Devoir choisir un ouvrage de Thomas Scotto pour les besoins d’un article sur cet « essentiel », relire quelques titres, en découvrir de nouveaux, être émues – encore – par la plume délicate de l’auteur… nous ne manquions pas de raisons de souhaiter lui poser nos questions. Et c’est avec beaucoup de gentillesse qu’il a accepté de nous répondre !
Comment choisissez-vous les sujets de vos romans/albums ?
Je ne suis pas certain que « le sujet » soit la motivation première de mon écriture. Un mot, une phrase, une voix, un langage bien plus sûrement. J’espère tellement que chaque texte sera une nouvelle aventure que j’aime l’idée de me surprendre. Comment ne pas se répéter au bout de 26 ans de publications ? Comment tourner autour des grandes questions avec un regard neuf ? C’est aussi l’un de mes moteurs… les questions que je me pose. Il faut que cela me ressemble et tant pis si ce n’est pas grand public. Alors, sans sujet de départ, à l’arrivée, je sais que chaque roman, chaque album, chaque ovni sera moi.
Nous serions très curieuses d’en savoir plus sur la manière dont vous travaillez concrètement. Avez-vous des rituels d’écriture ? Des horaires définis ?
Au risque de répondre dans le vague… aucune journée ne se ressemble. Parce qu’écrire n’a jamais été pour moi être en ermitage. Aujourd’hui, à moins d’un succès littéraire, il est très difficile de ne vivre que de la vente des livres. Je suis donc beaucoup plus souvent sur les routes que derrière une table d’écriture. Je n’ai, d’ailleurs, aucun endroit précis pour écrire. Chez moi, dans le train, dans la rue… tout dépend où je me trouve. Avant, j’avais toujours des carnets sur moi pour noter des idées, des phrases, aujourd’hui mon téléphone est mon dictaphone. Mais si je sens que le texte sera long, je préfère me lancer tout de suite à l’ordinateur…pour gagner du temps !
J’ai adapté également mon rythme d’écriture au rythme de ces nombreux déplacements. Écoles, médiathèques, salon du livres, ateliers d’écriture, lectures à voix haute. Mon activité se cale donc beaucoup sur les rythmes scolaires. L’écriture elle, se cale sur ma seule décision. Mes mots sont mon seul métier. C’est une passion avant tout. Une liberté quasi totale. Même si cette liberté se paye ! Pas d’écriture : pas de texte. Pas de texte : pas de livre. Pas de livre : sans doute moins d’invitations ici ou là.
Pour beaucoup, écrire s’apprend en écrivant. Mais je crois encore apprendre à écrire en « rencontrant ». Depuis le premier livre publié, c’était une évidence : rencontrer. Parce que j’ai décidé que ce métier serait multiple. Lectures dessinées, lectures dansées, lectures scénographiées, lectures musicales, vidéo… Mes journées sont décidément de transmission ! Tenter de faire passer en mots, en voix, ce en quoi je crois.
Travaillez-vous généralement sur un seul projet ou vous arrive-t-il d’en développer plusieurs en même temps ?
C’est exactement ça ! j’ai toujours une foule d’histoires en cours. Certaines qui patientent avant que je les reprenne, d’autres que je m’impose de terminer, parce que c’est une demande d’illustratrice, d’illustrateur ou d’édition, d’autres encore qui n’auront jamais de fin. Mais, en commencer plusieurs, c’est aussi mon joli moyen d’être toujours en histoire. De ne pas avoir peur de la fameuse page blanche… du fameux écran blanc, en ce qui me concerne ! Et comme tout et à n’importe quel moment peut faire entrer en création… Je veux être réactif à l’idée, je veux ne pas bouder ma curiosité. Un seul projet récent m’a contraint à ne m’occuper que de lui !
Une comédie musicale commandée par le CREA d’Aulnay sous-bois pour 30 jeunes adolescent.e.s, une cheffe de chœur, un metteur en scène, une chorégraphe. Avec Hervé Suhubiette à la création musicale, nous avons été en « work in progress » pendant presque un an. Et comme c’était une grande première pour moi : des dialogues de théâtre et une dizaine de chansons, je m’y suis plongé entièrement. C’est San Francisco 78. Elles étaient tellement belles et beaux sur scène ! J’ai tellement pleuré à les voir si engagé.e.s…
Il n’y aura sans doute jamais de livre de ce texte de scène, mais celui-ci m’a offert la possibilité de croire que j’étais capable de me poser dans une histoire du début jusqu’à la fin.
Comment est né ce projet inédit ? Quel est votre rapport à la musique ? à la danse ?
C’est Hervé Suhubiette, auteur, compositeur, interprète qui m’a embarqué dans cette aventure folle. C’est lui que le CREA, lieu de création, de formation et de ressources dédié à la pratique vocale et scénique, accessible à tous.tes depuis plus de 30 ans… est venu chercher pour sa nouvelle création.
C’est lui qui a proposé mon nom d’auteur pour imaginer le livret… de cette comédie musicale.
Et, connaissant son univers, son chemin de musique, son goût du partage et nos chanteuses aimées communes… j’ai dit : « oui ». Ce « oui », c’était être invité à un grand repas où l’on ne connaît personne, ne pas être certain dans un premier temps d’avoir le costume approprié, mais ne pas douter, au final, de pouvoir assurer la conversation jusqu’au bout de la nuit… Et nous sommes partis de zéro.
J’ai eu envie de voir les 30 jeunes (12 / 17 ans) en plein cœur de San Francisco, 1978. Nous sommes l’année de l’assassinat d’Harvey Milk, dans une ville emblématique de la cause homosexuelle, une ville à la pointe dans le domaine de la mutation écologique et des revendications des libertés. Deux groupes de jeunes se retrouvent aux abords d’une grande palissade qui renferme les ruines d’une maison détruite.
Les un.e.s ont besoin de planches pour une manifestation proche, les autres viennent aider deux ami.e.s à y retrouver des souvenirs sous les gravats. Leurs souvenirs…
Et si de cette rencontre naissait un même combat ?
Et si sur cette terre, ils et elles reconstruisaient une terre utopique ?
Que construit-on, justement, quand le monde explose autour ?
Et si la jeunesse pouvait se faire entendre ? Toute la suite a été de grands questionnements, d’enthousiasmes et de pas à pas tremblants. Une nouvelle fois, dire beaucoup en peu de temps. Faire vivre plusieurs voix d’âges différents, plusieurs personnages aux personnalités propres. Savoir que ce serait un spectacle complet. Avec la musique qui me porte déjà au moment de l’écriture. Surtout la musique de films. Avec de la danse, art dont l’une de mes filles a fait sa raison d’expression… Tout cela fait que San Francisco 78 était un projet dingue !
Qui vous inspire ?
Toutes celles, tous ceux qui me nourrissent culturellement, humainement. Par leur cinéma, leur musique, leurs illustrations, par leurs textes bien sûr. Ceux qui m’ont tracé une voix d’écriture : Jo Hoestlandt, Thierry Lenain, Christophe Honoré, Anne Sylvestre, Richard Brautigan… et celles.eux que je côtoie aujourd’hui dans les salons du livre, les amis, ceux qui comptent dans la littérature.
Avez-vous un livre de chevet, et si oui lequel ?
Je suis un lecteur de plus en plus lent. Parce que je sais souvent que le livre choisi va me plaire et que j’aime rester longtemps au cœur d’une histoire. Parce que je suis tout aussi happé par les séries et les films. Mais, là où je suis en ce moment, j’ai emporté : De délicieux enfants de Flore Vesco et Au nom de Chris de Claudine Desmarteau, dont j’aime tellement la langue.
Qui est votre premier.e lecteur.ice ?
Toujours un.e adulte. Souvent un.e ami.e. Jamais le.la même en fonction du texte écrit et de l’écho dont j’ai besoin pour rebondir, ou retravailler, ou me conforter. Enfin, l’éditrice ou l’éditeur, évidemment.
Quels sont les auteur.e .s et illustrateur.ice.s, qui vous émeuvent le plus ?
C’est une question si compliquée ! Une question de moments… Il y a, bien sûr, mes compères de l’Atelier du Trio Cathy Ytak et Gilles Abier qui, de manière très différente m’emportent par leurs écritures, leurs engagements, leur drôlerie, leur manière de raconter les émotions où l’aventure. Il y a forcément Anne Sylvestre dont je parle si souvent… pour les fondations solides d’une certaine idée de la liberté, du féminisme, de l’humanité. Jo Hoestlandt assurément qui est devenue ma marraine d’écriture un soir de 1999, alors que je n’étais pas encore beaucoup de mots. Et tant d’autres….
En illustrations, je suis épaté d’une Carole Chaix, qui trace un chemin d’images d’une force incroyable, Joanna Concejo et Régis Lejonc, Alfred et Natali fortier, Elodie Nouhen et Olivier Tallec, Marc Majewski et Cédric Abt, Arno Célérier et Lucie Albon, Thomas Baas et Julia Wauters… je pourrais ne m’arrêter que dans six forêts de pages… Oui, cette question est décidément bien compliquée !
Avec quel(les) auteur.e.s aimeriez vous travailler?
Si Pierre Lapointe me proposait de mettre en musique mes paroles, alors qu’il écrit les siennes… là, maintenant, tout de suite… je dirais oui. Si Rachel Corenblit a besoin d’un point d’exclamation venu d’ailleurs… Si Samuel Ribeyron a l’envie d’un scénario de film d’animation… Si Taï-Marc Le Thanh… Si Beatrice Alemagna… Si Alfred…
Vous avez choisi d’écrire mais vous lisez à voix haute sur scène, vous venez de créer une compagnie, pourquoi cette envie ?
Lire à voix haute est depuis longtemps le prolongement de mon écriture de papier. En solitaire ou accompagné, que ce soient mes textes ou ceux des autres. J’ai été élevé à ça : les histoires enregistrées, les intonations, les silences, les « quand vous entendrez la clochette, tournez la page ».
L’écriture, même si elle m’est viscérale – je le sais aujourd’hui – n’est pas ce qui m’accapare le plus. « Dire » l’est tout autant. Alors, ce qui me guide, c’est avant tout le plaisir et la possibilité de me surprendre, l’idée que mes livres n’existent que parce qu’ils sont lus ou écoutés et que j’aime les partager. Je ne suis alors qu’une voix parmi tant d’autres possibles mais tout vient des textes. On ne lit pas de la même manière un polar et un album, un conte et un dialogue de cours d’école. Lire ne va pas de soi, c’est un vrai apprentissage, et je vois bien la difficulté qu’ont beaucoup d’enfants et d’ados à lire. Je veux dire, pas simplement déchiffrer, lire entre les lignes les silences de l’auteur.ice. C’est justement ce qu’offre la littérature : la subtilité. Et c’est une évidence que lire à haute voix ouvre des portes insoupçonnées à des oreilles qui n’auraient jamais lu ces textes-là.
Et je tiens au livre entre les mains. Pour que l’objet soit au centre. Parce que c’est lui qui renferme les mots qui font les émotions. C’est lui dont il ne faut plus avoir peur. Il s’agit là de donner l’envie. Cela passe donc par le choix de textes exigeants mais adaptés.
« Les Voix de poche », ma compagnie, est née en 2022 de ce désir d’aller plus loin, de structurer l’aventure. Pouvoir, pragmatiquement, trouver des subventions. Être sur le terrain et les réseaux du spectacle vivant. J’en rêvais depuis longtemps sans vraiment le formuler. Je remercie pour cela mon compagnon (qui est dans la partie !) qui m’a poussé et fait confiance. Pour le premier projet de la compagnie, il fallait un texte nouveau et ambitieux. L’envie s’est aussitôt portée sur la création d’une histoire originale écrite avec Gilles Abier. Après des semaines de résidence d’écriture, elle s’appelle : Rien de grave.
Rien de grave alterne entre deux voix, entre dialogues du temps présent et narration du souvenir, deux périodes de vies et des années de silence. Un texte que nous avons voulu âpre pour questionner les nœuds de l’adolescence et ce qui se joue de (dé)constructions dans le fil ténu des relations humaines, jusqu’à laisser souvent son empreinte dans les vies adultes. L’occasion d’être emportés plus loin par Laetitia Botella à la mise en scène. Salles de théâtres, auditoriums de médiathèques, de lycées… nous sommes prêts à venir partout !
Certain.es d’entre vous, auteur.e.s jeunesse, se lancent dans l’aventure d’écrire pour les adultes; seriez-vous tenté ? Pourquoi ? Pourquoi pas ?
Non, ça ne m’a jamais tenté, jamais effleuré l’esprit. Je le dis très sincèrement, je ne pense pas y avoir ma place. En tout cas pour le roman. J’imagine que la seule littérature qui me ferait mettre un pied en adulte, ce serait les paroles de chanson. Une nouvelle fois la forme courte pour dire beaucoup.
Vous avez illustré Libres d’être, écrit avec Cathy Ytak, chez les Edition du Pourquoi pas ?, avec vos collages poétiques. Vous avez une boutique en ligne de créations graphiques, photographiques, artistiques… Avez-vous envie d’illustrer vos propres albums plus souvent ?
Même réponse ! Non, ça ne m’a jamais tenté. J’aime l’image ponctuelle. J’aime en proposer comme un prolongement sincère de moi. En revanche, je côtoie trop d’illustrateur.ices talentueux.ses pour imaginer tenir un album entier. Mon petit compte de boutique en ligne est bien suffisant !
Si j’ai fait les collages du Libres d’être partagé avec Cathy, c’est vraiment à la demande des Éditions du Pourquoi Pas qui ont réussi à me présenter les choses si habilement que je n’ai pas pu refuser : faire des images comme je fais mes dédicaces dans les livres.
Vous avez récemment été sacré Chevalier des Arts et des Lettres, vous avez été nommé pour, ou lauréat de plusieurs prix littéraires, quel est votre rapport à la reconnaissance du monde des lettres, de vos pairs ?
Ces distinctions n’arrivent pas tant que ça. Ma grande chance reste la fidélité et la reconnaissance de celles et ceux qui me lisent, m’invitent, m’interviewent (!) et m’offrent à chaque instant la légitimité d’une place au monde. Celle des Chevalier des Arts et des Lettres, je la dois à mon amoureux qui en a fait la demande. J’avais avoué, par jeu, une petite tristesse qu’aucun éditeur (surtout le premier) ne pense à fêter, à l’époque, mes vingt ans d’écritures. En voyant passer le dossier de candidature, il s’est dit « pourquoi pas ! ». Et voilà. Au début, je n’ai pas voulu croire que c’était important. J’ai balayé l’affaire, un peu gêné. Il a fallu que j’élargisse le propos pour l’accepter.
Cette distinction était bien plus que la mienne. Elle est celle de notre littérature jeunesse, adolescente… notre littérature, tout court. Chacune et chacun, sur les routes depuis longtemps, nous savons l’importance de la transmission. Celle des questions posées entre nos lignes, au cœur de nos images. Celle qui fait rêver et puis qui bouscule, qui engage, pour ouvrir à toute humanité. Alors oui, je suis chanceux que le garçon que j’aime se soit dit que cela valait mes pages de poésies, mes années de mots, de sourires, de larmes, d’engagements…
Si vous n’aviez qu’une seule personne à remercier pour l’ensemble de votre carrière, qui serait-elle ?
Depuis plusieurs jours je cherche. Une personne n’est pas assez, évidemment. Qu’elle soit de famille, d’ami.e., d’enfance, d’inspiration, de tremplin ..J’ai fini par me dire… moi ?! Ce n’est pas grand-chose et c’est tout à la fois. Tout simplement parce que je veux pouvoir regarder ce « chemin de mots » et d’écritures, à la fin de ma vie, et être certain que j’étais entièrement entre chacune de mes pages d’histoires, que je me suis donné toutes les émotions pour cela… Heureusement, tellement d’humain.e.s me le prouvent déjà. Merci.
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Un immense merci à Thomas Scotto pour sa disponibilité, malgré un agenda surchargé, et son enthousiasme ! Pour poursuivre la découverte de cet auteur nous vous invitons à consulter son site internet : https://thomas-scotto.net/.