais ce livre, j’apprenais que l’auteur était le récipiendaire du prix Astrid Lindgren, ce qui a décuplé ma curiosité !

Johan Rundberg. Source : Babelio.

Isabelle : Une fois plongées dans ce roman, quelle a été votre première impression ?

Lucie : Elle a été immédiatement confirmée ! Le froid, la faim, la tristesse des orphelins… le roman nous plonge dans un contexte très difficile, mais aussi très réaliste. Heureusement le personnage de Mika, avec son énergie et son humour, parvient rapidement à insuffler un peu d’espoir.

Linda : Et bien cela confirme l’ambiance des romans de Dickens avec ses orphelins, la vie difficile du peuple, surtout quand l’hiver est rude, la faim qui les tenaille et la vie qui semble ne tenir qu’à un fil. En fait, sur certains aspects : abandon, mystère autour de l’enfant, personnage dissimulé dans l’ombre, on retrouve aussi des similitudes avec le Sans Famille de Malot.

Isabelle : Oui, j’ai aussi pensé à Dickens. C’est un 19ème siècle des quartiers pauvres plongé dans un hiver absolument glacial et où règne une grande misère. J’ai trouvé que l’auteur n’y allait pas par quatre chemins d’ailleurs et n’occultait rien des souffrances des pauvres à cette époque à ses jeunes lecteurs : entre la pénurie de bois qui fait planer l’ombre de la mort un peu partout (et à un moment on se demande si la mort ne serait pas une délivrance), les rapports sociaux qui semblent durcis par le froid, les orphelins et gamins des rues livrés à eux-mêmes… et la compromission à tous les niveaux, si l’on pense (un peu plus tard dans le roman) ce fossoyeur qui semble piller les cadavres ! 

« Si elle rencontrait Dieu, elle aurait deux mots à lui dire. Comment se fait-il que des enfants de six ans se retrouvent à devoir avaler du hareng saur tous les jours, à en avoir des crampes d’estomac ? Pourquoi les dames des beaux quartiers ne font pas de dons quand les pauvres en ont le plus besoin ? Ils ne vont pas pouvoir tenir comme ça bien longtemps.
Grâce aux portes et aux verrous, on peut toujours tenter de maintenir la mort à l’écart, mais si la faim s’invite, ils ne servent plus à rien. La mort est déjà là, à ses côtés. »

Isabelle : Avez-vous trouvé cela pesant ?

Lucie : Etonnamment, non, pas vraiment. Peut-être effectivement parce que ce type de récit s’inscrit dans une tradition dans laquelle on sait que l’orphelin va surmonter les difficultés en trouvant des ressources inattendues. Il y a de très dangereuses rencontres, on sent que la vie de ces orphelins ne vaut rien. Mais cela nourrit le récit et dramatise les enjeux. On est immédiatement emportés !

Linda : Non au contraire je trouve aussi que cela nourrit le cadre du récit. Et cette misère est centrale à l’histoire, comme on le découvre plus tard. Si l’auteur veut réussir à plonger le lecteur dans l’époque, la lui décrire sans fioriture me semble essentiel.

Isabelle : Et bien je vous rejoins. C’est une question que je me suis posée à la relecture, notant tout de même une grande franchise dans la description de la misère. Par exemple à un moment l’auteur parle des enfants « aux yeux caves qui boivent bruyamment le lait dilué contenu dans leurs tasses ». Mais je trouve que cette dimension sociale donne de la force au récit sans aucunement l’appesantir. D’un côté parce que l’énigme policière place le récit sous tension comme vous le disiez, de l’autre parce qu’il y a cette héroïne incroyable qui parvient à tout mettre à distance avec son ironie à toute épreuve.

Linda : Mika est totalement lucide sur ce que la vie à lui offrir et cette ironie dont tu parles est probablement ce qui démontre le plus sa force de caractère. Elle a besoin de rire de sa situation, leur situation à tous, car c’est ce qui l’aide à tenir, à continuer de vivre.

Isabelle : Justement, comment décririez-vous la protagoniste au cœur du roman et de la série qu’il initie ?

Lucie : Mika est étonnante. A la fois dans la lignée de ces personnages féminins très conscients des faiblesses liées à leur sexe, ici amplifiées par son statut social et son jeune âge. Et à la fois, on a le net sentiment que c’est cette conscience du danger qui lui a permis de développer les incroyables capacités dont elle va faire preuve dans le roman. Ce qui permet de rendre ces talents plus que crédibles. C’est très bien vu.

Linda : Comme Lucie, je pense que Mika a su développer son incroyable capacité d’observation parce qu’elle a très tôt compris que la vie ne lui ferait pas de cadeau. Les orphelins sont en danger à chaque instant et ils ne doivent leur salut qu’à eux-mêmes.

Isabelle : Je vous rejoins sur tout ! Dans l’adversité, Mika a développé des réflexes de survie qui font d’elles une vraie rivale de Sherlock Holmes. Elle est aussi très lucide sur sa condition, comme vous le dites, mais refuse de se résigner au sort qui semble tout tracé.

Linda : Mais ce que j’aime aussi chez elle, c’est qu’elle est prête à se sacrifier pour les plus petits, ceux qui sont encore plus faibles qu’elle. Son empathie est une qualité incroyable au regard de sa situation…

Isabelle : Oui. J’ai aimé sa générosité vis-à-vis des autres enfants qu’elle materne et auxquels elle souhaite sincèrement un meilleur sort – et surtout la manière dont elle sait les distraire, les rassurer ou les faire marcher avec l’ironie dont on a parlé ! Pourtant, ses talents ne sont guère appréciés à leur juste valeur au début du roman. On l’accuse de jacasser, etc.

Lucie : Elle a parfois aussi un côté un peu cruel, notamment quand elle effraye volontairement les orphelins sous couvert de leur changer les idées. Mais cela dénote de sa force de caractère face à l’adversité et la rend plus “réelle”.

Isabelle : À un moment, il est dit qu’elle sait qu’il faut rire de ce qui effraie le plus. C’est ce qu’elle essaie de faire.

“Je n’ai pas de famille, et je suis une fille. Les gens peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, de la même manière que vous êtes en train de le faire, là. Je travaille dans une taverne où des ivrognes menacent de me couper les oreilles. Vous dédaignez le cimetière des pauvres, mais où est-ce que vous croyez que je vais finir ? S’il m’arrive quelque chose, il n’y aura aucune enquête, je serai jetée dans une fosse commune comme un chien. Voilà pourquoi je dois faire attention à tout. Si je ne regarde pas autour de moi, je risque d’y laisser ma peau.”

Isabelle : Avez-vous envie de dire quelques mots sur l’intrigue qui se noue autour de Mika ?

Linda : Mystère autour des origines… Comme je le disais plus haut, cela me rappelle l’histoire de Rémi dans Sans Famille. On sent bien que l’auteur se réserve le droit de nous en cacher beaucoup, ne donnant que de très maigres informations qui nous laissent sur notre faim.
Mais ce n’est pas le propos de ce premier volume. On y parle ici de l’abandon d’un nouveau-né, un abandon auréolé de mystères entre un bracelet tressé autour du poignet de l’enfant, un personnage tapi dans l’ombre, une identité non donnée… Puis plus tard un cadavre est trouvé et quand la police vient enquêter à l’orphelinat, les réponses de Mika démontrent son sens de l’observation, ce qui éveille l’intérêt d’un inspecteur. Après l’avoir « testée » et observée, il l’engage pour mener l’enquête à ses côtés. 

Isabelle : J’ai aimé que cette enquête entraîne le duo dans des lieux si romanesques, comme la Prison centrale de Långholmen.

Lucie : Ce qui m’a interpellée, c’est que l’intrigue se noue plus à coté de Mika (avec cette conversation entendue dans la taverne et l’arrivée de ce nouveau-né) qu’autour d’elle. Comme si l’auteur en « gardait sous le pied » pour la suite de la série. Elle devient actrice de l’histoire parce qu’elle s’y engage, mais elle aurait pu continuer à vivre sa vie sans se préoccuper des morts. D’autant que si le Corbeau est terrifiant, les victimes n’appartiennent pas à sa classe sociale. On comprend plus tard qu’au fil des tomes l’intrigue va se resserrer autour de Mika. Vous avez eu la même impression ou pas du tout ?

Isabelle : Oui, bien sûr, c’est une sorte d’intrigue d’ordre supérieur qui se noue ici à l’arrière-plan et qui pique irrémédiablement la curiosité à l’égard du prochain tome de la série, annoncé pour 2024 ! C’est très bien fait, on est doublement intrigué.e et les pages de ce roman se lisent toutes seules, j’ai trouvé.

Lucie : Dans cette construction qui s’annonce un peu comme une spirale, le lecteur est finalement assez rassuré que Mika puisse compter sur un partenaire tel que Valdemar Hoff ! 

Linda : Oui tout à fait. Une façon d’attiser la curiosité du lecteur et de l’encourager à lire la suite. Mais c’est tellement bien fait !

Isabelle : On l’a compris, Mika se retrouve impliquée dans une enquête criminelle et elle ne va pas la mener seule, mais dans un improbable duo. Comment avez-vous perçu cette coopération ?

Linda : Dans un premier temps, je dirais surprise ; Valdemar Hoff n’est pas décrit comme le plus aimable des hommes. Mais rapidement j’ai ressenti son réel intérêt pour Mika, alors qu’elle-même semblait émettre des réserves tout en nourrissant un infime espoir d’un avenir meilleur. Hoff prend du temps pour se lier avec la fillette, mais elle gagne peu à peu sa confiance. Et cela est aussi vrai dans l’autre sens. Cette confiance réciproque est le moteur de leur relation, ils avancent côte à côte mais en même temps chacun dans une direction, leurs origines différentes les amènent à aller vers ce que chacun connaît. Ils se complètent naturellement, comme si cela coulait de source.

Lucie : Johan Rundberg a construit un duo extra ! Tout les oppose, comme de juste, mais ils se complètent parfaitement. La jeune fille fragile, victime toute désignée et l’homme de justice à la force brute. Ce qui m’a vraiment plu, c’est la relation qui se tisse très naturellement entre eux, et le fait que l’équilibre entre les deux personnages soit sans cesse remis en cause. Ils se méfient l’un de l’autre, et en viennent progressivement à vouloir se protéger l’un l’autre dans un monde où le danger les guette (littéralement) à chaque coin de rue. Car l’enquête les emmène des bas-fonds de la ville jusqu’aux plus hautes sphères.

Isabelle : C’est vrai que l’agent de police Hoff n’est pas commode au premier abord, il semble assez rustre et comme Mika a un fort tempérament, on se demande où cela nous mène. Mais s’ils semblent peu assortis a priori, ils sont tous les deux intègres et semblent trouver un mode de fonctionnement. Là aussi, si ce premier tome se suffit à lui-même, j’ai hâte de voir où cela va nous mener.

Lucie : J’ai aussi été très intéressée par cette opposition de deux mondes : les notables qui exploitent sans vergogne les miséreux, et les pauvres qui combattent avec les moyens du bord. Il y a, y compris dans le choix des victimes et les motivations des meurtres, quelque chose de très social. Qu’avez-vous pensé de cet aspect, pas si fréquent en littérature jeunesse ?

Isabelle : Je trouve aussi que c’est quelque chose qui contribue à l’originalité de ce roman. Il prend sacrément ses jeunes lecteurs et lectrices au sérieux et leur parle inégalités sans y aller par quatre chemins. Le décor historique est vraiment bien brossé aussi (avec la touche suédoise dans les noms de lieux et la fréquence à laquelle on mange du hareng saur !). Par exemple quant on pense aux métiers qui sont évoqués : blanchisseuse, tanneur, cocher, ramoneurs, maréchal-ferrand (je ne parle pas du bourreau !).

Linda : Je n’ai pas fait attention à l’âge conseillé pour ce titre, mais l’auteur semble penser qu’ils pourront y voir ce que les inégalités sociales peuvent engendrer en opposant fortement les riches aux pauvres. Ces derniers étant généralement réduits à l’état d’esclavage, comme écrasé par le poids de la pauvreté dans laquelle ils sont nés et condamnés à y mourir. 

Isabelle : en même temps, ce n’est pas du tout manichéen, non ?

Lucie : Non. Les riches ont la possibilité légale d’obtenir de la main d’œuvre à bas prix, ils le font. On sent que chacun fait son possible pour s’en sortir avec ses moyens, moraux ou non. Loin d’être manichéen, et sans parler de la résolution de l’enquête, j’ai trouvé qu’au contraire cela apportait une possibilité de réflexion sur : jusqu’où  la nature humaine peu aller dans l’exploitation si elle n’est pas encadrée. On peut légitimement penser qu’avec des lois protégeant les plus pauvres et leurs conditions de travail, des morts auraient été évitées. Débat d’ailleurs toujours d’actualité même si déplacé géographiquement.

Isabelle : Il y a aussi, à un moment donné, des réflexions sur la nature de « monstre » que j’ai trouvées très intéressantes.

Stockholm. Source: John Nature Photos.

Que diriez-vous de la plume de l’auteur ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a particulièrement frappées dans l’écriture ?

Lucie : Je trouve qu’il est toujours difficile de parler de la plume de l’auteur dans le cas d’une traduction. Ce qui est sûr, c’est que ses descriptions du quotidien, sa caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue sont extrêmement maîtrisées. On sent qu’il a dû se documenter (tu as raison, entre les métiers choisis et la consommation du hareng saur, on est immergés !), sans que cela ne pèse sur le récit.

Linda : J’aime la façon dont il a su « tourner » son histoire en éveillant tout un tas d’émotions à force de descriptions sur la misère ambiante, la rigueur de l’hiver, la peur des plus démunis et la froide indifférence des nantis… Il parvient également à rendre l’intrigue policière intéressante en donnant un rôle central d’enquêtrice à une enfant à laquelle on ne peut que s’attacher. Son caractère la rend tellement sympathique, on a envie de croire en un avenir meilleur pour elle ! 

Isabelle : J’ai trouvé la plume vraiment agréable, assez classique mais très fluide, sensorielle aussi. On sent le froid mordant, passe par différentes odeurs plus ou moins agréables. Les ambiances sont immersives, comme tu le disais Lucie. Je pense que si je devais retenir une chose du style de l’auteur, ce serait sa manière d’ajouter une touche d’humour aux passages les plus noirs – cet humour sombre qui par exemple donne à la taverne le nom de « Chapelle » et au type qui la dirige (loin d’être un saint) le titre de « Curé ». J’ai adoré son ton ironique, en particulier dans la bouche de Mika qui a un bagout impressionnant.

Lucie : Oui, cet aspect m’était un peu sorti de la tête mais maintenant que tu en parles c’est tout à fait vrai. Cela apporte de l’humour et dédramatise des situations terribles !

Isabelle : Avez-vous envie de proposer à quelqu’un de lire ce roman ?

Linda : Aux lecteurs amateurs d’enquêtes et de classiques !

Lucie : J’ai très envie de le faire lire à mon loulou. Je suis sûre qu’il va adorer. N’importe quel (pré-)ado, bon lecteur, qui a envie d’une enquête solide avec un soupçon de réflexion sociale serait conquis je pense. Linda, c’est bien vu, et je pense même que cela pourrait fonctionner dans l’autre sens : on pourrait commencer par Le Corbeau de Nuit et poursuivre sur Dickens par exemple.

Isabelle : Je vous rejoins à 100% ! Cette lecture a vraiment été une super pioche, je vais très certainement la proposer aux jeunes lecteurs et lectrices de mon entourage.

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Nous espérons vous avoir donné envie de lire Le Corbeau de nuit et que vous trouverez ce roman aussi palpitant que nous !

Le prix ALODGA est de retour !

Pour fêter le onzième anniversaire du Grand Arbre, nous sommes heureuses de vous annoncer le retour du prix ALODGA !

Comme tous les ans, nous vous avons préparé une sélection de trois titres enthousiasmants dans chacune des six catégories : Belles Branches (roman ado) et Grandes Feuilles (roman jeunesse) ; Brindilles (album premier âge) et Petites feuilles (album pour « grands ») ; Branches dessinées (BD) et Racines (documentaires). Chaque semaine à partir d’aujourd’hui, nous vous présenterons les titres retenus dans deux catégories et nous vous invitons à voter pour votre favori. Nous commençons aujourd’hui avec les romans, pour vous laisser la possibilité de découvrir les titres qui vous intéresseraient d’ici la clôture des votes le vendredi 9 juin. À suivre la semaine prochaine avec nos sélections d’albums. D’ici là, bonnes lectures et à vos votes !

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Catégorie Grandes feuilles

Cette catégorie met en avant nos romans jeunesse préférés, triées sur le volet parmi nos lectures de 2022 !

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Vous avez aimé découvrir Jefferson ? Vous allez adorer la suite de ses aventures ! Suite sans l’être d’ailleurs, car les deux romans peuvent se lire indépendamment. Mais quel plaisir nous avons eu à retrouver ce charmant hérisson et ses compagnons Ballardeaux ! Pour cette nouvelle enquête, nous voici entraînés à la recherche de Simone, la lapine esseulée. Nous avons adoré raisonner par déduction avec les protagonistes, rire de leurs frasques, sillonner le pays des animaux, croiser des rappeuses sanglières féministes, une flopée de joueurs de rugby et de sacrés tartuffes. Aventure et humour sont au rendez-vous, mais aussi une réflexion pertinente sur la vulnérabilité des personnes seules. Le tout délicieusement enrobé dans la langue précise de Jean-Claude Mourlevat. Un formidable souffle d’air frais !

Jefferson fait de son mieux, Jean-Claude Mourlevat, Gallimard Jeunesse, 2022.

Retrouvez les avis de Frédérique, Isabelle, Linda et Lucie.

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Si nous l’avons beaucoup aimé, nous avons eu du mal à classer Rosalie. Entre roman et album, il entre dans la catégorie des premiers romans et comporte de ce fait très peu de texte. Cela n’enlève évidemment rien à l’émotion qu’il nous a procurée : nous avons toutes eu un coup de cœur pour cette Méhari vert pomme, membre à part entière d’une famille en pleine reconstruction. L’énergie folle qui se dégage de la figure de la maman, portée par les illustrations vert et fuchsia nous ont séduites. Et nous avons toutes vérifié si l’on trouvait encore des Méharis. Saurez-vous résister à l’attrait de la route ?

Rosalie, Ninon Dufrénois, illustrations de Julien Martinière, Voce Verso, 2022.

Retrouvez les avis d’Isabelle, Linda et Lucie.

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Skandar est un peu le titre surprise de cette sélection. Ni la couverture ni les licornes ne nous attirait vraiment, et pourtant ! Le premier tome de cette série nous a convaincus. Les licornes sont bien loin des paillettes et des arc-en-ciel attendus : brutales, violentes elles sont particulièrement dangereuses. Mais Skandar rêve depuis toujours d’être sélectionné pour devenir Cavalier et monter sa propre licorne. Pour cela, il devra surmonter des épreuves, suivre des enseignements et se confronter aux autres. Un roman qui n’est pas sans rappeler l’univers d’Harry Potter. L’autrice a su, à sa manière, transposer dans son univers imaginaire des choses que les enfants et les ados reconnaîtront facilement : la quête de soi, les attentes des professeurs et des parents, la difficulté de prendre confiance en soi, la stigmatisation des minorités ou encore les dérives de la désinformation. Un roman addictif, truffé de rebondissements, drôle – de ceux que l’on dévore et que l’on fait découvrir aux copains et copines !

Skandar et le vol de la licorne, A. F. Steadman, Hachette, 2022.

Retrouvez les avis d’Isabelle, Linda et Lucie.

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A vous de jouer pour départager ces trois titres !

Quel est votre titre préféré dans la sélection "Grandes feuilles" ?

  • Rosalie, de Ninon Dufrénois, illustrations de Julien Martinière (Voce Verso) (60%, 73 Votes)
  • Jefferson fait de son mieux, de Jean-Claude Mourlevat (Gallimard Jeunesse) (37%, 45 Votes)
  • Skandar et le vol de la licorne, de A. F. Steadman (Hachette) (3%, 4 Votes)

Total Voters: 122

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Catégorie Belles branches

Cette catégorie célèbre nos romans ados préférés (à partir de 12 ans).

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Le jour des vacances de Noël, voilà Oscar envoyé sans plus de cérémonie chez une vieille tante londonienne qu’il n’a jamais vue. Ce ne sont pas tout à fait les vacances qu’il envisageait, d’autant que celle-ci lui a organisé un stage dans un musée ! Mais Oscar ne va pas tarder à découvrir que ce musée cache un secret des plus intriguants. Camille Guénot nous invite à un jeu de piste entre enquête dans le monde de l’art, fantastique et récit initiatique. Elle épingle avec humour les excès des artistes, multiplie les références et croque des personnages très attachants. Et quelle belle idée que de situer son intrigue à la National Gallery !

Oscar Goupil, A London Mystery, Camille Guénot, L’école des loisirs, 2022.

Retrouvez les avis d’Isabelle, Linda et Lucie.

Avec Ma petite bonne, Jean-François Chabas s’empare de la tradition de la kafala, cette forme d’esclavage moderne qui perdure dans certains pays du Moyen-Orient. L’excellente idée de l’auteur est de confier la narration de son histoire à une femme adulte se remémorant de son adolescence libanaise. Cela permet au lecteur à la fois d’être plongé dans le Liban des années 1990 et à la narratrice d’avoir pris suffisamment de recul pour dénoncer les traditions de son pays. Jean-François Chabas signe un titre sensible et percutant, qui interroge sur le pouvoir des hommes dans les sociétés patriarcales, sur la place des femmes et le rôle qu’elles ont à jouer dans leur émancipation, en commençant peut-être par regarder les autres femmes comme leurs égales.

Ma petite bonne, Jean-François Chabas, Talents Hauts, 2022.

Retrouvez les avis de Linda et Lucie.

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Attention, titre inclassable ! Pour bien faire, il aurait fallu créer une catégorie spécialement pour Aux filles du conte. Le texte de Thomas Scotto tient du manifeste et de la poésie en vers libres tandis que les illustrations de Frédérique Bertrand sont à la limite de l’abstraction.
Les auteurs nous poussent à nous interroger : si elles vivent dans de beaux chateaux, « se marient et ont beaucoup d’enfants », est-ce vraiment le souhait de ces jeunes filles ? Les références aux contes traditionnels sont subtiles et les montrent accablées d’injonctions, enfermées, malmenées. Nous avons aimé que les « filles du conte » prennent la plume et donnent (enfin !) leur point de vue, évoquent leurs rêves et leurs désirs.

Aux filles du conte, Thomas Scotto, illustrations de Frédérique Bertrand, Editions du pourquoi pas, 2022.

Retrouvez les avis d’Isabelle, Linda et Lucie.

A vous de jouer pour départager ces trois titres !

Quel est votre titre préféré dans la sélection "Belles Branches" ?

  • Oscar Goupil, A London Mystery, de Camille Guénot (L'école des loisirs) (57%, 117 Votes)
  • Aux filles du conte, de Thomas Scotto et Frédérique Bertrand (Éditions du Pourquoi Pas) (41%, 85 Votes)
  • Ma petite bonne, de Jean-François Chabas (Talents Hauts) (2%, 5 Votes)

Total Voters: 207

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Quel roman a votre préférence ? N’oubliez pas de voter dans chacune des catégories et de guetter l’annonce des lauréats le 12 juin !

Lecture commune : Jack et la grande aventure du Cochon de Noël

Cette année, pour Noël, nous avons eu envie de nous retrouver pour discuter de Jack et la grande aventure du Cochon de Noël de la grande J. K. Rowling. Un conte qui, par ses thématiques, rejoint notre envie d’un Noël généreux présenté lors de la sélection de la semaine dernière !

Jack et la grande aventure du Cochon de Noël, J. K. Rowling, Gallimard Jeunesse, 2021.

Blandine : L’an passé, quelle a été votre réaction première à l’annonce du nouveau roman à paraître de J. K. Rowling ?

Lucie : Youpi ! Bien sûr, pour commencer. Nous sortions juste de l’Ikabog que nous avions adoré et j’avais hâte de me laisser entraîner dans un nouvel univers par cette auteure fabuleuse.

Isabelle : Tout comme Lucie ! Nous n’allions pas manquer ça, je n’ai même pas regardé le résumé avant de l’acheter.

Linda : A ce moment-là je crois que je pensais surtout qu’il plairait à mes filles, mais je ne me souviens plus vraiment ce que j’ai pu ressentir à l’annonce. J’ai sans doute dû me dire : « Tiens, un nouveau J. K. Rowling »… Pour cette auteure, je ne me pose pas trop de question. Je me souviens juste que je ne me suis pas précipitée, j’ai attendu le moment propice pour me le procurer et l’Avent s’est révélé être ce moment-là !

Blandine : Que pensez-vous du titre et de la couverture ? Quelles sont les idées, thématiques qui vous sont venues à leur découverte ?

Isabelle : C’est une couverture qui joue sur le kitsch de Noël, avec ses branches de sapin et ses couleurs rouges et dorées. Je pense que je n’aurai pas été la seule à penser spontanément au film Toy Story en la découvrant ! Je ne suis pas forcément hyper fan de ce type de graphisme digital dans les livres mais qu’importe : mes moussaillons et moi avons aimé que le titre promette de l’aventure et depuis Harry Potter, nous lisons tout ce que publie J. K. Rowling.

Linda : La couverture et son titre sont pleins de promesses d’une aventure merveilleuse au cœur de la magie de Noël. Bien sûr, comme Isabelle, j’ai aussi pensé à Toy Story avec ce jouet qui s’anime. Je suis très fan de ce cochon qui semble entrainer Jack sous le sapin. Regardez son regard pétillant, son bras tendu vers ce qui semble être quelque chose d’extraordinaire. Il nous invite nous aussi à venir découvrir ce qui se cache sous ce sapin en tournant la couverture.

Lucie : Le titre m’a étonnée. Je ne voyais pas bien le lien entre un cochon et Noël. Du coup, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Et c’est aussi bien ! Comme Isabelle je ne suis pas hyper fan de la couverture. Cela fait très film d’animation, et pas le genre que j’aime.
Et toi Blandine, te souviens-tu de tes premières impressions ?

Blandine : Un nouveau J. K. Rowling = je le veux. Elle fait partie de ces auteurs pour lesquels je ne me pose même pas la question du sujet. Et puis, il y avait « Noël » dans le titre. Cela ne pouvait être que merveilleux ! !
Comme Linda, je me suis questionnée sur ce cochon tout rose « de Noël » qui est écrit bien en gros sur la couverture et qui figure au premier plan, bien devant Jack. On devine de suite que c’est lui le véritable héros de cette aventure. Au-delà, il me semble que c’est un joli pied-de-nez à certaines traditions alimentaires de Noël qui servent encore du porc rôti lors de ce repas festif. Ici, le cochon est bien vivant et actif ! La couverture m’a immédiatement attirée avec ses couleurs et ce cochon qui nous tend la patte, comme pour nous rejoindre, ou nous appeler à l’aide. Côté graphisme, j’aime beaucoup ! Et bien sûr, le parallèle avec Toy Story (que j’aime beaucoup aussi) a été instantané.

Linda : Je n’avais pas du tout pensé au côté « alimentaire » du cochon, peut-être parce que je ne mange pas de viande et que je ne perçois plus les animaux comme tels depuis longtemps. Mais c’est peut-être tout simplement parce que je suis restée dans le côté fantastique avec le jouet qui prend vie. C’est cependant une réflexion intéressante et j’aimerais bien savoir ce qu’en pensent Isabelle et Lucie ?

Lucie : Je n’y ai pas pensé non plus. Pour moi il a tout de suite été évident que ce cochon était un jouet, alors je ne me suis pas posé la question. Mais c’est une remarque pertinente, et vu l’expérience de J. K. Rowling je pense que le choix de cet animal n’est pas anodin.

Isabelle : Moi non plus, ça ne pas traversé l’esprit d’imaginer que ce cochon aurait pu être sur la table !

Blandine : Je trouve intéressant, intriguant, que ce soit le cochon qui soit mis en avant, avant l’humain (même s’il est vrai qu’on va beaucoup suivre Jack).

Lucie : Avant d’être plongés dans le merveilleux avec le Pays des choses perdues, nous rencontrons Jack et sa famille. Il me semble que c’est la première fois que J. K. Rowling décrit une famille si « normale » et contemporaine, telle que nous en connaissons tous. 
Qu’avez-vous pensé d’eux et de leurs relations ?

Linda : Normale et contemporaine dans le sens « famille recomposée » ? Elle est en effet à l’image des familles d’aujourd’hui, une famille à l’image de celle de J. K. Rowling elle-même d’ailleurs. Je pense que c’est avant tout une famille qui cherche son équilibre et que cela passe par celui des enfants. Holly étant à cet âge où le besoin de s’affirmer se développe, elle devient l’élément perturbateur, l’épine dans le pied de cette famille. De plus, elle ne vit avec eux qu’un week-end sur deux ce qui fait qu’elle a, je suppose, besoin de plus de temps pour s’adapter à cette nouvelle vie. Sa relation à Jack est clairement dictée par la jalousie de partager un père qu’elle aimerait voir plus souvent. Tout cela me semble plutôt crédible… Maintenant, je perçois la famille de Jack comme une façon d’asseoir l’histoire et son contexte, pas comme élément essentielle à l’histoire donc je ne me suis pas trop attardée sur ce point du livre. J’avoue par-ailleurs que, grande romantique et mère de famille nombreuse, je me sens plus proche, dans l’univers de cette auteure, de la famille Weasley…

Isabelle : D’accord avec toi, Linda. C’est une famille comme il y en a tant, ni parfaite, ni horrible comme celle de Harry Potter. Elle illustre à quel point, même quand on a des parents aimants qui font de leur mieux, la vie et l’enfance peuvent présenter des passages difficiles, liés dans l’histoire au divorce des parents suivis d’un déménagement et d’une cohabitation compliquée avec la famille du nouveau conjoint de la mère. Du point de vue narratif, cela permet d’introduire le cochon de Jack, qu’il aime tant même s’il est délavé et rapiécé. Cela parlera à tous ceux qui, comme mon moussaillon cadet, sont irrémédiablement attachés à un animal en peluche élimé ou à certaines reliques de tranches de vie dont il est hors de question de se séparer. Cet attachement est d’autant plus fort chez Jack qu’il a l’impression que son existence tombe en lambeaux. Il est évident que lorsque le cochon disparaît, Jack est prêt à aller jusqu’au pays des Choses perdues pour le retrouver.

Blandine : Dans cette grande aventure promise par le titre, nos héros passent par différents mondes, tour à tour merveilleux et terrifiants. Comment avez-vous trouvé leurs enchaînements et descriptions ?

Linda : J’ai aimé la façon de pénétrer chaque nouveau monde par des « portes » différentes qui confrontent les héros à différentes difficultés. J.K. Rowling est assez méticuleuse dans son travail de création et ça se ressent vraiment à la lecture. Rien n’est jamais laissé au hasard, elle donne un maximum d’informations pour qu’à la lecture on puisse visualiser l’univers qu’elle a créé. Son écriture est très visuelle et immersive. De même, la succession de ces mondes semble rythmer vers la fin de vie d’un produit : de la perte à la destruction en passant par les différentes étapes de l’oubli. J’ai trouvé cela très intéressant car cela questionne réellement notre rapport aux objets et met en relief les effets de l’obsolescence programmé d’un point de vue économique et écologique.

Lucie : Je te rejoins Linda, ces différents « mondes » m’ont surtout intéressée pour ce qu’ils disent de notre rapport aux objets. La salle des Egarés dans laquelle les objets attendent dans l’espoir d’être retrouvés, puis ce tri entre les différents objets selon leur valeur pécuniaire mais aussi affective.
J’ai beaucoup aimé cette nuance qui montre bien qu’un objet peut avoir une valeur affective énorme en dépit de son faible coût. Le fait que les objets chers comme les bijoux se croient supérieurs aux autres aussi… Tout cet aspect est vraiment traité de manière très fine.

Isabelle : Effectivement, ce pays des Choses Perdues, c’est une idée géniale pour nous donner à réfléchir à tout ce qui peut se perdre ! Des objets utiles ou superflus, ceux qui ont une valeur surtout sentimentale comme tu le dis Lucie ou absolument vitale. En imaginant un univers où toutes ces choses prendraient vie, J. K. Rowling nous interroge sur le consumérisme ambiant. Les différents mondes dont tu parles, Blandine, soulignent l’ampleur de ce qu’on peut perdre (et remplacer en un clin d’oeil) au quotidien, les Objets Sans Valeur, les affaires égarées de Zutcéouça, les Regrettés… Alors, le procédé peut avoir quelque chose de répétitif, on passe d’un monde à l’autre, il y a chaque fois de belles rencontres, des dangers et des péripéties jusqu’au passage vers la contrée suivante et on se doute bien qu’elles seront toutes explorées. Mais l’autrice réalise la prouesse de susciter l’attachement vers des objets, mon moussaillon s’est passionné pour le destin d’un ange fabriqué en papier toilette. On voit, au passage, que les Objets « gentils » sont ceux qui ont été perdus par inadvertance et regrettés (Ange brisé, Boussole, Poésie ou Lapin bleu), alors que les « méchants » comme par exemple Râpe-Fromage ont été abandonnés à dessein. Après, l’autrice s’amuse en réfléchissant à la perte de choses plus abstraites, comme les principes, les ambitions ou l’inspiration. C’est hyper malin et amusant.

Blandine : J’ai moi aussi beaucoup aimé ces portes qui permettent de passer d’un monde à l’autre, comme des sas de décompression, pour avancer dans notre réflexion quant aux objets, leur utilité, leur valeur émotionnelle et pécuniaire.
J. K. Rowling use de beaucoup de jeux de mots dans ses romans, cela semble enfantin, presque trop facile. Et pourtant cela a un impact à la fois amusant et percutant. 
Aimez-vous ce genre d’écriture ? Pensez-vous que cela soit percutant ou au contraire préjudiciable ?

Lucie : J’adore les inventions de J. K. Rowling. Son travail sur le vocabulaire est génial. En revanche, je pense toujours au traducteur avec compassion !
Quand c’est bien fait (ce qui est toujours le cas chez cette auteure) ces trouvailles sont très ludiques. J’aime bien chercher ce qui a servi à composer le mot, le sens qu’elle a voulu y mettre en plus des mots originaux. Comme les univers qu’elle crée sont très créatifs, pour moi la forme rejoint « simplement » le fond.

Linda : Je suis d’accord avec Lucie. Ces jeux de mots sont un peu la marque de fabrique de J. K. Rowling et je trouve que cela apporte une certaine richesse à ses textes ainsi qu’à ses univers. Cela donne aussi du sens à ses créations et permet parfois un double niveau de lecture qui permet de toucher un public plus large. Quelque part je trouve que son écriture est fédératrice de lien entre les parents et leurs enfants.

Isabelle : Qu’avez-vous pensé du dénouement du roman ? Trouvez-vous aussi qu’il s’agit d’un roman initiatique et, le cas échéant, qu’auriez-vous retiré de cette initiation ?

Linda : La fin de l’histoire est l’aboutissement de ce voyage initiatique au cours duquel Jack a appris que la perte fait partie des étapes de la vie et que les accepter nous fait grandir. La perte est un thème récurent dans la bibliographie de J. K. Rowling et elle est généralement associée à un changement important dans l’évolution, la construction de ses personnages. Ici la fin apporte la lumière et l’espoir dont avaient besoin Jack et Cochon de Noël dans leur vie, mais c’est aussi une fin lumineuse pour Lo Cochon, et je trouve que c’est vraiment fort de la part de l’auteure de finir son récit de cette façon si lumineuse.

Lucie : Je qualifierais cette fin de douce-amère. Elle est à la fois apaisée, car effectivement Jack est prêt à laisser cette part de son histoire derrière lui, il accepte de grandir et d’avancer. Mais je crois beaucoup à la conservation de la part d’enfance, et je suis sûre que vous êtes d’accord avec ça ! Alors j’avoue avoir tout de même été peinée de cette séparation. Séparation inenvisageable pour mon loulou, qui a tout bonnement refusé de lire ce roman à cause de la fin.

Linda : Il est certain que la séparation est difficile mais on ne peut nier que cela fait partie de la construction de l’enfant (et de l’adulte) et qu’elle nous fait avancer, grandir.

Isabelle : Je vous rejoins toutes les deux. Comme ton loulou, Lucie, mon moussaillon a eu une réaction très forte face à la séparation que tu évoques. Mais comme tu le soulignes, Linda, ce dénouement n’est pas triste – et in fine, mon fils a vraiment adoré lire (et terminer) ce roman. Jack a traversé énormément d’épreuves au pays des Choses perdues, il a grandi et s’est affirmé comme un jeune héros courageux qui apprend à lâcher prise et finit par faire son deuil.

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Merci à Blandine d’avoir initié cette lecture commune ! Et vous, avez-vous lu Jack et la grande aventure du Cochon de Noël ? Qu’en avez-vous pensé ?