Sous le Grand Arbre, nous sommes fans des albums de Torben Kuhlmann. Vous savez, ces récits incroyablement illustrés qui reviennent sur de prodigieuses avancées scientifiques en imaginant qu’elles ont été le fait de petites souris ! Nous leur avions consacrés une lecture commune. Si vous ne connaissez pas, vous devriez filer vers votre librairie ou votre médiathèque préférée sans tarder et découvrir ces livres hors-normes. Nous avons eu de vrais coups de cœur pour leurs pages pleines d’aventure et de mignonnerie, de voyage et de découvertes. Le 26 octobre paraît son nouvel album, La ville grise, pas de côté par rapport à la série des souris. L’occasion pour nous de mettre en avant cet auteur incontournable dans l’espace germanophone qui n’est pas (encore !) aussi célèbre en France, et de lui poser toutes les questions que nous nous sommes toujours posés sur son travail. Interview !
Depuis quand écrivez-vous et dessinez-vous ?
Il n’est pas facile de répondre à cette question. La peinture et le dessin ont toujours été mes passe-temps favoris. Dès l’âge de deux ou trois ans, c’est avec des crayons et du papier que je pouvais le mieux m’occuper. Tout ce qui m’intéressait dans le monde était dessiné et étudié par la même occasion. Il a toujours été important pour moi de raconter des histoires avec mes dessins. L’écriture est venue en plus à l’adolescence. Je ne suis toutefois devenu auteur aux yeux du public qu’avec mon premier ouvrage, Lindbergh.
Dans votre livre Einstein, vous citez le physicien qui a affirmé que « l’imagination est plus importante que le savoir, car le savoir est limité ». Vos albums ne suggèrent-ils pas qu’on aurait bien tort d’opposer les deux ?
Effectivement ! Je ne crois pas non plus qu’Albert Einstein nous impose ici de choisir : la connaissance ou l’imagination. Mais les connaissances sont souvent une source, une inspiration fantastique pour nourrir son imagination. Et Einstein lui-même a utilisé son imagination pour se représenter les problèmes les plus complexes sous la forme de scénarios intelligibles. Il s’agit de ses célèbres expériences de pensées. Il aspirait, en pensée, à devenir des gens qui tombaient de toits ou des scientifiques propulsés dans l’espace dans un ascenseur. C’est ce qui l’a mis sur la piste des secrets de la pesanteur. La question : « Et si… ? » se trouve au fondement de mes histoires de souris. La curiosité scientifique est toujours l’élément déclencheur de l’aventure à venir.
Comment en êtes-vous venu à raconter des épopées scientifiques et pourquoi le choix étonnant de les raconter de la perspective de petites souris ?
Le choix d’une souris comme protagoniste s’est fait tout naturellement. Mon premier livre a découlé d’une petite idée : une souris découvre l’existence des chauve-souris et développe l’envie d’apprendre à voler. Le choix d’une souris s’imposait donc. Ce point de départ m’a aussi permis d’intégrer mon propre intérêt pour le thème de l’aviation. La souris parcourt l’histoire de l’aviation en mode accéléré – du deltaplane à l’avion à moteur. Pour le deuxième tome, il fallait à nouveau une souris comme personnage principal : ici, les souris prennent la lune pour un fromage et une souris pleine d’ambition scientifique souhaite réfuter cette idée. En outre, j’aime raconter mes histoires d’une perspective inhabituelle et leur donner une touche de crédibilité. Ainsi, mes livres font fréquemment référence à des événements réels et les événements et inventions fantastiques doivent sembler au moins un peu crédibles.
Les références au monde de la science qui fourmillent dans vos pages – titres de journaux et de livres, photographies, plans de prototypes etc. – donnent l’impression que vous vous documentez beaucoup. Comment procédez-vous ? Et comment avez-vous choisi quelles découvertes scientifiques raconter ?
Chaque projet commence par des recherches. Le travail autour d’une aventure de souris débute par l’exploration de livres et de collections de photos. Cela me permet de développer un sens de l’esthétique de l’époque dans laquelle se déroule l’histoire. Et en même temps, je deviens un expert du thème en question. Le choix des scientifiques qui donnent leur nom aux histoires – de Lindbergh à Einstein – s’est fait tout naturellement. En général, les personnalités historiques potentielles se décantent rapidement lorsque l’intrigue prend forme. L’histoire de Lindbergh a par exemple commencé comme le simple récit d’une souris qui apprend à voler. Au fil de l’histoire, la traversée de l’Atlantique a pris de plus en plus d’importance. Lorsqu’à la fin, l’apparition du jeune Charles Lindbergh s’est également imposée, le livre avait trouvé son titre définitif.
Vos albums racontent très bien la démarche scientifique – questionnements, élaboration d’hypothèses et d’un protocole, erreurs et tâtonnements… Cela donnerait presque envie de se lancer dans ses propres expérimentations ! Diriez-vous qu’on peut faire un parallèle avec la création littéraire ?
Cette démarche scientifique est jubilatoire. Se donner un objectif et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Il ne faut pas se laisser décourager par des revers occasionnels. Au début d’une histoire, mes souris sont souvent confrontées à des obstacles qui semblent insurmontables et la taille de ces obstacles rend leur réussite d’autant plus gratifiante. J’espère que c’est un message que mes jeunes lectrices et lecteurs retiendront de mes livres. C’est aussi un message que je dois parfois me rappeler moi-même lorsque je crée des livres. Chaque nouveau livre est d’abord un énorme défi. Il faut imaginer toute une histoire et l’illustrer, souvent sur plus de cent pages. Au début, le doute s’immisce souvent: vais-je y parvenir ? Mais j’essaie de me motiver en pensant aux aventures précédentes des souris. Et oui, on ne peut pas nier qu’il y a un certain parallèle avec le principe scientifique. Au départ il y a un objectif, le livre terminé, et le chemin pour y parvenir est jalonné d’expériences variées – qu’il s’agisse du texte ou des images. Parfois, l’une de ces expériences ne fonctionne pas et il faut trouver une approche complètement différente. Dans cette situation, j’applique la règle : ne surtout pas abandonner et s’efforcer de ne pas perdre de vue l’objectif.
Comment s’est construit votre univers graphique vintage et décalé ? Avez-vous eu des influences particulières ?
La liste des influences est longue. Il y a toute une série d’artistes qui m’ont marqué au fil des ans : Claude Monet, Casper David Friedrich, William Turner ou John Singer Sargent. Et ce n’est là qu’une petite sélection de noms de l’histoire de l’art. S’y ajoutent tout un ensemble de cinéastes. Le cinéma a en effet toujours été une grande source d’inspiration pour moi.
Mon style a fini par se développer presque automatiquement dans cette direction, au fil des années. Très tôt, j’ai pris un grand plaisir à travailler avec des couleurs aquarelles. D’un autre côté, j’ai toujours aimé dessiner avec différents crayons. À un moment donné, j’ai combiné dessin et aquarelle. Cette combinaison a quelque chose de très classique qui rappelle les illustrations à l’ancienne. Ma préférence pour les palettes de couleurs réduites et le fait que j’aime donner à mes images une légère teinte sépia renforce encore ce côté vintage.
Qu’est-ce qui fait un bon album selon vous ?
Un bon album doit, selon moi, répondre à trois critères : un style accrocheur, une mise en scène parfaitement maîtrisée et un soupçon de noirceur. Pour mes propres livres, je trouve aussi très important de toujours prendre mes lecteurs-cibles au sérieux et de les respecter. Rien ne doit être trop complaisant ou superficiel. Moi-même, je suis toujours étonné de voir tout ce que les enfants découvrent dans mes livres – aussi bien dans les illustrations que dans les histoires – et combien ils enrichissent mes histoires par leur propre imagination.
Presque tous vos livres se situent à la charnière entre album et roman, avec un texte relativement long indissociable des illustrations qui prolongent l’écrit et prennent même parfois le pas. Merveilleux pour les enfants qui aiment se plonger dans des textes longs sans pour autant avoir perdu le goût des albums illustrés, mais plutôt rare ! Comment en êtes-vous venu à cette forme ? Comment ont réagi les éditeurs ?
J’ai développé cette approche de la narration pendant mes études. Pour mon mémoire, je voulais étudier les différentes formes d’un récit et j’ai mis l’accent sur l’interaction entre le texte et l’image. C’est ainsi que la première version de mon album Lindbergh a vu le jour, dans le cadre de ce travail de fin d’études. L’objectif était d’explorer les différentes possibilités dramaturgiques d’un livre. Certaines choses devaient être racontées seulement au niveau de l’image, d’autres ne devaient être mentionnées qu’au niveau du texte. J’ai même conçu le moment de tourner la page comme un moment dramaturgique. Le texte et l’image peuvent créer ensemble une tension et une attente. L’idéal est que l’on brûle de tourner la page pour savoir comment ça continue.
Les premiers éditeurs avec lesquels j’ai parlé, peu après mes études, se sont montrés un peu sceptiques à l’égard de mon histoire. Forcément, Lindbergh faisait un peu voler en éclats les conventions d’un livre pour enfants. L’histoire avait entre-temps atteint les 96 pages et sa palette de couleurs et son esthétique étaient complètement atypiques pour un album. La maison d’édition Nord-Sud et son éditeur Herwig Bitsche ne partagèrent toutefois pas ces réticences et furent tout de suite d’accord avec mes réflexions. Heureusement que nos chemins se sont croisés.
Comment présenteriez-vous votre nouvel album, La ville grise, qui semble assez différent des précédents ?
La différence la plus frappante est certainement que cette fois-ci, je ne raconte pas l’histoire d’une souris. En effet, les animaux ne jouent qu’un rôle très secondaire. Je raconte l’histoire d’une petite fille qui se retrouve dans un monde gris oppressant et un peu étrange. L’histoire peut, cette fois, être racontée avec plus de mots. Dès le début, j’avais en tête une histoire courte ou une nouvelle qui serait enrichie de nombreuses illustrations. Le texte et l’image interagissent un peu différemment. Les illustrations ont plus la fonction de créer une atmosphère et le texte raconte l’histoire de manière tout à fait classique. Mais il y a une similitude avec mes aventures de souris : la détermination de la protagoniste à ne pas se résigner et à remettre en question le monde gris. Et la solution finira, ici encore, par venir des sciences.
Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être traduit dans de nombreuses langues ? Êtes-vous impliqué dans ce processus, partez-vous à la rencontre de vos lecteurs non-germanophones ?
Cela fait incroyablement plaisir de voir que mes livres soient si bien accueillis non seulement en Allemagne, mais aussi pratiquement partout dans le monde. Je n’aurais jamais imaginé que cela soit possible. Au départ, je n’étais même pas sûr qu’il se trouverait un éditeur dans mon pays pour mes aventures de souris. Quelques années plus tard, Lingbergh est soudain disponible dans plus de 30 langues. Cela m’a donné l’occasion merveilleuse de rencontrer des lectrices et des lecteurs du monde entier. J’en suis incroyablement reconnaissant.
Je ne suis impliqué que sporadiquement dans les processus de localisation et de traduction. Dans mes livres, j’ai cependant souvent des textes intégrés dans les illustrations. Certains éditeurs de licences les retouchent eux-mêmes, parfois j’interviens moi-même ou je fournis au moins un modèle. Pour La ville grise, j’ai par exemple créé un alphabet avec des lettres dessinées. Celui-ci permet d’adapter plus facilement les illustrations représentant des textes.
J’espère que mes livres continueront de m’offrir l’occasion de visiter d’autres pays et de rencontrer les lectrices et lecteurs de là-bas.
(traduction de l‘allemand : Isabelle)
Un grand merci à Torben Kuhlmann d’avoir accepté de répondre avec autant de générosité à nos questions et à son éditeur suisse de nous avoir mis en contact ! Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir les histoires de souris et La ville grise qui paraît donc le 26 octobre chez Nord-Sud. Il se pourrait même qu’on en parle bientôt par ici…
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