Liraloin a eu un énorme coup de cœur pour cet album et l’a proposé pour la sélection Brindilles du Prix ALODGA. Quelle déception lorsque nous nous sommes rendu compte qu’il avait été publié en 2023 et ne pouvait donc pas concourir cette année ! Entre temps Lucie l’avait lu, et adoré, et les deux acolytes ont décidé de vous embarquer dans un voyage au fil d’une lecture commune…
MERCI, Icinori, éditions La Partie, 2023.
Liraloin : Est-ce que tu connaissais Icinori ? Un étrange nom d’artiste pour un couple inventif !
Lucie : Non, je ne connaissais pas Icinori mais j’aime beaucoup ! Encore une découverte que je te dois. Et toi ?
Liraloin : Ça me fait plaisir que mon erreur de date puisse être l’occasion d’une belle découverte pour toi. Oui je connaissais car naturellement en littérature jeunesse et notamment dans les albums je suis attirée par les petits ovnis, ceux qui sortent un peu des sentiers battus. J’avais chroniqué Et Puis il y a quelques années. Je suis super fan de leur travail et comme une “timide” que je suis je n’ai pas encore osé les aborder au SLPJ… ça viendra !
Lucie : Justement, je suis curieuse de savoir pourquoi as-tu proposé cet album pour le prix et finalement pour une lecture commune ? Lui parmi toutes tes découvertes.
Liraloin : Avec les années, cela fait tout de même 15 ans que je suis spécialisée “jeunesse” je suis devenue une “fine gourmet”. Je trouve qu’il y a des jeunes artistes émergeants qui méritent cette attention et Icinori en fait partie. Justement ce couple n’avait encore jamais proposé de titre pour les petits !
Lucie : Comment le qualifierais-tu d’ailleurs ? Album, imagier… pour être honnête j’accepterais même livre d’art !
Liraloin : Je dirais qu’à la toute première lecture, je l’ai vu comme un imagier puis en insistant un peu j’ai vu un très bel album sur l’aventure.
Liraloin: Est-ce que cette première de couverture t’as attirée ?
Lucie : Oui, immédiatement. Aussi bien le titre que l’illustration d’ailleurs. Celle-ci est très graphique et associée à l’idée de gratitude, j’avoue que je n’ai pas hésité longtemps à me plonger dans cette lecture. Et j’y ai effectivement retrouvé la simplicité de ce parapluie-feuille face aux petites contraintes de la vie (pluie), et beaucoup de douceur et de poésie.
Liraloin : Ca me fait super plaisir en même temps tu ne m’étonnes pas car tes lectures sont si variées que la curiosité te pousse à aller vers des titres comme ce dernier. Je te rejoins la couverture est très attirante et puis les éditrices des éditions La Partie sont très très fortes. Le catalogue est d’une richesse… !
Liraloin: En ouvrant le livre et dès la lecture des premières pages, tu avais quelles attentes ?
Lucie : Au départ, j’ai bêtement pensé ouvrir un très bel imagier sur la gratitude : on dit « merci » à tous les éléments qui nous entourent. J’ai mis un certain temps à le réaliser que ces « merci » suivaient une logique et que le personnage se préparait. Et, toi, te souviens-tu quand tu as compris – comme tu le disais – que c’était en réalité « un très bel album sur l’aventure » ?
Liraloin: Mais oui complètement, dès le début on plonge dans des images qui se répondent (“merci matin-merci œil”) ou le matin symbolise l’œil fermé et en même temps le lever du soleil. C’est là que j’ai compris comme tu le dis que les images suivent une logique.
Lucie : C’est vrai que la deuxième lecture fait surgir un sens qui a pu nous échapper lors de la première. Il faut dire que subjuguée par les illustrations je n’ai peut être pas été hyper attentive lors de la découverte de cet album. En fait, tout bascule à l’apparition de la lettre, dont pour être honnête je n’ai pas saisi tout de suite l’importance. Te souviens-tu ce que cet élément a fait surgir chez toi ?
Liraloin : Tout comme toi, c’est la carte au trésor qui m’a fait réagir, repartir en arrière car on repart souvent en arrière pour véritablement saisir tous les sens.
Lucie : Tout à fait. Et c’est assez rare dans un album pour être souligné !
Liraloin : Une de mes planches préférées dans ces images qui se répondent c’est « merci cuillère – merci œuf » ? Et toi et pourquoi ?
Lucie :Je comprends, ce “duo” est particulièrement harmonieux. Mais de mon côté, s’il faut absolument en choisir une (ce qui n’est pas facile, tu es dure avec moi) j’irai vers le savon et la douche pour le côté très rond de l’un et essentiellement vertical de l’autre, avec pourtant quelques rappels de l’un comme de l’autre sur la page opposée. C’est très subjectif !
Liraloin : Oui tout à fait, selon sa sensibilité tu as raison. Ce que j’aime cette main qui tend un objet (ici une cuillère) mais de manière à y plonger tête première, sa couleur laisse penser à un couché de soleil qui plonge dans la mer et sa réponse sur la page de droite avec l’œuf qui s’offre à nous comme un levé de lune. C’est très ingénieux !
Lucie : Je me demandais : sais-tu quelle technique a utilisé Icinori ? Ça me fait penser à de la sérigraphie mais je n’en suis pas certaine.
Lucie : C’est vrai, cela se voit bien surtout dans les premières illustrations. J’aime beaucoup ce côté “pédagogique” en légèreté : tu n’as pas vraiment d’explication mais tu saisis le principe.
Liraloin : En effet, tu te laisses porter par ce procédé et ces choix de couleurs très facilement même si l’univers est hyper graphique.
Liraloin: Au début, as-tu remarqué que chaque succession d’objets conduisent à une double page, comme pour faire avancer l’histoire. Qu’est-ce que tu en penses ? (Exemple : de merci valise à merci clé) cette clé qui ferme cette porte puis ce petit homme qui s’aventure sur la route.
Lucie : Maintenant ça me semble évident mais pas lors de ma première lecture. Tout cela est très subtil. Et même si ça me donne parfois l’impression d’être passée à côté, j’aime la subtilité ! Je trouve que les choix d’Icinori montrent qu’il fait vraiment confiance à l’intelligence et au sens de l’histoire de ses lecteurs et c’est très agréable.
Liraloin : Tout à fait, de nos jours on trouve encore trop d’albums “prémâchés” c’est-à-dire que le texte doit redire exactement l’illustration et là justement Icinori fait confiance à son jeune lectorat ! j’aime beaucoup. Surtout que les enfants même très petits captent énormément les détails.
Lucie : On voit bien au fil de cette discussion que Merci est un ouvrage riche et très particulier, quel aspect te plait le plus ?
Liraloin : c’est cette construction qui est intéressante (le fait que la succession d’objets amènent à plusieurs double page « aventure »), pour moi elle permet à l’enfant de tirer un nouvelle carte objet et toute de suite comprendre à quoi elle va servir dans cette aventure. Est-ce que tu as eu la même sensation à la lecture ?
Lucie :J’ai aimé partir en voyage alors que je ne m’y attendais pas (puisque je pensais lire un imagier), ne pas savoir où j’allais être emportée. Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu les clés comme tu le dis, avec la carte objet dont on sait à quoi elle va servir. Et c’est ce qui m’a plu : partir à l’aventure un peu à l’aveuglette mais sans risque !
Liraloin : J’aime beaucoup ce que tu dis et oui je l’ai lu aussi comme ça. Il y a une grande aventure qui se trame et on voyage de page en page, c’est magique. Digne d’un titre tel que “Le tour du monde en 80 jours” !
Lucie : Oui, ce voyage est d’ailleurs annoncé par la carte qui en indique toutes les étapes. On s’en rend compte en y revenant en fin de lecture. Tu as raison, c’est vraiment la marque des grands albums : ceux que l’on peut lire et relire en y trouvant chaque fois de nouveaux éléments.
Lucie : On peut donc dire que nous sommes toutes les deux très fans de cet album et de ses somptueuses illustrations. Quelle est ta préférée ? Est-ce qu’une double page dans la suite du voyage a détrôné le fameux « merci cuillère – merci œuf » ?
Liraloin : Oui ! Car là je suis ultra fan de cette page qui m’évoque souvenir et dépaysement, c’est la page “merci nuages”. Et toi?
Lucie : C’est vrai qu’elle est très belle. C’est aussi l’une de mes préférées, mais j’ai tout de même une petite préférence pour “Merci froid” avec cette nuée d’oiseaux. Chaque page est pratiquement une œuvre d’art que j’accrocherai sans souci sur un mur. C’est fou !
Liraloin : Mais oui quelle merveille cette double page ! Tu as raison, on ne cesse d’admirer ces tableaux qui s’offrent à nous, à nos yeux d’enfant.
Lucie : Pour conclure, la question traditionnelle : à qui recommanderais-tu cet album ?
Liraloin : Et bien à toute aventurière ou aventurier de 4 à 104 ans tant cet album peut parler à des générations de lectrices et lecteurs.
Lucie : D’accord avec toi ! Je pense que petits et grands pourront y trouver leur compte. A condition toutefois d’accepter d’y consacrer du temps et d’accepter d’embarquer dans un voyage où les sens sont plus sollicités que la raison car la narration est réduite à l’essentiel.
Liraloin : Oui d’ailleurs, le parent ne va pas aller vers cet album tout de suite car il se mérite (épais, graphisme…) il peut rebuter. Vive la narration qui porte vers l’illustration, je plussoie !
C’est une excellente question que pose Clémentine Beauvais dans ce petit essai publié l’année dernière ! À l’heure où d’aucuns déplorent que les gens ne lisent plus, comment peut-on appréhender la lecture de manière à en faire quelque chose de réjouissant, voire de jouissif ? Nous qui lisons pourtant toutes déjà beaucoup, nous avons été ravies de la fraîcheur et de la portée percutante de ces réflexions et nous sommes sous le charme du programme qu’elles dessinent. Il y avait clairement là matière pour une lecture commune !
Comment jouir de la lecture, de Clémentine Beauvais, paru en 2024 chez Alt (La Martinière).
Isabelle: Pour commencer, un petit mot sur l’autrice ! Clémentine Beauvais, c’est un peu la petite reine multi-casquettes de la littérature jeunesse. À quoi pensez-vous spontanément quand on évoque son nom ?
Sev : Je pense immédiatement aux Petites reines, même si évidemment, après, d’autres romans me viennent à l’esprit ! Finalement, je ne la connais pas si bien que ça Clémentine Beauvais… En fait, je n’ai lu que deux ou trois choses d’elle. En revanche, en temps qu’accro aux réseaux, je la suis sur Instagram et là, c’est vrai que je réalise vraiment combien elle est brillante, polyvalente, drôle, intelligente, et j’en passe…
Liraloin : Pour moi Clémentine Beauvais est d’abord une autrice sur laquelle j’ai flashé immédiatement, son humour et son écriture m’ont vraiment séduite. Puis de fil en recherche j’ai pas mal lu des articles sur ses questionnement et réponses autour de la lecture et les jeunes. J’ai apprécié qu’elle parle des livres lus pour les ados qui lisent peu ou pas. Puis je me suis emparée d’Écrire comme une abeille que je n’ai pas terminé de lire encore tellement que cet ouvrage est riche de conseils et de découvertes sur l’écriture et sans prise de tête !
Sev : Je me suis justement promis de lire Écrire comme une abeille, qui m’intéresse à plusieurs titres.
Colette : Clémentine Beauvais c’est une de mes premières rencontres littéraires à L’escale du livre à Bordeaux avec des élèves de 6e ! Et comment dire à quel point ce fut une rencontre tourbillonnante ! Pertinente, impertinente, brillante, elle a mis des paillettes dans les yeux de mes petit.e.s lecteurices ! C’était pour La Plume de Marie ! On a lu, on a débattu, on a joué. C’était magique !
Isabelle : Outre ses talents d’autrice, je la vois justement comme une avocate brillantissime de la littérature jeunesse – et en fait de la jeunesse en général. Elle a une manière hyper rafraîchissante de questionner tout ce que le monde adulte a tendance à prendre pour acquis et c’est toujours stimulant. Et, cela ressort dans ton souvenir, Colette, elle est vraiment douée aussi pour transmettre l’amour de lire à des jeunes. J’apprécie aussi son rôle de passeuse de littératures anglophones puisqu’elle trouve – on ne sait comment – le temps de traduire des textes et romans anglais et américains !
Liraloin : Mais oui, elle a traduit Emma de Jane Austen de façon divine !
Sev : Je me demande effectivement comment fait-elle pour être sur tous les fronts. Je suis d’accord avec le fait qu’elle est l’une des meilleures ambassadrices de la littérature jeunesse en France. Je trouve que contrairement à d’autres, elle est très claire, très accessible et apporte une vraie fraîcheur.
Isabelle : Ici justement, j’ai découvert cette autrice sur un registre nouveau : celui de l’essai (voire du manifeste !), publié dans la collection Alt chez La Martinière Jeunesse. Connaissiez-vous cette collection et que pensez-vous de sa démarche ?
Liraloin : En tant que bibliothécaire fouineuse et toujours à l’affût de nouveaux documentaires pour ados, j’ai découvert cette collection en librairie. Tous les titres sont sur un petit meuble et les ados peuvent piocher pour lire sur place ou emprunter. Les auteurs et autrices sont assez connus et les thèmes abordés très actuels.
Colette : Je connaissais aussi cette collection grâce à des collègues qui m’avaient parlé du tract consacré à la langue : Le français va très bien merci. J’avais trouvé le format innovant et inspirant, provoquant le débat en quelques pages.
Sev : J’avais découvert aussi cette collection via mon libraire jeunesse. Mais Le français va très bien, c’est Gallimard, non ? (Je l’ai, j’ai triché !)
Colette : Ah ! oui ! Merci Séverine ! J’étais persuadée que c’était dans la même collection. Shame on me !
Isabelle : En fait il y a plusieurs de ces collections qui ont fleuri en même temps et qui proposent comme ça des essais plutôt courts à destination des jeunes (ados ou jeunes adultes). Aujourd’hui même, Clémentine parlait sur les réseaux de la collection Regards qui suit le même principe. Cette offre qui se multiplie soudainement est intéressante.
Sev : Le format est tout à fait approprié, percutant, le prix n’est pas un frein : parfait comme support de réflexion et de débats. Le seul point qui m’interroge, c’est qu’il est indiqué “À partir de 15 ans”, or, je me demande s’ils ne devraient pas décliner la collection pour un public (et ses profs ? parents ?) dès le collège…
Isabelle : Justement, avez-vous de l’expérience par rapport au fait de donner à lire des essais suivant ce format à de jeunes lecteurs ?
Liraloin : Bonne question, d’ailleurs je rejoins la réflexion de Séverine. Pas évident d’avoir le retour des jeunes, pour le moment j’en ai de mes collègues seulement…
Colette : Comment jouir de la lecture ? Je ne le ferai pas lire à des collégien.ne.s à cause de l’intro. Par contre j’ai bien l’intention de faire lire Pour le droit de vote dès la naissance (là c’est la collection Tracts chez Gallimard) à mes élèves de 3e cette année, dans le cadre de notre séquence sur la littérature engagée !
Isabelle : Je rebondis sur la remarque de Colette : le titre, qui invite à découvrir comment jouir de la lecture, pourrait avoir une connotation sexuelle. La lecture, le sexe, serait-ce donc comparable ?
Sev : Le titre, épicé s’il en est, correspond bien à la personnalité de Clémentine Beauvais et, comme elle l’expose si bien pendant ces quelques pages, remet la notion de plaisir au cœur de la problématique : pourquoi lire ? Comment ?
Colette : Personnellement, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de liens entre lecture et sexe mais son intro met clairement en avant le lien entre apprendre à jouir sexuellement et apprendre à jouir de ses lectures, ce qui sert habilement – et avec l’humour qui caractérise l’autrice – le propos qui sera ensuite développé beaucoup plus sérieusement dans le reste du texte.
Liraloin : Tout à fait, cette intro est très percutante. Elle propose une comparaison entre le sexe et la lecture avec beaucoup d’humour et une vérité directe : jouer avec le plaisir de lire comme pour le sexe finalement, en expérimentant.
Sev : Ce que je trouve, moi, particulièrement pertinent, c’est le questionnement sur l’éducation à la jouissance, enfin, au plaisir de lire. D’une part, elle rappelle qu’on ne nous apprend pas à porter un regard “indulgent” sur nos goûts littéraires et de fait, nous nous retrouvons, un peu comme dans la vie en général, à devoir choisir un camp et nous ne parvenons pas à sortir des cases dans lesquelles on nous a, ou pire, on s’est soi-même enfermé.e. D’autre part, j’ai été très touchée par sa distinction entre les deux grandes théories de discours sur le plaisir de lire car je me suis quelque peu reconnue dans l’un des deux, et cela m’a bien perturbée, sur le moment. Sauf que… Elle a bien atteint son objectif, en ce qui me concerne : j’ai pris du recul.
Isabelle : Dans vos réponses, vous commencez à esquisser là où cet essai veut en venir : une invitation à découvrir les multiples plaisirs de lire et un constat : jouir de la lecture, comme jouir sexuellement, ce n’est pas quelque chose qui coule de source mais cela se recherche. Avez-vous envie de résumer en quelques mots ce que vous avez retiré de cet essai ?
Liraloin : Que la lecture plaisir est avant tout essentielle. On ne nous apprend pas à parler de nos lectures, les termes peuvent être d’une banalité : « c’était super », « j’ai pas aimé ». D’ailleurs, j’essaie de le faire et d’inciter les collégiennes du comité de lecture à se livrer, trouver le bon terme pour parler… Les réflexions sur le Discours Réac et le Discours Plaisir de Lire m’ont beaucoup parlé. J’aime beaucoup cette citation dans laquelle je peux me reconnaître :
« Apprendre à jouir de la lecture n’a rien à voir avec s’initier à une culture dominante. Bien au contraire. C’est devenir, par la jouissance, capable de s’en libérer. »
Colette : La multiplicité des plaisirs de lecture, voilà ce que je retiendrai de cet essai. Il n’y a pas un plaisir unique, le plaisir de lecture, mais toute une potentialité de plaisirs qu’il nous faut apprendre à cerner, nommer, analyser car chacun de ces plaisirs nous ramène à une certaine conception du monde. Clairement quand j’ai lu cet essai la première fois, je me suis dit : voilà, c’est ça qu’il faut que je travaille avec mes élèves quand je leur demande d’écrire des critiques littéraires ! Il faut que je leur apprenne à cerner les plaisirs – et déplaisirs – que les livres provoquent en elleux.
Isabelle : Vous parlez toutes les deux de la manière jouissive dont l’autrice évoque mille et un plaisirs de lire et nous donne à ressentir le plaisir même de parler (précisément, voluptueusement) de ce que lire nous fait. Je te comprends, Colette, d’avoir envie de partager ça avec tes élèves.
Liraloin : J’ai adoré le passage où Clémentine Beauvais parle des différents états à travers lesquels on passe en lisant : « transports échappatoires », « chatouillis intertextuel »…
Isabelle : Ah ! J’avais prévu de vous demander si vous aviez un ou des plaisirs préférés dans la liste de ceux qui sont évoqués dans ces pages ?
Liraloin : Les « transports échappatoires », ça m’a parlé, pour les vivre plusieurs fois dans une journée. Ça me le fait moins depuis que je vis dans le Sud mais c’était nécessaire lorsque je vivais en région parisienne. Et j’aime tellement le terme de « chatouillis intertextuel » ! Je suis toujours à l’affût des références à d’autres textes, comme dans les illustrations de Gilles Bachelet.
Colette : Idem, Frede ! C’est un plaisir que j’ai découvert tardivement – je pense qu’on ne le goûte qu’avec l’expérience – et depuis je suis fan. Aussi bien dans mes lectures que dans les films, ou la peinture ! Je viens d’étudier Triple autoportrait de Norman Rockwell avec mes 3e et j’adore justement étudier ce tableau pour en éprouver le « chatouillis intertextuel » (intericonique dans ce cas). En ce moment, je suis en quête du « bien-être réconfortant » éprouvé en me plongeant dans le texte d’une autrice que j’aime tout particulièrement, je cultive le cheminement en territoire connu, une écriture qui m’enveloppe et me veut du bien, l’écriture de Marie-Aude Murail.
Sev : Comme Frede, j’ai adoré cette liste non exhaustive des différents plaisirs, avec une préférence pour la « galvanisation politique » et le « soulagement identificatoire ». J’aime aussi les « enchantements rebelles » qui me rappellent combien certains livres, dès les premières pages, ne me semblent pas du tout faits pour moi, mais qu’en insistant, à peine, parfois, ils finissent par devenir ceux qui me marquent le plus (en bien ou en mal), dans le sens où ils se démarquent.
Isabelle : Parvenir à aimer un texte qui nous résistait pourtant, c’est effectivement très chouette !
Liraloin : Parfois c’est simplement pas le bon moment et puis un peu plus tard, dans d’autres circonstances, le texte s’ouvre à nous. Sans notre billet sur Jean-Claude Mourlevat je n’aurais sans doute pas encore lu Le chagrin du Roi Mort qui m’a bouleversée dans ma petite vie de lectrice.
Isabelle : Comme je te comprends ! Pour ma part, j’ai un très gros faible pour la « fièvre investigatrice » que Clémentine Beauvais illustre par le génial Pierre Bayard. Mais si je ne devais retenir qu’un plaisir, ce serait sans doute le bonheur du« partage », à voix haute avec mes enfants mais aussi avec mon mari, mes parents, mes ami.e.s (et notamment vous les arbronautes !), tou.te.s hyper volontaires pour les lectures communes.
Colette : Oh ! Oui ! (jouissance !!!) Le bonheur du partage! A chaque lecture commune, il resurgit et m’emporte dans un élan d’enthousiasme que j’avais oublié !
Isabelle :Mais tout « plaisir » est-il bon à prendre ? On pouvait s’attendre à ce que Clémentine Beauvais démonte les discours réacs et élitistes de la lecture qui hiérarchisent les littératures et mettent en valeur celles qui s’inscrivent dans un canon et qui exigent un effort. Mais elle critique aussi les discours selon lesquels chacun devrait lire ce qui lui fait tout simplement plaisir. Pourquoi pas ?
Liraloin : Je pense que, par là, Clémentine Beauvais se prononce contre la littérature facile, celle des mots et des phrases fades. Elle en parlait encore lors de son intervention au SLPJ. Oui, lire, mais pas n’importe quoi finalement.
Colette : Si j’ai bien compris son propos, elle ne critique pas la lecture plaisir mais invite à être plus exigeant.e dans l’analyse de ce plaisir, une analyse qui ne serait pas juste une opinion. Elle critique plutôt la position qui consisterait à défendre un plaisir qui ne se dit pas au nom d’une certaine liberté d’expression.
Sev : J’ai surtout retenu qu’il ne faut surtout pas considérer comme éternelles nos habitudes et nos plaisirs de lecture mais toujours chercher à comprendre de quelles constructions sociales, sociologiques, familiales (scolaires ?) ils proviennent. Je retiens également le devoir de transmission des leçons que nous avons tirées de ces analyses. J’aime particulièrement son passage sur « l’analyse ».
Isabelle : Vous évoquez ici des points très importants : je pense qu’il s’agit de conquérir une vraie liberté en s’émancipant de tout ce que la société de consommation, les rôles sociaux (par exemple genrés) ou notre socialisation nous conduit à privilégier sans l’avoir véritablement choisi. Une sorte de manière de lire émancipée et plus active, conquise en se demandant explicitement pourquoi on a tendance à aller vers certaines lectures plutôt que d’autres !
Isabelle : Il y a beaucoup de discours souhaitant voir les enfants lire plus et s’interrogeant sur les manières de leur donner envie de se plonger dans des textes. Cet essai est-il une contribution utile de ce point de vue ?
Colette : Cet essai ne convaincra que celleux qui sont déjàexpert.e.s de la lecture et qui ont éprouvé cet éventail de plaisirs de lire. Cependant je pense sincèrement qu’il peut changer la manière de parler lecture, d’enseigner, de transmettre. J’ai offert ce livre à toutes mes copines enseignantes de lettres, car je suis convaincue qu’en modifiant, précisant notre manière de parler de notre amour de la lecture, on donnera envie aux plus jeunes de se lancer dans l’aventure.
Sev : Colette a raison, cet essai prêche un peu les convaincu.es, même si Clémentine Beauvais s’en défend. J’adore quand elle écrit :
« Laisser les jeunes choisir librement leurs lectures, ne pas juger, encourager, bien sûr, j’achète. Mais pardon, j’ai besoin d’en savoir plus.»
Cela dit, je trouve qu’il apporte quand même un éclairage nouveau, dans le sens où il souligne aussi le lien entre le politique au sens large (pas seulement la politique culturelle autour de l’enjeu de la lecture) et nos plaisirs de lecture.
Liraloin : Clémentine Beauvais donne matière à réflexion et elle n’est pas là pour conseiller ou dresser une liste de ce qu’il faut mettre en place pour faire lire les jeunes. Elle se concentre sur le plaisir de trouver du sens dans sa lecture. Comme le dit Alain Serre en parlant du plaisir de comprendre ce que nous lisons. Comme Colette, je ne pense pas que cet essai peut changer les choses par magie mais en le diffusant et en en parlant on sème des petites graines auprès des profs, des jeunes…
Isabelle : Ça me donne vraiment envie d’essayer de parler lectures avec les enfants et ados de mon entourage. De leur demander sérieusement ce qui les a branchés, voire justement d’introduire dans nos discussions familiales les plaisirs listés dans ce bouquin. Mais aussi de les encourager un peu à sortir de leur zone de confort, par exemple en leur choisissant des lectures différentes.
Liraloin : Tout à fait, Isabelle, et c’est ce que nous faisons au comité de lecture : nous sortons les collégiennes de leur zone de confort sinon on ne lirait que de la New Romance ou Dark Romance.
Colette : Je pense que c’est ce que font aussi tous.tes les enseignant.e.s de lettres – sortir les ados de leur zone de confort – et pourtant le discours sur la lecture scolaire est souvent négatif… Y compris dans la bouche des écrivain.e.s.
Isabelle : C’est toute la difficulté du positionnement prôné ici. Arriver à rester à la lisière pour arriver à dépasser la consommation un peu passive de plaisirs pas vraiment réfléchis mais sans pour autant tomber dans la lecture-devoir. Je pense que personnellement, j’avais tendance à être très “lecture plaisir” laissant chacun.e aller vers ce qui l’attire et après avoir lu ce texte, j’essaierai au moins de lancer des perches pour tenter de proposer autre chose – mais je ne suis pas prof, j’ai à faire aux enfants de mon entourage qui aiment tous déjà la lecture.
Liraloin : Cet enjeu est de taille ! Je rencontre régulièrement des jeunes qui ne lisent pas. Ce ne sont pas ceux-là qui viendront demander conseil, par contre je leur dis : je m’engage à trouver la lecture qui te plaira ! Avec ou sans l’accompagnant.
Isabelle : Et vous-mêmes qui êtes des lectrices aguerries et qui savez jouir de la lecture, allez-vous lire (vous mêmes) différemment après avoir lu ce texte ?
Colette : Je ne pense pas que je vais lire différemment mais plutôt que je vais parler différemment de mes plaisirs notamment dans mes séances de méthodologie dédiées à la rédaction de critiques littéraires.
Liraloin : Lorsque l’on rédige une chronique ou que l’on participe à un comité BD, on s’interroge déjà sur sa façon de lire et d’appréhender le texte, et on apprend à parler des plaisirs qu’il nous procure. J’aime rester dans la neutralité tout en étant très à l’écoute des émotions, de la construction du texte, de l’intrigue… Bref, je continuerai de lire comme je l’ai toujours fait.
Isabelle : Oui, ce que nous faisons avec nos blogs, c’est déjà une manière de cultiver le plaisir de lire en le mettant en mots. Mais pour ma part, j’ai eu envie de regarder la liste des plaisirs dont on parlait toute à l’heure, d’essayer d’en trouver qui me seraient moins accessibles et que je pourrais viser à dessein, voire en imaginer de nouveaux. C’est un programme qui me fait envie.
Colette : Comme toi Isabelle, la liste de Clémentine m’a donné envie d’en inventer d’autres.
Sev : Moi aussi, je me suis dit que j’allais tenter de découvrir des plaisirs de lecture que je ne ressens pratiquement jamais. Le « délice addictif », par exemple, ou « l’enchantement immersif ».
Isabelle : Ne trouvez-vous pas que cet essai est original dans la manière même dont il est écrit ?
Liraloin : La mise en page est intéressante, c’est le plus de cette collection. Aérée et pratique pour stopper sa lecture, noter des réflexions si besoin, y revenir… L’humour de Clémentine Beauvais facilite la lecture également.
Colette : Oui, il y a justement quelque chose de très réjouissant dans l’écriture de cet essai, la forme étant au service du fond. Encore une qualité de cette autrice incroyable que l’on retrouve aussi dans ses romans. Le ton provocateur – épicé pour reprendre le mot de Séverine –, la liste poétique, le militantisme des dernières pages, Clémentine Beauvais crée le terreau de plaisirs multiples !
Isabelle : C’est exactement là que je voulais en venir. Clémentine Beauvais a une manière littéraire de causer littérature, ça décuple le bonheur qu’on a à la lire – hyper rare pour un essai !
Sev : Je le dis tout net, j’ai joui de cette lecture (ha ha). Déjà, la première page à elle seule, vaut tous les incipits du monde, je trouve. Sans vulgarité, avec l’humour qu’on lui connaît, un décalage avec le ton trop souvent professoral (pardon les copinautes profs !).
Isabelle : Je constate souvent des tendances à vouloir dépolitiser au maximum la littérature jeunesse, en faire quelque chose qui préserve l’enfance de la politique. Mais à la fin de cet essai, l’autrice affirme que le plaisir de lire est politique. Que veut-elle dire par là ?
Colette : Personnellement, à chaque fois que je fais lire un texte à mes élèves, je fais de la politique ! Quand je fais lire Maus de Art Spiegelman, L’école est finie d’Yves Grevet ou Scarlett et Novak de Damasio, quand on discute d’Heartstopper avec Chloé et Manon, Nos étoiles contraires avec Lila ou de L’arabe du futur avec Nino, on fait de la politique. Apprendre à mettre des mots sur ce que les idées, l’univers d’un.e autre a éveillé en nous, c’est apprendre à mieux se connaître et à envisager des possibles, c’est travailler l’imaginaire, la créativité, et la résolution des problèmes, des défis de la société de demain (d’aujourd’hui ?!). Le récit nous sauvera ! Inventer des récits, c’est une compétence essentielle pour habiter le monde de manière active !
Liraloin : Mais oui tu as raison Colette ! D’ailleurs merci car je ne voyais pas les choses comme ça. On en parle souvent avec la professeure-documentaliste avec laquelle je bosse souvent. On déconstruit des idées reçues pour en construire des neuves à partir de la littérature.
Sev : Ah mais ce que tu dis, Colette, me parle beaucoup ! Je lis énormément d’histoires (si ce n’est toutes…) avec ma fille de 9 ans, qui nous amènent finalement à parler de « politique ». Qu’on lise, par exemple, des albums où il est question d’exil et de migration ou des romans sur la santé mentale… je pense notamment à À la poursuite des animaux arc-en-ciel, que nous avons lu il y a quelques mois et qui, de fil en aiguille, m’a amenée à lui expliquer que les maladies comme la dépression ne sont pas suffisamment bien prises en compte dans notre société où, globalement, il faut performer pour être considéré. Bref. On finit toujours par élargir aux questions de société, à réfléchir sur le monde qu’on souhaite, qu’on rêve, qu’on espère, et le rôle que l’on peut jouer pour participer. Quand le plaisir de lire s’accompagne d’une prise de conscience, ou d’une volonté d’agir, comment ne pas le considérer comme politique ? Je reconnais néanmoins que d’aucuns, dans mon entourage, considèrent que je ne l’épargne justement pas assez de la gravité. D’où notre recherche, justement, du plaisir de lire que Clémentine Beauvais appelle « bien-être réconfortant » qui autorise la politisation, sans pour autant plomber son enfance (encore heureux !). Des romans comme ceux de Myren Duval, avec sa série Mon chien, par exemple, matchent complètement avec cet objectif.
Colette : C’est super intéressant ce que tu ajoutes là car ça aussi c’est politique : tisser le lien par les rencontres entre les adultes et les jeunes, la littérature nous relie aussi au delà des générations. Merci encore pour ces échanges, c’est toujours un plaisir – on pourrait l’appeler “l’extase alogdesque” ce plaisir là !
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Et vous ? Avez-vous lu cet essai ? Si ce n’est pas encore le cas, nous espérons vous avoir donné envie de le découvrir. Merci à Clémentine Beauvais de nous avoir tendu des perches si stimulantes. La bonne nouvelle, c’est que nous resterons en sa compagnie la semaine prochaine. Alors ne manquez pas le billet que nous consacrons à cette autrice essentielle !
Chaque année vos arbonautes préférées s’engagent avec beaucoup de joie et d’empressement à lire les romans en lice pour le Prix Vendredi. Lucie et Liraloin ont profité de cette sélection 2024 pour lire Charbon bleu et en faire une lecture commune pour votre plus grand plaisir. Un roman justement récompensé par un jury de sept jeunes adultes âgés de 15 à 19 ans pour le Prix Vendredi.
Charbon bleu, Anne Loyer, illustrations de Gérard DuBois, éditions D’Eux, 2023.
Liraloin : Est-ce que tu connaissais Anne Loyer avant de te lancer dans cette lecture ?
Lucie : En regardant sa bibliographie je me rends compte qu’elle a écrit 105 livres ! J’ai lu Bamba, et certaines des aventures de Kimamila parce que c’est la méthode de lecture que j’utilise avec mes CP. Donc j’ai beaucoup aimé Charbon bleu mais on ne peut pas dire que ce soit une auteure dont je suis le travail. Je vais être nettement plus attentive dorénavant !
Kimamila et la récré ensorcelée, Anne Loyer, illustrations de Nils, Nathan, 2014.Bamba, Anne Loyer, éditions du Rocher, 2020.
Liraloin : De mon côté, je connais bien cette autrice notamment à travers des albums publiés chez A pas de loup : Christine de Pizan, Calamity Jane. J’ai également lu son roman adulte La petite coriace que j’ai bien apprécié. Anne Loyer est très prolifique et autant à l’aise dans l’écriture des romans que des albums.
Christine de Pisan, La clairvoyante, Anne Loyer, illustrations d’Anne Gaudriot, A Pas de loup, 2021.Calamity Jane, L »indomptable, Anne Loyer, illustrations d’Anne Gaudriot, A Pas de loup, 2019.La petite coriace, Anne Loyer, éditions Anne Carrière, 2022.
Liraloin : Même question pour l’illustrateur Gérard DuBois ? Nous reviendrons plus tard sur la pertinence de ses dessins.
Lucie : J’ai un peu honte de l’avouer : non, je ne connaissais pas du tout de Gérard DuBois mais j’aime beaucoup. Je me suis un peu renseignée sur ce qu’il a fait depuis, et je trouve notamment son travail sur Moby Dick magnifique !
Liraloin : C’est au SLPJ que j’ai découvert cet illustrateur, il y avait une exposition de ses illustrations et je trouve son procédé très intéressant. Je l’ai découvert tardivement et c’est seulement l’année dernière que j’ai réalisé que je le connaissais à travers une illustration tirée de son livre Enfantillages. Et puis, j’ai lu la chronique de Linda sur l’album On aurait dit qui m’a donné envie de le découvrir.
Enfantillages, Gérard DuBois, Rouergue Jeunesse, 2015.On aurait dit, André Marois, illustrations de Gérard DuBois, Seuil Jeunesse, 2016.
Liraloin : Parlons de la couverture : qu’en as-tu pensé ? Est-ce que cette illustration te touche ?
Lucie : Oui, je dois avouer que c’est ce qui m’a attirée vers ce roman. Ce noir et blanc un peu brut, et le regard de cette jeune fille qui se détache d’une foule. C’est très puissant je dois dire, et tout à fait en accord avec le texte. Uniquement sur la base de la couverture, c’est vers ce titre de la sélection du Prix Vendredi que je serais allée le plus spontanément.
Liraloin : Contrairement à toi je n’ai pas été attirée de suite par cette couverture surtout que nous sommes plutôt – et depuis un moment – sur des couvertures de romans pour ados un peu “clinquantes”. Le sujet m’a intéressé sans doute car j’ai vécu à Lille… et comme j’aime Anne Loyer, hop je l’ai emprunté. L’illustration est très forte et il y a quelque chose de magnétique dans ce visage féminin. On est obligé de s’attarder sur ce regard je trouve.
Liraloin : Entrons dans le vif du sujet. Le livre commence avec ce texte en préambule, écrit en italique : « Elle ferme les yeux, c’est l’appel du néant. Son corps, pris en tenaille par des milliers de mains – celles de ceux qui l’ont précédée, celles de ceux qui lui succéderont – s’enfonce sans fin, aspiré par les entrailles avides de la terre. Il est englouti par une force supérieure qui ne lui laisse aucune chance. Une chute invincible qui l’entraîne, poids mort avant l’heure, direction l’abîme. » Que t’évoque ce texte ?
Lucie : Ce préambule donne immédiatement le ton. Il est question de déterminisme, de tradition pesante, de quelque chose de très organique aussi il me semble et de dramatique. On sent tout de suite que le texte ne va pas enjoliver la réalité du destin de ces mineurs, et c’est précisément ce pourquoi j’ai eu envie de le lire. Mais je me dis en le relisant que c’est “gonflé” de la part de l’auteure car cela peut aussi rebuter certains jeunes lecteurs. Qu’en as-tu pensé, toi ?
Liraloin : En relisant ce préambule je trouve qu’il est complètement raccord avec l’illustration de première de couverture. On sent ce moment compliqué de se rendre dans cet ascenseur qui “aspire vers les entrailles avides de la terre”. Comme toi, et ton terme est bien trouvé, il y a quelque chose d’organique, cette terre broie les mineurs, les rend malades et les tue. Après j’ai été très étonnée que ce roman remporte le Prix Vendredi des jeunes lecteurs, je m’y attendais pas du tout car tout comme toi je ne pensais pas que ce sujet plairait autant aux jeunes. Comme quoi….
Lucie : C’est une très bonne surprise cependant, et c’est très positif que des jeunes lecteurs acceptent de découvrir un milieu et une époque qui est éloignée d’eux. Qu’ils adhèrent à un texte qui fait la part belle à la poésie et à un certain lyrisme.
Liraloin : Oui effectivement il y a une poésie que l’on retrouve dans cette écriture. D’ailleurs on en parlait avec une collègue, et finalement on en a conclu que ce sont les auteurs-autrices qui écrivent sur des sujets sociétaux très actuels qui emportent pas mal de prix et des mises en avant… D’ailleurs, petite parenthèse, La Chasse a reçu le Prix Cendres en plus du Prix Vendredi.
La Chasse, Maureen Desmailles, Thierry Magnier, 2023.
Liraloin : L’histoire débute avec la perte du père de cette famille. Outre le chagrin de Gervaise, sa femme enceinte, cette mort impose à Ermine une analyse de la situation très lucide. Est-ce que tu te rappelles de la dureté de cette ouverture ?
Lucie : Je me souviens en effet avoir été saisie par le désespoir d’Ermine. Elle a cru pouvoir échapper à son destin de mineur car son instituteur, convaincu par ses capacités, avait insisté auprès de ses parents pour qu’elle poursuive ses études. Mais voilà qu’un double drame la cueille : le décès de son père signifie aussi qu’elle va devoir travailler pour aider sa mère car il n’y a plus que le salaire de son frère pour nourrir la famille. Au passage : que la maman s’appelle Gervaise est un joli clin d’œil à Zola !
Germinal, Emile Zola, Pocket, 2018 pour cette édition.
Liraloin : Oui, merci Anne Loyer pour ce joli clin d’œil à Germinal. Ce passage est vraiment terrible et très noir. Le chagrin accable toute cette famille et on sait que peu d’espoir est envisageable. Je trouve que ce n’est pas évident en tant que lectrice de se dire qu’à un moment la “lumière” viendra ! Il y a ce paragraphe qui m’a marqué. Ermine doit aller travailler pour la survie du foyer et voici le regard de Gervaise sur sa fille :
« Gervaise lève péniblement les yeux vers sa fille. Elle voudrait lui dire un mot gentil, un encouragement quelconque. Mais rien ne sort. Elle a honte. Honte de lui avoir promis la lune, honte de lui avoir fait entrevoir l’impossible, honte de lui avoir fait miroiter un autre destin. Ernest et elle l’ont trompée. L’ont même trahie. Ils ne cherchaient qu’à la protéger et ils n’ont rien fait que retarder l’échéance. Juste au moment où elle allait décrocher le certificat d’étude, ce sésame pour un autre futur, tout se brise… »
Comment analyses-tu ce paragraphe ?
Lucie : En tant que lecteur, on se met très facilement à la place de Gervaise. Ou peut-être est-ce parce qu’on est mamans aussi ? Cette honte, même si elle n’y est pour rien, est parfaitement compréhensible. C’est un peu comme si elle avait trahi sa fille en lui laissant apercevoir un avenir différent de la mine. Avenir dont elle va finalement être privée à cause de la disparition de son père. Est-ce que la situation aurait été “moins pire” si Ermine était allée à la mine dès le début ? C’est vraiment une ouverture de roman très dure et très noire, tu le disais. Et c’est d’autant plus courageux de la part d’Anne Loyer d’oser y aller franchement et de proposer un texte sans concession à ses jeunes lecteurs.
Liraloin : Oui et d’ailleurs ta question rejoint celle-ci. J’ai trouvé que le destin d’Ermine était fragile dès le départ, pas franchement net concernant ses projets d’études comme si l’autrice voulait nous préparer à cette chute. Ta vision est juste car nous sommes bouleversées par la honte qui saisit Gervaise, cette culpabilité envahissante. C’est d’autant plus difficile à “digérer” car pour une fois, un membre de cette famille aurait connu autre chose que la mine. Pour moi il y a cette prise de conscience de cette mère complètement atterrée par la perte de son mari et ce destin qu’elle brise malgré elle. Le champ lexical de la lumière est pourtant présent et sera le fil conducteur tout le long du récit. Pour le moment la lumière est juste atténuée et forcément pas franche (lune, miroir…).
Lucie : Je me demandais justement : trouves-tu que le supplément d’instruction qu’a reçu Ermine apporte quelque chose au roman ?
Liraloin : Oui énormément, cette instruction lui permet de supporter sa nouvelle vie à la mine en s’échappant dans ses rêveries. Elle est complètement à part et les autres lui font bien sentir sauf un personnage… C’est justement là qu’apparaît Firmin. Est-ce que ce personnage t’as plu ?
Lucie : Je ne vois pas comment on peut ne pas aimer Firmin. Il apporte tellement de lumière (on y revient, je n’avais pas conscience du champ lexical de la lumière mais maintenant que tu le dis ça me saute aux yeux) et de douceur dans ce monde noir, étouffant, sans espoir… Un phare dans la nuit ! J’adore son surnom de Firmament d’ailleurs, quelle trouvaille ! Je suis curieuse de savoir ce que tu as ressenti lors de la première rencontre entre le jeune homme et Ermine ?
Liraloin : Il est le rayon d’une lumière qui n’existe plus, son intelligence se caractérise par sa poésie, cela touche également Ermine qui est transporté ailleurs d’où l’illustration (p.53). J’aime beaucoup ce personnage, d’une grande sensibilité. Ermine le surnomme Firmament rien que pour elle et comme toi j’ai trouvé que ce surnom était une belle trouvaille. Il y a une alchimie qui se fait très vite et naturellement.
Lucie : Je me disais que c’était peut être grâce à son « instruction » qu’Ermine était si rapidement touchée par cette rencontre. Car Firmin n’est pas vraiment le mineur typique. Leur lien se crée au niveau intellectuel : ils aiment les mots, les sonorités, cela les anime et les aide à supporter leur quotidien. Qu’en penses-tu ?
Liraloin : Tout à fait ! je suis d’accord avec toi en ajoutant que le lien que le jeune homme établit avec les animaux ajoute à son empathie. Mais le rêve n’est pas la vie. Même si Ermine parle de Firmin et de son caractère à sa mère, cela fait rêver également sa petite sœur de 4 ans, Martine. Que penses-tu de l’autre membre de cette fratrie, le frère aîné d’Ermine ?
Lucie : Guy… Lui pour le coup c’est la caricature du mineur. Brutal, rugueux, il n’est pas très aimable. Heureusement qu’Anne Loyer prend le temps de nous expliquer le ressentiment qu’il a pour Ermine, et ainsi de le rendre plus humain. Parce qu’il aurait le profil idéal pour être le “méchant” de l’histoire. On comprend tout de même qu’il a été forcé de grandir très vite, d’assumer des responsabilités très jeune et qu’il s’est forgé une “carapace” pour s’en sortir. Mais il reste extrêmement désagréable.
Liraloin : Tout à fait, et ce n’est pas un exercice facile pour une autrice d’échapper à la caricature car Guy en a tous les aspects. Cette profonde tristesse qu’il a en lui se transforme en brutalité, il ne sait réagir autrement. Oui, tu as raison, il est imbuvable.
Lucie : A propos de la famille d’Ermine,que penses-tu de son rôle dans l’évolution de ce personnage ?
Liraloin : Dans cette famille, Martine la petite sœur apporte du bonheur et permet à Gervaise de garder le sourire, l’innocence de la petite est palpable. Cette joie enfantine permet à Ermine de sortir un peu la tête de son quotidien harassant. Elle aime le rire grelot de sa petite sœur. Pourtant c’est tout de même Guy qui est pour moi comme une ombre qui s’étend de plus en plus sur ces femmes, le patriarcat est présent et il n’est pas atténué. Le foyer et donc la famille n’est plus un refuge pour Ermine, les obligations ont noyé le reste.
Lucie : Tu as raison, ce patriarcat est très net et correspond évidemment à l’époque puisque ce roman se passe au 19ème siècle. Quand le père meurt, Guy prend le pouvoir sur la famille. Pouvoir dont il se passerait bien à mon avis mais qu’il assume avec la dureté qui le caractérise.
Liraloin : Oui merci de le préciser. L’époque est importante. Il en veut à cette famille, la mort de son père retarde aussi sa vie et son avenir.
Lucie : Nous avons une fois de plus utilisé le champ lexical de la lumière avec cette ombre que Guy étend sur la famille. C’est le moment de parler des illustrations qui répondent parfaitement au contraste entre ombres et lumières qui irrigue le texte, non ?
Liraloin : Ce contraste est très puissant et les 12 illustrations sont bien choisies. Elles alternent entre le rêve et la réalité. Il y a des planches qui apportent cette note d’espoir et en même temps quelques pages après on redescend du terre avec un dessin qui accentue la dureté de la vie. C’est une belle idée que d’avoir choisi d’illustrer ce roman.
Lucie : La technique utilisée est particulièrement pertinente je trouve. Ces aplats noir qui laissent filtrer le blanc… cela correspond tellement bien à l’histoire d’Ermine et Firmin !
Liraloin : Puis tout s’accélère lorsqu’on approche de la fin. D’après toi, pourquoi Anne Loyer a choisi de précipiter (dans le bon sens du terme), son histoire ? D’ailleurs qu’en as-tu pensé de cette chute ?
Lucie : Cette fin. On la voit venir, elle est annoncée et pourtant qu’il est difficile de s’y résoudre ! Une nouvelle fois, je trouve Anne Loyer courageuse d’avoir assumé jusqu’au bout sa résolution de véracité. Au risque de décevoir les lecteurs fleur bleue, la réalité de la mine était difficile, exigeante, et nous l’avons bien dit l’auteure ne cache rien des douleurs physiques, ni de la fatigue ou de la peur de ses personnages lorsqu’ils sont sous terre. La fin est donc triste, mais logique.
Liraloin : Je suis complétement raccord avec toi et je trouve également qu’Anne Loyer y ajoute de la poésie malgré tout. C’est cela que je trouve très fort chez elle, la dernière illustration y est pour beaucoup. Est-ce que la liberté n’est pas justement dans cette fin et cette tragédie?
Lucie : Oui, tu as raison. Ce roman ne fait pas dans l’optimisme forcené mais Anne Loyer parvient malgré tout à insuffler de l’espoir quelque soit la situation – aidée par Gérard DuBois et notamment comme tu le disais de sa magnifique dernière illustration. C’est très fort. Et c’est peut-être aussi ce qui a plu aux jeunes lecteurs ? Cet espoir dans une situation qui semble désespérée cela peut faire écho à ce qu’ils ressentent face à l’actualité ?
Liraloin : Oui car après tout cette histoire parle de cette liberté d’aimer. Pour terminer, à qui conseillerais-tu ce roman ?
Lucie : Et bien sans surprise, parce que c’est toujours le cas des bons romans, à plein de lecteurs très différents. Je suis persuadée qu’il plairait à mon fils de 13 ans, mais aussi à des copines et je suis presque certaine que ma mère va me demander de le lui prêter. Le panel de lecteurs est donc étendu : ceux qui aiment l’histoire, qui veulent en apprendre plus sur l’univers minier, qui ont envie de découvrir un texte poétique et nuancé, avec une jolie histoire d’amour entre deux âmes blessées… J’ai oublié quelqu’un ?
Liraloin : Ahahaha non, tu n’as oublié personne. Tout comme toi je pense que ce roman peut attirer un large lectorat. Je le conseillerais autant aux adultes qu’aux ados !
Lucie : Pour les plus curieux de nos lecteurs, je trouve que Charbon Bleu fait fortement écho à un autre titre de la sélection du Prix Vendredi : Vindicte met aussi en scène une femme dans une situation désespérée (c’est l’une des “tondues” de la Libération) confrontée au regard et au jugement des autres et particulièrement des hommes. Je les ai lus à la suite et j’ai trouvé ce parallèle stimulant.
Vindicte, Gildas Guyot, In8, 2024.
Liraloin : Je n’ai pas encore lu ce roman. Justement je trouve que c’est essentiel que des autrices et auteurs s’emparent de faits historiques pour ce devoir de mémoire que nous devons transmettre de génération en génération… Et le fait qu’ils plaisent comme nous avons pu le voir avec l’attribution du prix Vendredi des jeunes est très chouette !
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Pour conclure, la réaction à notre discussion de deux copinautes originaires de régions minières.
Linda : En bonne nordiste que je suis, j’avais envie de dire que la mine fait partie intégrante de notre patrimoine et les enfants grandissent avec des histoires de la mine. Les mineurs n’existent plus et il n’en reste guère de survivants aujourd’hui mais la mémoire collective est entretenue par les associations et les récits des enfants et petits-enfants de mineurs. Tous les enfants d’ici visitent au moins une fois dans leur vie le musée de la mine de Lewarde qui marque les esprits et donne vraiment à réfléchir sur cette vie, cette époque. Je ne connais pas un enfant ou ado qui soit ressorti déçu de cette visite et cela ne m’a donc pas étonné que les jeunes aient choisi ce titre…
Séverine : Je pourrais très exactement reprendre le propos de Linda en remplaçant Lewarde par « Puits Couriot » à Saint -Etienne ! Ici, c’est exactement cela aussi. En ce qui me concerne, j’essaie de transmettre à ma fille un bout de l’histoire locale, grâce notamment aux livres, mais c’est vrai qu’il me semble que la littérature jeunesse pèche un peu en la matière, en particulier pour les plus jeunes. Dernièrement, un album pour petit.e.s s’est démarqué : Mille mineurs, écrit et illustré magnifiquement par Evelyne Mary.
Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir l’histoire d’Ermine, d’autres romans d’Anne Loyer et, pourquoi pas, de visiter ces lieux d’histoire !
Linda et Lucie sont passionnées par les contes traditionnels, leurs réécritures et leurs adaptations. Ce recueil des éditions Syros ne pouvait qu’attirer leur attention ! Comme son titre l’annonce en partie, il présente quatre contes célèbres et en propose des versions d’autres pays. De quoi ouvrir leurs horizons et alimenter une discussion…
Le tour du monde des contes de Gilles Bizouerne & Fabienne Morel, Syros, 2024.
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Lucie : Nous avons toutes deux été attirées par ce titre dans le catalogue des éditions Syros, pourquoi il t’a intéressée ?
Linda : J’aime beaucoup redécouvrir les contes au travers des réécritures, c’est d’ailleurs un thème plutôt en vogue (je pense par exemple à Flore Vesco et ses divers réécritures), et l’idée de découvrir des contes traditionnels dans des versions étrangères me plaisait bien. Je me suis d’ailleurs amusée en cherchant les similitudes entre les différentes versions d’un même conte.
Lucie : Connaissais-tu les quatre « grands contes » dont les auteurs présentent différentes versions ?
Linda : Je ne connaissais pas très bien les musiciens de Brême et finalement, pas trop non plus le Tom Pouce alors que j’étais persuadée l’avoir déjà lu. Et je me suis aussi rendue compte en lisant Les trois petits cochons que je me souvenais plutôt mal de la fin. Je crois que j’en avais une idée erronée à cause du court métrage de Walt Disney (1933) que j’ai beaucoup vu avec les enfants et qui propose un final moins sombre, forcément, avec notamment le méchant qui est puni et les cochons qui survivent.
Lucie : Il est vrai que Walt Disney s’est beaucoup inspiré des contes traditionnels européens et en a modifié notre perception. Mais j’avoue adorer cette version…
Linda : Je suis aussi une grande fan.
Lucie : Revenons à ce recueil, quel corpus t’a le plus intéressée ?
Linda :Le lièvre et la tortue ! Mais c’est aussi parce que j’ai un faible pour cette histoire que je trouve moins violente. Ici c’est la ruse qui est mise en avant. J’ai d’ailleurs particulièrement aimé la version bretonne Le renard et l’escargot dans lequel c’est l’escargot qui se montre rusé alors qu’on a plutôt l’habitude que ce soit le goupil.
Lucie : J’ai beaucoup aimé ce corpus aussi. D’autant que pour moi Le lièvre et la tortue était une Fable et pas un conte, cette lecture est très enrichissante tant sur le fond que sur la forme.
Linda : C’est pour ça que l’histoire est moins violente…
Lucie : Ma version préférée est celle avec les taupes. Je l’ai trouvée franchement géniale !
Linda : C’est probablement la plus drôle aussi.
Lucie : En revanche, j’ai parfois peiné à voir les liens entre les différents contes proposés, surtout dans ceux qui sont associés aux Musiciens de Brême.
Linda : C’est vrai qu’il m’a parfois fallu une deuxième lecture pour faire des liens. La version chinoise de ce conte est assez particulière. Et j’ai de fait apprécié les explications qu’on trouve dans le dossier de fin d’ouvrage. Je me suis d’ailleurs demandée s’il n’était pas plus difficile pour nous de faire du lien avec certains textes justement parce qu’ils s’éloignent davantage de notre culture et nos représentations. Je ne sais pas si c’est pareil pour toi mais j’ai surtout eu du mal à faire le lien avec les versions venues d’Asie, voire parfois même d’Europe de l’est.
Lucie : Tu as raison, les cultures sont si différentes que les écarts de thèmes sautent plus facilement aux yeux. Mais pour ma part j’avais eu l’occasion de lire la version roumaine de Tom Pouce, Neghiniţă présente dans le recueil Hadji Tudose de Barbu Delarancea traduit par Gabrielle Danoux. Et comme cette lecture était plus récente que celle du conte original je n’ai pas été trop perdue !
Lucie : Comme tu le disais précédemment, j’ai moi aussi beaucoup apprécié les explications en annexe du recueil, et notamment l’utilisation des codes de classification des contes qui explicitent les liens qui ne sautent pas forcément aux yeux à la première lecture. Connaissais-tu cette classification ?
Linda : Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris cette histoire de code (les T quelque chose) mais les informations sont, elles, bien claires et aident bien à la compréhension et à faire du lien entre chaque texte.
Lucie : Il s’agit de la classification des contes Aarne-Thompson-Uther dont parle aussi Lou Lubie dans son excellent Et à la fin ils meurent. Elle aborde y aussi les adaptations de Disney de manière assez amusante.
Linda : Entre le conte de Bardu Delarencea et ce livre de Lou Lubie, j’ai des références à ajouter à mon catalogue de livres à lire !
Et à la fin ils meurent de Lou Lubie, Delcourt, 2021.
Lucie : Qu’as-tu pensé des illustrations ?
Linda : J’ai aimé que chaque histoire ait un.e illustrateur.ice attitré.e car je trouve que cela crée une forme de cohésion entre chaque texte du corpus et renforce l’unité.
Lucie : Je suis d’accord avec toi, j’ai bien aimé cette unité visuelle malgré les variations des histoires.
Lucie : Tout en discutant avec toi je feuillette le livre et je suis tombée sur la dernière page qui liste les autres titres de la collection. Je suis curieuse :est-ce que l’un d’entre eux t’attire particulièrement ?
Linda :Les Belles très certainement… Je suis une fan inconditionnelle de La Belle et la Bête donc en lire d’autres versions me plairait bien, d’autant qu’elles sont annoncées “incroyables”. Et toi ?
Lucie : Moi aussi je suis très très fan de La Belle et la Bête (je me suis d’ailleurs offert la magnifique version illustrée par MinaLima) et le recueil des Belles me tente bien. Je me dis que les princesses ont peut-être plus d’espace et de caractère à exprimer que dans les adaptations qui en ont été faites. Même si on remarque une tendance aux personnages féminin plus affirmés depuis les années 2000.
Le tour du monde d’un conte, Les Belles, Fabienne Morel et Gilles Bizouerne, Syros, 2021.
Lucie : Concluons avec la question rituelle : à qui recommanderais-tu cette lecture ?
Linda : Aux amateurs de contes d’abord. Ensuite, peut-être aux enseignants (je crois me souvenir qu’il y a une séquence sur le conte en 6ème) : pour mettre en avant des textes du monde de la même manière qu’on le fait avec les textes fondateurs. Après je pense que si les histoires en elles-même peuvent plaire aux enfants (pas trop jeunes quand même), cela reste un livre qui parlera aussi aux adultes, justement parce qu’il met en avant des explications assez complexes.
Lucie : Je me dis que les enfants peuvent certainement apprécier ces contes sans en chercher les liens (peut-être les feront-ils seuls d’ailleurs, ils sont souvent étonnants à ce niveau-là). Mais en tant que recueil, effectivement les fans de contes et les enseignants semblent les plus à même d’exploiter la richesse des liens entre ces histoires.
Linda : Je trouve les contes trop souvent violents et effrayants pour être lus aux enfants. Certains donnent aussi un regard assez négatif sur certains personnages tel le loup pour n’en citer qu’un et c’est aussi pour ça que j’ai du mal à le recommander aux jeunes lecteurs.
Lucie : Dans ce recueil je n’ai pas été gênée par la violence, peut-être parce qu’il me semble qu’un certain nombre de versions originales abordent de toute manière des sujets très difficiles tels que l’abandon d’enfants, les meurtres, la manipulation… Il faut peut-être simplement mettre en garde les lecteurs et les inviter à choisir les contes les plus appropriés à l’âge de leurs auditeurs ?
Linda : Oui sans doute. Et puis, dans le cadre familial, je pense que chaque parent est capable de savoir ce qu’il peut lire à son enfant. Chacun a un seuil de tolérance propre, certains enfants ne voient pas forcément l’horreur comme une peur, ils la surmontent dès la page tournée…
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Avez-vous envie de découvrir ce Tour du monde des contes ? Connaissez-vous des versions étonnantes ou peu connues de contes ? Lequel préférez-vous ?
C’est par hasard que Lucie et Héloïse – Helolitla se sont rendu compte qu’elles lisaient le même roman au même moment. Une belle occasion à ne pas manquer pour en faire une lecture commune !
Héloïse : On va commencer simplement : est-ce que tu connaissais cet auteur, et si non, qu’est-ce qui t’a donné envie de lire ce livre ?
Lucie : Oui, je connaissais Dan Gemeinhart pour avoir lu L’incroyable voyage de Coyote Sunrise et La vérité vraie. Je crois que ce sont ses seuls romans traduits en français. Et toi ?
L’incroyable voyage de Coyote Sunrise, Dan Gemeinhart, Pocket, mars 2020.
Héloïse : J’ai adoré L’incroyable voyage de Coyote Sunrise, je ne pouvais pas passer à côté de celui-ci ! Je viens d’ailleurs de découvrir qu’une suite, Coyote perdue et retrouvée, allait paraître en octobre 2024. J’ai hâte ! Je me note La vérité vraie, je ne l’ai pas lu.
Lucie : Donc, comme moi, tu es un peu à l’affût des nouveaux romans de cet auteur ? Et quelle a été ta première impression face à la couverture ?
Héloïse : Oui, il fait partie des auteurs que je compte suivre assidûment ! J’aime beaucoup la façon dont il aborde la thématique de la famille, et l’aspect foufou de ses histoires (tout en délivrant de beaux messages). La couverture est mystérieuse, comme le titre… et très poétique, je trouve, avec ces lucioles.
Les mystérieux enfants de la nuit, Dan Gemeinhart, Pocket jeunesse, mai 2023.
Lucie : Justement, entrons dans le vif du sujet : cette histoire s’ouvre sur une épigraphe qui s’adresse directement au lecteur et parle de son âme. Qu’as-tu pensé de cette entrée en matière ?
Héloïse : J’ai trouvé que Dan Gemeinhart commençait de manière onirique, presque philosophique. D’ailleurs, les « âmes » sont mentionnées tout au long du roman…
Lucie : Il est en effet beaucoup question d’âmes et de choix dans ce roman. L’auteur a choisi de souligner certaines péripéties en interpellant le lecteur et en lui suggérant des “leçons” à retenir des aventures des personnages. Je suis curieuse de connaître ton ressenti sur ces à apartés.
Héloïse : Je les ai appréciés, un peu comme un refrain qui évolue, et qui progresse petit à petit. C’est comme si, d’une certaine manière, l’auteur voulait donner un ton universel à cette histoire, ne se contentant pas de donner des noms de personnages… Enfin, ce n’est que mon ressenti. On a des âmes perdues, qui se sentent seules, se cherchent, et se trouvent. C’est positif, plein d’optimisme, un peu comme cet épigraphe qui invite à croire en soi.
« Toutes les âmes, sans exception, méritent d’avoir un chez-soi et une famille. Même la tienne. Particulièrement la tienne. Toutes les âmes méritent amour et amitié. Oui, même la tienne. Toutes les âmes méritent de trouver leur place. Tous les oiseaux, un nid. Mais parfois, il faut chercher un peu. Au fond, c’est peut-être de ça que parlent toutes les histoires. Celle-ci ne fait pas exception à la règle. »
Et toi, qu’en penses-tu ?
Lucie : Pour être honnête, j’ai trouvé ces passages vraiment trop nombreux. Ils sont jolis et pleins de bons sentiments. L’idée semble clairement être de donner confiance à des jeunes lecteurs qui en manquent, et c’est important de le faire. Mais en tant que lectrice adulte (et donc pas public visé, il faut le rappeler), j’ai trouvé que cela plombait un peu le récit. J’aurai préféré qu’il y en ait moins !
Héloïse : Cela peut se comprendre !
« […] parfois, une âme ignore sa propre grandeur. Jusqu’à ce qu’elle soit forcée de la découvrir. »
Héloïse : Et qu’as-tu pensé des titres à chaque début de chapitre ? Je les ai beaucoup aimés, je trouve que cela amène de l’humour, et cela m’a aussi fait penser aux anciens textes…
Lucie : Oui, moi aussi ! On en a rigolé avec mon fils qui a comparé ce procédé à ce que fait Jules Verne : il annonce systématiquement ce qu’il va se passer dans le chapitre qui arrive, quitte parfois à divulgâcher. Dan Gemeinhart fait cela de manière plus légère, en laissant du suspens, alors cela m’a plu. Il m’est parfois arrivé de revenir vérifier le titre du chapitre après l’avoir terminé parce que je n’avais pas réussi à anticiper ce qui allait se passer. Donc, c’est bien fait !
Le Tour du monde en 80 jours, Jules Verne, éditions Hetzel, 1872.
Héloïse : Oui ! Je pensais aussi à Candide de Voltaire.
Lucie : Tout à fait ! Entrons dans l’histoire à proprement parler à présent : dès le premier chapitre, l’ambiance est très particulière. Il fait nuit, le héros a été réveillé par un puissant sentiment de solitude, des enfants qui donnent l’impression de se cacher emménagent… et les noms de ville (Bourg-Boucherie) et de rue (Sanguinistre) sont particulièrement évocateurs. Te souviens-tu de tes impressions en découvrant cela ?
Héloïse : J’ai trouvé tout ceci bien sombre du départ et puis, assez vite, j’ai pensé aux contes : un héros solitaire, qui se sous-estime, sept enfants (ce chiffre !) perdus, livrés à eux-mêmes, qui débarquent mystérieusement dans la forêt… Pas toi ? Il y a un aspect sanglant avec tous ces noms, j’ai repensé à notre lecture commune du dernier roman de Flore Vesco – même si on part ensuite dans une toute autre direction.
Lucie : Tout à fait, tu as raison ! Je n’y avais pas pensé mais maintenant que tu le dis c’est évident. D’ailleurs, comme dans un conte, les personnages jouent des rôles prédéfinis et s’y tiennent un long moment avant d’en dévier ; et les méchants sont un brin manichéens. As-tu été gênée par ce côté “figé”, avant qu’il ne devienne l’un des ressorts dramatiques de l’histoire ?
Héloïse : A vrai dire, je n’y avais pas prêté attention, il faut dire que j’ai lu ce roman très rapidement… Mais le grand méchant (loup) est effectivement très “caricatural” : un prédateur dangereux, borné, froid et insensible.
Lucie : Je pensais aussi à Donnie, l’autre méchant qui harcèle Ravani et ne semble jamais vouloir évoluer même si l’auteur lui accorde quelques excuses pour son comportement. En fait, pour moi, ces personnages un peu caricaturaux sont une réponse au jeu d’acteurs des Vagabonds qui se glissent dans un rôle et jouent la comédie de la normalité. L’écart entre les deux fait sens, il me semble. Tout comme ces habitants de Bourg-Boucherie qui sont dans une tradition un peu étouffante : tous répètent inlassablement les mêmes gestes, les mêmes postures, sans tenir compte de leurs envies profondes.
Héloïse : Oui, cela crée un équilibre, en quelque sorte. Et les sept Vagabonds, en entraînant Ravani, vont bousculer ce “train-train”, cette routine mortifère.
Lucie : Justement, nous n’avons pas encore parlé de Ravani. As-tu envie de présenter le personnage principal ?
Héloïse : C’est un garçon sensible, attentif, qui vit seul avec ses parents. Il déteste la violence, n’aime pas se rendre à l’abattoir (où travaille son père). Ce qu’il aime, c’est créer des nichoirs à oiseaux. C’est un enfant très solitaire, très seul.
« Ce garçon est le héros de notre histoire. Ou plutôt, l’un de ses héros. Nul n’aurait été plus surpris de l’apprendre que lui. Il aurait eu du mal à imaginer quelqu’un de moins héroïque. »
Lucie : Je trouve que la construction des cabanes à oiseaux est une très belle trouvaille. Elle dit immédiatement la minutie et la solitude de Ravani, mais aussi l’attention qu’il porte aux êtres fragiles.
Héloïse : Oui, elle montre son attachement aux animaux. C’est d’ailleurs un ouvrage qui dénonce la souffrance animale. Les passages dans l’abattoir sont assez sanglants, je ne le conseillerai pas aux plus jeunes…
Lucie : C’est vrai, même si en fait on ne “voit” rien concrètement, l’imagination de Ravani ne nous épargne pas grand-chose. De ce point de vue (dénonciation de la souffrance animale), il m’a fait penser au premier Jefferson, de Jean-claude Mourlevat.
Jefferson, Jean-Claude Mourlevat, Gallimard Jeunesse, mars 2018.
Lucie : Il y a d’autres personnages importants (et vraiment très chouettes) dans ce roman : les Vagabonds Virginia, Colt, Annabel, mais aussi Tristan, Beth, Benjamin, sans oublier les habitants du bourg Hortense Wallenbach, Fred Frotham et Lee Chin. As-tu un préféré ?
Héloïse : J’aime beaucoup Ravani et Virginia, même si les autres sont chouettes, et le boulanger, M. Chin. J’aime beaucoup son évolution. Et toi ?
Lucie : Évidemment Ravani et Virginia l’emportent, leur binôme fonctionne tellement bien ! Mais j’avoue un petit faible pour Hortense Wallenbach, figure de l’auteure frustrée qui tient la gazette d’un bled où il ne se passe rien, mais se plaît à inventer chaque jour des péripéties délirantes. J’aime aussi l’évolution des autres habitants et le fait qu’ils parviennent à sortir du rôle figé dans lequel ils étaient piégés.
Héloïse : Oui, c’est un ouvrage qui montre que tout le monde – ou presque – peut changer, et trouver sa voie.
Lucie : Malgré mes critiques sur le côté “âmes” (sans aucun sous entendu religieux ni de la part de l’auteur ni de la mienne d’ailleurs), c’est un message qui m’a beaucoup plu. Surtout qu’il est associé à la récurrence du “Bienvenue dans ce jour. Tu y es déjà” : le côté on attend un jour propice pour réaliser nos rêves, nos projets, etc., mais il faut aussi savoir saisir les occasions qui se présentent de se lancer !
Héloïse : Tout à fait !
Le truc, c’est que ce monde est peuplé de toutes sortes de gens, et que tu n’y peux pas grand chose […]. Tout ce que tu peux faire, c’est décider le genre de personne que tu es, toi, et t’y tenir. Ne te préoccupe pas des autres.
Héloïse : Ce roman nous apporte une belle dose de rebondissements farfelus, y en a-t-il un qui t’a marquée ? Personnellement, j’ai adoré l’idée de la course sur l’eau… et du moyen de transport choisi ! C’est délicieusement irrévérencieux.
Lucie : Tu as raison, les péripéties sont inhabituelles pour la plupart ! Mais le tout garde tout de même une certaine cohérence et cela va moins loin que dans certains contes (encore que…). Je suis d’accord avec toi, la course est extra. J’ai aussi beaucoup aimé la leçon de chasse à la grenouille qui est une entrée en matière très jolie pour créer un lien entre Ravani et les Vagabonds.
Lucie :Je saute sur l’occasion de parler un peu des Vagabonds. Qu’as-tu pensé de leur histoire et du fonctionnement de leur groupe ?
Héloïse : Leur histoire est triste, touchante aussi. Difficile de ne pas trop en dire, mais ce concept de la famille de cœur, celle que l’on se choisit (le fameux trope de la “found family”) me parle beaucoup. J’aime cette idée d’entraide. Et toi ?
« Une famille qu’on a trouvée, c’est aussi beau qu’une famille dans laquelle on est né. Peut-être même davantage. Après tout, les histoires parlent de choix, et choisir de devenir une famille, c’est la plus belle fin à laquelle on puisse arriver. »
Lucie : C’est même plus que de l’entraide, ces enfants sont liés d’une manière étonnante, il faut lire le roman pour la découvrir et en saisir toute la beauté. Comme tu le disais en introduction, la thématique de la famille, et plus particulièrement de la famille de cœur est centrale dans les romans de Dan Gemeinhart (en tout cas dans tous ceux que j’ai lus). J’ai d’ailleurs beaucoup aimé la relation qui lie Ravani à ses parents bien qu’elle soit assez peu développée.
Héloïse : Un passage m’a beaucoup touchée, entre Ravani et son père. Celui où ce dernier lui explique comment réparer le nichoir. J’ai trouvé ses mots très beaux. La notion de famille est centrale dans ses romans, avec la confiance en soi. Tout s’organise autour de ces clés. Non ?
Lucie : Je vois très bien de quel passage tu parles, il est très touchant ! J’ai aussi aimé le nouveau regard que jette Ravani sur la toile peinte par sa mère suite à une remarque de Virginia. Ces personnages de parents sont à peine esquissés mais pourtant très incarnés. Je trouve que c’est l’un des grands talents de l’auteur de donner quelques clés sur des personnages mais qu’ils nous touchent immédiatement. Et oui, je suis d’accord avec toi, la confiance tient une place importante aussi dans ces romans.
Héloïse : Effectivement, on “visualise” très vite les personnalités chez ses personnages. Et pourtant, il y en a beaucoup ! Le tout sans longues descriptions non plus. C’est très fort.
Lucie : Pour finir, la question traditionnelle : à qui conseillerais-tu cette histoire ?
Héloïse : Ahah ! Et bien, à tous ou presque, à partir du collège. Et toi ?
Lucie : Oui, pas trop tôt à cause des passages dans l’abattoir (surtout les derniers) comme tu l’évoquais, mais je crains que chez les plus âgés (lycée) les fameux passages sur les âmes soient mal perçus. Ou alors à des lecteurs qui s’y attendent et sont prêts pour ça. Quoiqu’il en soit, c’est une très jolie histoire et ce serait dommage de s’arrêter à un gimmick, d’autant qu’il n’est pas répétitif dans le contenu.
Héloïse : Dans tous les cas, il est parfait pour le niveau collège !
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Et vous, avez-vous lu ce roman ou d’autres titres de Dan Gemeinhart ? Vous tente-t-il ?