Lecture commune : Nous traverserons des orages, de Anne-Laure Bondoux

Anne-Laure Bondoux est presque déjà une autrice classique en littérature jeunesse et ado. Lorsque son tout nouveau roman, Nous traverserons des orages, a reçu la pépite d’or du salon de Montreuil, nous avons eu envie non seulement de le lire mais de partager nos impressions ! Nous voilà donc dans la ferme des Chaumes, logis de la famille Balaguère qui porte mal son nom. Avec ses générations successives, nous allons traverser plus d’un siècle d’histoire, de 1914 à nos jours. Les pages se tournent, les temps changent avec les générations, mais la ferme des Chaumes est comme immuable et les Balaguère restent hantés par les mêmes démons : les chimères et l’abandon, les non-dits et la violence. Lecture commune !

Anne-Laure Bondoux lors d’une rencontre-dédicace à l’occasion de la sortie de son roman

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Isabelle : Avant d’entrer dans le vif du sujet : aviez-vous déjà lu Anne-Laure Bondoux ? Sur quel registre la connaissiez-vous ? Le nom de l’autrice a-t-il joué un rôle dans votre envie de lire ce roman ?

Liraloin : Je connais cette autrice depuis un moment, mes collègues m’en parlaient souvent et il y a quelques années (environ 12 ans maintenant) j’ai lu ses romans. J’ai eu un véritable coup de cœur pour Tant que nous sommes vivants. En plus, l’autrice a été invitée dans une librairie de Toulon ! Quelle opportunité de pouvoir l’écouter parler de son livre et d’échanger (un peu) avec elle.

Lucie : Moi aussi, j’ai déjà lu plusieurs des romans d’Anne-Laure Bondoux (Tant que nous sommes vivants m’avait particulièrement plu aussi) et c’est une auteure que je suis avec plaisir.

Héloïse : Oui, j’avais déjà lu plusieurs romans d’Anne-Laure Bondoux, et j’avais particulièrement aimé L’aube sera grandiose, qui m’avait marqué à l’époque.

Linda : Je pensais ne pas l’avoir lu avant de retrouver dans mes archives un petit retour sur L’aube sera grandiose dont je ne garde absolument aucun souvenirs. Au vu de mes notes, cela ne m’avait pas vraiment plu et je ne comprenais pas l’engouement autour de ce roman à côté duquel j’étais passée. C’est la couverture qui m’a en premier lieu attirée ici, elle dégage une certaine sérénité avec son paysage campagnard et l’immensité de ce ciel si bleu.

Isabelle : Moi aussi, c’est l’un de ses textes que j’avais vraiment aimés ! On pourrait faire des parallèles avec celui dont il est question ce soir, on y reviendra peut-être ! Après, pour moi, ce n’est pas que le nom de l’autrice qui a piqué la curiosité mais aussi la pépite décernée à ce roman à Montreuil.

Héloïse: J’avoue que cela m’a donné envie de le lire encore plus rapidement aussi.

Lucie : Oui, ce prix est tout de même gage de qualité !

« Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d’une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des « orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lois et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d’un autre. »

Isabelle : Ce livre s’ouvre sur un prologue qui offre en quelque sorte un écrin au récit qui va suivre. Qu’en avez-vous tiré ? En avez-vous immédiatement saisi toutes les dimensions ou êtes-vous retournées le lire plus tard, voire à la fin du roman ?

Héloïse : Le prologue m’a particulièrement intriguée, mais oui, je n’en ai saisi toute la richesse qu’à la fin…

Lucie : Le tutoiement en début de roman m’a interpellée. Je me suis tout d’abord demandé qui était Saule pour complètement l’oublier jusqu’à la fin du roman. Donc, non, je n’avais pas du tout anticipé toutes les dimensions du roman et oui, je suis retournée lire ce prologue une fois ma lecture achevée.

Isabelle : Moi pareil ! Je l’ai lu sans tout comprendre, puis j’y suis revenue plus tard et j’ai réalisé tout ce qu’il livre sur ce qui va suivre. C’est un roman qui va parler d’histoire avec un petit « h » quand il s’agit de la famille Balaguère et d’un grand « H » puisque l’on va remonter tout le vingtième siècle. Le cadre du récit est posé, la ferme des Chaumes. Mais c’est aussi un récit adressé à quelqu’un qui s’appelle Saule, dans un but bien précis : déjouer ce qui pourrait être perçu comme une malédiction qui se répète depuis déjà trop de générations. Et ce, par le pouvoir des mots.

Liraloin : C’est assez étrange comme sentiment car ce prologue peut être interprété comme un testament et en même temps il y a cette lueur d’espoir qui réside dans la transmission. Le retrouver à la fin, quand la boucle est bouclée, est un soulagement.

Linda : Comme Lucie c’est le tutoiement qui m’a interpellée au début. Je n’ai pas forcément saisie tout ce que ce prologue voulait nous dire, forcément, mais quand on arrive au bout du récit, on comprend combien l’auteure nous avait déjà préparé, tout comme Saule, à ce qui allait suivre, à ce qui nous serait raconté.

« Seul dans la chaleur de juillet, Marty traverse la cour de la ferme. L’après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d’air sur les Chaumes. On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d’à côté, le grincement d’une poulie quelque part, et le cœur de Marty qui tape dans sa poitrine. »

Isabelle : Ensuite, énorme bond dans le temps, n’est-ce pas ? Quelqu’un a-t-elle envie de raconter un peu comme elle s’est immergée dans l’histoire des Balaguère ?

Héloïse : J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant ce roman. Il y a un côté tragédie grecque dans cette fatalité, cette famille maudite et cette violence qui règne… et en même temps, sans réellement s’attacher aux personnages, on a envie de savoir où tout cela va mener ! Le mélange histoire familiale et “grande” Histoire est savamment dosé. C’est un récit puissant, qui met du temps à se construire, et qui est tellement riche !

Lucie : Je me suis laissée emporter dans la famille Balaguère, sans me poser de questions. J’ai d’ailleurs été surprise de lire ce roman aussi vite. Vu le nombre de pages et sa forte teneur en intensité et en tragédies, je pensais que cette lecture me prendrait plus de temps. Mais il faut dire que comme Héloïse j’ai beaucoup apprécié le mélange entre la « petite » et la grande histoire.

Linda : En effet, le roman se lit d’une traite, assez facilement malgré sa densité qui tient certes dans le nombre de pages mais aussi dans son contenu car on y balaie l’Histoire de 1914 à aujourd’hui ce qui représente tellement… Et comme vous le dites, ce mélange entre la petite et la grande histoire font la richesse du récit. C’est en tout cas un aspect que j’ai vraiment apprécié en ce qui me concerne.

Liraloin : Et oui 1914 ! on se dit que l’Histoire va être très présente dans ce roman. Je ne sais pas mais j’ai beaucoup pensé à ma mère car elle adore Pierre Lemaître et je me suis dit « en voilà un roman qui traite de la saga familiale à travers le temps. » C’est venu de suite et ne m’a pas quitté toute le long de ma lecture, spectatrice de drames vécus par une famille un jour en France.

Isabelle : C’est drôle que tu parles de Pierre Lemaître, j’ai aussi pensé à cet auteur. À Ken Follett, aussi, qui tisse comme ça des sagas historiques à partir de la perspectives de plusieurs membres d’une famille.

Liraloin : Pour ma part et on en avait un peu parlé avec Linda, j’ai trouvé que le ton était distant comme si A-L Bondoux relatait des faits et bien évidemment avec cette immersion qu’on lui connaît. Une saga familiale c’est tout de même un autre genre très différent de ses autres romans même si avec l’Aube sera grandiose nous avons été accompagnées par une mère et sa fille.

Isabelle : C’est intéressant que tu parles de L’aube sera grandiose parce que pour ma part, j’ai fait pas mal de parallèles. Dans les deux cas, on a une histoire familiale avec un enjeu d’arriver à dire à la génération suivante ce qui s’est passé pour sortir d’un schéma. Ici, c’est une transmission père-fils (sur plusieurs générations), dans L’aube sera grandiose, c’est une transmission mère-fille. Quoi qu’il en soit, et j’ai l’impression que ça a été pareil pour toi, je ne me suis pas tout de suite sentie à l’aise. J’étais un peu perturbée qu’on soit en 1914 mais que le récit soit rédigé au présent. J’avais du mal à trouver mes repères, les lampions et les musettes, la chanson Viens poupoule chantée par Anzême à Clairette, tout ça ne me parlait pas du tout. Et j’ai eu du mal à m’identifier aux personnages, au départ la perspective de Marty est très importante et ce personnage simple d’esprit est vraiment difficile à cerner.

Lucie : C’est vrai, Marty est un personnage très particulier. Et dans le même temps, ce côté « au bord de l’abîme » met une tension immédiate, on sent un drame arriver sans savoir vraiment ce qui va survenir.

Liraloin : Complétement d’accord avec vous, ce personnage met le/la lectrice/lecteur mal à l’aise (mon fils me disait mais il est vraiment bizarre lui…)

Linda : C’est clairement le personnage qui m’a le plus dérangé dans le récit. Dès le départ il met mal à l’aise et semble n’exister que pour nous préparer aux drames qui vont suivre.

Isabelle : Justement, à propos de Marty, il faut bien qu’on en parle, je pense, il y a cette scène qui pourrait être un viol mais qui ne dit pas son nom. Comment l’avez-vous perçue ?

Liraloin : C’est terrible car on sait et cela dès le début qu’un malheur va arriver. Le départ d’Anzême n’est qu’un prétexte pour que ce personnage se laisse complètement aller. Clairette n’est plus « protégée » donc elle n’est plus « respectable ». 

Isabelle : Ça t’a paru clair, le fait que c’est un viol qui se produit ? Moi ça m’a mise très mal à l’aise que les choses soient décrites mais de manière ambiguë, sans dire les choses (ça a fait partie de ma perplexité, voire de mon malaise au début de ce roman). 

Liraloin : je pense que l’autrice a voulu justement créer ce malaise car à cette époque on ne dit pas les choses.

Isabelle : Pour aller dans ton sens, je me suis dit ensuite qu’il s’agissait bien d’un viol mais que dans cette narration très ancrée dans le présent de l’époque et la perspective des personnages, Anne-Laure Bondoux avait restitué un viol comme on l’aurait fait à l’époque. Sans le nommer.

Linda : Même s’il n’est pas nommé, l’acte est clairement un viol et il est décrit comme tel puisque Marty dit bien que son frère lui a dit que ce qui est à l’un est à l’autre. Il s’approprie donc sa femme sans se poser de question, laissant juste son désir prendre le dessus, s’imposant à Clairette qui finit par accepter l’inacceptable, impuissante devant ce monstre qui croit avoir trouvé le paradis entre ses bras…

Lucie : Cette scène m’a mise mal à l’aise, parce que Clairette ne semble pas consentante au début. Mais il n’y a pas de violence à proprement parler et j’ai eu l’impression qu’elle se laissait faire, un peu comme si elle était consciente de l’effet qu’elle faisait à Marty et qu’elle lui permettait d’assouvir une pulsion longtemps réfrénée. La promiscuité décrite (Marty entend son frère et sa femme faire l’amour dans la chambre à côté de la sienne) est assez malsaine elle aussi. Toute cette partie m’a semblé être une cocotte-minute prête à exploser, et finalement cette action va modifier un équilibre qui était extrêmement précaire.

Isabelle : Pour moi il y a violence, mais elle est restituée du point de vue de Marty, donc d’une manière biaisée: il est écrit : « Il ne reste que le désir de Marty, cette flamme dévorante qui l’aveugle et qui pousse Clairette, une main sur la bouche, vers le foin de la grange. » Et plus loin « ce corps qui a cessé de résister et qui s’offre désormais à ses caresses, sans un mot, sans un bruit. »

Héloïse : Moi aussi, cette scène m’a mise mal à l’aise. Et justement, cette phrase, « ce corps qui a cessé de résister » … On comprend bien que c’est un viol. On sent le drame arriver, et c’est horrible d’y assister, on ressent de l’impuissance, comme une résignation de la part de Clairette, on voit à quel point les femmes étaient impuissantes à l’époque.

Lucie : C’est effectivement le point de vue d’un homme porté sur l’action d’un homme, ce qui modifie certainement le ressenti du personnage. Mais ensuite, ces rapports deviennent récurrents et je n’ai pas eu l’impression qu’ils pesaient à Clairette. (Peut-être est-ce dû au fait que ma lecture commence à remonter un peu ?) Le côté « nature » de l’affaire : “j’ai des besoins, toi aussi, assouvissions les ensemble” a pris le dessus pour moi. 

« Car il n’y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d’exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction. »

Isabelle : Ça ne va pas être facile de rendre compte d’un roman aussi riche en quelques mots et sans trop en dire, peut-être pourrions nous aborder cette matière en parlant de la manière dont il est écrit ? Au début, on est plongé dans le vif du sujet, puis on se rend compte que le récit suit une certaine trame. Laquelle ?

Liraloin : La trame est un parti pris pour que l’Histoire, qui a toujours son mot à dire, vienne se mêler aux personnages fictifs. En réalité pas si fictifs que ça car les malheurs vécus par les Balaguère existent. C’est tout cette finesse d’écriture qui est appréciable !

Lucie : La trame est clairement chronologique, et d’ailleurs Anne-Laure Bondoux fait des intermèdes pour résumer ce qui a pu se passer entre certains événements touchant la famille Balaguère. C’est précisément ce qui m’a intéressée : elle ne prend pas clairement le parti de la transmission de la violence, celle-ci peut aussi venir de la société et des drames vécus par les hommes de ces générations.

Héloïse : Oui, chaque personnage est « ancré » dans une époque, vit des événements de la grande Histoire, y participe, contraint et forcé. Et ces évènements vont les marquer, et marquer indirectement les générations suivantes. On perçoit bien l’horreur de la guerre et les séquelles indélébiles qu’elle laisse. 

Linda : Oui, comme le dit Lucie, Anne-Laure Bondoux ne prend pas parti de la transmission de la violence. J’y ai plutôt perçu un questionnement sur son origine entre inné ou acquis. Et si on perçoit parfois que la violence est présente en nous, elle interroge son expression au regard de nos actions mais surtout de notre vécu. Les guerres et autres combats sociétaux impactent fortement chacun d’entre eux, d’entre nous.

Isabelle : Je me retrouve dans ce que vous dites : aucun des Balaguère (ce nom !) n’est une personne foncièrement mauvaise ou violente à la base mais chaque génération va se retrouver prise en étau dans un climat de violence structurelle.

Liraloin : Exactement ! Et les dégâts subis à cause des guerres mondiales sont considérables.

Lucie : Je me suis d’ailleurs demandé si vous aviez un personnage préféré parmi tous ceux que nous croisons dans cette fresque ?

Héloïse : Je n’ai pas vraiment de personnage préféré, mais Aloès m’a touchée. Olivier aussi d’ailleurs. C’est étrange, mais plus j’entrais dans ma lecture, et plus les personnages me touchaient.

Liraloin : J’ai été moi aussi beaucoup marquée par le personnage d’Aloès. Cette sensibilité juste après les ravages des deux guerres ! Et pourtant rien n’est facile pour lui car il est impacté également par un autre conflit…

Isabelle : Comme vous, je pense spontanément à Aloès. Mais je pense que c’est son fils Olivier qui m’a finalement le plus touchée. Comme pour Héloïse, les émotions sont allées croissantes au fil des pages, comme si je parvenais mieux à m’identifier à des personnages avec qui je partage des souvenirs – et peut-être aussi dont je pouvais palper l’histoire familiale.

Linda : Aloès bien sûr, mais surtout Olivier. Comme vous, plus on se rapproche de notre époque, plus il m’a été facile de m’identifier et de me sentir proche des personnages. Ce qui me fait penser que j’aurais probablement aimé Saule…

Liraloin : Oui je crois que c’est aussi parce que leurs maux sont plus proches de notre société actuelle, je sais pas …

Héloïse : C’est probable ! 

Lucie : J’avais oublié le nom de Clairette, les personnages qui vous ont le plus touchées sont des hommes, et ça me semble assez symptomatique : les femmes sont très en retrait de l’histoire. Cela vous a-t-il gênées ?

Liraloin : Oui et non. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi. Par la force des choses elles se taisent mais prennent une place importante comme Gaby qui finalement s’écoute et ne peut que se résigner à une vie à la campagne.

Héloïse : Je me suis fait la même réflexion que toi Lucie, et puis j’ai réalisé qu’indirectement, elles jouaient un rôle aussi… Je pense à Christiane notamment.

Isabelle : Elles sont même souvent au centre des pensées des protagonistes masculins ! En fait, le récit est centré sur une lignée masculine mais ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux personnages de femmes, celui de la petite sœur d’Ariane et celui de la mère d’Olivier qui cherche à toutes forces à s’émanciper à une époque qui n’est pas encore prête.

Linda : Je rejoins les autres. Les femmes ont clairement un rôle à jouer et sont au cœur de l’histoire. Elles portent en elle la force qui parfois fait défaut aux hommes, supportant leurs violence, portant leurs erreurs, leurs secrets… mais pas comme un fardeau, plutôt comme l’espoir d’un avenir meilleur pour elles toutes.

Lucie : La famille Balaguère a pour tradition de donner à ses garçon des prénoms d’arbres. Que vous a inspiré cette idée ?

Liraloin : Intéressante question ! le choix des noms d’arbres. Chaque homme est racine en cette terre des Chaumes, comme si il devait y revenir ! 

Isabelle : ça m’a intriguée les noms d’arbre comme prénoms mais je n’ai pas trop su quoi en faire. C’était l’un des nombreux fils conducteurs de cette histoire familiale, l’une des choses qui se répètent.

Héloïse : les noms d’arbres comme symboles de vie ? Ou plutôt un symbole de l’enracinement, nos racines qui nous construisent ?

Lucie : Je pensais à l’enracinement moi aussi. Que ce soit positif dans le sens savoir d’où l’on vient, à la pérennité, mais aussi l’aspect négatif qui donne l’impression de ne pas pouvoir se défaire de ce que l’on nous a transmis.

Linda : Oui c’est clairement signe de l’enracinement !

Isabelle : Mais oui, vous avez raison !

Isabelle : Je ne sais pas comment ça a été pour vous, mais pour ma part, une fois passée ma perplexité initiale, j’ai dévoré ce livre en quelques heures. Avez-vous aussi trouvé que c’était un livre qui se lisait d’un trait ? Qu’est-ce qui met sous tension cette histoire ?

Liraloin : On ne peut pas lâcher ce roman, j’ai été complètement absorbée par cette histoire, quelle drôle d’impression ! Cette tension vient des personnages masculins essentiellement, on se demande : « Mince !! Il y en a au moins un qui va s’en sortir ? » Attention je ne cherchais pas le happy end mais un apaisement.

Héloïse : Oui, c’est très un roman très addictif ! Une fois passé le malaise initial, difficile de le lâcher. Pour ma part, j’avais hâte de savoir comment cette histoire allait se terminer, et oui, j’espérais une fin pas trop malheureuse !

Linda : C’est un roman très facile à lire, très addictif, une fois passée la situation initiale avec Marty… C’est ce qu’on disait plus haut, la narration est intéressante et bien construite. J’y trouve même une certaine harmonie dans le rythme répétitif des événements que vivent les personnages, à grande échelle ou à un niveau plus personnel.

Lucie : En effet, moi aussi j’ai été vraiment surprise de le lire si vite. Une fois le malaise de la situation triangulaire Anzême-Clairette-Marty passé, je pense que comme on rencontre les personnages enfants et que l’on sait des choses qu’ils ne savent pas mais qui peuvent avoir des conséquences sur leur avenir, on a envie de les accompagner et de découvrir de quelle manière ils vont se dépêtrer (ou pas) de la situation. Comme Liraloin j’avais vraiment envie de tomber sur celui qui parviendrait à mettre un terme à cette violence.

Isabelle : C’est vrai que l’on entre dans l’existence de chacun, ses soucis, ses inquiétudes, sa quête de bonheur, les difficultés qui se posent, c’est très prenant. Mais il y a aussi, au fur et à mesure, que l’on approche du moment où le récit sera bouclé, les questions sur qui raconte cette histoire, à qui et pourquoi.

« En ce milieu des années soixante, alors que le président John F. Kennedy s’est fait assassiner, que les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam, que des scientifiques évaluent les effets bénéfiques du LSD sur les troubles mentaux et que la contre-culture hippie se diffuse largement depuis San Francisco en proposant de faire l’amour plutôt que la guerre, les Français sont partagés entre l’envie de tout changer et celle, inverse, de ne rien changer du tout. »

Isabelle : Anne-Laure Bondoux brasse une densité assez incroyable de faits historiques dans son roman : guerres mondiales, guerre d’Algérie, épidémie de SIDA, drame de Tchernobyl – et on pourrait citer encore mille et un faits si on pense aux passages en italique qui ponctuent le récit et parlent de la montée des autoritarismes et de la grande dépression, du front populaire, de la drôle de guerre ou, après-guerre, du mouvement des droits civiques aux États-Unis ou de mai 1968. Est-ce que de votre point de vue cette fresque historique enrichit l’intrigue ? Faut-il à votre avis avoir étudié tout ça en classe pour pouvoir apprécier le roman ?

Héloïse : En grande passionnée d’histoire, cette succession de faits historiques m’a beaucoup parlé. Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de tout connaître pour vraiment apprécier l’intrigue, justement parce que nous découvrons tous ces événements par le prisme de personnes, d’individus.

Liraloin : Cette chronologie met du rythme dans l’intrigue car elle est un repère pour le lectorat. Après une collègue m’a fait un retour intéressant sur son écriture qu’elle a jugé trop impactée par les événements historiques. La magie n’opère pas comme dans la relation mère-fille (Aube sera grandiose) et c’est bien normal car le thème ici est vraiment la violence. Je ne pense pas qu’il faille avoir des connaissances historiques, nous sommes sur un roman sociétal.

Isabelle : Moi non plus, je ne pense pas que c’est gênant de ne pas avoir toutes les références, le roman se lit vraiment très facilement. Après je ne suis pas sûre que les passages en italiques qui passent en revue vraiment à toute vitesse des suites d’événements soient très utiles à la narration.

Lucie : Pour moi la raison d’être de ces passages est justement de pouvoir suivre l’histoire de la famille sans être gêné par les informations qui nous manqueraient. Je suis d’accord avec vous, il n’est pas nécessaire de les connaître pour saisir les enjeux qui touchent nos héros. Après, si les jeunes lecteurs ont envie de se renseigner sur certaines d’entre eux, c’est super ! Ils signifient aussi (peut-être) qu’elle a choisi d’intégrer ces faits historiques mais qu’il y en a eu tellement d’autres, qui ont touché de nombreuses autres familles.

Linda : Oui comme Lucie je trouve que ces événements cités en italique permettent de suivre l’histoire, ils montrent aussi que la vie continue pour tout le monde, même quand on est pris par ses problèmes personnels. Mais je vous rejoins complètement, inutile de connaître tous ces événements pour en apprécier la lecture. J’ai même trouvé intéressant certains faits dont je connaissais peu de choses, comme la Guerre d’Algérie dont on ne nous parle pas dans les programmes scolaires alors qu’il y a tant à en dire. Cela est venu aussi attiser ma curiosité et m’a donné envie de lire d’avantage sur le sujet.

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire ce roman autour de vous ? À qui ?

Liraloin : Mais oui ! Je l’ai déjà conseillé … Après c’est un roman qui va rencontrer son public, c’est certain, mais pas forcément chez les ados.

Héloïse : Moi aussi, j’ai déjà prévu de le prêter ou de le conseiller à plusieurs personnes ! Effectivement, Liraloin, c’est un roman qui conviendra tout autant à des adultes ! Comme beaucoup de titres d’Anne-Laure Bondoux en fait. 

Liraloin : Tout à fait, d’ailleurs ses romans sont empruntés par le public adulte. Comme Timothée de Fombelle ou Clémentine Beauvais, ces autrices-auteurs possèdent une écriture tout public.

Lucie : Comme vous je pense plus spontanément à des adultes, ou en tout cas à des lecteurs très confirmés. Parce que la violence et les drames sont très présents. Ce n’est pas une lecture facile ou agréable. Même si elle est très intéressante et qu’elle m’a poursuivie un bon moment après avoir refermé le livre.

Liraloin : Je suis d’accord avec toi Lucie, on est un peu hantée par les personnages et cette violence, cette peur de pleurer pour un homme ! C’est terrible !

Lucie : Oui, et (j’y reviens) la place des femmes ! Tout n’est pas réglé mais on mesure tout de même les avancées de la société. En à peine un siècle, quels progrès sur ces questions !

Linda : Oui, je l’ai recommandé à une amie qui devrait apprécié ainsi qu’à l’une de mes filles qui aime l’Histoire et les romans qui abordent la place des femmes. Je pense que celui-ci devrait lui permettre de constater l’évolution de nos droits. Elle s’indigne facilement des classiques qui mettent les femmes aux fourneaux, aussi je crois que lire le combat mené jusqu’à aujourd’hui avec les victoires qui l’accompagnent devrait lui plaire. Et je la laisse libre de se faire une opinion mais je sais qu’il plaira à sa meilleure amie.

Isabelle : Pour finir, si on parlait du futur dans le titre ? C’est un autre point commun avec L’aube sera grandiose dont on parlait toute à l’heure. Cela m’a laissé un drôle de sentiment. Est-ce quelque chose à laquelle vous avez réfléchi aussi ?

Liraloin : Non je n’ai pas réfléchi à cette question mais merci ! Est-ce qu’on peut dire que rien n’est figé dans le passé et qu’il fait continuer décennie après décennie ?  

Héloïse : Pour L’aube sera grandiose, j’y voyais un certain optimisme, la célébration d’un après, d’un mieux à venir. Là, je ne sais pas du tout… Comme une célébration de la vie peut-être, faite d’orages, mais aussi d’accalmies…

Lucie : Je ne sais pas si on peut vraiment en parler sans divulgâcher, mais la comme ça je me dis que le futur de ce titre a peut-être un rapport avec ce prologue dont nous parlions au début de cette discussion. La promesse du narrateur à son destinataire ? (je n’en dis pas trop ?) Mais je suis aussi tout à fait d’accord avec vos interprétations qui me semblent hyper pertinentes.

Isabelle : C’est intéressant ce que tu dis Héloïse sur l’usage réconfortant du futur dans L’aube sera grandiose. Ce serait presque l’inverse ici. Je me suis aussi demandé si Anne-Laure Bondoux ne nous invite pas à réfléchir à la manière dont nous absorberons les orages à venir ? En même temps, la phrase le dit, nous les traverserons, ces orages, comme d’autres avant nous en ont traversé aussi ?

Héloïse : Oui, dit comme ça, c’est aussi une marque d’optimisme ! 

Et vous, avez-vous lu Nous traverserons des orages ? Ce texte a-t-il résonné différemment chez vous ? Si vous ne le connaissez pas encore, nous espérons que nos échanges vous auront donné envie de le découvrir !

Lecture commune : Au début.

Aujourd’hui, on vous parle d’un album qui bouscule les codes à tous les niveaux et dont la lumière nous a toutes marquées durablement.

Au début, Ramona Badescu, Julia Spiers, Les Grandes Personnes, 2022.

Colette. – Quelles ont été vos premières impressions à la découverte de cet album extra-ordinaire ?

Lucie. – Un peu perplexe au début (héhé). Surprise par le peu de texte, par ces immenses illustrations… La forme inhabituelle m’a questionnée, tu as raison de parler de « forme extra-ordinaire ».

Frédérique(Liraloin). – Une belle impression, tout d’abord car il a été le cadeau d’anniversaire offert par mon fils cadet, sa couverture est très intrigante (de la première à la 4ème de couv) !

Colette. – J’ai tout de suite adoré le format, le toucher du papier de couverture, les couleurs pastels, le dessin de Julia Spiers reconnaissable entre mille et je me suis dit que cela devait être un livre sur les saisons ! Un album pour enfants qui chanterait le printemps, l’automne, l’été, l’hiver… J’ai été très surprise en l’ouvrant !

Fédérique.- Oh ! extra cette première impression, c’est vraiment ça, rien ne laisse présager une histoire de famille.

Blandine. – Une impression de beau. Le format est grand, agréable, et les couvertures sont magnifiques, emplies de nature, qui laissent imaginer le passage du temps et des saisons entre les fleurs, les fruits et les oiseaux. J’imaginais bien un album sans texte ou presque, mais pas avec des humains. Le titre attire, interroge, tout comme l' »encadré » en flèche dans lequel il se trouve.

Isabelle. – Tout comme vous ! J’ai repéré cet album dans la vitrine d’une librairie et il m’a immédiatement attirée avec ses couleurs chaleureuses mais douces. Et en passant la main sur la couverture cartonné, même impression de douceur ! J’ai lu l’album avec mon fils et l’incipit qui parle d’un grand arbre, d’une maison pleine de vie m’a tout de suite parlé et rappelé le lieu où j’ai grandi.

Colette. – Le titre du livre nous mettait quand même sur la voie : qu’est-ce que ces quelques mots vous ont inspiré ?

Lucie. – J’avais compris suite à nos échanges en amont que cet album allait retracer la vie d’une famille au travers de sa maison. Mais « Au début » est un titre très ouvert, il aurait aussi pu convenir à un livre sur la nature, le temps qui passe… Ce qu’il est aussi d’ailleurs !

Frédérique. – J’avoue que je n’ai pas fait attention au titre plus que ça, c’est plutôt l’illustration de la couverture qui m’a interpellée et ce détail, le triangle en forme de flèche, qui invite à ouvrir le livre.

Blandine. – Au début… Oui un commencement, mais de quoi ? Je ne me suis pas trop posé la question, je me suis laissé (em)porter.

Colette. – J’avoue que tout de suite ces quelques mots m’ont fait penser au poème biblique de la Genèse ! « Au début il n’y avait rien » C’est un texte que j’ai longtemps fait étudier à mes petits élèves de 6e, je l’ai toujours trouvé très réjouissant, ce grand rien qui se transforme en monde foisonnant ! Un peu l’histoire de notre album d’ailleurs !

Isabelle. – Je n’ai pas fait le rapprochement ! Mais ces mots m’ont intriguée. Difficile de savoir quoi s’imaginer : au début de quoi ? Après tout, il y a toujours un début plus antérieur… Rechercher « le début » est souvent un exercice vertigineux, tous les enfants qui aiment poser des questions et remonter la chaîne des causes le savent.

Colette. – Que diriez-vous que cet album raconte ? Une fois ouvert qu’avez-vous découvert ?

Blandine. – L’album et sa narration « à l’envers » sont assez déconcertants. Les phrases sont lapidaires et l’illustration, dominante, ne correspond pas toujours pleinement. C’est intéressant comme une toute petite phrase peut orienter notre regard sur un point/un aspect d’une grande image, et pourtant la décrire toute entière. Un peu comme dans l’album La Perle, il y a un rapport micro/macro.

Lucie. – Justement, j’ai mis un peu de temps à comprendre quel était le propos. Le temps passe lentement au début, puis les années passent plus vite… C’est un peu comme dans la vie, on ne sait pas à quoi s’attendre réellement, on a une vision d’ensemble que bien après la succession des évènements.

Frédérique. – Ce vert qui domine la couverture intérieure et puis cet incipit très intéressant, qui invite à rencontrer une famille, ça m’a fait penser au film Milou en mai immédiatement. Et cette petite pousse qui accompagne la page de titre, une petite vie qui s’installe finalement.

Blandine. – Il y a d’abord le petit poème qui donne des indices. C’est délicat.
Avec la première phrase, sous l’illustration pleine page « au début, on était tous là, dans l’ombre fraîche du vieux néflier », j’ai cru à une histoire de deuil. Parce qu’avec la formulation « au début », je m’attendais à un « après » ou « ensuite »… Une disparition en tout cas. J’ai vu la date, mais sans y prêter vraiment attention, jusqu’à ce qu’elle se répète, puis aille en décroissant. Cet album raconte deux histoires parallèles je dirais. Celle d’une famille, dont on remonte l’origine, mais surtout celle du néflier, à l’ombre duquel, elle s’est déployée, comme lui ses branches, ses feuilles, ses fruits, et qui nourrissent les enfants et les histoires (de famille).

Isabelle. – Voilà, on le pressent dans ce que dit Blandine, cette histoire prend de court parce qu’elle n’est pas racontée comme un récit classique avec un début, des péripéties et une fin. On part plutôt d’une scène qui pourrait être le début de quelque chose et on glisse vers un début antérieur. C’est un album à remonter le temps qui nous donne à voir les prémisses de la première scène, puis leurs propres origines, et ainsi de suite.

Blandine. – Et lorsqu’on arrive à la fin, et que tout fait sens, on veut reprendre l’album en le relisant à l’envers…. comme nous y invite d’ailleurs la couverture. Parce qu’on l’a lu dans notre sens de lecture, par habitude. Mais on aurait pu s’en affranchir et partir dans l’autre sens, sans être perdus. Et on aurait découvert l’histoire de cette famille (d’abord du coup) puis du néflier, dans un sens chronologique, « normal ». Il y a comme une invitation à bousculer les codes, à les renverser/inverser, sans pour autant tout déstabiliser.

Isabelle. – Vous avez tout de suite saisi le principe ?

Lucie. – Pas tout de suite mais assez rapidement. Le saut dans le temps de cinq ans en arrière et la présence de la grand-mère tout de même bien reconnaissable aide un peu. Mais comme tu le disais, Isabelle, cette histoire n’étant pas racontée de manière classique le lecteur est immédiatement mis dans une position active de chercheur. Il cherche les indices qui vont le guider au fil de cet album. En tout cas c’est ainsi que je l’ai vécu ! Et comme Frédérique cette recherche m’a empêchée de me laisser emporter dès la première lecture.

Blandine. – Je crois aussi que c’est une expérience de lecture unique pour chacun. Nos premières impressions sont aussi le reflet de nous-mêmes et de nos attentes/expériences.

Frédérique. – La première lecture n’a pas été évidente pour moi, il m’a fallu ce temps d’observation tout de même, sans doute que la chronologie orientait trop ma perception des choses, j’aime me laisser emporter et je n’aime pas le « contrôle » en littérature. Puis au fur et à mesure de l’histoire j’ai de plus en plus apprécié ce choix narratif et cet axe. Que ce soit le néflier le « héros » de cet album.

Blandine. – J’ai ressenti exactement la même chose. Une sorte de déstabilisation, puis en seconde lecture, la poésie.

Frédérique. – Tout à fait Blandine, l’intérêt de cette lecture est ici, le fait de pouvoir commencer par la fin si nous en avons envie : la petite pousse a donné un fruit.

Isabelle. – C’est vrai que c’est un album très subtil. Il montre presque imperceptiblement les membres de la famille qui rajeunissent, leurs relations parfois longues qui rétrécissent, les époques qui changent et que l’on peut reconnaître à certains objets ou vêtements… Mon fils a très vite repéré ces éléments anachroniques : « les ordinateurs étaient vraiment comme ça dans les années 1990 ? »

Frédérique. – Maintenant que tu en parles, Isabelle, nous avons eu la même réaction avec mon fils, nous avons cherché les modes et nos références à travers les années. Quelle nostalgie surtout en arrivant dans les années 70 et 80.

Blandine. – Pour moi, ça a plutôt été les années 90 !

Lucie. – Les ordinateurs, les vêtements (le jogging de 1993 !), le caméscope ! A eux seuls ces objets sont un voyage dans le temps. En tout cas pour nous parents qui ont vécu cette époque. Je ne l’ai pas lu avec mon fils mais je suis curieuse de savoir ce que vos enfants en ont pensé.

Blandine. – J’ai adoré ces retrouvailles « rétro »!! Je ne l’ai pas lu avec mes enfants, car uniquement sur mon téléphone (et feuilleté en librairie), ce qui n’est pas idéal pour une lecture même à deux.

Frédérique. – Lucas a bien aimé car après notre lecture, nous sommes revenus sur différents détails et nous avons remonter l’histoire pour mieux comprendre le rôle de chaque personnage : commencer par la fin notre deuxième lecture a été plus simple pour identifier les enfants qui deviendront parents, puis grands-parents….

Colette. – Mon Petit-Pilote-de-Trotinette lui a remonté le fil en cherchant à identifier un personnage principal, c’est-à-dire un personnage que l’on retrouverait du début à la fin et dont on découvrirait le visage changeant au fil des pages. Est-ce que vous aussi vous avez cherché à identifier un personnage en particulier ? J’ai trouvé l’exercice difficile mais vraiment réjouissant !

Frédérique. – Oui, et d’ailleurs j’ai un peu répondu à ta question plus haut, le fait d’identifier les personnages permet de s’imprégner et un peu faire partie de cette famille. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont les pleines pages où l’on voit un élément de la nature en gros plan comme pour mieux s’arrêter deux secondes et prendre le temps de respirer dans cette chronologie qui va un peu vite.

Isabelle. – Oui, tout à fait. Ça a été notre réflexe aussi et c’est pour cela que nous avons fait les allers et retours dont je parlais toute à l’heure surtout au début de l’album, scrutant les chevelures, les silhouettes, les gestes plutôt fraternels ou plutôt amoureux pour nous repérer dans cet arbre généalogique et cette famille ! L’impression de mener l’enquête, comme tu le disais Colette.

Lucie. – Comme vous j’ai fait des aller-retours et cherché des ressemblances dans les personnages pour les identifier. L’exercice s’est d’ailleurs révélé assez amusant, comme quand on feuillette de vieux albums photos.

Isabelle. – C’est devenu un jeu de traquer ces objets : tissus, motifs, tourne-disque, téléphone filaire, voiture…

Blandine. – Je n’ai pas du tout fait de tels aller-retours pour traquer les personnages. Hormis le néflier peut-être ! Mes allers-retours étaient surtout sur les rapports micro/macro. Comme par exemple entre les pages 9-10-11 où l’on voit la petite fille montrer le néflier ou le ciel du doigt. Puis on voit un plan large avec le néflier, un avion qui passe au-dessus dans le ciel bleu. Et sur la dernière page, elle ramasse une coquille d’œuf, et l’on comprend ce qu’elle montrait réellement : le nid. J’ai adoré ces subtilités.

Colette. – Une quête vertigineuse des débuts, des histoires parallèles, celle d’une famille, celle d’un arbre : cet album raconte-t-il vraiment quelque chose ? J’ai vraiment eu l’impression que l’incroyable puissance de ce livre était que justement il ne racontait pas, mais qu’il était une expérience à lui tout seul, une expérience incroyable de voyage dans le temps. Avez-vous eu aussi cette impression ?

Isabelle. – Je te rejoins complètement Colette. Ce livre ne raconte pas vraiment quelque chose (même si on pourrait le prendre par un autre bout pour retomber sur nos pattes avec un récit plus classique, on y reviendra j’imagine !) mais pourtant il y a une tension narrative qui vient, je crois, de l’expérience dont tu parles. Il y a un côté expérimental (qu’est-ce que cela va donner, jusqu’où peut-on remonter ainsi ?) et un peu vertigineux qui rend cette lecture très intrigante et ludique.

Frédérique. – Oui, j’ai eu cette même impression que toi Colette, ici c’est le néflier mais ça aurait tout aussi bien fonctionné avec une maison de famille, un lieu…

Lucie. – Ce livre m’a semblé à l’image de la vie : on ne sait pas vers quoi elle nous entraine tant que l’on a pas avancé, ni quels éléments auront finalement leur importance. La vision globale n’est possible qu’une fois que l’album est terminé. C’est effectivement un voyage dans le temps un peu vertigineux !

Frédérique. – Exactement Lucie, c’est vertigineux et ce voyage dans le temps est très émouvant.

Blandine. – Je l’ai plus ressenti comme l’inverse, un retour aux sources: « voilà d’où on vient. Voilà comment tout a commencé ». Une expérience oui, mais qui raconte quand même trois histoires parallèles : celle de la famille humaine, celle de l’arbre, et celle des oiseaux que nous voyons dans l’œuf, nourris, voler…. Mais une histoire qui peut se passer de mots… et de dates. Elles semblent être là pour nos parts cartésiennes. Cet album me fait penser à un album photo.

Isabelle. – C’est quelque chose qui m’a touchée (il y a plein de choses qui m’ont émue dans cet album). Cette manière d’imbriquer les temporalités, celle plutôt courte du nid d’oiseau, celle plus longue des vies humaines et d’une famille qui se renouvelle et celle plus longue encore d’un arbre qui s’épanouit et semble veiller sur tout ce joli monde. Cette lecture m’a donné l’impression de voir ces vies condensées, cela passe finalement vite et en même temps, cet album est dense de moments marquants !

Colette. – Et parfois le temps s’allonge comme dans ces deux pages consacrées à décembre 1960. Le même jour pluvieux. Deux pages que c’est long dans cet album ! Un moment sans doute particulièrement marquant. Et pourtant aucune naissance, aucune rencontre. De l’ennui. L’attente d’un coup de fil… J’ai adoré comment la perception subjective du temps était ainsi orchestrée, pour moi vraiment c’est brillant !!!

Isabelle. – Oui ! Peut-être mes pages préférées – aussi parce que les années 1960… Il y a aussi ce jour de décembre 2010 où un bébé s’éveille alors que juste avant, il dormait, et pendant ce temps la neige enveloppe le néflier… Les grands moments familiaux alternent avec des instants qui pourraient sembler banals, de tâches quotidiennes, de jeux, de tendresse ou même tout simplement de sommeil. Une existence, en somme.

Colette. – Vous soulignez qu’il vous a fallu plusieurs lectures pour saisir la « substantifique moelle » de cet album hors du commun : combien de fois l’avez-vous relu et pourquoi en avez-vous eu besoin ? Que recherchiez-vous, chères enquêtrices ?

Frédérique. – Je l’ai lu souvent, je ne sais plus combien, comme j’étais très touchée par ce cadeau, je voulais en profiter encore et encore.

Isabelle. – Pour ma part, j’ai pris le temps de revenir en arrière dès la première lecture parce que j’étais avec mon moussaillon et que nous avions envie de comprendre. Nous avons feuilleté dans un sens et dans l’autre les premières pages, pris le temps de reconnaître les personnages à différentes dates, de nous repérer dans la famille et dans ce jardin. Puis assez vite, nous avons trouvé nos marques et avons joué à identifier les fils conducteurs d’une époque à l’autre – par exemple les animaux domestiques. Et aussi ce qui caractérise chaque époque, comme par exemple la chambre d’ado dans les années 2000 qui ressemble un peu à celle que j’avais. Et pendant ce temps, nous ne perdions pas de vue que tout cela allait nous mener quelque part, et que nous nous demandions bien où…

Blandine. – Je l’ai lu 3 fois. Il y a eu la découverte, déstabilisatrice : le rapport images/texte. La quête de sens: rechercher les détails, saisir ce que l’album nous raconte, le regard orienté, les petits détails. La poésie, se laisser porter et laisser aller les résonances…

Colette. – Comme toi Blandine, j’ai lu cet album comme une relecture de l’histoire de la femme que j’ai identifiée comme personnage principal, un retour aux sources, là où tout a commencé et au final le début c’est quand même le jour où cette femme a semé des graines de néfliers dans le jardin de la maison familiale. Quel acte hautement symbolique ancré dans l’enfance ! Que de poésie et de philosophie, là, à portée d’images ! Et contrairement à ce qui a été dit plus haut je pense que l’album n’aurait pas la même poésie sans les dates. Les dates participent de la poésie et de l’infinie profondeur de cet album. Qu’en pensez-vous ?

Lucie. – A vrai dire une fois lancée dans la « lecture » je n’ai pas vraiment prêté attention aux dates, excepté pour vérifier le sentiment d’une époque (donné grâce aux objets évoqués plus haut), au physique des personnages… Pour moi elles ne sont pas indispensables.

Frédérique. – Pour moi les dates sont là pour nous aider à nous repérer dans le temps. La poésie de cet album est plus ancrée dans ce temps qui passe et notre œil au bout d’un moment ne fait plus attention aux dates…

Isabelle. – Je pense qu’elles sont utiles pour se repérer pour celles et ceux qui, comme nos enfants, n’ont pas forcément les clés pour décoder les indices glissés dans les illustrations. Mais personnellement, j’adore les dates. Je les retiens facilement et il me suffit d’en lire une pour déployer tout un imaginaire dans ma tête. Je lis « septembre 1997 » et je me souviens des tubes qui passaient à la radio, des vieux ordis qu’il fallait connecter à Internet à l’aide d’un modem, du parfum de l’adolescence. Je lis années 1950, années 1960, et j’ai une foule de films, de photos, d’événements qui me viennent en tête. Et puis il y a quelque chose de berçant dans cette litanie de mois et d’années qui rythment les pages. Ou dans quel sens dirais-tu que cela participe de la poésie, Colette ?

Colette. – Il me semble que la perception subjective du temps qui passe est rendue par la précision des dates : regardons cet été 1952 qui « dure » dix pages ! N’est-ce pas une manière de rendre cette intensité du moment présent caractéristique de l’enfance. Un été qui dure, qui s’étire, un été merveilleux qui nous marquera toute la vie alors qu’il n’a en réalité duré que trois mois. Un rencontre dans les années 60 et le temps s’accélère. Voici venu l’âge adulte et son rythme infernal.

Blandine. – Tu as parfaitement retranscrit ce sentiment d’élasticité du temps, qui se dilate/se rétracte, et de la perception qu’on en a. Comme ces week-ends et vacances qui passent toujours trop vite, à l’inverse des moments ennuyeux, difficiles.

Lucie. – Tu as raison, cela fait sens présenté comme cela. Je pense aussi qu’Isabelle a raison : ces dates sont nécessaires pour les enfants qui n’ont pas du tout les mêmes repères temporels que nous.

Blandine. – Les dates apportent une structure. Parfois elles sont indiquées, parfois pas. Parfois le saut dans le temps est grand, parfois pas. Celles dont on se souvient, pour de grands évènements, et parfois pour des choses « insignifiantes ». J’aime !

Colette. – Comment avez-vous imaginé le travail des autrices pour cet album ? J’ai été très surprise de voir 2 noms sur la couverture car je n’ai pas accordé beaucoup de place au texte mais en effet il y a un véritable travail d’écriture dans ce livre, une écriture implicite mais exigeante.

Isabelle. – C’est sidérant de réaliser que le texte, en fait, ne raconte qu’une histoire : celle du néflier. C’est lui qui est raconté par la narratrice. Et en fait, tout ce que donnent à voir les illustrations, ce sont des sortes de scènes secondaires qui se greffent sur cette histoire au long cours !

Colette. – Exactement Isabelle ! Comme si la véritable histoire de ce livre, comme Frédé le dit depuis le début, c’était celle de l’arbre et pas du tout des humains. Et là j’y vois tout un message philosophique implicite sur la place de l’humain dans la nature, une place toute relative..

Frédérique. – Quel texte, elle est ici cette poésie, « Au début » ce titre introductif que l’on retrouve comme une ritournelle à chaque évènement important. Ce néflier, témoin de ces scènes de vies qui se jouent devant lui.

Blandine. – En effet, le format choisi doit être précis, impactant. C’est un exercice exigeant. Il n’y a qu’une phrase que de temps en temps, polysémique, mais qui ne concerne que le néflier donc… Mais que nous rapportons certainement à nous-mêmes, humains. Cette forme nous permet de nous remettre à notre place dans la Nature, son Cycle, la Vie.

Isabelle. – J’ai perçu la même chose. Les générations vont et viennent sous le feuillage du néflier qui surplombe tranquillement tout ça. Il en a vu d’autres. Mais il y a quelque chose d’apaisant à voir que quelle que soit l’époque, les mésanges gazouillent, les fruits mûrs sont sucrés, les mouflets ont toujours joué et joueront toujours : « au début, on était enfants, et on n’a rien dit à personne. » Intemporel.

Frédérique. – C’est ce terme : intemporel qui définit parfaitement cet album tout comme cette nature qui sera toujours témoin d’une vie qui passe.

Colette. – Tout à fait ! Voilà un album qui nous invite à reconsidérer notre rapport au temps en mettant en parallèle la temporalité cyclique de la nature et l’horizontalité d’une vie humaine mais aussi à l’intérieur d’une vie humaine le ponctuel et l’intemporel. Un conte philosophique, une fable ordinaire, un album-à-voyager-dans-le-temps : voilà un livre difficile à faire rentrer dans une case !

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Vous pouvez retrouver les avis d’Isabelle, Linda et Liraloin en suivant les liens !

ALOGDA s’engage – aux côtés de l’UNICEF pour son prix de littérature jeunesse 2023

Pour la quatrième année consécutive, nous avons fait le choix de nous engager aux côtés de l’UNICEF. Après une année de transition nécessaire au changement de leur emploi du temps pour s’adapter au calendrier scolaire, une nouvelle sélection a été proposée en juin dernier sur le thème « Un air de famille ». Cette thématique s’inscrit dans la Convention internationale des droits de l’enfant et la sélection permet d’aborder des sujets essentiels tels que les différentes formes de familles, l’éducation et la transmission, la précarité, la violence, …
Les votes se clôturant ce dimanche 30 avril, nous en profitons pour vous présenter la sélection !

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Catégorie 3-5 ans

Camille veut une nouvelle famille

Camille veut une nouvelle famille de Yann Walcker & Mylène Rigaudie, Auzou, 2013.

Camille trouve que sa maman lui donne trop de bisous, son papa n’est jamais disponible pour jouer avec lui et sa petite sœur est agaçante. Il décide alors de partir à la recherche de la famille idéale. Au fil des rencontres il découvre des familles monoparentales ou adoptives, des familles dans lesquelles les parents ont des origines différentes ou sont du même sexe, des familles différentes mais qui sont toutes idéales à partir du moment où l’amour est présent. Une jolie histoire qui parle de tolérance, de différence et de famille.

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Attends je vais t’aider !

Attends, je vais t’aider ! de Charlotte Bellière & Orbie, Alice, 2021

Que c’est compliqué de se préparer le matin ! Il faut assortir la jupe avec les chaussettes, mais aussi avec le t-shirt… D’ailleurs, la maman de Lisette est tellement exigeante que la petite fille n’a jamais pu aller à l’école.
Un matin, à la grande surprise de sa maman, Lisette décide de se préparer toute seule et d’enfin aller à la rencontre de ses camarades. Même si elle ressemble à un épouvantail.
Un album qui invite les enfants à essayer de se débrouiller. C’est en essayant que l’on apprend, et quelle fierté de constater ses progrès !

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Encore cinq minutes…

Encore cinq minutes… de Marta Altes, Circonflexe, 2019

Papa renard s’occupe beaucoup de ses petits renardeaux, mais il court sans cesse après le temps. Son aîné trouve d’ailleurs que son papa a une drôle de gestion du temps. « Papa a souvent du mal pour évaluer le temps. Papa pense qu’une heure c’est long mais c’est faux ! Une heure ce n’est pas très long : nous venons juste de commencer à jouer et papa dit toujours « il est temps de partir » alors que ce n’est pas vrai du tout. »
Un très joli album qui invite à réfléchir sur la perception du temps selon les moments de la journée, l’intérêt de l’activité… ou son rôle dans la famille !

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Pépé Ours

Pépé Ours d’Elodie Balandras, Didier jeunesse, 2020.

Quelle belle relation que celle qu’entretiennent Petite Ours et Pépé Ours ! L’enjeu traditionnel de ce printemps et de décrocher une ruche pleine de miel. Mais voilà, Pépé Ours vieillit et cela va être l’occasion pour Petite Ours de montrer à quel point elle a grandi.
Une histoire tendre qui aborde l’inévitable vieillesse des grands-parents, mais aussi le rôle des petits enfants qui gagnent chaque année en autonomie.

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Catégorie 6-8 ans

Mon premier demi-frère

Mon premier demi-frère de Davide Cali & Amélie Graux, Little Urban, 2019.

Mon premier demi-frère est issu d’une série de romans destinés aux nouveaux lecteurs sur des thèmes proches de leur quotidien.
Effectivement ce petit roman montre bien que la famille nucléaire n’est plus la norme, et les chamboulements que vit l’enfant quand son parent refait sa vie.
Si le but, louable, est de dédramatiser la situation, mettre en avant des avantages comme le nombre de cadeaux de Noël, la possibilité de manger plus de junk food ou de prétexter un oubli dans son autre maison lorsqu’on n’a pas fait ses devoirs n’est pas des plus pertinent. D’autant que la seule solution acceptable est que le demi-frère en question soit un camarade de classe, ce qui n’est pas la situation la plus fréquente.

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Je m’appelle Wakawakaloch !

Je m’appelle Wakawakaloch ! de Chana Stiefel & Mary Sullivan, Circonflexe, 2020.

Heureusement pour les adultes qui lisent cet album aux enfants, il s’ouvre sur l’explication de la prononciation adéquate du prénom de la petite héroïne (Wa-ka-wa-ka-lokh) ! Et ce prénom, c’est justement le souci de Wakawakaloch : il est long, il est bizarre, et elle en changerait bien pour un banal Ogg ou Gloop… Jusqu’à ce qu’elle découvre l’origine de son prénom dans son histoire familiale.
On peut d’ailleurs regretter que cette histoire ne prenne pas plus de place dans le récit que le désir de Wakawakaloch de trouver un t-shirt avec son nom de dessus. Toujours est-il que les enfants apprécient l’humour des anachronismes glissés par Mary Sullivan dans les illustrations (l’occasion d’apprendre le sens de ce « mot savant » ?). Aux adultes ils rappelleront la mythique Famille Pierrafeu.

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Barbouillé

Barbouillé d’Olivier Dupin & Quentin Zuttion, éditions petit lapin, 2020.

La famille mise en scène dans Barbouillé est pour le moins inquiétante. On y est maladroits et on s’y tâche très souvent. Or, une simple couleur peut revêtir un tout autre sens : un bleu de barbouillé est en réalité celui d’un maltraité, une ecchymose que l’on prend pour une peinture.
L’adulte comprend assez vite que ces tâches de peinture sont la symbolique de traces de coups. Car le père de famille bat sa femme et son fils. Celui-ci est le narrateur, ce qui permet d’aborder ce thème de la maltraitance à hauteur d’enfant.
Mais très clairement, il est indispensable d’accompagner cette lecture. Les quatre pages qui concluent l’album sont un début, mais il est préférable de laisser la place à un débat ou un réel temps d’échange avec les enfants sur ce sujet si délicat.
Le texte est simple, la métaphore très bien vue. Cet album prend aux tripes, c’est une vraie réussite.

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La maison bleue

La maison bleue de Phoebe Wahl, éditions des éléphants, 2021.

Cet album raconte les liens d’un père et son fils face à une épreuve : un déménagement imposé. Que leur maison bleue est charmante ! Un peu vieillotte et mal isolée mais tellement mignonne. On comprend qu’ils aient du mal à la quitter, mais ces éléments nous donnent aussi des indices sur les difficultés financières du duo.
Les illustrations sont très mignonnes, avec un effet de profondeur grâce à la superposition d’éléments découpés. Et elles comportent un amusant jeu de piste de références musicales et littéraires auxquelles se prêter en famille.

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Catégorie 9-12 ans

La colère de Rudy

La colère de Rudy de Sophie Rigal-Goulard, Rageot, 2021.

Un roman qui nous emmène sur les traces de Rudy qui vient d’être séparé de sa mère avec ses deux demi-soeurs, Hissa et Lilly pour aller vivre dans une maison situé à SOS Village d’enfants. Leur mère « SOS », Claire, les accueille avec chaleur et générosité mais Rudy refuse son aide. Nous suivons tout son cheminement intérieur au fil de ses premiers mois à SOS Village d’enfants, ses RDV chez la psychologue, ses premiers jours au collège, son amitié avec Gabin, ses tentatives pour récupérer la vie qu’on lui a volée… L’histoire de Rudy est vraiment poignante, intense, elle bouscule nos a priori sur ce qu’est une famille d’accueil, sur les règles qui les régissent, sur les liens qui s’y tissent. Sur le courage des femmes et des hommes qui choisissent cette mission, sur le courage des enfants qui leur sont confiés.

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La famille Puzzle

La famille puzzle – Petites chroniques d’une famille recomposée de Pascale Bougeault, Rue de l’échiquier jeunesse, 2020.

Album documentaire, La famille puzzle aborde sous forme de récit illustré des situations propres aux familles recomposées, de la rencontre des amoureux aux présentations des enfants, l’installation dans un même foyer de deux familles en garde partagée.
L’ensemble est assez didactique mais ne manque pas d’intérêt. Les enfants lecteurs et leur famille ne manqueront pas d’y retrouver des situations qu’ils, ou leurs copains, connaissent bien. Le tout est abordé avec simplicité et humour pour bien dédramatiser.

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Beurre breton et sucre afghan

Beurre breton et sucre afghan d’Anne Rehbinder & Vincent Bergier, Actes sud junior, 2021.

Les thèmes abordés dans Beurre breton et sucre afghan sont difficiles. Immigration, chômage, anxiété… Anne Rehbinder n’a pas choisi la facilité. Pourtant, elle les exploite sans tomber dans la facilité ni l’émotion forcée.
Il est ici question de famille de sang et de famille de cœur. Mais aussi d’ouverture aux autres et d’accueil de personnes issues d’une culture différente. Une lecture aussi douce et réconfortante qu’un kouign-amann à la fleur d’oranger.

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Les fleurs de grand frère

Les fleurs de grand frère de Gaëlle Geniller, Delcourt, 2019.

Quand on est un enfant, on n’aspire souvent qu’à une chose : être normal. Alors imaginez qu’un beau matin, vous vous éveilliez et constatiez que vous êtes arbitrairement, mais néanmoins irrémédiablement différent. Et que cette particularité se révélait, aux yeux de tous ! L’histoire de Grand frère qui constate un beau matin que des fleurs ont poussé sur sa tête permet de traiter avec originalité de l’acceptation de soi et de ses différences. Le dessin est plein de grâce : tout en rondeur, doux et expressif. Il en émane une onde de mélancolie, mais aussi beaucoup de poésie et quelque chose de très enfantin. Et la métaphore fonctionne très bien, surprend, bouscule, réconforte, émerveille. Avec ses bulles concises et une atmosphère douce comme une élucubration enfantine, cette BD a beaucoup d’arguments pour séduire les jeunes lecteur.ice.s… particulièrement celles et ceux qui ont des fleurs dans les cheveux !

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Catégorie 13-15 ans

Il était une forme

Il était une forme de Cruschiform, Maison Georges, 2021.

Voilà un album ingénieux qui nous invite à revoir notre vocabulaire géométrique ! Et si en effet derrière les triangles et autres parallélogrammes se cachait tout une réflexion métaphysique sur les rapports humains ? En reprenant la trame d’un conte classique mais à travers un dessin particulièrement graphique, des formes géométriques et un lettrage original, l’autrice nous invite à discuter des attentes qui pèsent sur nous, des conventions et autres limites à la liberté d’être soi. Et quelle audace de proposer un album dans la catégorie des 13-15 ans !

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Grand appartement bizarre

Grand appartement bizarre, tome 1 : Plein de chambres à louer de Nathalie Stragier, Syros jeunesse, 2021.

Après la mort de ses parents, Gabriel ne peut envisager de quitter son Grand appartement bizarre. Désespéré, il va envisager toutes les solutions lui permettant de le garder… Y compris en louer une partie à une famille qui rencontre des difficultés à se loger.
Ce roman aborde le thème de la famille du côté de celle qu’on se construit hors de tout lien de sang. Les personnages sont attachants, bien croqués, et si l’intrigue est un peu cousue de fil blanc elle n’en est pas moins agréable.

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Enterrer la lune

Enterrer la lune d’Andrée Poulin & Sonali Zohra, Alice, 2022.

Latika n’a qu’un souhait, enterrer la Lune, enterrer sa Lumière, ne plus voir ni ressentir la Honte qu’Elle dévoile, impudique. Car chaque nuit, Latika, sa sœur, sa mère, les filles et femmes de son village d’Inde convergent vers un champ pour s’y soulager. Et chaque jour, Latika redoute de voir arriver ses douze ans, qui l’empêcheront d’aller à l’école.
Un jour, un représentant-important-du-gouvernement est dans son village et demande aux villageois ce qu’ils veulent pour son village. Latika aimerait parler mais on en l’y autorise pas. Et c’est un puits qui sera construit. Alors Latika qui ne peut pas parler, à cause de la Honte, parce que c’est une fille, décide d’agir.
Ce roman rédigé en vers libres, comme pour en adoucir la dureté, aborde un sujet aussi délicat que terrible: l’absence de toilettes dans de nombreux villages, ici d’Inde, mais malheureusement encore partout dans le monde. Une absence qui entraîne ostracisation, maladies et décès, et souvent quasi qu’à l’encontre des filles et femmes. Ceci est tellement important qu’une Journée Mondiale des Toilettes a été instituée le 19 novembre.

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Un grand-père tombée du ciel

Un grand-père tombé du ciel de Marc Lizano, d’après Yaël Hassan, Jungle Pépites, 2022.

Leah découvre qu’elle a un grand-père et que celui-ci va venir s’installer chez eux. D’abord impatiente de faire sa connaissance, elle se met vite à regretter ne pas avoir un papi plus sympathique. Pourtant, ils s’apprivoisent peu à peu et la fillette découvre que son grand-père porte une douleur encore vive sur le cœur.
Adaptation du roman éponyme, cette bande-dessinée aborde des thèmes divers comme celui de la famille mais surtout revient sur des événements historiques marquants et le poids qu’il a laissé sur des générations : la déportation des juifs, l’antisémitisme toujours existant…
Un récit sensible à portée des jeunes lecteurs.

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Avez-vous lu certains de ces livres ? Avez-vous envie de les découvrir ? Nous vous invitons à guetter les lauréats de chaque catégorie sur le site my.unicef.fr.

Entretien avec Emilie Chazerand

Vous avez découvert Emilie Chazerand lors de notre lecture commune consacré à son dernier roman ado Annie au milieu et bien voici son IMMENSE interview rien que pour vous !

– Comment passe-t-on d’infirmière à auteur jeunesse ? Exercez-vous encore votre premier métier ? Si oui, est-ce que ces deux activités se nourrissent l’une l’autre ?

On passe du métier d’infirmière à celui d’autrice parce qu’on finit toujours par trouver sa place, je pense.

Je ne peux pas dire que je suis devenue infirmière par accident parce que, tout de même, il s’agit de trois années et demi d’études nourris de plusieurs stages où on est humilié et exploité, de connaissances théoriques monstrueuses à ingurgiter, d’épreuves pratiques ultra stressantes et exigeantes, d’un mémoire à rédiger et tout le tintouin.
Donc j’ai vraiment serré les dents pour obtenir ce diplôme d’état et avoir le droit d’exercer un des métiers les plus méprisés et douloureux, avec des taux de suicide professionnel, de burn out, de harcèlement moral et sexuel, effrayants. Parenthèse fermée.

Je n’exerce plus ce métier depuis presque dix ans.

Parfois, je suis vraiment tentée de repasser d’autrice à infirmière, parce que les patient.e.s, les gestes du soin, me manquent, le sentiment d’utilité immédiate, l’adrénaline, aussi. (Et poser des voies veineuses. Bon sang, ce que j’aimais poser des voies veineuses…)

Mes souvenirs les plus intenses, mes plus grandes douleurs, mes pires traumas, les rencontres les plus déterminantes de mon parcours ont eu lieu à l’hôpital. Tout, en dehors de cette essoreuse à humains, est rose, doux, frivole. De la flûte.

J’ai peu de véritables ami.e.s chez les auteurs et autrices. Iels se comptent sur les doigts d’une main. J’en ai plus du côté des soignant.e.s.
Ça disserte moins, ça n’a pas de prétention mal placée, « ça ne farcit pas les petits pois », comme disait ma grand-mère, mais ça rit et ça vibre incroyablement fort.
C’est dans le concret, dans le réel. Pas de népotisme ni de réel piston : tout le monde en chie, pardonnez-moi l’expression. J’aime, j’admire et j’ai besoin de ça.
Et puis, comme mon conjoint est médecin, j’ai la sensation d’avoir un pied dans le monde soignant, à vie.

Et évidemment, c’est un univers qui regorge d’histoires de vie et de sujets potentiels de romans. J’adorerais parvenir à écrire sur mes années d’études, le groupe d’ami.e.s que j’avais alors, si hétérogène et en constante évolution, nos aventures et mésaventures, nos pertes et nos fracas… On était des toutes jeunes personnes qui jouaient aux grandes personnes qui doivent secourir d’autres personnes. C’était fou.
Un jour, peut-être.

– La famille se trouve toujours au cœur de vos écrits. Est-ce que la vôtre vous inspire ?

Pas tant que ça, non. Parfois, mes enfants disent ou font un petit truc qui allume une étincelle d’idée mais je ne raconte pas mes proches, globalement. Et puis, j’ai une vision de la famille un peu foutraque, un peu éclatée. La mienne ne se résume pas par la biologie.

– Dans vos romans, les héroïnes ou les héros évoluent dans des familles dysfonctionnelles. Pourquoi est-ce si important pour vous ?

Parce que la plupart des familles sont dysfonctionnelles et que les lecteurs et lectrices ont le droit de retrouver des histoires qui leur ressemblent. Et puis, c’est beau, c’est intense et même sain, de dysfonctionner dans un monde totalement dysfonctionnel, lui aussi, pour le coup.

La dysfonction, c’est le grain de sable dans un rouage bien huilé qui va permettre de faire apparaitre les failles mécaniques. La panne. L’accident. Et là, il se passe quelque chose. On peut commencer à raconter des trucs et à réparer. J’aime bien réparer.
Les familles parfaites, ça n’existe pas. Et si ça existait, je pense qu’elles seraient vraiment très chiantes. En tout cas, moi, ça ne m’intéresse pas.

Et puis, tout est une question de point de vue, je suppose : ce qui est dysfonctionnel pour moi vous paraitra peut-être équilibré et cohérent, et vice et versa.

Et surtout, au fond, est-ce qu’une famille a vocation à être fonctionnelle ? C’est un groupe d’individus qu’on place ensemble et qui doivent apprendre à exister et coexister. C’est tout.

– Vos romans ainsi que vos albums se caractérisent par des punchs line en cascade ainsi que des situations loufoques parfois invraisemblables. Comment vous viennent toutes ces idées, que ce soit dans les jeux de mots ou autres ?

Là, je vais faire très court : je n’en sais rien. Je n’ai aucun conseil à filer, aucun tuyau, astuce, méthode, recette. Mais mes meilleures punchlines ne pourraient jamais être publiées, ça, c’est une certitude…

– Outre les phrases qui font mouche et la répartie de vos personnages, l’humour est très présent dans vos romans. Il permet notamment d’alléger certaines situations qui, sans cela, pourraient être dramatiques. Vos personnages sont très lucides et se moquent d’eux même avec beaucoup d’humour. Avec vous, nous avons presque l’impression que l’on peut rire de tout (le nanisme, les odeurs corporelles, le handicap et même de djihad), est-ce une « recette » que vous utilisez consciemment ou cet humour vient-il naturellement ?

Je ne fais pas grand-chose consciemment, j’ai l’impression. J’écris comme je suis. Si vous trouvez mes livres relous, vulgaires et insupportables, ne venez pas manger à la maison : vous n’allez pas passer un bon moment…

Rire de soi est un pont qu’on jette vers l’autre. C’est un reliquat de l’enfance. La version adulte du « tu veux jouer avec moi ? ». On doit pouvoir continuer à jouer les uns avec les autres, peu importe nos âges.

Je ne vais pas me lancer dans le débat « peut-on rire de tout ? » parce que ça ne m’amuse pas, justement.
Mais je peux tout trouver drôle, c’est un fait.

Par exemple, perdre mon père a été un des moments les atroces de ma vie, très sincèrement. Mais quand ma mère lui caressait le visage sur son lit de mort et que ça devenait un peu embarrassant, ma nièce lui a dit « hep, c’est comme dans les magasins : on touche avec les yeux ! ». Forcément, j’ai ri. Pareil quand ma sœur a grognonné, très sérieusement « putain, quelle semaine, je te jure : hier j’ai pété mon Iphone et maintenant, papa est mort… ».
C’était à la fois nul, indigne et marrant. J’ai eu envie de la goumer et de la serrer fort, en même temps. J’adore être habitée de ces deux pulsions contradictoires. Et j’adore l’idée de susciter ce mélange-ci chez les gens.

Toute petite, j’ai compris que l’humour est un pouvoir immense. 
Parce qu’il est la combinaison de l’intelligence, de l’empathie, de la culture et de la bienveillance.

C’est très difficile de faire rire. Bien plus que de faire pleurer. Pour ça, il suffit de la photo d’un enfant triste, d’un chien borgne ou d’un chat à trois pattes, avec une musique de fond remplie de violons tremblotants et d’un piano mélancolique. Et hop, ça chiale à n’en plus pouvoir.

Pour faire rire, il faut comprendre ce qui amuse l’autre. S’être intéressé.e à lui/elle. Le connaitre un petit peu. Trouver un terreau commun, des références universelles, comme un radeau auquel se raccrocher ensemble. Ça demande de l’investissement et la volonté de faire du bien.
C’est la meilleure façon d’aimer.

– Nous avons remarqué que vous prenez un malin plaisir à mettre des personnages dans des environnements qui les poussent à se sentir différents. Nous pensons notamment au personnage de Richard dans Falalalala ou encore celui d’Annie dans Annie au milieu. Cette question de la différence semble être centrale dans vos romans, est-ce parce que vous considérez que la différence ou être différent est une force ?

En réalité, on se sent toujours différent des autres, non ? Déjà parce que nous sommes les personnages principaux de nos existences tandis que les autres… ne sont que les autres, ma foi.

Asseyez deux chauves l’un à côté de l’autre et dites-leurs qu’ils sont pareils, vous verrez qu’ils feront la gueule.

Richard n’est pas malheureux parce qu’il est différent de sa famille. Il est frustré et mal dans sa peau parce qu’il ne parvient pas à être lui-même, à se faire accepter, aimer et respecter tel qu’il est. Tant que Richard refuse l’idée qu’être Richard c’est super, c’est merveilleux, c’est suffisant, il va mal. Richard a un problème avec Richard.

Annie, elle, adore être Annie. Et elle adore que les autres ne soient pas Annie. Quand elle souffre, ce n’est pas parce qu’elle est différente et qu’elle déteste ça, mais parce qu’on la rejette pour ce qu’elle est alors qu’elle, elle s’aime. Ce sont les autres le problème. Pas Annie.
Annie n’a aucun problème avec Annie.

Etre différent n’est pas une force.
Ce qui en est une, et une énorme, c’est être soi. D’être en paix, en accord et même en amour avec soi.
Et ça, c’est rudement complexe.

– Nous avons découvert avec beaucoup d’intérêt votre documentaire Chiens. Pourquoi les chiens particulièrement ? Comment s’est passé cette expérience et votre collaboration avec l’illustratrice ?

C’est Charlotte Duverne, l’éditrice de Marcel & Joachim, qui a proposé ce projet. Je n’ai jamais eu, de moi-même, l’envie spontanée d’écrire un atlas des animaux… 
Il me semble qu’elle avait repéré un post où je parlais avec humour d’un de mes chiens, photo à l’appui, et elle a dû se dire que j’étais la personne adéquate pour une telle entreprise…
Mais j’ai été si surprise que j’ai eu un petit rire nerveux, la première fois qu’elle en a parlé. J’ai dû répondre un « Euh… d’accooord… pourquoi pas… » assez titubant.

Honnêtement, je n’ai envisagé ce projet que parce que c’était avec Charlotte et Marcel & Joachim : tous leurs bouquins sont modernes, malins, pétillants.
Ailleurs, j’aurais eu trop peur que ça donne un catalogue pour mémés à caniche abricot, un peu old school et kitsch/bof, avec des photos bizarroïdes de toutous caracolant dans les prés, museaux au vent et queues en l’air.

Charlotte a tout de suite parlé de Naomi Wilkinson aux illustrations. Je suis allée jeter un œil à son travail et ça a suffi à me convaincre que ce serait bien.
Je n’ai pas eu d’échange particulier avec elle, si ce n’est un petit mail poli et chaleureux pour dire, en gros, « ravie de bosser sur ce livre avec toi ! ».

Cet atlas a exigé un énorme boulot de recherche et d’écriture. Si j’avais su ce que cela allait représenter en quantité de travail, je ne suis pas sûre que j’aurais accepté…
Cela dit, je ne regrette pas un millième de seconde : j’ai appris une tonne de trucs qui ont fait bouger des lignes, dans ma tête, et je suis très fière de ce bouquin !
De plus, j’ai trois chien.ne.s et il était grand temps que je fasse un livre pour iels. Iels le méritent : ce sont mes gars sûrs et ma belle gosse.

*

Questions sur Annie au milieu 

– Vous semblez avoir joué de plusieurs codes littéraires – l’écriture en vers, les listes, des niveaux de langues différents sur les personnages, etc – d’où est née cette envie ? Est-ce un jeu ou est-ce une réflexion sur le rapport étroit entre « signifié » et « signifiant » ? Quelles sont vos sources d’inspiration pour le travail du style ?

Chaque fois que je pensais au projet Annie au milieu, je me torturais sur la forme, le style à employer, etc. Je changeais d’avis, d’orientation, tous les jours.
Je ne savais pas comment attaquer le dossier, ni m’y coller sérieusement. Je piétinais un peu et puis, un soir, j’ai rédigé le premier chapitre de Velma en vers, presque par accident, en essayant de réfléchir le moins possible.

Je l’ai illico envoyé à Tibo Bérard, mon éditeur d’alors chez Sarbacane, dans un mail très court, genre « T’en penses quoi ?  Baisers ».
J’étais inquiète et fébrile. Pas sûre de moi, du tout du tout. J’avais besoin de sa validation pour avancer.
Il m’a répondu avec son enthousiasme légendaire et je me suis sentie autorisée à continuer. Ça peut sembler bête mais j’ai besoin d’un éditeur/d’une éditrice pour ça. C’est le hochement de tête approbateur, la petite tape sur l’épaule, qui me rassure et me fortifie. Chez Sarbacane, iels sont tou.te.s hyper fortiches pour rassurer. (Je pose ça là, faites-en ce que vous voulez.)
J’ai donc expliqué à Tibo que j’allais essayer de donner une voix à chaque personnage, en fonction de la manière dont je les entendais, « dans ma tête », et ça a donné ça. Je voulais qu’on distingue les styles d’écriture comme on distingue des timbres de voix, justement. Il m’a dit que ça allait être bien, donc on l’a fait de cette façon.

Je pense que ce n’était pas un jeu et que je ne me suis inspirée de rien de particulier.

En réalité, je ne sais pas comment ça se passe pour mes collègues auteurices mais, personnellement, quand je vivote avec un projet depuis un moment, les personnages existent, comme des fantômes ou des amis imaginaires. Je peux les entendre, les voir. Ils sont « là ».

En l’occurrence, je voulais qu’ils parlent tous les trois. Qu’ils se passent la parole, gentiment, respectueusement. Qu’ils aient des places et des importances égales, même si Annie a remporté le titre du livre. J’ai beaucoup aimé le temps passé avec les Desrochelles : iels ont déboulé à un moment compliqué de ma vie et j’ai repris mon souffle, grâce à elleux. Je penserai toujours à ce livre avec la tendresse qu’on accorde aux ami.e.s présent.e.s dans les coups durs.

– Quelle a été la place de la musique dans l’écriture d’Annie au milieu ?

J’ai beaucoup écouté de musique pendant mes pauses entre les chapitres.

Pour Velma, j’écoutais des choses douces, tristes, profondes, pour me mettre dans son énergie si particulière, un peu opaque, pesante mais belle. Je mettais Pomme, Bon Iver, the Irrepressibles, Stina Nordenstam, Tove Lo, Alice Boman, Radiohead, Aimee Mann. Globalement, tout ce qui peut filer un seum monumental était bienvenu et profitable.

Pour Annie, c’était exactement l’énergie inverse. Il fallait que ce soit solaire, joyeux, pêchu, agité, rigolo. Comme Blink 182, Lio, Liquido, Philippe Katerine, les Rita Mitsouko, Oldelaf, certains titres de Björk et de Dalida et, bien sûûûr, Taylor Swift.

Pour Harold, c’était la musique que j’aime et écoute ordinairement. Ni des trucs tire-larmes, ni des machins de fête à Dédé. Entre ces deux ambiances-là. Pas trop lourde, pas trop pimpante.

Mais, globalement, dès que j’ai une idée de roman en tête, je bricole une playlist. C’est comme choisir un vêtement : on ne s’habille pas de la même façon pour aller à un enterrement, à un anniversaire, en randonnée, au boulot…
La musique distribue les bonnes émotions et les place aux bons endroits. En tout cas, pour moi.

– Est-ce qu’on pourrait avoir un petit scoop sur votre lien à Dalida qui est un personnage clé de ce roman ?

Je n’ai aucun lien particulier avec Dalida, si ce n’est qu’une de mes tantes l’adore et qu’elle m’a appris la chanson du petit bikini quand j’étais encore minuscule.

Je ne suis pas fascinée par la personne ni subjuguée par l’artiste mais elle m’intrigue et me touche. Dalida, c’est une femme qu’on a envie de consoler et de sauver d’elle-même, même maintenant qu’il est bien trop tard.
Et puis, elle a en elle ce mélange curieux de douceur et de gravité, de frivolité et de tristesse évidente, de beauté et de plaies apparentes, qui fait d’elle un personnage de confidente absolument parfait pour Annie. Non ?

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Merci Emilie d’avoir pris le temps de répondre à nos questions, et nous régaler toujours plus avec vos histoires !


Lecture commune : Annie au milieu d’Emilie Chazerand

Très fan des histoires d’Emilie Chazerand c’est tout naturellement que Liraloin a proposé de faire une lecture commune de son dernier roman Anne au milieu. Merci à Lucie pour son enthousiasme et Colette pour le mot de la fin !

Annie au milieu d’Emilie Chazerand, Sarbacane – collection Exprim’, 2021

Liraloin

Est-ce que la couverture t’as attiré ? Comment interprètes-tu la dédicace ?

Lucie

J’ai trouvé cette couverture très solaire : Annie, au milieu, au sens propre, avec ces sortes de rayons qui partent du titre… Au milieu de quoi ? Qui est cette Annie ? J’avais hâte de le découvrir car je n’avais pas lu le résumé. Comme tu l’as proposé alors que je venais de terminer La fourmi rouge et que j’étais en plein milieu de Falalalala de la même auteure, j’ai foncé sans chercher plus loin.

La dédicace est magnifique. Elle donne l’impression d’un sentiment très fort entre mère et fille. Je ne crois pas en avoir jamais lue de semblable.
Plus tard dans le roman, une fois le sujet dévoilé, j’y ai repensé et je me suis demandé si Émilie Chazerand n’était pas directement concernée par la trisomie 21. Bref, cette dédicace est magnifique en tant que telle, mais elle m’a interrogée à posteriori.

Liraloin

Cette dédicace est forte et très personnelle. Je me dis, en tant que lectrice, que ce roman a quelque chose de très spécial pour son autrice. Pour moi, sans en dire plus sur la vie personnelle d’Emilie Chazerand, je crois qu’il est plus question d’entourer et de protéger un membre de la famille plus fragile. C’est le cas dans ce roman d’ailleurs.

Lucie
Et toi, qu’est-ce qui t’avais attiré en premier lieu ? L’auteure, la couverture, le sujet ?

Liraloin

C’est rigolo car le solaire rejoint parfaitement le coté psychédélique de la couverture, enfin pour ma part. En plus les couleurs le sont assurément avec ce ton orange ! J’ai été attiré par ce roman car j’aime beaucoup les romans, albums d’Emilie Chazerand. Son écriture est pétillante, pleine d’humour et pourtant ses sujets sont souvent graves comme ici où il est question d’Annie qui est handicapée.

Liraloin

Avant de rentrer dans le récit en lui-même, est-ce que tu as écouté la play-list en lisant ? C’est une des spécialités de la collection Exprim’.

Lucie

Hé bien non ! Pas par manque de curiosité mais parce que je lis la plupart du temps sans écran à portée de main, et ensuite j’oublie.
Je suis partagée sur ces playlists. Au tout début des liseuses, j’imaginais que les auteurs pourraient programmer des musiques ou des chansons qui pourraient (ou non) être déclenchées à des moments précis de la lecture. Et honnêtement j’aime bien regarder les titres que les auteurs indiquent. C’est un peu comme les citations en exergue, ça inscrit le roman dans une certaine tonalité. Mais je n’aime pas écouter de la musique en lisant : je suis plongée dans le texte et je n’ai pas envie d’en être distraite.
Dans le cas précis d’Annie, écouter le morceau d’Orelsan serait pertinent puisqu’il joue un rôle primordial dans l’histoire. Mais imaginer me suffit la plupart du temps…
J’ai dans l’idée que ton point de vue sur le sujet est très différent : tu écoutes toute la playlist ? Avant, pendant ou après ta lecture ?

Liraloin

Que de choses à dire!! Tout d’abord tout comme toi je n’aime pas écouter de la musique en lisant sauf cas très particulier. Pour ainsi dire cela est arrivé deux fois dont une lors d’une lecture d’un roman de cette collection justement. C’était du métal et comme je suis une quiche en anglais, les paroles ne m’ont pas dévié de la lecture. En ce qui concerne Annie, en posant cette question et en regardant de plus près les titres, je me suis aperçue qu’aucune chanson n’était là au hasard. La playlist s’ouvre sur un titre Amour fou et continue avec Kathy, je ne vais pas décortiquer tous les morceaux mais nous parlons d’une famille qui assiste à l’enterrement d’une grand-mère nommée Kathy. Little Star ne serait-elle pas dédicacée à Annie la majorette ….
Bref, j’ai tout écouté et cette playlist est super ! Que de morceaux et paroles en lien avec l’histoire qui se déroule sous nos yeux.

La citation de Ricky Gervais est tirée d’une réplique sortie de la série After Life. Est-ce que tu accordes beaucoup d’importance aux citations ? Te semblent-elles nécessaires ?

Lucie

Certaines citations sont plus pertinentes que d’autres. Quelquefois elles prennent sens après la lecture !
Je connais Ricky Gervais pour The Office, pas pour After Life. Mais en lisant le pitch, je me dis que si Émilie Chazerand a choisi de faire un lien avec cette série c’est probablement pour que ses lecteurs s’interrogent : comment réagir quand un drame nous tombe dessus ? En choisissant d’enlever tous les filtres et de devenir odieux comme le personnage d’After Life (c’est bien ça ?) ? Ou en tenant bon malgré tout, en faisant de son mieux pour rester une bonne personne ? La citation choisie apporte la réponse, que l’auteure va développer tout au long du roman. S’il arrive qu’elle se plante, la famille d’Annie fait sincèrement de son mieux pour faire le bien. La question subsidiaire est : qu’est-ce que ça coûte ? Qu’est-ce que ça apporte de faire ce choix ? Mais on en parlera peut-être plus tard pour ne pas trop en dévoiler dès le début !
Entrons dans le vif du sujet : le roman s’appelle Annie au milieu et la narratrice du premier chapitre est Velma. 

Te souviens-tu de ce que tu as pensé de l’introduction de ce personnage ?

Liraloin

Merci Lucie pour ta réflexion sur la citation, je ne dirais pas mieux. Je me souviens d’avoir eu super mal pour ce personnage, Velma qui s’efface, Velma qui est le modèle sans le chromosome en plus. On entre de manière très forte dans le vif du sujet, Velma qui fera tout en son pouvoir pour protéger sa soeur Annie, celle qui peut chanter « l’oreille contre l’épaule de papa. »
D’ailleurs, tu as sans doute remarqué, Lucie, que Velma parle en strophes, comme si elle déclamait sa condition, ses douleurs en se mettant en scène.

Comment as-tu ressenti l’introduction des deux autres enfants de la famille : Annie et Harold?

Lucie

Même si les problématiques rencontrées par Harold sont vraiment intéressantes, Velma est clairement le personnage qui m’a le plus touchée.
C’est un peu la laissée pour compte, elle se sent extérieure à la famille, comme transparente. D’ailleurs en plus d’être en strophes, son texte est écrit dans une typo plus petite. Cette peur de déranger, jusque-là !
C’est aussi celle qui est censée « réparer », comme si ses parents l’avaient conçue pour se prouver qu’ils pouvaient avoir un enfant avec le nombre habituel de chromosomes après Annie. Il y a un passage très beau où elle discute de tout ceci avec sa mère. Tu te souviens ?
Velma sera supposée s’occuper d’Annie quand ses parents ne seront plus là pour le faire d’après la grand-mère. Je l’ai sentie écrasée par cette perspective. Et cela donne tout de suite un autre sens à cette fameuse majorité atteinte par Harold, qui a une vie en dehors de la famille, un ailleurs auquel elle a l’impression de ne pas avoir droit. C’est terrible !

L’alternance entre les points de vue de Velma, Harold et Annie est vraiment riche. Car chacun a sa personnalité, son ressenti, et qu’ils sont très différents ! Grâce à l’écriture un peu à la manière d’un journal, le frère et la sœur ne cachent ni les difficultés ni les bonheurs d’avoir une sœur comme Annie.
Les personnes porteuses de ce fameux chromosome sont particulièrement attachantes, mais on n’est pas dans le monde des Bisounours : au quotidien cela peut être un poids. Ne serait-ce que pour trouver sa place alors qu’Annie prend toute la lumière (malgré elle) ! J’ai trouvé cette ambivalence particulièrement bien rendue.

Liraloin

Je ne me souviens pas de ce passage mais Velma m’a beaucoup émue car elle est souvent en colère mais en sourdine. Lorsqu’elle dit qu’elle n’est pas Wonder Annie, c’est facile d’être Annie, de ne pas comprendre les drames qui se jouent dans cette famille. Tu ne trouves pas que quelqu’un qui est un milieu est particulièrement gênant car, généralement, on a peu de place pour passer. Il faut se faufiler et essayer de passer l’obstacle. Annie est l’enfant du milieu dans tous les sens du terme. C’est un peu ce que j’ai ressenti en lisant Harold, il se faufile ou il peut et doit se débrouiller seul depuis tellement longtemps. Je me souviens du passage où le père refuse d’inscrire Harold dans une école Montessori sous prétexte qu’il est faignant et qu’ils n’ont pas le choix d’y inscrire Annie du fait de son handicap. Cette ambivalence est fine et bien menée. Il n’y a que la grand-mère Marie-Claire qui ose dire les choses comme pour réveiller la famille !

Lucie

Je suis d’accord avec toi. Emilie Chazerand montre vraiment bien la manière dont la famille tourne autour d’Annie, sans que personne n’ose vraiment manifester le manque d’attention qu’il subit. Parce que si les deux autres voix sont celles du frère et de la sœur, on peut aisément comprendre que les parents aussi ont fait des sacrifices (les amis du père, le travail de la mère) et qu’ils ont probablement oublié leur vie personnelle et leur couple en route.
Cet exemple de l’école Montessori est très représentatif en effet.
Du coup le personnage de Marie-Claire est hyper rafraîchissant. Heureusement qu’elle est là pour donner des coups de pieds dans la fourmilière !
Au début je l’ai trouvée un peu gonflée de s’imposer, de critiquer une famille qui fait comme elle peut. Mais c’est sa manière de leur montrer (certes maladroitement) qu’elle les aime et de les mettre face à leurs incohérences. C’est d’ailleurs elle qui lance l’idée de ce défilé de majorettes !

Tu te souviens de ce passage ? Qu’as-tu pensé de l’éviction d’Annie, de cette idée de former un nouveau groupe, de la réaction de la famille ?

Liraloin

Je me souviens de l’éviction d’Annie, plus particulièrement du passage où la jeune prof n’arrive plus à tenir le groupe et dit quelque chose comme : « OK Annie a le droit de faire n’importe quoi – sous-entendu car elle handicapée- mais les autres non ! »J’ai vraiment apprécié la réaction de la mère qui ne tient plus et balance une belle insulte, comme si au quotidien on ne mesurait jamais ses efforts à elle pour être patiente et aimante avec sa fille alors qu’une prof de sport peut se permettre de renvoyer Annie et de l’oublier.
Alors oui Marie-Claire est trop forte et ma première impression ça été : « mais de quoi je me mêle, elle est gonflée tout de même de débarquer comme cela et hop de mettre sens dessus dessous la famille avec ses idées ». Elle y va franco avec les réactions de tous les membres de la famille en dénonçant surtout ce qui ne va pas depuis des lustres. Elle les met au pied du mur pour les faire sortir de leur vie réglée autour d’Annie.


D’ailleurs, les listes des 21 choses évoquent bien cette sensation que tout tourne autour d’Annie. Qu’en as-tu pensé ?

Lucie

J’ai trouvé ces listes à la fois douces et tristes. Ce rappel d’Annie, à chaque fois, montre bien l’importance qu’elle a dans l’existence de Velma. Et c’est normal ! Mais aussi écrasant. Seule la dernière liste (ce que je changerais dans ma vie) donne l’impression que Velma a enfin trouvé sa place et accepté sa famille dans toute sa richesse et sa complexité.
Ces listes ont quelque chose de poétique malgré tout. Ajouté au texte consacré à Velma qui a un rythme particulier, cela donne l’impression qu’elle a une sensibilité particulière, que c’est l’artiste de la famille. Même si personne ne le voit !
Velma est clairement mon personnage préféré.

Quel est le tien et pourquoi ?

Liraloin

Ces listes sont de bonnes respirations dans le livre. Je suis d’accord avec toi, elles sont douces et tristes, remplies de p’tites choses de tous les jours. Sans trop divulgâcher, la dernière liste est surprenante. Je ne sais pas si j’ai un personnage préféré mais Harold m’a vraiment ému, il est tellement anxieux, et tout se bouscule beaucoup trop vite en lui ! Un personnage qui m’a fait rire est celui de Dolorès. 

Tu la trouve comment toi, cette nouvelle prof de sport-chorégraphe ?

Dolorès est extra. Elle aussi apporte un peu d’air et de franc parler dans cette famille ! Je l’ai beaucoup aimée. Elle est là pour entraîner des amateurs, et elle ne se prive pas de leur dire quand ils sont mauvais. Même à la mamie qui pour une fois se trouve face à quelqu’un qui la recadre !
Je trouve, et c’est une constante dans les romans que j’ai pu lire d’elle, qu’Émilie Chazerand a le chic pour camper un personnage en quelques mots. Dolorès n’est pas un personnage principal, mais elle est pleine de peps et très incarnée dans les quelques apparitions qu’elle fait. Pareil pour Hui et sa maman. Ils existent presque plus que le papa, pratiquement absent, excepté pour la confrontation qui l’oppose à Harold. 

Souhaites-tu revenir sur certains personnages qui t’ont marquée ? Qu’as-tu pensé de ce père transparent ?


Liraloin

Oui tu as bien vu, cette confrontation incarne bien le fait que le père et le fils sont dans l’impossibilité de dialoguer, ils sont peur de leurs propres réactions. Je dirais même que la mère est transparente dans le fait qu’elle a mis sa vie entre parenthèse et n’existe plus que pour sa famille, enfin surtout pour Annie… Cette dévotion n’est pas naturelle, elle l’est devenue par la force des choses.

Lucie

Nous avons beaucoup parlé des personnages. J’aurais aimé connaître ton avis sur le fond, c’est à dire sur le traitement d’un personnage handicapé dans un roman.

Je trouve que, lorsqu’elle prête sa plume à Annie, Émilie Chazerand trouve le ton juste. La syntaxe désordonnée de certaines phrases a un peu gêné ma lecture, pour être honnête. Mais dans les ressentis face aux situations et aux personnes, je l’ai trouvée très bonne. Et toi ?
Par ailleurs, l’ambivalence des gens face au handicap est aussi très pertinente : d’un côté on a une coach de majorettes qui accepte Annie dans son groupe tant qu’il n’y a pas d’enjeu mais la vire en vue du défilé.
D’un autre côté, c’est en jouant sur le politiquement correct face au handicap que la famille parvient finalement à défiler. Cette ambivalence dit quelque chose de la société de manière assez fine, je trouve. 

Liraloin

Tout d’abord, la voix d’Annie est intéressante. Ce paradoxe entre être complétement à coté de la plaque et comprendre ce qui ne va pas lorsqu’un membre de la famille ne va pas bien ou attend d’elle une attitude correcte. Je suis d’accord avec toi mais contrairement à toi, rien de m’a gêné dans la lecture. Cette écriture est très caractéristique, on la retrouve dans Falalalala et la Fourmi rouge également.
Exactement, cette ambivalence est un peu le reflet de notre société et elle est finement démontrée dans ce récit. Le handicap gêne (tu as raison, la coach a honte… très surement) et en même temps j’ai comme l’impression que si tu ne vis pas de drames dans ta vie (handicap et autres…) et bien tu n’as rien vécu.
Ici cette ambivalence est significative mais en même temps, je me demande si finalement n’importe quel parent n’aurait pas fait la même chose si son enfant (handicapé ou pas), passionné par un sport ou autre, avait été évincé d’un groupe.

Et en prime la réaction de Colette, très émue à la lecture de ce roman :

Que j’ai pleuré les filles ! Que j’ai pleuré en lisant l’histoire de cette famille bancale et si lumineuse !!!!

J’ai pleuré quand Camille arrive chez les Desrochelles pour l’entraînement et qu’il est accueilli comme un membre de la famille tant attendu, j’ai pleuré quand Del et tous les réfugiés du camp où elle travaille font la chorégraphie d’Annie et les barjorettes, j’ai pleuré quand Solange propose à Velma de s’inscrire au stage de dessin… Que j’ai pleuré ! Parce que quand même ce bouquin, au-delà du handicap, il nous parle surtout de la FAMILLE, de ce qui la compose, des liens qui se tissent souvent silencieusement, au fil du quotidien mais aussi à travers générations. La relation entre Solange et Del est tellement puissante. J’ai beaucoup apprécié la manière dont l’auteure fait ressurgir implicitement ce que les personnes étaient avant, ce que cet avant a laissé de traces sur leur corps, leurs cheveux, leur regard et que les autres membres de la famille perçoivent parfois comme dans un éclair lumineux et parfaitement éphémère. Bien sûr ce roman est un incroyable conte de fée, tout va très vite, des magiciennes et des magiciens interviennent spontanément de manière peut-être un peu surnaturelle (je pense à Dolorès qui accepte de faire la coach sportive alors qu’elle connaît à peine Velma, je pense à la mère de Hui, incroyable costumière, qui réalise sans poser de question les improbables tenues de la tribu, je pense au patron de la brasserie qui embauche Harold sans trop poser de questions) mais c’est un conte de fée qui célèbre la solidarité et que ça fait du bien !!!! Merci pour le conseil de lecture.

Si vous voulez aller plus loin et lire d’autres titres de cette autrice, retrouvez les avis de Liraloin sur La Société des Pépés à Adopter, Ma vie moisie, Dieu et moi, Shirley Banana, Falalalala et Annie au milieu. et ceux de Lucie sur Falalalala, La Fourmi rouge, Chiens et Annie au milieu.

Enfin mon p’tit doigt me dit que cette fabuleuse autrice s’est confiée récemment à l’équipe du blog pour une interview qui déboite ! Soyez prêt et ouvrez vos mirettes …