Billet d’été : et si on partait au Japon ?

Le Japon fascine et oscille entre tradition et modernité. Humble voyageuse que tu sois obnubilée par ce pays comme moi ou simple curieuse, suis le chemin qui s’offre à toi. La découverte risque d’être infinie… Prête à suivre Liraloin pour un premier voyage dépaysant.

Explorer une partie du pays …

« Dans le train de Monsieur Shô-Shô, il y a des bonsaïs, des cerisiers en fleurs, des buveurs de thé et des buveurs de saké… ». Ici, les wagons sont colorés et accueillent les voyageurs aux moultes envies. Après avoir déposé son bagage, éventuellement mis son fidèle compagnon en gardiennage, vous pourrez filez « à la japonaise ». Bienvenue à bord pour un voyage où les escales sont tantôt des izakaya (petites échoppes pour boire et manger) où des magasins pour y faire des petites emplettes et tout cela sur les rails bien évidemment. Avez-vous remarqué cet arbre ou vous pourrez vous installer le temps d’une lecture à la douce lumière d’une lanterne traditionnelle ? …

Dans ce grand album à l’talienne sans texte, la voyageuse-lectrice peut observer toute la diversité de la culture nipponne. Les intempéries n’empêcheront pas d’arriver à la gare de Shitamachi sous une pluie de fleurs de cerisier. Qu’il est bon d’observer les dessins crayonnés hachurés et colorés. Yoki kokai wo !

Un ticket pour Shitamachi de Tadayoshi Kajino – Lirabelle, 2014

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Sac à dos, chaussures de rando, vêtements de pluie car quand elle tombe cette pluie, elle n’est pas en reste. Carnet à dessin à la main, surtout ne pas laisser passer un paysage, un visage, une rencontre entre deux arrêts de bus ou de train. Quel périple d’efforts si bien récompensés par l’instant présent capté à la pointe du crayon. Au fil de son parcours, Nicolas Jolivot nous invite à filer avec lui sous les volcans de l’île du Soleil levant. Suivre avec lui cette balade entre zone rurale et urbaine nous transporte un peu dans cette vie japonaise qui s’organise, en témoignent les somptueux dessins de ce carnet.

Japon, à pied sous les volcans de Nicolas Jolivot – HongFei, 2018

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Etre une femme au pays du Soleil levant

Sur l’archipel japonaise, du nord au sud et d’est en ouest, 8 femmes vont nous relater leur quotidien. Tsugu la paysanne raconte sa vie au rythme des saisons. Elle est meunière de soba, ces délicieuses pâtes à la farine de sarrasin. Nous croiserons Higasa l’ensableuse qui recouvre, grâce à de grandes pelletées, les corps de sable chaud aux vertus soulageantes.  Intéressons-nous également au destin de Wan Wan, peintre cervoliste, fille et petite-fille de samouraï, un destin oscillant entre tradition et vie d’artiste.

Ce documentaire très attractif est intéressant ludique et éducatif. La lectrice a le plaisir d’apprendre, à travers des métiers traditionnels et originaux, les us et coutumes des japonais. Chaque couleur caractérise une personne : ici le vert pour parler de Ichimizu, bryologue (spécialiste des espèces de mousses poussant sur l’île).  Les illustrations sont composées de petites scénettes et chaque femme est annoncée avec son portrait, son lieu de vie tout comme les deux planches avec traduction en japonais concluent notre rencontre. De plus, le texte apporte des renseignements invitant le lecteur à s’immerger dans chaque portrait. Que c’est bon de voyager !

Yahho Japon ! de Eva Offredo – maison Georges, 2021

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« … des habitations flottaient sinistrement. On sentait la présence de la mort. Yurie prit Moeka dans ses bras et toutes les deux se recroquevillèrent comme si la grande faucheuse les aurait laissées vivre à condition qu’elles se fissent petites. » Lorsqu’un tsunami ravage la gare d’une petite bourgade côtière au Japon, Yurie n’a pas d’autre choix que de protéger Moeka. Toutes deux sont en proie à des démons intérieurs et cet incident va les unir très fortement. Tandis que Yurie s’échappe d’un mari violent, Moeka qui a perdu ses parents et la parole cherche du réconfort. Bientôt dans un gymnase de la ville, elles vont rencontrer une vieille dame qui leur permettra de recommencer leur vie. La maison des égarées deviendra alors leur lieu de vie. Cependant cette habitation va être le témoin de bien étranges évènements et le tsunami n’était que le début des problèmes …

Ponctués de contes liés au folklore nippon, la lectrice va suivre le destin de trois femmes unies dans l’adversité. Je n’ai pas été emballée par la platitude de l’écriture de S. Kashiwaba qui reste vague sur certains détails malgré la richesse de l’histoire. Cependant l’adaptation animée est une bonne surprise et malgré une certaine liberté le scénario reste fidèle au côté fantastique et troublant du roman.

La maison des égarées de Sachiko Kashiwaba – Ynnis éditions, 2023

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Koume adore sa mamie Ume, étant proche de part l’étymologie de leur prénom, elles le sont encore plus dans leur complicité. Laissons Junko Monma présenter ses personnages à travers leurs objets préférés et il y a vraiment des choses surprenantes. Vous les retrouverez tout le long de ces petites saynètes de la vie. Si parfois Koume se fait du souci pour la santé de sa mamie il en va de même pour Ume qui transmet de belles valeurs à sa petite fille. Toutes les deux sont attentives au fait et geste de l’autre. Quoi que de plus adorable que d’être le témoin d’autant d’amour à travers les saisons qui se déploient au Nord de l’île de Honshû.

Ce manga se déguste comme une part d’un bon gâteau moelleux réconfortant. Koume est si fusionnelle avec sa mamie qu’on ne peut s’empêcher d’envisager une immense tristesse si elle venait à la perdre un jour. Les illustrations et le découpage des chapitres apportent une atmosphère de bien-être et de nostalgie à la lectrice. La petite cerise c’est les explications données en fin de volume sur les coutumes ou autre de la vie japonaise.

Ma mamie adorée de Junko Honma – Rue de Sèvres, collection : le renard doré, 2024

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En 1949, Simone de Beauvoir nous alertait sur le fait que les droits des femmes peuvent vaciller à cause des crises. En un battement d’aile, ce qui a été gagné par de longues luttes acharnées s’envolent en poussière. Parfois le destin semble tragique et à d’autres moments, il peut se jouer à la manière d’un combat sans répit. A travers sept contes, sept femmes guerrières vont s’illustrer afin d’affronter l’ennemi qui est souvent un samurai avide de sang. Stratèges et malignes, ces femmes sont ancrées dans le folklore japonais malgré le peu de place qu’on leur accorde dans l’Histoire.

Qu’elle soit inscrite ou non dans la culture populaire, Sébastien Pérez leur rend un hommage émouvant mêlant tristesse et résilience. La combativité s’installe dès le plus jeune âge lorsqu’il faut affronter une vie qui peut s’effondrer du jour au lendemain. Les illustrations de Benjamin Lacombe reflètent la détermination et la sensibilité de chaque guerrière.

Cet album est un vrai plaisir pour le touché et la vue de par sa belle reliure et le soin apporté à la mise en page ou chaque conte est introduit par une magnifique pleine page inspirée du folklore japonais.

Histoires de Femmes samurai de Sébastien Perez & illustré par Benjamin Lacombe – Oxymore, collection : Métamorphose, 2023

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Ne pas oublier ses origines …

Suzu se souvient de son oncle et de sa tante qui l’ont si généreusement accueillie. Elle, maman et femme perdue, malheureuse dans son mariage. Mais depuis le décès de son oncle Yasuo, la vie au sein de cette famille a changé ou du moins des choses inévitables éclatent au grand jour. Lorsque l’une prétexte être trop occupée pour se rendre dans la maison de son enfance, l’autre se mure dans un silence inquiétant. Témoin muet de cette valse d’évènements, Shiro le chat de la famille rassure comme il peut tout ce petit monde qui gravite dans la boutique de confiserie familiale…

A la manière d’un roman choral, genre très prisé dans la littérature japonaise, nous allons assister un à un huis clos particulièrement émouvant. La complexité des relations humaines y est magnifiquement bien traitée. La connexion entre les personnages est limpide et profonde. Au fil des saisons, des années et des flashbacks, on aime s’attarder sur les détails qui rythment la vie de ces femmes. Les illustrations marquent cette temporalité si particulière au pays du Soleil Levant. Malgré la tristesse qui émane de cette histoire, on garde une sorte de quiétude contagieuse en soi et pour un bon moment.

Le secret des bonbons pamplemousse de Camille Monceaux et illustré par Virginie Blancher – Robert Laffont, collection : Inari, 2023

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« En vérité, ce n’était pas une question, c’était LA question, LA question qui était partout autour de moi depuis que maman n’était plus. » Elise sait quelque chose et ce sentiment la blesse au plus profond. Elise sait qu’elle est triste, seule et pourtant elle n’a pas le droit de pleurer car dans sa maison il y a des règles à ne pas enfreindre. De sa mère, Elise ne conserve qu’un puzzle qu’elle fait et défait frénétiquement, un refuge en cas d’intempérie. Elise grandit sans trop de connexions avec le monde extérieur et passe son temps libre à faire des puzzles que son père lui offre.

Elise sait aussi que son père s’est crée une carapace digne du plus noir des personnages de Naruto : Orochimaru. Elle l’a enfin compris en passant ses lundis après-midi à regarder l’animé en compagnie de son amie Stella, une jeune demoiselle de sa classe légèrement « zinzin ». Peu à peu Elise s’ouvre et lorsqu’elle apprend que sa grand-mère du Japon débarque chez elle pour 15 jours, elle entre dans une immense joie mais redoute la réaction de son père…

Pourquoi ne dit-on pas sayonara ? car la signification de cet au revoir n’est pas vraiment compatible avec ce que va ressentir la lectrice. Elise et son étoile Stella :  celle qui va l’accompagner, la faire réfléchir sans brusquer, tout en étant respectueuse.  Elise et sa grand-mère Sonoka celle qui va enfin prononcer le prénom d’une maman disparue, celle qui va honorer sa mémoire.  Des rencontres qui font changer, évoluer et enfin peut-être accepter l’inacceptable. Tout ce petit monde va graviter, se connecter autour d’Elise et c’est un bonheur dans faille qui en restera.

On ne dit pas sayonara d’Antonio Carmona, Gallimard jeunesse, 2023

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Osamu est un petit garçon dont l’imagination débordante lui inspire des échanges quotidiens avec des Yôkaï, ces êtres magiques et étranges nés du folklore japonais. Il vit avec sa grande sœur Akiko, une influenceuse à ses heures perdues et sa grand-mère. Mais lorsque cette dernière décède, Osamu se promet d’aller porter les cendres de la défunte auprès du grand-père dans une région dévastée par la catastrophe naturelle de Fukushima. Osamu devra faire preuve de courage pour faite comprendre son attention aux adultes de son entourage…

La détermination d’Osamu s’accompagne de la protection qu’Akiko met en œuvre afin d’aider au mieux son petit frère. Le lien familial est au cœur de ce récit et nous éloigne du danger permanent qui plane sur le jeune garçon. Cette BD est une belle réussite entre quête initiatique et récit fantastique. Rien n’est exagéré, l’empathie est réellement mesurée et on se prend vite d’affection pour les personnages d’Osamu, Akiko et Natsuo.

Retour à Tomioka de Laurent Galandon, scénario & Michaël Crozat, illustrations – Jungle, 2024

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« Ces évènements ont pu se dérouler il y a fort longtemps, ou bien allaient-ils se produire dans un lointain futur ? Plus personne ne le sait vraiment. » Sur une terre aride la force humaine est mise à rude épreuve, les récoltes ne sont que désolation. Ici vit Shuna, jeune prince héritier de la couronne qui, au détour d’un chemin, recueille un étranger : un vieillard à l’article de la mort. Usant ses dernières forces, ce dernier lui narre son épuisant périple à la recherche d’un trésor inestimable. Une richesse qui pourrait sauver les habitants de toutes les contrées. Intrigué et téméraire, Shuna décide de partir à la poursuite de ce trésor…

Publié en 1983, le voyage de Shuna est le seul emonogatori (ce que les japonais appellent un récit illustré – voir la postface) écrit et dessiné par l’immense réalisateur Miyazaki. Nul besoin de connaître les animés et si vous êtes fan, il y a un tas de références qui vous feront écho. Ce récit est un conte fantastique qui nous emmène loin dans les paysages souvent hostiles où fourmillent une vie extraordinaire. Véritable quête initiatique, Shuna se retrouvera plus d’une fois à prendre des décisions qui bouleverseront ses convictions en son for intérieur. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y trouver une résonnance avec le fabuleux roman de Damasio : La Horde du Contrevent. Les éléments de la nature, le vent, le sable ne sont que douleurs pour les personnages, les poussant au bout de leurs forces physiques et psychologiques.  Le chemin est infini…

Le voyage de Shuna de Hayao Miyazaki – Sarbacane, 2023

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En espérant que ce premier billet de l’été vous a transporté ailleurs… La semaine prochaine un tout autre voyage vous attend et c’est Lucie qui sera votre guide.

Lecture commune : Charbon bleu d’Anne Loyer

Chaque année vos arbonautes préférées s’engagent avec beaucoup de joie et d’empressement à lire les romans en lice pour le Prix Vendredi. Lucie et Liraloin ont profité de cette sélection 2024 pour lire Charbon bleu et en faire une lecture commune pour votre plus grand plaisir. Un roman justement récompensé par un jury de sept jeunes adultes âgés de 15 à 19 ans pour le Prix Vendredi.

Charbon bleu, Anne Loyer, illustrations de Gérard DuBois, éditions D’Eux, 2023.

Liraloin : Est-ce que tu connaissais Anne Loyer avant de te lancer dans cette lecture ? 

Lucie : En regardant sa bibliographie je me rends compte qu’elle a écrit 105 livres ! J’ai lu Bamba, et certaines des aventures de Kimamila parce que c’est la méthode de lecture que j’utilise avec mes CP. Donc j’ai beaucoup aimé Charbon bleu mais on ne peut pas dire que ce soit une auteure dont je suis le travail. Je vais être nettement plus attentive dorénavant !

Liraloin : De mon côté, je connais bien cette autrice notamment à travers des albums publiés chez A pas de loup : Christine de Pizan, Calamity Jane. J’ai également lu son roman adulte La petite coriace que j’ai bien apprécié. Anne Loyer est très prolifique et autant à l’aise dans l’écriture des romans que des albums.

Liraloin : Même question pour l’illustrateur Gérard DuBois ? Nous reviendrons plus tard sur la pertinence de ses dessins.

Lucie : J’ai un peu honte de l’avouer : non, je ne connaissais pas du tout de Gérard DuBois mais j’aime beaucoup. Je me suis un peu renseignée sur ce qu’il a fait depuis, et je trouve notamment son travail sur Moby Dick magnifique ! 

Liraloin : C’est au SLPJ que j’ai découvert cet illustrateur, il y avait une exposition de ses illustrations et je trouve son procédé très intéressant. Je l’ai découvert tardivement et c’est seulement l’année dernière que j’ai réalisé que je le connaissais à travers une illustration tirée de son livre Enfantillages. Et puis, j’ai lu la chronique de Linda sur l’album On aurait dit qui m’a donné envie de le découvrir.

Liraloin : Parlons de la couverture : qu’en as-tu pensé ? Est-ce que cette illustration te touche ? 

Lucie : Oui, je dois avouer que c’est ce qui m’a attirée vers ce roman. Ce noir et blanc un peu brut, et le regard de cette jeune fille qui se détache d’une foule. C’est très puissant je dois dire, et tout à fait en accord avec le texte. Uniquement sur la base de la couverture, c’est vers ce titre de la sélection du Prix Vendredi que je serais allée le plus spontanément.

Liraloin : Contrairement à toi je n’ai pas été attirée de suite par cette couverture surtout que nous sommes plutôt – et depuis un moment – sur des couvertures de romans pour ados un peu “clinquantes”. Le sujet m’a intéressé sans doute car j’ai vécu à Lille… et comme j’aime Anne Loyer, hop je l’ai emprunté. L’illustration est très forte et il y a quelque chose de magnétique dans ce visage féminin. On est obligé de s’attarder sur ce regard je trouve.

Liraloin : Entrons dans le vif du sujet. Le livre commence avec ce texte en préambule, écrit en italique : « Elle ferme les yeux, c’est l’appel du néant. Son corps, pris en tenaille par des milliers de mains – celles de ceux qui l’ont précédée, celles de ceux qui lui succéderont – s’enfonce sans fin, aspiré par les entrailles avides de la terre. Il est englouti par une force supérieure qui ne lui laisse aucune chance. Une chute invincible qui l’entraîne, poids mort avant l’heure, direction l’abîme. »
Que t’évoque ce texte ? 

Lucie : Ce préambule donne immédiatement le ton. Il est question de déterminisme, de tradition pesante, de quelque chose de très organique aussi il me semble et de dramatique. On sent tout de suite que le texte ne va pas enjoliver la réalité du destin de ces mineurs, et c’est précisément ce pourquoi j’ai eu envie de le lire. Mais je me dis en le relisant que c’est “gonflé” de la part de l’auteure car cela peut aussi rebuter certains jeunes lecteurs.
Qu’en as-tu pensé, toi ?

Liraloin : En relisant ce préambule je trouve qu’il est complètement raccord avec l’illustration de première de couverture. On sent ce moment compliqué de se rendre dans cet ascenseur qui “aspire vers les entrailles avides de la terre”. Comme toi, et ton terme est bien trouvé, il y a quelque chose d’organique, cette terre broie les mineurs, les rend malades et les tue. Après j’ai été très étonnée que ce roman remporte le Prix Vendredi des jeunes lecteurs, je m’y attendais pas du tout car tout comme toi je ne pensais pas que ce sujet plairait autant aux jeunes. Comme quoi….

Lucie : C’est une très bonne surprise cependant, et c’est très positif que des jeunes lecteurs acceptent de découvrir un milieu et une époque qui est éloignée d’eux. Qu’ils adhèrent à un texte qui fait la part belle à la poésie et à un certain lyrisme.

Liraloin : Oui effectivement il y a une poésie que l’on retrouve dans cette écriture. D’ailleurs on en parlait avec une collègue, et finalement on en a conclu que ce sont les auteurs-autrices qui écrivent sur des sujets sociétaux très actuels qui emportent pas mal de prix et des mises en avant… D’ailleurs, petite parenthèse, La Chasse a reçu le Prix Cendres en plus du Prix Vendredi.

La Chasse, Maureen Desmailles, Thierry Magnier, 2023.

Liraloin : L’histoire débute avec la perte du père de cette famille. Outre le chagrin de Gervaise, sa femme enceinte, cette mort impose à Ermine une analyse de la situation très lucide. Est-ce que tu te rappelles de la dureté de cette ouverture ?

Lucie : Je me souviens en effet avoir été saisie par le désespoir d’Ermine. Elle a cru pouvoir échapper à son destin de mineur car son instituteur, convaincu par ses capacités, avait insisté auprès de ses parents pour qu’elle poursuive ses études. Mais voilà qu’un double drame la cueille : le décès de son père signifie aussi qu’elle va devoir travailler pour aider sa mère car il n’y a plus que le salaire de son frère pour nourrir la famille. Au passage : que la maman s’appelle Gervaise est un joli clin d’œil à Zola !

Germinal, Emile Zola, Pocket, 2018 pour cette édition.

Liraloin : Oui, merci Anne Loyer pour ce joli clin d’œil à Germinal. Ce passage est vraiment terrible et très noir. Le chagrin accable toute cette famille et on sait que peu d’espoir est envisageable. Je trouve que ce n’est pas évident en tant que lectrice de se dire qu’à un moment la “lumière” viendra !
Il y a ce paragraphe qui m’a marqué. Ermine doit aller travailler pour la survie du foyer et voici le regard de Gervaise sur sa fille :

« Gervaise lève péniblement les yeux vers sa fille. Elle voudrait lui dire un mot gentil, un encouragement quelconque. Mais rien ne sort. Elle a honte. Honte de lui avoir promis la lune, honte de lui avoir fait entrevoir l’impossible, honte de lui avoir fait miroiter un autre destin. Ernest et elle l’ont trompée. L’ont même trahie. Ils ne cherchaient qu’à la protéger et ils n’ont rien fait que retarder l’échéance. Juste au moment où elle allait décrocher le certificat d’étude, ce sésame pour un autre futur, tout se brise… »

Comment analyses-tu ce paragraphe ? 

Lucie : En tant que lecteur, on se met très facilement à la place de Gervaise. Ou peut-être est-ce parce qu’on est mamans aussi ? Cette honte, même si elle n’y est pour rien, est parfaitement compréhensible. C’est un peu comme si elle avait trahi sa fille en lui laissant apercevoir un avenir différent de la mine. Avenir dont elle va finalement être privée à cause de la disparition de son père. Est-ce que la situation aurait été “moins pire” si Ermine était allée à la mine dès le début ? C’est vraiment une ouverture de roman très dure et très noire, tu le disais. Et c’est d’autant plus courageux de la part d’Anne Loyer d’oser y aller franchement et de proposer un texte sans concession à ses jeunes lecteurs.

Liraloin : Oui et d’ailleurs ta question rejoint celle-ci. J’ai trouvé que le destin d’Ermine était fragile dès le départ, pas franchement net concernant ses projets d’études comme si l’autrice voulait nous préparer à cette chute. Ta vision est juste car nous sommes bouleversées par la honte qui saisit Gervaise, cette culpabilité envahissante. C’est d’autant plus difficile à “digérer” car pour une fois, un membre de cette famille aurait connu autre chose que la mine. Pour moi il y a cette prise de conscience de cette mère complètement atterrée par la perte de son mari et ce destin qu’elle brise malgré elle. Le champ lexical de la lumière est pourtant présent et sera le fil conducteur tout le long du récit. Pour le moment la lumière est juste atténuée et forcément pas franche (lune, miroir…).

Lucie : Je me demandais justement : trouves-tu que le supplément d’instruction qu’a reçu Ermine apporte quelque chose au roman ? 

Liraloin : Oui énormément, cette instruction lui permet de supporter sa nouvelle vie à la mine en s’échappant dans ses rêveries. Elle est complètement à part et les autres lui font bien sentir sauf un personnage…
C’est justement là qu’apparaît Firmin. Est-ce que ce personnage t’as plu ? 

Lucie : Je ne vois pas comment on peut ne pas aimer Firmin. Il apporte tellement de lumière (on y revient, je n’avais pas conscience du champ lexical de la lumière mais maintenant que tu le dis ça me saute aux yeux) et de douceur dans ce monde noir, étouffant, sans espoir… Un phare dans la nuit ! J’adore son surnom de Firmament d’ailleurs, quelle trouvaille ! Je suis curieuse de savoir ce que tu as ressenti lors de la première rencontre entre le jeune homme et Ermine ?

Liraloin : Il est le rayon d’une lumière qui n’existe plus, son intelligence se caractérise par sa poésie, cela touche également Ermine qui est transporté ailleurs d’où l’illustration (p.53). J’aime beaucoup ce personnage, d’une grande sensibilité. Ermine le surnomme Firmament rien que pour elle et comme toi j’ai trouvé que ce surnom était une belle trouvaille. Il y a une alchimie qui se fait très vite et naturellement. 

Lucie : Je me disais que c’était peut être grâce à son « instruction » qu’Ermine était si rapidement touchée par cette rencontre. Car Firmin n’est pas vraiment le mineur typique. Leur lien se crée au niveau intellectuel : ils aiment les mots, les sonorités, cela les anime et les aide à supporter leur quotidien. Qu’en penses-tu ?

Liraloin : Tout à fait ! je suis d’accord avec toi en ajoutant que le lien que le jeune homme établit avec les animaux ajoute à son empathie. 
Mais le rêve n’est pas la vie. Même si Ermine parle de Firmin et de son caractère à sa mère, cela fait rêver également sa petite sœur de 4 ans, Martine. Que penses-tu de l’autre membre de cette fratrie, le frère aîné d’Ermine ? 

Lucie : Guy… Lui pour le coup c’est la caricature du mineur. Brutal, rugueux, il n’est pas très aimable. Heureusement qu’Anne Loyer prend le temps de nous expliquer le ressentiment qu’il a pour Ermine, et ainsi de le rendre plus humain. Parce qu’il aurait le profil idéal pour être le “méchant” de l’histoire. On comprend tout de même qu’il a été forcé de grandir très vite, d’assumer des responsabilités très jeune et qu’il s’est forgé une “carapace” pour s’en sortir. Mais il reste extrêmement désagréable.

Liraloin : Tout à fait, et ce n’est pas un exercice facile pour une autrice d’échapper à la caricature car Guy en a tous les aspects. Cette profonde tristesse qu’il a en lui se transforme en brutalité, il ne sait réagir autrement. Oui, tu as raison, il est imbuvable. 

Lucie : A propos de la famille d’Ermine,que penses-tu de son rôle dans l’évolution de ce personnage ? 

Liraloin : Dans cette famille, Martine la petite sœur apporte du bonheur et permet à Gervaise de garder le sourire, l’innocence de la petite est palpable. Cette joie enfantine permet à Ermine de sortir un peu la tête de son quotidien harassant. Elle aime le rire grelot de sa petite sœur. Pourtant c’est tout de même Guy qui est pour moi comme une ombre qui s’étend de plus en plus sur ces femmes, le patriarcat est présent et il n’est pas atténué. Le foyer et donc la famille n’est plus un refuge pour Ermine, les obligations ont noyé le reste. 

Lucie : Tu as raison, ce patriarcat est très net et correspond évidemment à l’époque puisque ce roman se passe au 19ème siècle. Quand le père meurt, Guy prend le pouvoir sur la famille. Pouvoir dont il se passerait bien à mon avis mais qu’il assume avec la dureté qui le caractérise.

Liraloin : Oui merci de le préciser. L’époque est importante. Il en veut à cette famille, la mort de son père retarde aussi sa vie et son avenir.

Lucie : Nous avons une fois de plus utilisé le champ lexical de la lumière avec cette ombre que Guy étend sur la famille. C’est le moment de parler des illustrations qui répondent parfaitement au contraste entre ombres et lumières qui irrigue le texte, non ?

Liraloin : Ce contraste est très puissant et les 12 illustrations sont bien choisies. Elles alternent entre le rêve et la réalité. Il y a des planches qui apportent cette note d’espoir et en même temps quelques pages après on redescend du terre avec un dessin qui accentue la dureté de la vie. C’est une belle idée que d’avoir choisi d’illustrer ce roman. 

Lucie : La technique utilisée est particulièrement pertinente je trouve. Ces aplats noir qui laissent filtrer le blanc… cela correspond tellement bien à l’histoire d’Ermine et Firmin !

Liraloin : Puis tout s’accélère lorsqu’on approche de la fin. D’après toi, pourquoi Anne Loyer a choisi de précipiter (dans le bon sens du terme), son histoire ? D’ailleurs qu’en as-tu pensé de cette chute ? 

Lucie : Cette fin. On la voit venir, elle est annoncée et pourtant qu’il est difficile de s’y résoudre ! Une nouvelle fois, je trouve Anne Loyer courageuse d’avoir assumé jusqu’au bout sa résolution de véracité. Au risque de décevoir les lecteurs fleur bleue, la réalité de la mine était difficile, exigeante, et nous l’avons bien dit l’auteure ne cache rien des douleurs physiques, ni de la fatigue ou de la peur de ses personnages lorsqu’ils sont sous terre. La fin est donc triste, mais logique. 

Liraloin : Je suis complétement raccord avec toi et je trouve également qu’Anne Loyer y ajoute de la poésie malgré tout. C’est cela que je trouve très fort chez elle, la dernière illustration y est pour beaucoup. Est-ce que la liberté n’est pas justement dans cette fin et cette tragédie? 

Lucie : Oui, tu as raison. Ce roman ne fait pas dans l’optimisme forcené mais Anne Loyer parvient malgré tout à insuffler de l’espoir quelque soit la situation – aidée par Gérard DuBois et notamment comme tu le disais de sa magnifique dernière illustration. C’est très fort. Et c’est peut-être aussi ce qui a plu aux jeunes lecteurs ? Cet espoir dans une situation qui semble désespérée cela peut faire écho à ce qu’ils ressentent face à l’actualité ?

Liraloin : Oui car après tout cette histoire parle de cette liberté d’aimer.
Pour terminer, à qui conseillerais-tu ce roman ?

Lucie : Et bien sans surprise, parce que c’est toujours le cas des bons romans, à plein de lecteurs très différents. Je suis persuadée qu’il plairait à mon fils de 13 ans, mais aussi à des copines et je suis presque certaine que ma mère va me demander de le lui prêter. Le panel de lecteurs est donc étendu : ceux qui aiment l’histoire, qui veulent en apprendre plus sur l’univers minier, qui ont envie de découvrir un texte poétique et nuancé, avec une jolie histoire d’amour entre deux âmes blessées… J’ai oublié quelqu’un ? 

Liraloin : Ahahaha non, tu n’as oublié personne. Tout comme toi je pense que ce roman peut attirer un large lectorat. Je le conseillerais autant aux adultes qu’aux ados !

Lucie : Pour les plus curieux de nos lecteurs, je trouve que Charbon Bleu fait fortement écho à un autre titre de la sélection du Prix Vendredi : Vindicte met aussi en scène une femme dans une situation désespérée (c’est l’une des “tondues” de la Libération) confrontée au regard et au jugement des autres et particulièrement des hommes. Je les ai lus à la suite et j’ai trouvé ce parallèle stimulant.

Vindicte, Gildas Guyot, In8, 2024.

Liraloin : Je n’ai pas encore lu ce roman. Justement je trouve que c’est essentiel que des autrices et auteurs s’emparent de faits historiques pour ce devoir de mémoire que nous devons transmettre de génération en génération… Et le fait qu’ils plaisent comme nous avons pu le voir avec l’attribution du prix Vendredi des jeunes est très chouette !

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Pour conclure, la réaction à notre discussion de deux copinautes originaires de régions minières.

Linda : En bonne nordiste que je suis, j’avais envie de dire que la mine fait partie intégrante de notre patrimoine et les enfants grandissent avec des histoires de la mine. Les mineurs n’existent plus et il n’en reste guère de survivants aujourd’hui mais la mémoire collective est entretenue par les associations et les récits des enfants et petits-enfants de mineurs. Tous les enfants d’ici visitent au moins une fois dans leur vie le musée de la mine de Lewarde qui marque les esprits et donne vraiment à réfléchir sur cette vie, cette époque. Je ne connais pas un enfant ou ado qui soit ressorti déçu de cette visite et cela ne m’a donc pas étonné que les jeunes aient choisi ce titre…

Séverine : Je pourrais très exactement reprendre le propos de Linda en remplaçant Lewarde par « Puits Couriot » à Saint -Etienne ! Ici, c’est exactement cela aussi. En ce qui me concerne, j’essaie de transmettre à ma fille un bout de l’histoire locale, grâce notamment aux livres, mais c’est vrai qu’il me semble que la littérature jeunesse pèche un peu en la matière, en particulier pour les plus jeunes. Dernièrement, un album pour petit.e.s s’est démarqué : Mille mineurs, écrit et illustré magnifiquement par Evelyne Mary.

Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir l’histoire d’Ermine, d’autres romans d’Anne Loyer et, pourquoi pas, de visiter ces lieux d’histoire !

Lecture commune : Les mystérieux enfants de la nuit, de Dan Gemeinhart

C’est par hasard que Lucie et Héloïse – Helolitla se sont rendu compte qu’elles lisaient le même roman au même moment. Une belle occasion à ne pas manquer pour en faire une lecture commune !

Héloïse : On va commencer simplement : est-ce que tu connaissais cet auteur, et si non, qu’est-ce qui t’a donné envie de lire ce livre ?

Lucie : Oui, je connaissais Dan Gemeinhart pour avoir lu L’incroyable voyage de Coyote Sunrise et La vérité vraie. Je crois que ce sont ses seuls romans traduits en français. Et toi ?

L’incroyable voyage de Coyote Sunrise, Dan Gemeinhart, Pocket, mars 2020.

Héloïse : J’ai adoré L’incroyable voyage de Coyote Sunrise, je ne pouvais pas passer à côté de celui-ci ! Je viens d’ailleurs de découvrir qu’une suite, Coyote perdue et retrouvée, allait paraître en octobre 2024. J’ai hâte ! Je me note La vérité vraie, je ne l’ai pas lu. 

Lucie : Donc, comme moi, tu es un peu à l’affût des nouveaux romans de cet auteur ? Et quelle a été ta première impression face à la couverture ?

Héloïse : Oui, il fait partie des auteurs que je compte suivre assidûment ! J’aime beaucoup la façon dont il aborde la thématique de la famille, et l’aspect foufou de ses histoires (tout en délivrant de beaux messages). La couverture est mystérieuse, comme le titre… et très poétique, je trouve, avec ces lucioles.

Les mystérieux enfants de la nuit, Dan Gemeinhart, Pocket jeunesse, mai 2023.

Lucie : Justement, entrons dans le vif du sujet : cette histoire s’ouvre sur une épigraphe qui s’adresse directement au lecteur et parle de son âme. Qu’as-tu pensé de cette entrée en matière ?

Héloïse : J’ai trouvé que Dan Gemeinhart commençait de manière onirique, presque philosophique. D’ailleurs, les « âmes » sont mentionnées tout au long du roman…

Lucie : Il est en effet beaucoup question d’âmes et de choix dans ce roman. L’auteur a choisi de souligner certaines péripéties en interpellant le lecteur et en lui suggérant des “leçons” à retenir des aventures des personnages. Je suis curieuse de connaître ton ressenti sur ces à apartés.

Héloïse : Je les ai appréciés, un peu comme un refrain qui évolue, et qui progresse petit à petit.  C’est comme si, d’une certaine manière, l’auteur voulait donner un ton universel à cette histoire, ne se contentant pas de donner des noms de personnages… Enfin, ce n’est que mon ressenti.
On a des âmes perdues, qui se sentent seules, se cherchent, et se trouvent. C’est positif, plein d’optimisme, un peu comme cet épigraphe qui invite à croire en soi.

« Toutes les âmes, sans exception, méritent d’avoir un chez-soi et une famille. Même la tienne. Particulièrement la tienne. Toutes les âmes méritent amour et amitié. Oui, même la tienne. Toutes les âmes méritent de trouver leur place. Tous les oiseaux, un nid. Mais parfois, il faut chercher un peu. Au fond, c’est peut-être de ça que parlent toutes les histoires.
Celle-ci ne fait pas exception à la règle. »

Et toi, qu’en penses-tu ?

Lucie : Pour être honnête, j’ai trouvé ces passages vraiment trop nombreux. Ils sont jolis et pleins de bons sentiments. L’idée semble clairement être de donner confiance à des jeunes lecteurs qui en manquent, et c’est important de le faire. Mais en tant que lectrice adulte (et donc pas public visé, il faut le rappeler), j’ai trouvé que cela plombait un peu le récit. J’aurai préféré qu’il y en ait moins !

Héloïse : Cela peut se comprendre !

« […] parfois, une âme ignore sa propre grandeur. Jusqu’à ce qu’elle soit forcée de la découvrir. »

Héloïse : Et qu’as-tu pensé des titres à chaque début de chapitre ? Je les ai beaucoup aimés, je trouve que cela amène de l’humour, et cela m’a aussi fait penser aux anciens textes…

Lucie : Oui, moi aussi ! On en a rigolé avec mon fils qui a comparé ce procédé à ce que fait Jules Verne : il annonce systématiquement ce qu’il va se passer dans le chapitre qui arrive, quitte parfois à divulgâcher. Dan Gemeinhart fait cela de manière plus légère, en laissant du suspens, alors cela m’a plu. Il m’est parfois arrivé de revenir vérifier le titre du chapitre après l’avoir terminé parce que je n’avais pas réussi à anticiper ce qui allait se passer. Donc, c’est bien fait !

Le Tour du monde en 80 jours, Jules Verne, éditions Hetzel, 1872.

Héloïse : Oui ! Je pensais aussi à Candide de Voltaire.

Lucie : Tout à fait ! Entrons dans l’histoire à proprement parler à présent : dès le premier chapitre, l’ambiance est très particulière. Il fait nuit, le héros a été réveillé par un puissant sentiment de solitude, des enfants qui donnent l’impression de se cacher emménagent… et les noms de ville (Bourg-Boucherie) et de rue (Sanguinistre) sont particulièrement évocateurs. Te souviens-tu de tes impressions en découvrant cela ?

Héloïse : J’ai trouvé tout ceci bien sombre du départ et puis, assez vite, j’ai pensé aux contes : un héros solitaire, qui se sous-estime, sept enfants (ce chiffre !) perdus, livrés à eux-mêmes, qui débarquent mystérieusement dans la forêt… Pas toi ? Il y a un aspect sanglant avec tous ces noms, j’ai repensé à notre lecture commune du dernier roman de Flore Vesco – même si on part ensuite dans une toute autre direction. 

Lucie : Tout à fait, tu as raison ! Je n’y avais pas pensé mais maintenant que tu le dis c’est évident. D’ailleurs, comme dans un conte, les personnages jouent des rôles prédéfinis et s’y tiennent un long moment avant d’en dévier ; et les méchants sont un brin manichéens. As-tu été gênée par ce côté “figé”, avant qu’il ne devienne l’un des ressorts dramatiques de l’histoire ?

Héloïse : A vrai dire, je n’y avais pas prêté attention, il faut dire que j’ai lu ce roman très rapidement… Mais le grand méchant (loup) est effectivement très “caricatural” : un prédateur dangereux, borné, froid et insensible.

Lucie : Je pensais aussi à Donnie, l’autre méchant qui harcèle Ravani et ne semble jamais vouloir évoluer même si l’auteur lui accorde quelques excuses pour son comportement. En fait, pour moi, ces personnages un peu caricaturaux sont une réponse au jeu d’acteurs des Vagabonds qui se glissent dans un rôle et jouent la comédie de la normalité. L’écart entre les deux fait sens, il me semble. Tout comme ces habitants de Bourg-Boucherie qui sont dans une tradition un peu étouffante : tous répètent inlassablement les mêmes gestes, les mêmes postures, sans tenir compte de leurs envies profondes.

Héloïse : Oui, cela crée un équilibre, en quelque sorte. Et les sept Vagabonds, en entraînant Ravani, vont bousculer ce “train-train”, cette routine mortifère. 

Lucie : Justement, nous n’avons pas encore parlé de Ravani. As-tu envie de présenter le personnage principal ?

Héloïse : C’est un garçon sensible, attentif, qui vit seul avec ses parents. Il déteste la violence, n’aime pas se rendre à l’abattoir (où travaille son père). Ce qu’il aime, c’est créer des nichoirs à oiseaux. C’est un enfant très solitaire, très seul. 

« Ce garçon est le héros de notre histoire. Ou plutôt, l’un de ses héros. Nul n’aurait été plus surpris de l’apprendre que lui. Il aurait eu du mal à imaginer quelqu’un de moins héroïque. »

Lucie : Je trouve que la construction des cabanes à oiseaux est une très belle trouvaille. Elle dit immédiatement la minutie et la solitude de Ravani, mais aussi l’attention qu’il porte aux êtres fragiles.

Héloïse : Oui, elle montre son attachement aux animaux. C’est d’ailleurs un ouvrage qui dénonce la souffrance animale. Les passages dans l’abattoir sont assez sanglants, je ne le conseillerai pas aux plus jeunes…

Lucie : C’est vrai, même si en fait on ne “voit” rien concrètement, l’imagination de Ravani ne nous épargne pas grand-chose. De ce point de vue (dénonciation de la souffrance animale), il m’a fait penser au premier Jefferson, de Jean-claude Mourlevat.

Jefferson, Jean-Claude Mourlevat, Gallimard Jeunesse, mars 2018.

Lucie : Il y a d’autres personnages importants (et vraiment très chouettes) dans ce roman : les Vagabonds Virginia, Colt, Annabel, mais aussi Tristan, Beth, Benjamin, sans oublier les habitants du bourg Hortense Wallenbach, Fred Frotham et Lee Chin. As-tu un préféré ?

Héloïse : J’aime beaucoup Ravani et Virginia, même si les autres sont chouettes, et le boulanger, M. Chin. J’aime beaucoup son évolution. Et toi ?

Lucie : Évidemment Ravani et Virginia l’emportent, leur binôme fonctionne tellement bien ! Mais j’avoue un petit faible pour Hortense Wallenbach, figure de l’auteure frustrée qui tient la gazette d’un bled où il ne se passe rien, mais se plaît à inventer chaque jour des péripéties délirantes. J’aime aussi l’évolution des autres habitants et le fait qu’ils parviennent à sortir du rôle figé dans lequel ils étaient piégés.

Héloïse : Oui, c’est un ouvrage qui montre que tout le monde – ou presque – peut changer, et trouver sa voie. 

Lucie : Malgré mes critiques sur le côté “âmes” (sans aucun sous entendu religieux ni de la part de l’auteur ni de la mienne d’ailleurs), c’est un message qui m’a beaucoup plu. Surtout qu’il est associé à la récurrence du “Bienvenue dans ce jour. Tu y es déjà” : le côté on attend un jour propice pour réaliser nos rêves, nos projets, etc., mais il faut aussi savoir saisir les occasions qui se présentent de se lancer !

Héloïse : Tout à fait !

Le truc, c’est que ce monde est peuplé de toutes sortes de gens, et que tu n’y peux pas grand chose […]. Tout ce que tu peux faire, c’est décider le genre de personne que tu es, toi, et t’y tenir. Ne te préoccupe pas des autres.


Héloïse : Ce roman nous apporte une belle dose de rebondissements farfelus, y en a-t-il un qui t’a marquée ? Personnellement, j’ai adoré l’idée de la course sur l’eau… et du moyen de transport choisi ! C’est délicieusement irrévérencieux. 

Lucie : Tu as raison, les péripéties sont inhabituelles pour la plupart ! Mais le tout garde tout de même une certaine cohérence et cela va moins loin que dans certains contes (encore que…). Je suis d’accord avec toi, la course est extra. J’ai aussi beaucoup aimé la leçon de chasse à la grenouille qui est une entrée en matière très jolie pour créer un lien entre Ravani et les Vagabonds.

Lucie : Je saute sur l’occasion de parler un peu des Vagabonds. Qu’as-tu pensé de leur histoire et du fonctionnement de leur groupe ?

Héloïse : Leur histoire est triste, touchante aussi. Difficile de ne pas trop en dire, mais ce concept de la famille de cœur, celle que l’on se choisit (le fameux trope de la “found family”) me parle beaucoup. J’aime cette idée d’entraide. Et toi ?

« Une famille qu’on a trouvée, c’est aussi beau qu’une famille dans laquelle on est né. Peut-être même davantage. Après tout, les histoires parlent de choix, et choisir de devenir une famille, c’est la plus belle fin à laquelle on puisse arriver. »

Lucie : C’est même plus que de l’entraide, ces enfants sont liés d’une manière étonnante, il faut lire le roman pour la découvrir et en saisir toute la beauté. Comme tu le disais en introduction, la thématique de la famille, et plus particulièrement de la famille de cœur est centrale dans les romans de Dan Gemeinhart (en tout cas dans tous ceux que j’ai lus). J’ai d’ailleurs beaucoup aimé la relation qui lie Ravani à ses parents bien qu’elle soit assez peu développée. 

Héloïse : Un passage m’a beaucoup touchée, entre Ravani et son père. Celui où ce dernier lui explique comment réparer le nichoir. J’ai trouvé ses mots très beaux. La notion de famille est centrale dans ses romans, avec la confiance en soi. Tout s’organise autour de ces clés. Non ? 

Lucie : Je vois très bien de quel passage tu parles, il est très touchant ! J’ai aussi aimé le nouveau regard que jette Ravani sur la toile peinte par sa mère suite à une remarque de Virginia. Ces personnages de parents sont à peine esquissés mais pourtant très incarnés. Je trouve que c’est l’un des grands talents de l’auteur de donner quelques clés sur des personnages mais qu’ils nous touchent immédiatement. Et oui, je suis d’accord avec toi, la confiance tient une place importante aussi dans ces romans.

Héloïse : Effectivement, on “visualise” très vite les personnalités chez ses personnages. Et pourtant, il y en a beaucoup ! Le tout sans longues descriptions non plus. C’est très fort. 

Lucie : Pour finir, la question traditionnelle : à qui conseillerais-tu cette histoire ?

Héloïse : Ahah ! Et bien, à tous ou presque, à partir du collège. Et toi ?

Lucie : Oui, pas trop tôt à cause des passages dans l’abattoir (surtout les derniers) comme tu l’évoquais, mais je crains que chez les plus âgés (lycée) les fameux passages sur les âmes soient mal perçus. Ou alors à des lecteurs qui s’y attendent et sont prêts pour ça. Quoiqu’il en soit, c’est une très jolie histoire et ce serait dommage de s’arrêter à un gimmick, d’autant qu’il n’est pas répétitif dans le contenu.

Héloïse : Dans tous les cas, il est parfait pour le niveau collège !

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Et vous, avez-vous lu ce roman ou d’autres titres de Dan Gemeinhart ? Vous tente-t-il ?

Lecture commune : Frères, Marie Le Cuziat & Hua Ling Xu

Saisir la quintessence de ce qui fait les liens d’une fratrie, c’est le petit miracle auquel parvient l’album Frères de Marie Le Cuziat et HuaLing Xu. Un album sur lequel nous avions envie de revenir, de réfléchir et d’échanger. Et c’est ainsi qu’un soir d’été Lucie, Linda et Colette se sont retrouvées pour écouter attentivement ce que le thème de la fraternité faisait résonner en elles.

Frères, Marie Le Cuziat, illustrations de Hua Ling Xi, L’étagère du bas, 2023.

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Lucie : Pour commencer Colette, as-tu envie de nous raconter pourquoi tu as proposé une LC de ce titre ?

Colette : A chaque lecture de cet album, c’est la même émotion ! C’est comme si les artistes avaient saisi la quintessence de ce qui unit des frères. Cet album résonne très fort avec ce que je peux observer à la maison quand je regarde mes deux garçons être ensemble. Quand ce titre a été proposé, c’était à l’occasion du prix A l’ombre du grand arbre et dans l’ensemble de la sélection (dans la catégorie Petites feuilles, pour laquelle il n’a finalement pas été retenu) pour moi celui-ci était vraiment le plus “poignant”, le plus poétique. Il mettait des mots simples sur quelque chose qui est pourtant ineffable. 

Colette : Au seuil du texte, une magnifique couverture. Qu’y avez-vous vu ? 

Linda : Cela peut paraître étrange mais j’y ai vu mes deux aînés. Un brun, un blond. Et cette mer derrière eux qui ramène aux vacances. Dans notre cas, des vacances sur la Côte d’Azur, chez leur grand-parents.

Lucie : Les deux frères du titre, que comme Linda j’ai imaginés en vacances à cause de la mer en fond. Deux frères un peu différents physiquement mais dans la même posture. Un peu comme une photo.

Colette : Comme toi, Linda, j’y ai vu mes enfants ! Même si la différence d’âge est plus prononcée chez nous ! Et dès la couverture j’ai été séduite par le style de l’illustration, il y a quelque chose de très “dense” dans le coup de pinceau de l’artiste. Mais nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir. 

Linda : Oui le style forcément. C’est la première chose qui m’a attiré quand j’ai vu les premiers visuels sur les réseaux sociaux. Il y a un petit quelque chose d’Olivier Desvaux dans la technique et le style.

Colette : Justement, comment décririez-vous le style des images ?

Lucie : Comme vous j’ai été immédiatement attirée par ces illustrations. Cela ressemble à de la peinture à l’huile, on voit les coups de pinceaux, la matière, ce qui donne aux scènes un côté très vivant, presque prises sur le vif.

Linda : Je trouve le trait très réaliste et en même temps la peinture laisse apparaître les coups de pinceaux qui rappellent un peu le style impressionniste. Surtout au niveau des paysages. J’y ai trouvé une vraie profondeur. Et oui, comme le dit Lucie, cela donne l’impression de moments pris sur le vif, à l’instar d’une photographie.

Colette : Parlons plus précisément des frères dont il est question dans cet album. Pourriez-vous les présenter tels que vous les avez rencontrés ? 

Lucie : On voit immédiatement le « grand » et le « petit », Arùn le brun et Rey le blond et, dans un premier temps, le texte met en évidence tout ce qu’ils font de différent.

Linda : On sait par la couverture que ces deux frères sont différents physiquement et le récit nous les décrit différent aussi en caractère. J’ai trouvé très intéressant la façon dont l’auteure, Marie Le Cuziat, a choisi de montrer ce qui les oppose pour mieux nous faire ressentir ce qui les lie. 

Colette : J’ai été particulièrement sensible à cette liste de tout ce qu’ils ne sont pas pour les présenter : “Ils ne sont pas amis, ni simples copains, ils ne sont pas voisins, ni mêmes cousins. Arùn et Rey sont frères.” Je trouve ça très juste. Etre frère c’est un entre-deux, et c’est unique à la fois. Est-ce que vous avez des frères et sœurs ? Je sais que pour moi, c’était toujours un peu compliqué de définir le lien qui m’unissait à ma sœur, ça ressemblait à de l’amitié mais une amitié vraiment particulière, une familiarité, une proximité unique.

Lucie : Ce qui m’a particulièrement interpellée c’est « Ils sont si différents que les gens s’interrogent, jettent des regards en coin. – C’est impossible ! Ces deux-là ne sont pas frères ! » que nous avons aussi beaucoup entendu avec ma sœur tant nous sommes différentes physiquement et psychologiquement. Comme si être de la même famille impliquait d’être semblables. C’est aussi une réflexion que me font beaucoup les parents d’élèves dont j’ai déjà eu les aînés : « Il/elle n’est pas du tout pareil/le que son frère/sa sœur. » Oui, évidemment, c’est un autre enfant, il n’y a pas de raison qu’il/elle soit pareil/le ! 

Colette : C’est tellement intéressant ce que tu dis Lucie ! Avec ma sœur, c’est le contraire, on nous dit souvent qu’on se ressemble beaucoup et je ne trouve pas forcément ça facile à entendre non plus ! Quant aux sempiternelles comparaisons entre les enfants, j’avoue qu’hélas je ne peux m’empêcher de comparer moi aussi mes garçons (même si je ne le fais pas à voix haute !) 

Linda : Je suis fille unique… Je ne connais donc ce sentiment de différence et d’appartenance qu’au travers de mes enfants. L’aîné me ressemble, les quatre suivants ressemblent à leur père mais chacun avec des particularités qui lui sont propres (yeux bleus pour l’un, cheveux bouclés pour l’autre)… et avec les jumelles, le besoin de se distinguer est encore plus marqué par un fort désir de ne pas être comparées. 

Lucie : Probablement parce que je n’ai qu’un enfant, j’ai plus pensé à mon enfance qu’à celle de mon fils en lisant cet album. J’imagine que cela a été le contraire pour toi Linda !

Linda : Oui absolument ! J’ai grandi entouré de nombreus.es cousin.es qui avaient tous une fratrie. C’est quelque chose qui m’a manqué. Vraiment. J’aimais l’attachement qu’il y avait entre eux, malgré les disputes, j’étais jalouse de cet autre qu’ils avaient. Alors qu’eux me jalousaient les privilèges matériels de l’enfant unique.

Colette : Ce qui est intéressant aussi dans cet album, c’est que les différences entre les deux frères vont au-delà du physique, ils ont aussi des activités, des comportements très différents. 

L’un observe, l’autre grimpe. L’un dessine, l’autre danse. L’un marche, l’autre s’envole.

Lucie : C’est aussi ce qui m’a plu : que Marie Le Cuziat ne s’arrête pas au physique, car la même éducation peut donner des personnalités très différentes. On le voit bien ici ! L’un semble beaucoup plus dans l’action et le mouvement que l’autre. Encore que dans ce passage on ne sache pas qui est “l’un” ou “l’autre”, donc les rôles sont peut-être susceptibles d’être parfois inversés…

Linda : Oui et elle parvient à montrer que même s’ils aiment passer du temps ensemble, ils apprécient aussi ces moments sans l’autre.

Colette : Et là où je trouve que l’album réussit à dire des choses particulièrement sensibles, c’est que ce qui va unir les deux frères c’est leur colère face à la remise en question de leur lien : sur ce point là ils se ressemblent. Ils revendiquent leur lien à l’unisson. Je trouve que l’autrice a réussi à créer un rythme particulier dans cet album qui n’est pourtant pas narratif : d’abord souligner les différences pour ensuite faire surgir la définition plurielle de ce qu’est la fraternité. 

Lucie : J’ai beaucoup aimé ce moment où les frères échangent sur leur vision de la fraternité. Qu’ils partagent leur vision de ce qu’est un frère.

L’avantage d’un album qui n’est pas narratif c’est qu’on peut parler de la fin sans craindre de divulgâcher. J’ai évidemment très envie de connaître vos réactions aux deux dernières pages qui voient le soir tomber sur cette journée de vacances des deux frères. Avez-vous envie de partager ce que vous en avez pensé ?

Colette : Ce sont justement ces deux dernières pages qui me bouleversent à chaque lecture parce que c’est exactement comme ça que ça se passe à la maison. La question du lit partagé est une question centrale, qui revient sans cesse depuis que Nathanaël a 6 ans. Pour lutter contre ses terreurs nocturnes, on a demandé à son frère s’il accepterait de dormir dans la même chambre que lui et si ça rassurerait Nathanaël que son frère dorme dans la même chambre. Ils ont accepté et pendant presque 4 ans ils ont dormi dans la même chambre dans des lits superposés. Et encore aujourd’hui, mon grand garçon de 15 ans accepte ponctuellement de dormir avec son petit frère quand il le lui demande. Sans entrer dans tous les détails de l’histoire des 2 frères, l’autrice et l’illustratrice arrivent en quelques mots, quelques images à saisir la beauté de ce qui unit des frères. Jusque dans leur sommeil. 

Linda : Nos jumelles dorment ensemble. On a tenté la séparation mais ça n’a pas tenu longtemps… Juliette a par ailleurs besoin d’être rassuré en permanence et Gabrielle prend souvent le temps d’attendre qu’iel dorme pour poser son livre. Donc forcément ça me parle beaucoup ! Et je trouve que cela suffit à montrer l’attachement qui existe entre ces deux frères de façon intrinsèque.

Colette : Quelle définition donnée par les garçons de la fraternité avez-vous préférée ? 

Linda : Frères, c’est se ressembler et parfois pas du tout. C’est s’éloigner pour mieux se retrouver. Frères, c’est puissant.” Car elle s’appuie sur la force du lien plus que sur sa fragilité. Et parce que c’est ce que j’observe chez mes enfants mais aussi dans la fratrie de mon mari (il est l’aîné de quatre enfants). Ils vivent tous loin les uns des autres et ne se voient pas souvent mais quand ils sont ensemble, c’est naturel, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Je trouve ça vraiment beau et puissant !

Lucie : Je crois que c’est cette fin de paragraphe justement « Etre frères c’est puissant« . Le qualificatif « puissant » dans son acceptation la plus large. Parce que les émotions qu’apporte la fraternité sont puissantes quand elles sont positives mais aussi quand elles sont négatives. Ton frère/ta sœur te connaît tellement bien qu’il a la possibilité de t’élever comme de t’abimer. Il me semble que le côté “fragile” évoqué dans la page suivante apparaît plus à l’âge adulte. Comme tu le disais Linda, parfois la vie nous éloigne et il faut alors créer les occasions de se retrouver et d’entretenir ce lien. Et toi Colette, quelle est ta définition préférée ?

Colette : “Frères, c’est être avec ou être à côté”. J’aime beaucoup cette définition. Il n’y a pas d’obligation à partager des confidences, des secrets, pour être intimes, quand on est frères. Parfois juste être assis l’un à côté de l’autre pendant des heures dans une voiture nourrit le lien de fraternité. 

Linda : En effet. Mais je crois que les parents ont un rôle à jouer là aussi. Ils sont le lien qui les lie, ils doivent tenter de le préserver, de le rendre fort, pour que même quand ils ne seront plus là, les enfants-adultes prennent le temps de se retrouver.

Colette : Tu remarqueras Linda que les parents sont complètement absents de l’album. Et je trouve que ça renforce le discours des enfants. Qu’en pensez-vous ? 

Lucie : Je rejoins Linda : les parents bien qu’absents de cet album ont un rôle très important à jouer dans la construction du lien, notamment en évitant de comparer leurs enfants, en n’insistant pas sur les différences, et en ne les mettant pas en concurrence (par exemple sur les résultats scolaires).

Linda : En effet. L’absence des parents permet aux enfants d’exprimer leur ressenti et de parler de leur lien sans avoir à sentir « peser » le regard critique de l’adulte. D’ailleurs le seul moment où on mentionne les adultes c’est bien pour mettre en avant l’aspect comparatif.

Colette : En tout cas je pense pouvoir dire qu’une des forces de cet album c’est qu’il fait résonner en nous nos histoires familiales, aussi bien celles de notre enfance que celles de notre vie de parent !  

Linda : Oui, c’est certain ! Comme quoi le sujet s’adresse à un public large, probablement parce que la fratrie est un peu le cœur de la famille.

Lucie : C’est ce que je me disais aussi : cet album a vraiment été source de discussions et de partage de souvenirs. Je pense que c’est parce que la fratrie est quelque chose de très vivant, mouvant dans le temps et qui prend une grande place dans nos relations familiales. Je suis sûre que vous aussi vous reconnaissez des choses de vos (beaux-)frères et sœurs dans vos enfants, ce qui alimente encore cette relation (parfois à notre corps défendant !)

Colette : Et je pense que cette universalité du sujet abordé est renforcée par l’environnement qui accueille l’histoire de nos deux garçons, la nature, l’horizon, la petite maison chaleureuse… il y a quelque chose d’intemporel dans cet album, quelque chose de “déconnecté” de notre époque (si vous voyez ce que je veux dire !) 

Lucie : Tu as raison Colette. C’est un choix très pertinent de l’illustratrice car, comme nous le disions, la relation évolue dans le temps mais tous les frères – et sœurs – sont passés et passeront par là. J’aime aussi que cela se déroule pendant les vacances, moment où les liens se resserrent grâce au temps retrouvé et partagé.

Linda : Oui. Avez-vous aussi ressenti ce sentiment de nostalgie en observant les illustrations ?

Colette : Exactement ! Le temps partagé est un temps de jeux, de lecture, un temps de baignade, d’exploration dans la nature… Sans écrans !!! Ça m’a frappée, cette absence des écrans et par effet boomerang j’ai pris conscience de la place que les écrans avait pris dans la vie de nos enfants (et dans la nôtre aussi !) quitte à empêcher les liens de se nourrir de notre vraie présence au monde et à l’autre. 

Lucie : Oui, j’ai moi aussi ressenti cette nostalgie. Avez-vous une idée de l’origine de ce sentiment ?

Linda : C’est probablement lié à cette “déconnection” dont parle Colette. Les activités des enfants nous ramènent à notre propre enfance, nos propres activités de vacances… Et puis il y a l’absence de véhicules, cela donne aussi un sentiment de calme et de reconnection à la nature tout en nous renvoyant l’image d’un monde plus désuet.

Colette : J’ai une dernière question : est-ce que vous pensez que le genre des personnages influe sur la réception de l’album, est-ce que des sœurs pourront se reconnaître ?

Linda : Sincèrement, je ne suis pas sûre que cela soit gênant. Les enfants voient ce qu’ils veulent dans les personnages, non ? 

Colette : Je pense comme toi, c’est ce qui est beau dans le lien de fraternité, c’est vraiment un lien universel, qui n’est pas différent selon le genre. 

Lucie : Je ne pense pas que le genre influe, en revanche j’ai personnellement immédiatement pensé à ma sœur plutôt qu’à mon frère. Peut-être que l’on est plus tenté de penser à un frère ou une sœur du même sexe que soi ?

Linda : Oui, comme toi, en ramenant le sujet à mes enfants, j’y ai vu soit mes fils, soit mes filles… Mais jamais les deux.

Lucie : Peut-être parce que sinon la différence saute tellement aux yeux que l’on ne comprendrait pas l’agacement des enfants face aux réflexions des adultes ? Mais je pense que le lien fraternel parlera de toute manière à ceux qui en ont fait l’expérience.

Linda : Je ne sais pas. J’ai un.e enfant qui est souvent pris.e pour un garçon, tout en ne s’identifiant à aucun genre, et pourtant jamais je n’aurais pensé à la.le comparer à un de ses frères. Finalement ce sont les autres, ceux qui ne sont pas de la famille, qui vont se permettre des réflexions. Donc oui, j’imagine que chacun peut s’y retrouver à partir du moment où il.elle a vécu l’expérience de la fraternité que ce soit en tant que frère.sœur, ou en tant que parent.

Lucie : Concluons si vous le voulez bien avec la question traditionnelle : à qui recommanderiez-vous cet album ?

Colette : Suite à nos échanges précédents, je recommanderai ce livre à des enfants entre 5 et 10 ans. Mais comme toujours il me semble qu’adolescent.e.s ou adultes pourront y trouver leur “compte”. 

Lucie : Tout à fait d’accord avec toi. Comme on a pu le dire, cet album peut entretenir ou rappeler des souvenirs à tous ceux et celles qui ont des frères et sœurs et aux parents de fratries. Il prend aux tripes et parle directement à l’enfant en nous.

Linda : Je crois qu’il peut être intéressant de recommander cet album à des enfants encore jeunes mais suffisamment grands pour se retrouver dans les deux frères de l’histoire. Des enfants d’une même fratrie, mais aussi des parents, des adultes…

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Avez-vous lu cet album ? Vous a-t-il, comme nous, plongés dans les souvenirs de vacances de votre enfance tout en jetant un regard ému sur vos enfants ?

Lecture commune : Nous traverserons des orages, de Anne-Laure Bondoux

Anne-Laure Bondoux est presque déjà une autrice classique en littérature jeunesse et ado. Lorsque son tout nouveau roman, Nous traverserons des orages, a reçu la pépite d’or du salon de Montreuil, nous avons eu envie non seulement de le lire mais de partager nos impressions ! Nous voilà donc dans la ferme des Chaumes, logis de la famille Balaguère qui porte mal son nom. Avec ses générations successives, nous allons traverser plus d’un siècle d’histoire, de 1914 à nos jours. Les pages se tournent, les temps changent avec les générations, mais la ferme des Chaumes est comme immuable et les Balaguère restent hantés par les mêmes démons : les chimères et l’abandon, les non-dits et la violence. Lecture commune !

Anne-Laure Bondoux lors d’une rencontre-dédicace à l’occasion de la sortie de son roman

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Isabelle : Avant d’entrer dans le vif du sujet : aviez-vous déjà lu Anne-Laure Bondoux ? Sur quel registre la connaissiez-vous ? Le nom de l’autrice a-t-il joué un rôle dans votre envie de lire ce roman ?

Liraloin : Je connais cette autrice depuis un moment, mes collègues m’en parlaient souvent et il y a quelques années (environ 12 ans maintenant) j’ai lu ses romans. J’ai eu un véritable coup de cœur pour Tant que nous sommes vivants. En plus, l’autrice a été invitée dans une librairie de Toulon ! Quelle opportunité de pouvoir l’écouter parler de son livre et d’échanger (un peu) avec elle.

Lucie : Moi aussi, j’ai déjà lu plusieurs des romans d’Anne-Laure Bondoux (Tant que nous sommes vivants m’avait particulièrement plu aussi) et c’est une auteure que je suis avec plaisir.

Héloïse : Oui, j’avais déjà lu plusieurs romans d’Anne-Laure Bondoux, et j’avais particulièrement aimé L’aube sera grandiose, qui m’avait marqué à l’époque.

Linda : Je pensais ne pas l’avoir lu avant de retrouver dans mes archives un petit retour sur L’aube sera grandiose dont je ne garde absolument aucun souvenirs. Au vu de mes notes, cela ne m’avait pas vraiment plu et je ne comprenais pas l’engouement autour de ce roman à côté duquel j’étais passée. C’est la couverture qui m’a en premier lieu attirée ici, elle dégage une certaine sérénité avec son paysage campagnard et l’immensité de ce ciel si bleu.

Isabelle : Moi aussi, c’est l’un de ses textes que j’avais vraiment aimés ! On pourrait faire des parallèles avec celui dont il est question ce soir, on y reviendra peut-être ! Après, pour moi, ce n’est pas que le nom de l’autrice qui a piqué la curiosité mais aussi la pépite décernée à ce roman à Montreuil.

Héloïse: J’avoue que cela m’a donné envie de le lire encore plus rapidement aussi.

Lucie : Oui, ce prix est tout de même gage de qualité !

« Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d’une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des « orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lois et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d’un autre. »

Isabelle : Ce livre s’ouvre sur un prologue qui offre en quelque sorte un écrin au récit qui va suivre. Qu’en avez-vous tiré ? En avez-vous immédiatement saisi toutes les dimensions ou êtes-vous retournées le lire plus tard, voire à la fin du roman ?

Héloïse : Le prologue m’a particulièrement intriguée, mais oui, je n’en ai saisi toute la richesse qu’à la fin…

Lucie : Le tutoiement en début de roman m’a interpellée. Je me suis tout d’abord demandé qui était Saule pour complètement l’oublier jusqu’à la fin du roman. Donc, non, je n’avais pas du tout anticipé toutes les dimensions du roman et oui, je suis retournée lire ce prologue une fois ma lecture achevée.

Isabelle : Moi pareil ! Je l’ai lu sans tout comprendre, puis j’y suis revenue plus tard et j’ai réalisé tout ce qu’il livre sur ce qui va suivre. C’est un roman qui va parler d’histoire avec un petit « h » quand il s’agit de la famille Balaguère et d’un grand « H » puisque l’on va remonter tout le vingtième siècle. Le cadre du récit est posé, la ferme des Chaumes. Mais c’est aussi un récit adressé à quelqu’un qui s’appelle Saule, dans un but bien précis : déjouer ce qui pourrait être perçu comme une malédiction qui se répète depuis déjà trop de générations. Et ce, par le pouvoir des mots.

Liraloin : C’est assez étrange comme sentiment car ce prologue peut être interprété comme un testament et en même temps il y a cette lueur d’espoir qui réside dans la transmission. Le retrouver à la fin, quand la boucle est bouclée, est un soulagement.

Linda : Comme Lucie c’est le tutoiement qui m’a interpellée au début. Je n’ai pas forcément saisie tout ce que ce prologue voulait nous dire, forcément, mais quand on arrive au bout du récit, on comprend combien l’auteure nous avait déjà préparé, tout comme Saule, à ce qui allait suivre, à ce qui nous serait raconté.

« Seul dans la chaleur de juillet, Marty traverse la cour de la ferme. L’après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d’air sur les Chaumes. On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d’à côté, le grincement d’une poulie quelque part, et le cœur de Marty qui tape dans sa poitrine. »

Isabelle : Ensuite, énorme bond dans le temps, n’est-ce pas ? Quelqu’un a-t-elle envie de raconter un peu comme elle s’est immergée dans l’histoire des Balaguère ?

Héloïse : J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant ce roman. Il y a un côté tragédie grecque dans cette fatalité, cette famille maudite et cette violence qui règne… et en même temps, sans réellement s’attacher aux personnages, on a envie de savoir où tout cela va mener ! Le mélange histoire familiale et “grande” Histoire est savamment dosé. C’est un récit puissant, qui met du temps à se construire, et qui est tellement riche !

Lucie : Je me suis laissée emporter dans la famille Balaguère, sans me poser de questions. J’ai d’ailleurs été surprise de lire ce roman aussi vite. Vu le nombre de pages et sa forte teneur en intensité et en tragédies, je pensais que cette lecture me prendrait plus de temps. Mais il faut dire que comme Héloïse j’ai beaucoup apprécié le mélange entre la « petite » et la grande histoire.

Linda : En effet, le roman se lit d’une traite, assez facilement malgré sa densité qui tient certes dans le nombre de pages mais aussi dans son contenu car on y balaie l’Histoire de 1914 à aujourd’hui ce qui représente tellement… Et comme vous le dites, ce mélange entre la petite et la grande histoire font la richesse du récit. C’est en tout cas un aspect que j’ai vraiment apprécié en ce qui me concerne.

Liraloin : Et oui 1914 ! on se dit que l’Histoire va être très présente dans ce roman. Je ne sais pas mais j’ai beaucoup pensé à ma mère car elle adore Pierre Lemaître et je me suis dit « en voilà un roman qui traite de la saga familiale à travers le temps. » C’est venu de suite et ne m’a pas quitté toute le long de ma lecture, spectatrice de drames vécus par une famille un jour en France.

Isabelle : C’est drôle que tu parles de Pierre Lemaître, j’ai aussi pensé à cet auteur. À Ken Follett, aussi, qui tisse comme ça des sagas historiques à partir de la perspectives de plusieurs membres d’une famille.

Liraloin : Pour ma part et on en avait un peu parlé avec Linda, j’ai trouvé que le ton était distant comme si A-L Bondoux relatait des faits et bien évidemment avec cette immersion qu’on lui connaît. Une saga familiale c’est tout de même un autre genre très différent de ses autres romans même si avec l’Aube sera grandiose nous avons été accompagnées par une mère et sa fille.

Isabelle : C’est intéressant que tu parles de L’aube sera grandiose parce que pour ma part, j’ai fait pas mal de parallèles. Dans les deux cas, on a une histoire familiale avec un enjeu d’arriver à dire à la génération suivante ce qui s’est passé pour sortir d’un schéma. Ici, c’est une transmission père-fils (sur plusieurs générations), dans L’aube sera grandiose, c’est une transmission mère-fille. Quoi qu’il en soit, et j’ai l’impression que ça a été pareil pour toi, je ne me suis pas tout de suite sentie à l’aise. J’étais un peu perturbée qu’on soit en 1914 mais que le récit soit rédigé au présent. J’avais du mal à trouver mes repères, les lampions et les musettes, la chanson Viens poupoule chantée par Anzême à Clairette, tout ça ne me parlait pas du tout. Et j’ai eu du mal à m’identifier aux personnages, au départ la perspective de Marty est très importante et ce personnage simple d’esprit est vraiment difficile à cerner.

Lucie : C’est vrai, Marty est un personnage très particulier. Et dans le même temps, ce côté « au bord de l’abîme » met une tension immédiate, on sent un drame arriver sans savoir vraiment ce qui va survenir.

Liraloin : Complétement d’accord avec vous, ce personnage met le/la lectrice/lecteur mal à l’aise (mon fils me disait mais il est vraiment bizarre lui…)

Linda : C’est clairement le personnage qui m’a le plus dérangé dans le récit. Dès le départ il met mal à l’aise et semble n’exister que pour nous préparer aux drames qui vont suivre.

Isabelle : Justement, à propos de Marty, il faut bien qu’on en parle, je pense, il y a cette scène qui pourrait être un viol mais qui ne dit pas son nom. Comment l’avez-vous perçue ?

Liraloin : C’est terrible car on sait et cela dès le début qu’un malheur va arriver. Le départ d’Anzême n’est qu’un prétexte pour que ce personnage se laisse complètement aller. Clairette n’est plus « protégée » donc elle n’est plus « respectable ». 

Isabelle : Ça t’a paru clair, le fait que c’est un viol qui se produit ? Moi ça m’a mise très mal à l’aise que les choses soient décrites mais de manière ambiguë, sans dire les choses (ça a fait partie de ma perplexité, voire de mon malaise au début de ce roman). 

Liraloin : je pense que l’autrice a voulu justement créer ce malaise car à cette époque on ne dit pas les choses.

Isabelle : Pour aller dans ton sens, je me suis dit ensuite qu’il s’agissait bien d’un viol mais que dans cette narration très ancrée dans le présent de l’époque et la perspective des personnages, Anne-Laure Bondoux avait restitué un viol comme on l’aurait fait à l’époque. Sans le nommer.

Linda : Même s’il n’est pas nommé, l’acte est clairement un viol et il est décrit comme tel puisque Marty dit bien que son frère lui a dit que ce qui est à l’un est à l’autre. Il s’approprie donc sa femme sans se poser de question, laissant juste son désir prendre le dessus, s’imposant à Clairette qui finit par accepter l’inacceptable, impuissante devant ce monstre qui croit avoir trouvé le paradis entre ses bras…

Lucie : Cette scène m’a mise mal à l’aise, parce que Clairette ne semble pas consentante au début. Mais il n’y a pas de violence à proprement parler et j’ai eu l’impression qu’elle se laissait faire, un peu comme si elle était consciente de l’effet qu’elle faisait à Marty et qu’elle lui permettait d’assouvir une pulsion longtemps réfrénée. La promiscuité décrite (Marty entend son frère et sa femme faire l’amour dans la chambre à côté de la sienne) est assez malsaine elle aussi. Toute cette partie m’a semblé être une cocotte-minute prête à exploser, et finalement cette action va modifier un équilibre qui était extrêmement précaire.

Isabelle : Pour moi il y a violence, mais elle est restituée du point de vue de Marty, donc d’une manière biaisée: il est écrit : « Il ne reste que le désir de Marty, cette flamme dévorante qui l’aveugle et qui pousse Clairette, une main sur la bouche, vers le foin de la grange. » Et plus loin « ce corps qui a cessé de résister et qui s’offre désormais à ses caresses, sans un mot, sans un bruit. »

Héloïse : Moi aussi, cette scène m’a mise mal à l’aise. Et justement, cette phrase, « ce corps qui a cessé de résister » … On comprend bien que c’est un viol. On sent le drame arriver, et c’est horrible d’y assister, on ressent de l’impuissance, comme une résignation de la part de Clairette, on voit à quel point les femmes étaient impuissantes à l’époque.

Lucie : C’est effectivement le point de vue d’un homme porté sur l’action d’un homme, ce qui modifie certainement le ressenti du personnage. Mais ensuite, ces rapports deviennent récurrents et je n’ai pas eu l’impression qu’ils pesaient à Clairette. (Peut-être est-ce dû au fait que ma lecture commence à remonter un peu ?) Le côté « nature » de l’affaire : “j’ai des besoins, toi aussi, assouvissions les ensemble” a pris le dessus pour moi. 

« Car il n’y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d’exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction. »

Isabelle : Ça ne va pas être facile de rendre compte d’un roman aussi riche en quelques mots et sans trop en dire, peut-être pourrions nous aborder cette matière en parlant de la manière dont il est écrit ? Au début, on est plongé dans le vif du sujet, puis on se rend compte que le récit suit une certaine trame. Laquelle ?

Liraloin : La trame est un parti pris pour que l’Histoire, qui a toujours son mot à dire, vienne se mêler aux personnages fictifs. En réalité pas si fictifs que ça car les malheurs vécus par les Balaguère existent. C’est tout cette finesse d’écriture qui est appréciable !

Lucie : La trame est clairement chronologique, et d’ailleurs Anne-Laure Bondoux fait des intermèdes pour résumer ce qui a pu se passer entre certains événements touchant la famille Balaguère. C’est précisément ce qui m’a intéressée : elle ne prend pas clairement le parti de la transmission de la violence, celle-ci peut aussi venir de la société et des drames vécus par les hommes de ces générations.

Héloïse : Oui, chaque personnage est « ancré » dans une époque, vit des événements de la grande Histoire, y participe, contraint et forcé. Et ces évènements vont les marquer, et marquer indirectement les générations suivantes. On perçoit bien l’horreur de la guerre et les séquelles indélébiles qu’elle laisse. 

Linda : Oui, comme le dit Lucie, Anne-Laure Bondoux ne prend pas parti de la transmission de la violence. J’y ai plutôt perçu un questionnement sur son origine entre inné ou acquis. Et si on perçoit parfois que la violence est présente en nous, elle interroge son expression au regard de nos actions mais surtout de notre vécu. Les guerres et autres combats sociétaux impactent fortement chacun d’entre eux, d’entre nous.

Isabelle : Je me retrouve dans ce que vous dites : aucun des Balaguère (ce nom !) n’est une personne foncièrement mauvaise ou violente à la base mais chaque génération va se retrouver prise en étau dans un climat de violence structurelle.

Liraloin : Exactement ! Et les dégâts subis à cause des guerres mondiales sont considérables.

Lucie : Je me suis d’ailleurs demandé si vous aviez un personnage préféré parmi tous ceux que nous croisons dans cette fresque ?

Héloïse : Je n’ai pas vraiment de personnage préféré, mais Aloès m’a touchée. Olivier aussi d’ailleurs. C’est étrange, mais plus j’entrais dans ma lecture, et plus les personnages me touchaient.

Liraloin : J’ai été moi aussi beaucoup marquée par le personnage d’Aloès. Cette sensibilité juste après les ravages des deux guerres ! Et pourtant rien n’est facile pour lui car il est impacté également par un autre conflit…

Isabelle : Comme vous, je pense spontanément à Aloès. Mais je pense que c’est son fils Olivier qui m’a finalement le plus touchée. Comme pour Héloïse, les émotions sont allées croissantes au fil des pages, comme si je parvenais mieux à m’identifier à des personnages avec qui je partage des souvenirs – et peut-être aussi dont je pouvais palper l’histoire familiale.

Linda : Aloès bien sûr, mais surtout Olivier. Comme vous, plus on se rapproche de notre époque, plus il m’a été facile de m’identifier et de me sentir proche des personnages. Ce qui me fait penser que j’aurais probablement aimé Saule…

Liraloin : Oui je crois que c’est aussi parce que leurs maux sont plus proches de notre société actuelle, je sais pas …

Héloïse : C’est probable ! 

Lucie : J’avais oublié le nom de Clairette, les personnages qui vous ont le plus touchées sont des hommes, et ça me semble assez symptomatique : les femmes sont très en retrait de l’histoire. Cela vous a-t-il gênées ?

Liraloin : Oui et non. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi. Par la force des choses elles se taisent mais prennent une place importante comme Gaby qui finalement s’écoute et ne peut que se résigner à une vie à la campagne.

Héloïse : Je me suis fait la même réflexion que toi Lucie, et puis j’ai réalisé qu’indirectement, elles jouaient un rôle aussi… Je pense à Christiane notamment.

Isabelle : Elles sont même souvent au centre des pensées des protagonistes masculins ! En fait, le récit est centré sur une lignée masculine mais ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux personnages de femmes, celui de la petite sœur d’Ariane et celui de la mère d’Olivier qui cherche à toutes forces à s’émanciper à une époque qui n’est pas encore prête.

Linda : Je rejoins les autres. Les femmes ont clairement un rôle à jouer et sont au cœur de l’histoire. Elles portent en elle la force qui parfois fait défaut aux hommes, supportant leurs violence, portant leurs erreurs, leurs secrets… mais pas comme un fardeau, plutôt comme l’espoir d’un avenir meilleur pour elles toutes.

Lucie : La famille Balaguère a pour tradition de donner à ses garçon des prénoms d’arbres. Que vous a inspiré cette idée ?

Liraloin : Intéressante question ! le choix des noms d’arbres. Chaque homme est racine en cette terre des Chaumes, comme si il devait y revenir ! 

Isabelle : ça m’a intriguée les noms d’arbre comme prénoms mais je n’ai pas trop su quoi en faire. C’était l’un des nombreux fils conducteurs de cette histoire familiale, l’une des choses qui se répètent.

Héloïse : les noms d’arbres comme symboles de vie ? Ou plutôt un symbole de l’enracinement, nos racines qui nous construisent ?

Lucie : Je pensais à l’enracinement moi aussi. Que ce soit positif dans le sens savoir d’où l’on vient, à la pérennité, mais aussi l’aspect négatif qui donne l’impression de ne pas pouvoir se défaire de ce que l’on nous a transmis.

Linda : Oui c’est clairement signe de l’enracinement !

Isabelle : Mais oui, vous avez raison !

Isabelle : Je ne sais pas comment ça a été pour vous, mais pour ma part, une fois passée ma perplexité initiale, j’ai dévoré ce livre en quelques heures. Avez-vous aussi trouvé que c’était un livre qui se lisait d’un trait ? Qu’est-ce qui met sous tension cette histoire ?

Liraloin : On ne peut pas lâcher ce roman, j’ai été complètement absorbée par cette histoire, quelle drôle d’impression ! Cette tension vient des personnages masculins essentiellement, on se demande : « Mince !! Il y en a au moins un qui va s’en sortir ? » Attention je ne cherchais pas le happy end mais un apaisement.

Héloïse : Oui, c’est très un roman très addictif ! Une fois passé le malaise initial, difficile de le lâcher. Pour ma part, j’avais hâte de savoir comment cette histoire allait se terminer, et oui, j’espérais une fin pas trop malheureuse !

Linda : C’est un roman très facile à lire, très addictif, une fois passée la situation initiale avec Marty… C’est ce qu’on disait plus haut, la narration est intéressante et bien construite. J’y trouve même une certaine harmonie dans le rythme répétitif des événements que vivent les personnages, à grande échelle ou à un niveau plus personnel.

Lucie : En effet, moi aussi j’ai été vraiment surprise de le lire si vite. Une fois le malaise de la situation triangulaire Anzême-Clairette-Marty passé, je pense que comme on rencontre les personnages enfants et que l’on sait des choses qu’ils ne savent pas mais qui peuvent avoir des conséquences sur leur avenir, on a envie de les accompagner et de découvrir de quelle manière ils vont se dépêtrer (ou pas) de la situation. Comme Liraloin j’avais vraiment envie de tomber sur celui qui parviendrait à mettre un terme à cette violence.

Isabelle : C’est vrai que l’on entre dans l’existence de chacun, ses soucis, ses inquiétudes, sa quête de bonheur, les difficultés qui se posent, c’est très prenant. Mais il y a aussi, au fur et à mesure, que l’on approche du moment où le récit sera bouclé, les questions sur qui raconte cette histoire, à qui et pourquoi.

« En ce milieu des années soixante, alors que le président John F. Kennedy s’est fait assassiner, que les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam, que des scientifiques évaluent les effets bénéfiques du LSD sur les troubles mentaux et que la contre-culture hippie se diffuse largement depuis San Francisco en proposant de faire l’amour plutôt que la guerre, les Français sont partagés entre l’envie de tout changer et celle, inverse, de ne rien changer du tout. »

Isabelle : Anne-Laure Bondoux brasse une densité assez incroyable de faits historiques dans son roman : guerres mondiales, guerre d’Algérie, épidémie de SIDA, drame de Tchernobyl – et on pourrait citer encore mille et un faits si on pense aux passages en italique qui ponctuent le récit et parlent de la montée des autoritarismes et de la grande dépression, du front populaire, de la drôle de guerre ou, après-guerre, du mouvement des droits civiques aux États-Unis ou de mai 1968. Est-ce que de votre point de vue cette fresque historique enrichit l’intrigue ? Faut-il à votre avis avoir étudié tout ça en classe pour pouvoir apprécier le roman ?

Héloïse : En grande passionnée d’histoire, cette succession de faits historiques m’a beaucoup parlé. Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de tout connaître pour vraiment apprécier l’intrigue, justement parce que nous découvrons tous ces événements par le prisme de personnes, d’individus.

Liraloin : Cette chronologie met du rythme dans l’intrigue car elle est un repère pour le lectorat. Après une collègue m’a fait un retour intéressant sur son écriture qu’elle a jugé trop impactée par les événements historiques. La magie n’opère pas comme dans la relation mère-fille (Aube sera grandiose) et c’est bien normal car le thème ici est vraiment la violence. Je ne pense pas qu’il faille avoir des connaissances historiques, nous sommes sur un roman sociétal.

Isabelle : Moi non plus, je ne pense pas que c’est gênant de ne pas avoir toutes les références, le roman se lit vraiment très facilement. Après je ne suis pas sûre que les passages en italiques qui passent en revue vraiment à toute vitesse des suites d’événements soient très utiles à la narration.

Lucie : Pour moi la raison d’être de ces passages est justement de pouvoir suivre l’histoire de la famille sans être gêné par les informations qui nous manqueraient. Je suis d’accord avec vous, il n’est pas nécessaire de les connaître pour saisir les enjeux qui touchent nos héros. Après, si les jeunes lecteurs ont envie de se renseigner sur certaines d’entre eux, c’est super ! Ils signifient aussi (peut-être) qu’elle a choisi d’intégrer ces faits historiques mais qu’il y en a eu tellement d’autres, qui ont touché de nombreuses autres familles.

Linda : Oui comme Lucie je trouve que ces événements cités en italique permettent de suivre l’histoire, ils montrent aussi que la vie continue pour tout le monde, même quand on est pris par ses problèmes personnels. Mais je vous rejoins complètement, inutile de connaître tous ces événements pour en apprécier la lecture. J’ai même trouvé intéressant certains faits dont je connaissais peu de choses, comme la Guerre d’Algérie dont on ne nous parle pas dans les programmes scolaires alors qu’il y a tant à en dire. Cela est venu aussi attiser ma curiosité et m’a donné envie de lire d’avantage sur le sujet.

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire ce roman autour de vous ? À qui ?

Liraloin : Mais oui ! Je l’ai déjà conseillé … Après c’est un roman qui va rencontrer son public, c’est certain, mais pas forcément chez les ados.

Héloïse : Moi aussi, j’ai déjà prévu de le prêter ou de le conseiller à plusieurs personnes ! Effectivement, Liraloin, c’est un roman qui conviendra tout autant à des adultes ! Comme beaucoup de titres d’Anne-Laure Bondoux en fait. 

Liraloin : Tout à fait, d’ailleurs ses romans sont empruntés par le public adulte. Comme Timothée de Fombelle ou Clémentine Beauvais, ces autrices-auteurs possèdent une écriture tout public.

Lucie : Comme vous je pense plus spontanément à des adultes, ou en tout cas à des lecteurs très confirmés. Parce que la violence et les drames sont très présents. Ce n’est pas une lecture facile ou agréable. Même si elle est très intéressante et qu’elle m’a poursuivie un bon moment après avoir refermé le livre.

Liraloin : Je suis d’accord avec toi Lucie, on est un peu hantée par les personnages et cette violence, cette peur de pleurer pour un homme ! C’est terrible !

Lucie : Oui, et (j’y reviens) la place des femmes ! Tout n’est pas réglé mais on mesure tout de même les avancées de la société. En à peine un siècle, quels progrès sur ces questions !

Linda : Oui, je l’ai recommandé à une amie qui devrait apprécié ainsi qu’à l’une de mes filles qui aime l’Histoire et les romans qui abordent la place des femmes. Je pense que celui-ci devrait lui permettre de constater l’évolution de nos droits. Elle s’indigne facilement des classiques qui mettent les femmes aux fourneaux, aussi je crois que lire le combat mené jusqu’à aujourd’hui avec les victoires qui l’accompagnent devrait lui plaire. Et je la laisse libre de se faire une opinion mais je sais qu’il plaira à sa meilleure amie.

Isabelle : Pour finir, si on parlait du futur dans le titre ? C’est un autre point commun avec L’aube sera grandiose dont on parlait toute à l’heure. Cela m’a laissé un drôle de sentiment. Est-ce quelque chose à laquelle vous avez réfléchi aussi ?

Liraloin : Non je n’ai pas réfléchi à cette question mais merci ! Est-ce qu’on peut dire que rien n’est figé dans le passé et qu’il fait continuer décennie après décennie ?  

Héloïse : Pour L’aube sera grandiose, j’y voyais un certain optimisme, la célébration d’un après, d’un mieux à venir. Là, je ne sais pas du tout… Comme une célébration de la vie peut-être, faite d’orages, mais aussi d’accalmies…

Lucie : Je ne sais pas si on peut vraiment en parler sans divulgâcher, mais la comme ça je me dis que le futur de ce titre a peut-être un rapport avec ce prologue dont nous parlions au début de cette discussion. La promesse du narrateur à son destinataire ? (je n’en dis pas trop ?) Mais je suis aussi tout à fait d’accord avec vos interprétations qui me semblent hyper pertinentes.

Isabelle : C’est intéressant ce que tu dis Héloïse sur l’usage réconfortant du futur dans L’aube sera grandiose. Ce serait presque l’inverse ici. Je me suis aussi demandé si Anne-Laure Bondoux ne nous invite pas à réfléchir à la manière dont nous absorberons les orages à venir ? En même temps, la phrase le dit, nous les traverserons, ces orages, comme d’autres avant nous en ont traversé aussi ?

Héloïse : Oui, dit comme ça, c’est aussi une marque d’optimisme ! 

Et vous, avez-vous lu Nous traverserons des orages ? Ce texte a-t-il résonné différemment chez vous ? Si vous ne le connaissez pas encore, nous espérons que nos échanges vous auront donné envie de le découvrir !