Lecture commune : Les idées sont de drôles de bestioles

D’emblée, cet album-là sort des sentiers battus, avec son œil qui nous sonde calmement, son charme envoutant, ses illustrations furtives, à deux doigts de nous échapper. Et sa démarche un peu folle : raconter à hauteur d’enfant l’étincelle à l’origine de l’inspiration et des idées. Vous imaginez bien qu’il nous était impossible de résister à une telle proposition ! Cet album est de ceux qui désarçonnent et interrogent, donnent envie de les relire et d’en parler pour enrichir encore la lecture. En somme, un terrain de choix pour une lecture commune. Colette et Isabelle ont saisi la perche et se sont lancées ensemble sur les traces de ces fameuses bestioles…

Les idées sont de drôles de bestioles, d’Isabelle Simler. Éditions courtes et longues, 2021.

Isabelle : Quelle couverture ! Elle m’a happée immédiatement du haut de l’étagère de la librairie Mollat, à Bordeaux. Quel effet t’a-t-elle fait ?

Colette : Quelle couverture en effet ! Une œuvre à part entière cette couverture qu’aucun titre, aucun nom d’auteur.e, aucun nom de maison d’édition ne vient parasiter ! C’est ce « silence » qui m’a le plus intriguée en découvrant cet album. Et puis bien sûr cet œil, immense, noir et brûlant qui nous fixe et nous invite à percer le secret de ce regard, à pousser la porte de cet univers de traits colorés dont il est l’horizon mystérieux. Une couverture qui raconte déjà quelque chose : d’un côté un oeil ouvert, de l’autre un oeil fermé. Et entre les deux tout un monde intérieur.

Isabelle : Nul besoin de titre, effectivement, avec une couverture pareille ! Cet œil intrigant aiguise notre curiosité et place l’album sous tension, à quelle créature peut-il bien appartenir ? Quelle est la chose qui pulse au fond du regard ? Par un jeu de miroir troublant, il semble plonger droit dans notre imaginaire, donnant irrésistiblement envie de laisser libre-cours à son imagination et de se laisser surprendre par ce qui viendra.
Et justement, qu’est-ce qui vient quand on ouvre l’album ? As-tu envie de te livrer à l’exercice périlleux de raconter de quoi il s’agit ?

Colette : Effectivement, c’est un exercice périlleux ! Je dirai qu’on découvre de… drôles de bestioles ! Des bestioles qu’on a l’impression de reconnaître à leurs fourrures, leurs écailles, leurs crinières, des bestioles en mouvement mais qui, quand on y regarde de près, ne correspondent à aucun animal connu ! Et toi qu’as-tu découvert ?

Isabelle : Il y a effectivement ce que l’on voit, ces bestioles étranges, mais palpitantes de vie dont tu parles. Et il y a le texte qui révèle ce qu’elles représentent : le processus de création. Ces bestioles sont donc des métaphores de ces idées que l’on sent virevolter toutes proches, qui nous échappent avant de resurgir au moment où on l’attend le moins. Si les illustrations ont une beauté qui se suffirait presque à elle-même, j’ai trouvé que l’album faisait très fort pour parler à hauteur d’enfant de ce processus créatif, en filant la métaphore.
Toi qui aimes écrire et créer, est-ce que cette métaphore et ces images t’ont parlé ? Y as-tu reconnu tes propres expériences ?

Colette : Je me rends compte que je n’avais jamais personnifié les idées. Je serai peut-être spontanément passée par l’allégorie, j’ai une tendance à idéaliser le monde des pensées et de l’abstraction. C’est d’ailleurs une des forces de cet album à mon avis : désacraliser les idées, leur donner la forme si familière et vivante des animaux, comme pour mieux les apprivoiser.
Et toi, y as-tu reconnu tes propres expériences, tu es aussi très familière du monde des idées ?

Isabelle : Oui, les « images » utilisées dans l’album m’ont énormément parlé, même si le type d’idées que je manipule au quotidien dans mes recherches est malheureusement moins joli ! J’ai été bluffée de voir représentés, incarnés le vertige d’une création dont les contours demeurent ouverts, l’intuition insaisissable qui palpite au bord de la conscience, la résistance que peuvent avoir certaines idées quand on tente de les fixer, la façon dont on peut tenter de les apprivoiser… J’ai trouvé que l’autrice montrait tout cela de façon très créative, en utilisant des mots imagés et des images qui incarnent des choses justement très abstraites.

Colette : Je suis tout à fait d’accord avec toi, l’autrice a réussi à incarner l’insaisissable !

Isabelle : Tu parlais justement d’apprivoiser le monde des idées : est-ce que tu as envie de parler de la façon dont l’autrice s’y prend ? Est-ce que cela fonctionne de ton point de vue ?

Colette : J’ai l’impression que l’artiste prône une forme de lâcher prise, comme si les idées les plus inspirantes arrivaient dans notre tête sans crier gare et surtout sans qu’on les sollicite. Je me reconnais complètement dans cette vision du fonctionnement de l’imaginaire, de la créativité. Par exemple quand je décide de me mettre au travail pour créer de nouvelles séquences pour mes élèves, ça ne marche pas. Par contre, si deux jours plus tard, je lis un livre, vois un documentaire ou partage une conversation avec une amie, là l’idée arrive et il faut que je la note au plus vite car je sais qu’à partir d’elle de nombreux autres idées vont germer – tu vois j’utilise plus facilement l’image de la germination que celle de l’animalisation. D’ailleurs, il me semble que l’autrice décrit avec son propre imaginaire le fonctionnement de la pensée en arborescence. Encore une image végétale !

Isabelle : Tout à fait d’accord. Il y a un passage où la voix narratrice se présente comme un spectateur du bouillonnement de ses idées. Cela m’a interrogée : le processus créatif n’est-il pas quelque chose de plus actif ? Mais en tournant les pages, on comprend que la création, ce n’est pas quelque chose de linéaire, organisé et conscient. Il faut parfois savoir lâcher-prise comme tu dis, garder son esprit ouvert. Et se montrer patient.
Les illustrations combinent des éléments détaillés et des esquisses aux contours très ouverts, voire des surfaces de pages complètement blanches. Qu’en as-tu pensé ?

Colette : J’ai trouvé ce choix extrêmement ingénieux pour rendre visible le rythme si particulier de la création avec ses moments d’euphorie et ses moments de calme plat, d’attente, plus ou moins patiente. C’est toute la puissance de cet album : rendre concret un mouvement, un mouvement puissant mais invisible. Il me semble qu’il permet de mieux comprendre justement que la création ne se décrète pas. Que c’est plus une question d’attitude, d’état d’esprit : il faut savoir se montrer disponible. Et c’est un très bel « enseignement » à transmettre aux jeunes lectrices et aux jeunes lecteurs.

Isabelle : Tout à fait d’accord. On voit presque les idées prendre forme sous nos yeux, certaines sont à peine esquissées, mais on pressent déjà tout leur potentiel. D’autres sont encore brouillonnes et très ouvertes dans leurs contours. Les espaces laissés blancs pourraient être vus comme un terrain de création à investir, une page blanche au sens très concret. Mais comme tu le dis, de manière imagée, ils montrent l’importance du vide qui fait si souvent défaut dans nos modes de vie effrénés.
J’ai trouvé que dans cet album, les mots avaient une intensité très forte. Peut-être l’économie de mots et leur choix, le positionnement du texte dans la mise en page, la façon dont ces mots et les illustrations se font écho. Est-ce que c’est quelque chose qui t’a marquée lors de ta lecture ?

Colette : Oui c’est un album au sens plein du terme, au sens où je les aime d’amour, un album où les images n’existent pas sans le texte et où le texte n’a aucun sens sans les images. Le fait que le texte ne soit pas toujours à la même place, qu’il faille parfois le débusquer, mime le cheminement même de l’idée qui est au coeur de ce livre. Les mots complètent parfaitement les images, ils apportent même à certains endroits une forme d’humour inattendu. Je pense au titre bien entendu avec son jeu de mots si bien trouvé, mais aussi à la page des idées « sans queue ni tête » où les mots viennent justement se placer en guise de tête de l’animal qui l’a perdue !

Isabelle : Elles m’ont fait forte impression, ces idées sans queue ni tête ! Il y a aussi quelque chose de poétique dans le choix des mots, leur sonorité. Par exemple :

« Baroques et biscornues
brouillonnes, hirsutes ou vacillantes,
elles se suivent, s’amalgament, se tissent, s’évaporent. »

Colette : Tu as raison de souligner la poésie du texte, j’ai aussi été sensible à la musicalité des mots qui participe aussi à rendre plus accessible ce sujet si ardu ! 

Isabelle : C’est un détail, mais le passage sur la technique de chasse m’a laissée un peu perplexe. Je ne suis pas sûre d’avoir compris ce que l’autrice voulait dire par « technique de chasse : la paresse à l’approche et sans filet. »

Colette : Je pense que justement c’est un jeu de mots – peut-être moins bien trouvé que les autres – qui annonce la métaphore animale et qui présente la création comme l’attente de quelque chose que tu trouves sans la chercher. D’ailleurs as-tu remarqué la citation de Gaston Bacherlard en exergue de cet album ? « Celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps cherché sans trouver. » Quelle fabuleuse citation pour résumer l’esprit du livre.

Isabelle : Oui, parfaite comme mise en bouche !

Colette : Et finalement, on n’a pas encore parlé des « drôles de bestioles » choisies pour incarner les idées. Car c’est aussi une sorte de fable qui se joue là. Ou peut-être un étrange bestiaire. As-tu apprécié le choix des animaux pour incarner telle ou telle idée ?

Isabelle : Oui, j’ai trouvé que cette idée fonctionnait très bien, à plusieurs égards. Les bestioles elles-mêmes font intensément plaisir à regarder avec leurs tentacules, leur pelage, leurs formes élégantes ou biscornues. Leurs caractéristiques reflètent très joliment celles des idées – indomptables, glissantes, étranges et inattendues puisqu’il ne s’agit pour la plupart pas de vrais animaux, mais de créatures inspirées à l’autrice par une liste d’espèces listées à la fin du livre. Les dernières pages soulignent peut-être justement le rôle de la nature comme source d’inspiration, décor favorable à la création ?

Colette : L’autrice a quand même choisi des animaux dont les caractéristiques étaient en totale adéquation avec son message : le poisson volant qui s’échappe dans tous les sens, le magnifique axolotl dans le bol du petit déjeuner est absolument parfait avec ses deux yeux noirs qui te regardent dans une gentille provocation… Je suis certaine qu’un petit enfant aura plaisir à retrouver les animaux cachés dans le livre. Isabelle Simler a quand même un don pour rendre la tessiture, la fourrure, l’épaisseur de la nature. Je trouve que cet album est à la fois un écho et un dépassement de ses autres livres qui déjà rendaient un hommage haut en couleur à la nature.

Isabelle : Mais oui ! Ça a dû être réjouissant de choisir ces bestioles. Ça donne envie de réfléchir aux animaux susceptibles d’incarner nos petites idées. Tu as raison, on retrouve ici le talent de naturaliste affirmé par l’autrice au fil des albums, mais revisité de façon tout à fait différente.

Colette : Quel a été ton animal préféré et pourquoi ?

Isabelle : Mes enfants et moi avons aimé la bestiole poilue sur la chaise au début, avec son regard ahuri qui donne l’impression qu’elle n’en revient pas d’être là. Et toi ?

Colette : Sans nul doute celui qui vient clore le livre. Ce magnifique renardeau en boule sur les pages du carnet de l’artiste ! Que j’aime cette idée de l’idée vivante mais endormie, domptée, apprivoisée. D’ailleurs en toute subjectivité j’y vois un écho au Petit Prince, récit dans lequel le renard incarne aussi une idée. Et cette métaphore du renard me rappelle également une BD, Goupil ou Face de Lou Lubie pour laquelle j’ai eu un coup de cœur récemment et dont j’avais parlé dans notre sélection d’automne dédiée à cet étrange animal.

Isabelle : On sent dans nos échanges, je pense, que c’est un album qui se lit de façon forcément particulière. Comment est-ce que ça s’est passé pour toi ?

Colette : C’est un album qui s’intériorise, non ? Mes fils n’ont pas adhéré à la lecture car j’ai mal choisi le contexte de ma lecture offerte : mes garçons dorment dans des lits superposés et seul Nathanaël voyait les images. Théodore entendait le texte mais n’y a pas trouvé grand intérêt. Il faudra que je retente en lecture-câlin, car il faut être tout prêt du livre pour en apprécier la beauté ! Quand je l’ai découvert et lu pour moi-même, ce fut une lecture jouissive, de celle où l’implicite est si fort et le besoin de déchiffrement si grand que tu y sens le défi intellectuel ! Et puis il y avait le plaisir de « voir exactement de quoi l’autrice parlait » . Et toi, comment s’est passée ta lecture ?

Isabelle : Je l’ai lu à voix haute également, avec mes garçons, en laissant le temps aux mots et aux illustrations de se déployer dans nos imaginaires. L’atmosphère était un peu hypnotique, le silence religieux. Je crois que nous nous sommes laissé envouter par la sonorité des mots et l’effervescence fascinante qui règne parmi les fameuses bestioles. Il y avait une sorte de tension aussi, nous nous demandions tout de même à qui appartenait l’œil de la couverture et ce qui allait bien pouvoir ressortir de tout ça. Après, j’ai eu envie de le relire plusieurs fois, je l’ai parcouru seule, avec ma mère, ma belle-soeur, dans le même état d’esprit que toi. Nous n’en n’avons pas longuement parlé avec les enfants, je ne sais pas comment ils ont perçu toutes les images et métaphores dont nous parlions. Ils ont surtout trouvé ces pages « très belles ». Ce serait intéressant de savoir comment de jeunes enfants perçoivent un tel album. À qui aurais-tu envie de le faire découvrir ?

Colette : En répondant à tes questions sur la créativité et l’aspect auto-réflexif de cet album, je me suis dit (tiens, une idée !!!) que je pouvais le lire en classe pour rassurer mes élèves et leur expliquer que c’est normal qu’ils ne soient pas inspirés du premier coup quand ils se retrouvent en situation d’écriture et qu’ils doivent rester à l’affût de tout ce qui leur passe par la tête. Que des images, des mots, des sensations, des émotions qui les traversent peut jaillir l’étincelle ! Ou le lièvre ! Ou l’antilope !

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Et vous, vous êtes-vous frotté.e aux drôles de bestioles d’Isabelle Simler ? Si ce n’est pas le cas, nous espérons vous avoir donné envie de les apprivoiser !

Sous ta peau, le feu – de Séverine Vidal, roman reçu avant publication

Le dernier roman de Séverine Vidal, Sous ta peau, le feu, nous transporte dans le Bordelais, une vingtaine d’années avant la Révolution française, en pleine épidémie de variole. Ange, 17 ans, accompagne son père médecin qui l’initie au métier et tente de canaliser un peu ses rêves révolutionnaires : pas toujours évident face à tant de fougue – plus encore depuis sa rencontre avec la jeune Esmée dont la famille a été décimée par la maladie… Un roman historique aux accents très actuels, donc, que nous avons eu la chance de découvrir en avant-première, suite à l’entretien que Séverine Vidal nous a accordé en mars 2021. Quelques semaines plus tard, nous recevions Sous ta peau le feu avant parution, pour une lecture attentive et enthousiaste, assortie de l’invitation à faire part de nos retours à l’autrice. Dans ce billet, nous revenons sur cette expérience qui ne nous a pas laissées indifférentes !

Sous ta peau, le feu de Séverine Vidal, Nathan, 2021.

Comment avez-vous eu connaissance de l’opportunité de lire Sous ta peau, le feu avant publication ? Aviez-vous déjà eu de telles occasions ? Si oui pour quels textes ?

Isabelle : C’est Pépita, branche fondatrice de notre bel arbre, qui a été contactée début 2021 par Séverine Vidal suite à l’entretien qu’elle nous avait accordé. L’autrice était intéressée d’avoir des retours sur son manuscrit. Je savais déjà que j’appréciais ses livres, je n’avais jamais eu l’occasion de commenter un roman en amont de sa publication, j’aimais l’idée que nous soyons plusieurs par ici à nous prêter à l’exercice en même temps : j’ai saisi la perche !

Lucie : Tout comme Isabelle. Pour moi, c’était une première pour un roman jeunesse, mais j’ai l’habitude de le faire pour les romans de mon mari. Cela dit, l’expérience a été très différente ici, car j’ai aussi beaucoup apprécié de pouvoir en discuter avec vous. Comme toujours, on ne voit pas toutes les mêmes choses et c’est enrichissant !

Colette : Je n’avais jamais non plus eu une telle opportunité. J’ai vraiment vécu cela comme un cadeau, une précieuse faveur d’autant plus que je venais de lire plusieurs romans de Séverine Vidal que j’avais vraiment beaucoup appréciés, Des astres et Soleil glacé. Qu’une autrice comme Sévérine Vidal nous confie son texte, c’était pour moi la preuve très concrète que ce que nous faisons A l’ombre du grand arbre compte pour les auteur.e.s.

LiraLoin : Tout comme vous, c’est après l’interview qu’elle nous accordé que, très vite, nous avons été sollicitées pour lire son roman avant publication. J’ai été tout de suite très émue et enthousiaste. En effet, j’avais déjà lu la Drôle d’évasion, Pëppo et L’Été des Perséides.

Que vous a apporté cette expérience ?

LiraLoin : Beaucoup, car c’était une première et j’ai trouvé cette démarche intéressante. Le plus amusant c’était de vous savoir toutes en train de lire le roman, un p’tit lien malgré cette distance. Après, j’étais hyper stressée car pas du tout à l’aise avec l’exercice : j’aime analyser, mais pas critiquer. Je n’ai pas assez confiance en moi pour expliquer à un auteur que tel ou tel passage n’est pas plaisant ou qu’il manque des précisions… Séverine Vidal n’est pas une débutante ! Lorsque j’ai lu vos retours, je me suis sentie un peu naze car les miens n’étaient pas aussi précis que les vôtres. J’ai bien aimé mais je ne suis pas certaine d’être à la hauteur de ce que peut attendre un écrivain.

Colette : J’ai adoré cette expérience car elle a légèrement modifié ma manière de lire ce texte : j’ai été beaucoup plus attentive à la structure du récit, d’autant plus que dans Sous ta peau, le feu, la structure en deux parties est vraiment fondamentale. Savoir que nous participions à un texte en cours d’écriture, une sorte de work in progress, c’était vraiment enthousiasmant intellectuellement : nous étions en quelque sorte en train d’écrire le texte à plusieurs mains et j’ai toujours été très intriguée par les procédures d’écriture collective découvertes lors de mes études de lettres (démarches de l’OULIPO, ou des surréalistes avec les cadavres exquis par exemple). Au-delà de la démarche artistique, il y a aussi la démarche relationnelle qui m’a beaucoup plu : une auteure nous faisait confiance, nous étions toutes en train de lire le même texte, en même temps, de manière unanime, c’est finalement une expérience de vie assez extraordinaire.

Lucie : Je vous rejoins sur le sentiment de légitimité qu’une telle proposition apporte à notre blog, le plaisir de vous imaginer en train de découvrir le texte en même temps que moi (et en avant-première !), nos échanges à son sujet… Mais aussi sur la difficulté à cerner ce que Séverine Vidal attendait réellement de nous. Comme tu le dis Frédérique, ce n’est pas son premier roman : attendait-elle simplement une validation ou des retours sincères ? Et, le cas échéant, qui suis-je pour lui dire que tel personnage agit de manière illogique ? Pas simple de trouver l’équilibre et le ton juste dans le mail que je lui ai envoyé ! En bref, j’ai adoré partager cette expérience avec vous, mais ce n’était pas forcément évident.

Isabelle : C’est vrai que c’est excitant d’avoir dans les mains un texte encore ouvert. J’ai surmonté les questionnements que vous évoquez en me disant que Séverine Vidal s’intéressait à l’avis de celles et ceux à qui ce roman s’adresse : ses lecteur.ice.s. Et en la matière, nous étions légitimes pour lui faire part de notre sentiment, en tant que grandes consommatrices de livres !

En quoi est-ce une expérience de lecture différente d’une lecture de texte publié ?

Isabelle : La demande d’un retour, sur un texte qui pouvait encore bouger a beaucoup modifié ma manière de lire. Je ne me suis pas complètement autorisée à glisser dans l’histoire, me posant en cours de lecture des questions qui n’émergeraient normalement qu’au moment d’écrire mon billet, après avoir terminé le livre (ou même pas du tout) : le récit était-il cohérent sur tous les points ? Bien construit ? Manquait-il quelque chose ? C’est comme ça que j’ai remarqué que si on recoupait les informations sur l’histoire d’Ange, on se rendait compte que ce personnage avait dû prendre une décision très importante à seulement cinq ans. Je n’aurais jamais remarqué cela en lisant « normalement » le roman, mais certain.e.s lecteur.ice.s, notamment les jeunes, peuvent être très attentifs à ce genre de détails. C’est un point que l’autrice a modifié dans le manuscrit final, je suis heureuse si mes remarques ont été utiles.

LiraLoin : J’ai lu avec attention mais je n’ai pas pris le temps d’analyser comme vous l’avez fait et je dois avouer qu’une deuxième lecture aurait eu plus d’impact. Ma première lecture n’a pas suffi pour repérer tous les détails. Comme je le disais, j’avais la pression : qui suis-je pour me permettre de faire des retours ? Je suis restée trop focalisée sur les sensations que m’apportait l’écriture et j’ai eu du mal à me détacher de cette sensation que me procuraient les mots. Si c’était à refaire, j’aborderais ma lecture différemment.

Colette : J’ai vécu cette opportunité comme une occasion de pouvoir faire mes remarques de lectrice en direct à l’auteure, mais pas du tout dans l’esprit d’une correctrice. Je n’ai pas pensé que Séverine Vidal changerait des choses dans son récit et d’ailleurs je n’ai toujours pas lu la version définitive mais à te lire, Isabelle, je comprends que l’auteure a tenu compte de certaines de nos remarques – et j’en suis encore plus honorée ! Pour résumer c’était une expérience de lecture différente parce que je pouvais communiquer avec l’auteure mais comme Frédérique je me suis complètement laissée emporter par les mots, enfiévrée par cette passionnante histoire d’amour naissant et de femmes puissantes !

Lucie : Tout à fait d’accord avec Colette, je l’ai plus lu comme un texte achevé, avec toutefois la possibilité d’émettre quelques petites remarques, mais pas celle d’en modifier la structure ou l’histoire. Là, pour le coup, je ne me serais pas sentie légitime du tout !

Qu’est-ce qui vous a marquées à la lecture, quels sont les aspects sur lesquels vous avez échangé avec l’autrice ?

LiraLoin : J’ai apprécié l’actualité de cette lecture : satané virus ! Un point que j’ai transmis à l’autrice concernait le besoin, de mon point de vue, de plus de descriptions de paysages pour bien ancrer les scènes. Ça commençait bien avec la description du château mais je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à plus de détails.

Lucie : Je te rejoins Frédérique. Je n’ai peut-être pas été assez attentive au début, mais je n’avais pas compris où se situait l’histoire : j’ai un peu manqué de descriptions ou d’indices géographiques. Séverine Vidal m’a répondu avoir situé l’action à Lacanau (La Canau, à l’époque), mais elle n’a pas eu envie de tout nommer avec précision. J’ai noté aussi de très jolies phrases et trouvé le parallèle entre les chimères et Ange intéressant : sa situation (n’en disons pas plus ici pour ne pas divulgâcher) est tellement étonnante pour l’époque !

Isabelle : C’est drôle ce que tu dis sur les chimères, c’est un aspect qui m’a interrogée aussi. Je me suis demandé pourquoi le père d’Esmée a des préoccupation aussi particulières (livres en cuir humain – qui ont vraiment existé, je suis allée vérifier, taxidermie, construction de ces fameuses chimères), ou plus précisément quel rôle cela jouait pour l’intrigue. Je n’avais pas pensé à faire ce parallèle avec Ange !
Si quelque chose m’a fait un peu tiquer, ce serait peut-être des doutes quant à la crédibilité d’un homme comme le père d’Ange. Je me suis demandée si la tonalité de certains dialogues marqués par la connivence entre Ange et son père manquait de crédibilité. Les deux évoquent leur époque avec beaucoup d’ironie (« Prête à épouser un beau garçon et le servir, ta vie durant ? »), tout cela me semblait difficile à s’imaginer au XVIIIe siècle. J’ignore peut-être certaines prémisses des idées « féministes », mais il me semble que c’est quelque chose qui se développe de façon aussi explicite plutôt au siècle suivant.

LiraLoin : Je me suis aussi demandé si, à l’époque, même un médecin était aussi ouvert d’esprit.

Colette : L’époque de la narration est celle qui voit la naissance d’Olympe de Gouges, pionnière du féminisme en France, donc il ne me paraît pas incongru que des jeunes gens portent déjà – à voix basse – les réflexions menées par Ange. D’ailleurs ce n’est sans doute pas un hasard si sa mère se prénommait Olympe.

Isabelle : Oui. Mais Olympe de Gouges est vraiment une pionnière. Ce n’est pas facile pour un enfant de médecin élevé par son père à la campagne de penser hors des cases en s’affranchissant de toutes les normes de son époque – beaucoup plus tard, dans un tout autre contexte, Marx avait développé son concept d’aliénation pour susciter des prises de conscience qui semblèrent longtemps impossible malgré des injustices criantes et des situations de facto insupportables. Pour vous donner une comparaison, j’ai trouvé que la prise de conscience et le cheminement vers l’émancipation étaient plus crédibles dans le roman sur Rosa Bonheur : nous sommes cinquante ans plus tard, son père est un Saint-Simoniste et donc formé aux idées progressistes et malgré cela, son discours (apprends la couture pour pouvoir rester indépendante matériellement) doit être replacé dans l’époque pour en saisir tout le côté pionnier. Et Rosa chemine pas à pas.

Comment avez-vous vécu la correspondance avec Severine Vidal ?

Colette : J’ai trouvé cette correspondance très motivante car c’est à cette occasion que j’ai découvert que Sévérine Vidal vivait près de chez moi et surtout dans le village d’une collègue chère à mon cœur qui est très engagée pour la culture. Des liens se sont créés entre nous trois : ma collègue a commandé plusieurs livres de Séverine Vidal pour la bibliothèque de son village, se servant de mes chroniques pour les valoriser et communiquant avec Séverine pour des animations à la bibliothèque. J’ai eu la chance de rencontrer Séverine Vidal au festival Lire en poche de Gradignan et elle m’a tout de suite associée au Grand Arbre et à notre lecture commune de Sous ta peau, le feu. C’est un sentiment tellement agréable que celui d’appartenir à un cercle d’autrices et de lectrices !

Lucie : Comme je l’ai dit, j’étais dans mes petits souliers. Pas facile de trouver les mots justes, faire attention à la sensibilité de l’auteur qui prenait le risque de nous faire lire son roman encore inachevé.

LiraLoin : C’était aussi assez angoissant pour moi, comme une attente de résultat lors d’un entretien d’embauche. Je n’attendais pas grand chose vu le peu de remarques que j’ai pu faire sur mon retour de lecture et c’est pour cela que je n’étais pas à l’aise. Je ne me sentais pas du tout légitime. Mais j’ai été ravie que Séverine Vidal me réponde et prenne en compte mes suggestions.

Isabelle : Je trouve que vous mettez bien en mots ce qu’un tel échange peut avoir de grisant et d’intimidant en même temps. Quand on chronique des livres, on a parfois la chance de pouvoir dialoguer avec l’auteur.ice. C’était la première fois pour moi qu’un tel dialogue se faisait en amont de la publication, mais l’expérience se rapprochait de la situation où un.e. auteur.ice lit notre billet et prend le temps de réagir. Cela fait toujours immensément plaisir et donne l’impression d’être prise au sérieux par celles et ceux qui écrivent nos livres. Ils sont souvent curieux de sonder notre expérience de lecture. En même temps, c’est intimidant comme vous le soulignez. Et cela peut être étrange quand on a lu déjà plusieurs livres parce qu’écrire et lire, c’est quelque chose d’assez intime et que même si on ne se connait pas personnellement, on peut avoir l’impression d’avoir partagé quelque chose d’assez personnel.

Suite à nos échanges, Séverine Vidal a eu la gentillesse de nous répondre de façon individuelle et de nous envoyer un exemplaire de son roman paru en août avec cette dédicace.

Sans oublier notre collectionneuse de papillons, Colette…

La dédicace finale a-t-elle eu une résonance particulière pour vous ?

LiraLoin : Une très grande fierté m’a envahie, celle d’appartenir à ce groupe de blogueuses : A l’Ombre du Grand Arbre. C’était la première fois aussi que mon prénom était cité en remerciement. J’ai été très touchée.

Colette : D’une certaine manière oui, car j’ai été oubliée par l’éditeur dans la dédicace ! Je pense que je ne m’en serais pas rendu compte mais Séverine Vidal y a été très attentive et me l’a signalé par mail. J’ai trouvé cette attention assez exceptionnelle. Le plus important me semble-t-il, comme le disait Lucie, c’est la reconnaissance du travail mené ensemble à l’ombre de notre grand arbre : lire Sous ta peau, le feu en avant-première a été une aventure très fédératrice ! Et je suis prête à recommencer !

Lucie : J’ai trouvé cette attention très sympa, et surtout me retrouver citée avec vous, en collectif (même s’il manquait Colette qui avait partagé cette lecture avec nous) m’a vraiment plu. Petite fierté partagée. J’espère avoir l’occasion de renouveler l’expérience !

Merci encore à Séverine Vidal pour sa disponibilité et sa gentillesse !

Pour finir de vous donner envie de lire Sous ta peau, le feu, n’hésitez pas à lire les avis complets de Linda, Isabelle et Lucie !


Lecture commune : Incroyable !

Incroyable de Zabus & Hippolyte, Dargaud, 2020.

Cet été, Colette la collectionneuse de papillons, Isabelle de L’île aux trésors et Frede Liraloin se rencontraient lors d’une journée plage et librairie autour de la littérature de jeunesse. De ces échanges, l’envie est née de proposer une prochaine lecture commune autour de la bande dessinée. Véritable coup de cœur pour Liraloin, Incroyable ! nous a fait rencontrer un personnage tout à fait original qui nous a entraînées dans une histoire… incroyable. Pour en savoir plus, c’est ci-dessous que se déroule la discussion…

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LIRALOIN : Qu’avez-vous pensé de la couverture ? Quel genre d’histoire peut en émerger ?

LUCIE : Tous ces livres, ça m’a immédiatement donné envie de m’y plonger ! On sent bien l’atmosphère de (vieille) bibliothèque avec ces tons chaleureux jaunes et marrons. Il y a ces étoiles et ces planètes dont on se demande un peu ce qu’elles font là, pour moi elles annonçaient un personnage rêveur. Mais il y a aussi cet enfant seul sur lequel plane une ombre démesurée, peut-être inquiétante… Bref, une couverture intrigante à tous points de vue et aucune idée de l’histoire qui pouvait en émerger !

COLETTE : J’ai complètement craqué sur cette couverture : ce tout petit personnage au milieu de ces immenses murs de livres, je l’ai vu comme une invitation aux voyages, multiples et fascinants, que peut offrir la littérature. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour les bibliothèques et notamment pour celles que l’on peut voir dans certains films où les livres montent jusqu’au plafond. L’exclamation du titre Incroyable ! a rajouté à ma fascination. J’ai adhéré tout de suite ! Mais j’ai été complètement surprise et déroutée par ce que j’ai trouvé derrière cette couverture. Ce n’était pas du tout l’histoire à laquelle je m’attendais !

LIRALOIN : Pour ma part, j’ai été de suite attirée par cette immense bibliothèque et ce personnage tellement petit au milieu de ces volumes ! Je n’ai pas repéré l’univers en bas de page. Du moins, je n’y ai pas fait assez attention. Et pourtant, ce détail a toute son importance.

ISABELLE : Moi non plus, je n’ai pas vu tout de suite les étoiles. Mais j’ai été happée par cette couverture lumineuse, la délicatesse du trait et la mignonnerie du minuscule lecteur. Colette, est-ce que tu faisais référence à la quatrième de couverture quand tu disais avoir été surprise ? Parce que je vous avoue que de mon côté, je n’ai pas été attirée par le résumé qui parle de TOC et d’hypocondrie et qui m’a semblé annoncer quelque chose de pesant. Heureusement que je me suis fiée à vos impressions, il aurait été dommage de rebrousser chemin !

COLETTE : Isabelle, je faisais référence à la multitude de livres sur la couverture qui pour moi annonçait une histoire sur le plaisir de lire… alors que ce n’est finalement pas du tout le sujet.

LIRALOIN : Maintenant, il nous faut parler de ce drôle de prologue ! Il est étonnant, décalé, drôle et donne un ton particulier, non ? Qu’en avez-vous pensé ?

ISABELLE : Tout à fait d’accord, voilà une entrée en matière tout à fait intrigante. Le narrateur nous parle de l’histoire et nous invite à l’inspecter d’abord « de l’extérieur », brossant le décor (savoureusement belge), listant les personnages comme au début d’une pièce de théâtre, dont bien sûr le petit Jean-Loup. On prend une distance par rapport au récit avant d’y plonger. C’est un peu vertigineux lorsque le narrateur attire notre attention sur la conjonction improbable de contingences qui conduisent à la présence du petit bonhomme dans la bibliothèque où tout commence. Et en introduisant « l’accessoire » de la peau de banane assortie d’une citation de Tchekov qui suggère qu’elle aura forcément un rôle-clé, les auteurs placent le récit sous tension, avant même qu’il ne commence. J’ai trouvé ça malin et réjouissant.

LUCIE : J’ai beaucoup aimé aussi cette manière de nous inviter à découvrir le contexte de l’histoire. Et c’est une introduction décalée mais pertinente, car la Belgique (en tout cas son roi) va jouer un rôle déterminant et cette réflexion sur les conditions nécessaires à la naissance de Jean-Loup est vraiment liée à son mode de pensée.

COLETTE : Je soulignerais en plus le style graphique d’Hippolyte qui tient lui aussi du savant équilibre : sa manière de cadrer, son trait un peu flou, son utilisation de la couleur – parfois très peu, parfois beaucoup – , sa manière singulière d’utiliser le blanc de la page, de ne pas dessiner de cadre autour des vignettes, de ne pas délimiter les choses, introduit de manière esthétique tout ce qui va faire la poésie de Jean-Loup. Et quel bonheur de terminer le prologue sur ses deux pages teintées d’ocre avec cette fabuleuse bibliothèque de l’école St Vincent, celle-là même qui me fascinait déjà sur la couverture !

LIRALOIN : Le prologue se joue dès la couverture intérieure, cette poignée de porte avec un prénom et deux étoiles. Est-ce celui du personnage qui est sur la première de couverture ? Puis cette page de titre et oui, on retrouve cette petite tête blonde « qui plane dans le cosmos »… qui en dit long sur ce qui va se jouer ensuite. Quelle entrée en matière que ce levé de rideau ! Enfin quelle joie que cette histoire se déroule en Belgique, pays frontalier de mon enfance. Oui, tout à fait, c’est décalé et astucieux et longtemps dans ma lecture j’ai attendu « le moment de la banane » en référence à Tchekhov et enfin le lecteur comprend que ce p’tit gars s’appelle Jean-Loup et qu’il plane réellement.
Après le prologue, on a cette première formidable page d’ouverture de chapitre, en noir et blanc, qu’on retrouvera tout au long de la BD et qui témoigne d’une certaine virtuosité en matière de dessin ! J’ai adoré ces planches, presque documentaires, si élégantes ! Et vous ?

ISABELLE : Nous avons adoré aussi ces planches. La curiosité semblait déjà à son comble à la fin du prologue, elle monte encore d’un cran quand on tombe sur cette Fiche 965 qui semble effectivement tirée d’un ouvrage documentaire. Outre l’élégance du dessin, dont tu parlais, nous voilà confrontés, au fil de l’intrusion de ces fiches dans le récit ici et là, à des faits étourdissants et fascinants. Car là se trouve le fil conducteur – les fiches, c’est le grand dada de Jean-Loup…

COLETTE : Concernant les fiches, les informations que nous apprenons sur les acariens par exemple dans la fiche 2441, ont fait le tour de la famille ! Elles ponctuent le récit avec un humour décalé tout à fait délectable.

LUCIE : Pareil, nous avons beaucoup apprécié ces fiches. Les informations sont présentées avec un aspect concret qui plaît bien. Par exemple, cette première « fiche 965 » (déjà ce nombre qui donne une idée de la passion de Jean-Loup !) ne se contente pas des « deux millions cinq cent mille litres de sang », elle fait le lien avec les 4 piscine olympiques qui permettent de visualiser la quantité.

LIRALOIN : Comment avez-vous abordé la lecture du premier chapitre ? Est-ce que cela n’a pas été trop pesant?

COLETTE : Je me souviens surtout que je me suis demandée dans quel genre de narration je m’étais embarquée. Je n’arrivais pas vraiment à voir où les auteurs voulaient nous mener, c’était très intriguant ce petit bonhomme plein de TOC, si seul et pourtant tellement habité par ses fantômes, fantômes mystérieux, un brin absurdes, que ce soit son grand-père paternel ou le roi des belges. J’ai vraiment apprécié la manière dont les auteurs ont rendu palpable la vie intérieure et tourmentée de Jean-Loup. Et j’ai surtout totalement adoré la manière dont cet enfant résiste. Résiste à quoi ? Au chapitre 1, c’est encore un mystère…

LUCIE : Je ne savais pas trop à quoi m’en tenir : Jean-Loup est-il un enfant à l’imagination débordante qui met en place des challenges et des jeux sur la route du retour ? Ou est-ce plutôt des TOC envahissants qui le contraignent ? C’est à la page 17 que l’on se rend compte que ce n’est pas un jeu et que cette histoire de points a vraiment de l’importance pour Jean-Loup. Cela installe une certaine tension, qui s’accentue avec le « Papa sera content. Ou du moins, il ne se fâchera pas » et augmente encore avec cet ancêtre atroce qui lui dit cette phrase horrible « Tu es la honte de la lignée paternelle ».
Je te rejoins, Colette, les auteurs ont réussi à vraiment transmettre le désordre intérieur qui secoue Jean-Loup. Heureusement qu’il y a ce roi des Belges pour alléger l’atmosphère !

LIRALOIN : Tout comme vous j’ai été un peu mal à l’aise avec ce chapitre, c’est lourd cet héritage familial : être quelqu’un, devenir quelqu’un. Ce qui me frappe le plus, c’est cette solitude. Une solitude si pesante que Jean-Loup s’invente des personnages dont un cruel pour un enfant de son âge. Oui heureusement que le Roi des belges tant apprécié détend l’atmosphère.

ISABELLE : Je ne dirais pas pesant pour ma part. Plutôt déconcertant : on ne sait pas trop sur quel pied danser face à cet adorable énergumène. S’il s’agit d’un jeu, de troubles alarmants, d’une imagination absolument débridée ou, comme tu le disais Colette, d’une stratégie de résistance. On ne sait pas s’il faut pleurer, mais le rire n’est pas loin non plus.

LIRALOIN : Justement parlons un peu d’humour et comme le dit très bien Isabelle, on ne rigole pas pour le moment même si des situations font sourire comme les tocs de notre jeune héros. Le chapitre 2 nous fait entrer dans l’histoire autrement rien qu’avec l’évocation de la fiche 2639. Qu’en pensez-vous ?

COLETTE : La mort semble avoir une place prépondérante dans les préoccupations de notre jeune héros, mais sa manière de l’aborder à travers ses recherches sur les rites funéraires est vraiment passionnante ! Quant à l’humour, tu as raison, il s’immisce ici et là, dans la page d’ouverture du chapitre 2 – vive la trivialité qui nous fait redescendre sur terre- et dans les apartés du narrateur qui nous invitent à mettre de la distance et à ne pas sombrer dans le pathétique qui caractérise quand même le quotidien de Jean-Loup.

ISABELLE : Je vous rejoins, bien sûr, sur le fait que le quotidien de Jean-Loup s’avère tout de suite assez alarmant, mais j’ai trouvé que le rire était là aussi dès le tout début – au plus tard avec l’intrusion du roi des Belges dans l’histoire ! Son surnom, sa façon étrange de parler, sa manière ironique de célébrer la Belgique, et bien sûr les petites remarques du narrateur dont tu parlais Colette, tout cela est drôle et l’on rit d’autant plus volontiers que le contexte est angoissant. Tout cela va monter crescendo, mais en restant bien dosé. Alors que les défis de Jean-Loup se corsent, l’humour prend un autre tour avec la fiche 2639 que l’on va retrouver par la suite et qui confine au burlesque (je pense notamment à la scène dans les toilettes du palais).

LUCIE : Ce deuxième chapitre est très riche ! La trivialité de la fiche 2639 est effectivement assez représentative du ton de cette BD. On aborde des sujets graves, mais on ne se prend pas au sérieux, et l’humour permet clairement de désamorcer les tensions. Parce que niveau pathétique, il y a quand même du dossier entre ce père qui multiplie les « attends une minute Jean-Loup, j’arrive« , la résolution du mystère autour de cette boite et le mystérieux coup de téléphone qui semble récurrent. C’est confirmé, cet enfant n’est vraiment pas aidé !
Heureusement, l’exposé faussement improvisé, la passion de Jean-Loup pour ce sujet macabre emporte toute la classe le révèle, d’une certaine façon. Les ailes et l’élan que donne la réussite est vraiment bien transcrite je trouve. On a l’impression que Jean-Loup est enfin libéré, au moins pour ce moment, de tout ce qui lui pèse.
Vous souvenez-vous ce que vous avez pensé des coups de téléphone ?

ISABELLE : Le téléphone qui sonne sans personne d’autre au bout du fil d’une respiration faible contribue encore à instaurer un climat inquiétant. Je me suis demandée si j’avais à faire à un scénario de film d’horreur dans lequel quelqu’un s’attacherait à persécuter le pauvre Jean-Loup ou si c’était encore un effet de son imagination. Dans les deux cas, le malaise est là.

LIRALOIN : Mais justement l’humour prend le pas et Lucie a raison, la légèreté s’installe : « rentrant chez lui… Jean-Loup est tellement content… qu’il vole dans le ciel, embrasse les passants et engueule son père qui ne prend jamais le temps de l’écouter ! « , cette pleine page est un peu « tromperie sur la marchandise » ou « chasser le naturel, il revient au galop », les angoisses reprennent le dessus.
Est-ce que vous pensiez, à ce moment de l’histoire, que Jean-Loup allait s’en sortir. Est-ce que l’arrivée du Parrain change les choses ?

LUCIE : Mais oui, l’arrivée du parrain change tout ! Bon, je ne suis pas très objective, j’adore ce personnage, mais quand même : enfin un adulte qui se préoccupe de Jean-Loup. À sa manière, maladroite, avec un humour bien gras et des goûts musicaux douteux, mais heureusement que ce parrain est là !

COLETTE : Comme Lucie, j’adore le personnage du parrain. Je trouve que ce parrain tient le merveilleux rôle de « consoleur ».

ISABELLE : Ce parrain, c’est aussi un peu tout le contraire de ce qu’on a vu jusque-là. La vie de Jean-Loup est solitaire, silencieuse et peuplée d’angoisses, son parrain est exubérant, volumineux et insouciant. Son intrusion bruyante détonne !

LIRALOIN : Son arrivée dédramatise la vie de Jean-Loup, je dirais : enfin une personne qui l’aime. Un instant le lecteur oublie le père hyper occupé et l’absence de la maman. Heureusement qu’il est là notre parrain rigolo !

ISABELLE : Cette BD est pleine de philosophie, non ? Il me semble que c’est quelque chose qui la traverse de bout en bout, j’aurais été intéressée d’avoir votre ressenti là-dessus !

LUCIE : Autant j’ai senti la résilience et la force de vie de Jean-Loup en dépit de toutes les difficultés auxquelles il fait face et aimé le rôle donné aux petits riens (la peau de banane, l’acarien…) autant je suis passée totalement à côté de la philosophie que tu évoques.

ISABELLE : Je faisais référence aux réflexions du narrateur et de Jean-Loup sur ce que la vie a de contingent. Dès le prologue, on est invité à s’étonner de la suite prodigieuse d’événements improbables qui aboutissent à l’existence-même de Jean-Loup. Il y a vers le milieu de la BD cette parenthèse philosophique. Cette exaltation sur ce que la réalité a d’incroyablement contingent revient dans les dernières pages, après le passage de la comète et dans le discours final. Tout cela a vraiment quelque chose de réconfortant, comme si les auteurs nous chuchotaient de ne jamais désespérer : la vie n’est-elle pas faite des développements les plus inattendus ? On peut avoir l’impression que le sort et les déterminismes (incarnés ici par l’ancêtre qui assène ses convictions sur ce qu’on fait et ne fait pas dans cette famille) s’acharnent, il faut se dire que le moindre petit acarien présent au bon endroit et au bon moment, la moindre petite peau de banane de Tchekov peut TOUT changer.

LIRALOIN : Je comprends ce que veut dire Isabelle, oui cette BD est très philosophique car pleine d’espoir. L’espoir de pouvoir réussir à dépasser ses névroses, à accepter d’avoir sa propre personnalité sans ressembler à son père ou sa mère !

LUCIE : Je vois aussi Isabelle, maintenant ! C’est peut -être ce à quoi l’Incroyable du titre fait référence d’ailleurs. Incroyable que nos ancêtres se soient rencontrés successivement pour aboutir à notre existence, incroyable comme un détail peut changer notre vie…
Et, je vous rejoins : beaucoup d’espoir. Heureusement vu la situation dans laquelle on découvre Jean-Loup !

COLETTE : J’ai pensé à tous les petits gestes de Jean-Loup que j’ai qualifié de toc dès le départ alors qu’en fait ils peuvent être vus comme des rituels qui assurent Jean-Loup et le rassurent, qui lui permettent de se lancer et d’avancer. Finie la vision misérabiliste de notre petit héros et vive cette vision enthousiasmante de la magie qu’il a su mettre dans sa vie malgré la solitude ! Je me suis dit que j’avais encore beaucoup de choses à apprendre de notre jeune héros.

LUCIE : Cela dit, il me semble qu’on est au-delà du rituel rassurant parce qu’il se met une grosse pression pour réussir ses challenges. Plus que les petits « jeux » qu’on peut mettre en place sur un trajet régulier, c’est cet aspect qui m’a questionnée tout de suite.
Nous qui vivons en république, nous ne sommes pas familières du rapport aux monarques. J’ai trouvé que Jean-Loup avait une relation très particulière au roi des Belges : il lui écrit, c’est la forme de son compagnon imaginaire, il compte sur lui pour trouver le sujet de son exposé… C’est un lien plutôt personnel, et il ne me semble pas que l’on ait ce type de rapport avec un président. Est-ce que ça vous a interpellées vous aussi ?

LIRALOIN : Je n’ai pas été plus étonnée que ça, les belges sont très attachés à leur roi. Après je dirais que son attachement est autre, comme Jean-Loup souffre de l’absence de ses parents, il le manifeste ainsi, en s’imaginant avec lui. Il est une figure paternaliste en quelque sorte.

COLETTE : J’ai trouvé cette relation très positive. Je me souviens avoir vu un épisode de Nus et culottés où Mouts et Nans, les deux protagonistes, étaient en Belgique et devaient rencontrer le roi des belges pour manger des chocolats avec lui. Et ils ont pu très facilement rencontrer des ministres belges, qui prennent le métro ou sortent dans la rue comme tout le monde. J’ai trouvé ça formidable, cette proximité dirigés/dirigeants.

LIRALOIN : Tout comme nous l’indique la fiche 2752, les hommes modernes n’occupent que 0.0001% de l’histoire de la Terre. Finalement celle de Jean-Loup n’est qu’une toute petite histoire d’enfant parmi tant d’autres et pourtant elle a bien alimenté nos conversations. Qu’allez-vous retenir de l’aventure de ce petit gars sur Terre ?

LUCIE : Je retiendrai cette espérance qui se dégage de la fin. Quand on rencontre Jean-Loup il cumule les difficultés familiales notamment mais pas que. Et en quelques jours, en quelques rencontres, il perçoit de la lumière. Tout n’est pas résolu pour autant, mais j’ai été soulagée de le quitter mieux accompagné et armé pour la suite. C’est une jolie histoire de résilience.

ISABELLE : Oui, l’humanité semble dérisoire, mise en perspective par rapport l’univers dans son entier. Et ce petit garçon plus minuscule encore. Mais justement, ses réflexions nous invitent à nous émerveiller des millions de petits hasards qui, parmi l’infinité des possibles, ont fait qu’on soit là tel qu’on est. Et à nous réconforter, quand la vie se montre dure, à l’idée des hasards futurs qui peuvent faire bifurquer la vie dans de chouettes directions.

COLETTE : Ce que je retiendrai c’est la force créative de ce petit humain que la vie malmène. Une force créative qui permet de sublimer l’obscurité de l’existence.

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Et vous, avez-vous lu Incroyable ?

Lecture commune : Rois et reine de Babel

Sous le Grand Arbre, nous aimons beaucoup le travail de François Place. Qu’il soit auteur, illustrateur ou les deux, il a le pouvoir de nous emporter vers des mondes merveilleux. C’est donc avec enthousiasme que Colette et Lucie ont lu et discuté de Rois et reines de Babel !

Rois et reines de Babel de François Place, Gallimard Jeunesse, 2020

Lucie : En récupérant cet album à la bibliothèque, j’ai été surprise par sa taille, qui sort de l’ordinaire. T’attendais-tu à un livre aussi grand ?

Colette : C’est un format très original que François Place explore pour la première fois me semble-t-il. J’étais habituée au format paysage de plusieurs de ses livres, mais là en effet on ouvre les portes en grand d’un univers foisonnant !

Lucie : J’avoue que ce grand format m’a vraiment plu à moi aussi. En voyant sa taille et en le soupesant j’ai pensé que ça allait être une œuvre à la hauteur de mes attentes : élaborée, foisonnante… J’étais prête pour le voyage auquel François Place me conviait, quel qu’il soit !
Et comme je sais que ses illustrations sont toujours pleines de petits détails, j’ai pensé que ce grand format me permettrait de les apprécier pleinement.
L’illustration en couverture est déjà impressionnante. Te souviens-tu de tes premières impressions ?

Colette : Wouahh ! Que c’est beau ! Du grand François Place ! Voilà ce que je me suis dit ! Une couverture à la fois classique dans sa mise en page et d’une richesse architecturale et géographique incroyable. Un bijou pour les yeux à observer minutieusement.
Et toi, qu’en as-tu pensé au premier abord ?

Lucie : Je suis d’accord avec toi, elle est magnifique. Cette couverture a renforcé mon premier sentiment : très clairement, elle annonce l’œuvre ambitieuse qu’est Rois et reines de Babel. Une fresque dense et élaborée pour mener une réflexion sur la culture et le rôle des dirigeants.
Ça a d’ailleurs été une autre surprise, à la lecture : comme les premières pages sont consacrées au prince Nemrod, je ne m’attendais pas à ce que l’histoire couvre tant de temps. Qu’as-tu pensé de cet aspect « dynastie » ?

Colette : J’ai toujours eu un goût certain pour le mythe de Babel dont j’ai déjà exploré les adaptations au fil d’albums et autres romans jeunesse dédiés à cet épisode biblique particulièrement riche. Mais en effet ici le point de vue est tout à fait original puisque François Place décide d’en explorer l’histoire à travers le temps, quand dans le texte biblique la tour de Babel ne survit pas longtemps à la bêtise des hommes. L’artiste en livre une vision beaucoup plus positive et poétique que celle que l’on peut retrouver dans le texte ancien.

Lucie : J’ai trouvé intéressant, justement, que la construction perdure malgré les rois incapables ou cruels. Comme si la vision du fondateur était tellement puissante que ses successeurs pouvaient ralentir sa réalisation mais pas la détruire totalement. L’espérance reste possible, notamment pour le peuple.
J’aime bien la manière dont tu analyses l’appropriation du mythe par François Place. C’est vrai que sa vision est beaucoup plus positive que dans la Bible !
Cet aspect positif passe principalement par des figures féminines : le rôle des femmes et de la culture est essentiel dans l’évolution de Babel. J’imagine que ces thématiques ont trouvé écho chez toi, souhaites-tu en parler ?

Colette : « La femme est l’avenir de l’homme » écrivait Aragon. Pour moi cet album en est une illustration ambitieuse, presque épique. Après Nemrod « Le bref », « Le Taciturne », « l’Etourdi », « Le Gras », « Le Paresseux », « Le Plaintif », « L’Indécis », « L’endormi », « le Hardi », « Le Fléau », « Le Ténébreux » et « Le roi de fer » quel ravissement de découvrir la politique de Bérénice « Reine de Cannelle » puis de Bérénice « La Lumineuse », puis celle de Bérénice « L’Enchanteuse » et enfin celle de Bérénice « La Rêveuse ». Cette manière de passer le relais aux femmes après des années sombres de politique patriarcale est une ode au pouvoir féminin et à l’espoir qu’il incarne, un espoir que nous n’avons pas encore goûté dans la majorité des pays du monde… 
Est-ce que nous en disons plus sur les choix de ces reines de Babel qui vont transformer la vie de leur peuple ?

Lucie : Mais oui, bien sûr !
Cela commence avec une première reine qui épouse un marchand. Ce faisant, elle ouvre Babel au commerce, aux échanges et donc à la culture. C’est vraiment le moment de bascule à mon avis : avec ce pouvoir féminin, cette ouverture et aussi ce mariage avec un homme d’un autre milieu, d’une origine sociale différente. En une page la « Reine de la Cannelle » remet en cause un patriarcat qui durait depuis des générations. Patriarcat qui me semble être à l’origine des difficultés de Babel, parce que la femme du premier roi semble avoir eu un rôle important dans la construction, c’est après que les choses se gâtent.
Même si c’est un peu caricatural, et que je ne crois pas qu’une femme gouvernerait nécessairement mieux qu’un homme du fait de sa supposée sensibilité, je trouve intéressant que ce soit une femme qui ouvre la cité au reste du monde et qui amorce le cercle vertueux.
On a vraiment l’impression que cette succession de femmes a un but, une vision commune de ce qui est bon pour le peuple. Cet aspect m’a beaucoup plu. Est-ce que tu veux parler de ses effets?

Colette : En effet on a vraiment l’impression qu’elles œuvrent toutes dans le même sens : donner à leur peuple les moyens de se libérer de toute forme de tutelle. Je ne dirai pas que c’est une mission autour de laquelle elles se sont concertées car elles appartiennent toutes à des générations différentes mais chacune prend soin de s’appuyer ce que ses prédécesseures ont bâti. Cela me fait penser à ce que nous reprochons souvent à nos dirigeant.e.s : ne pas tenir compte des réformes qui ont été initiées avant elles-eux, ne laissant pas le temps aux changements de faire ses preuves…

Lucie : Tu as raison, elles n’ont évidemment pas pu se concerter. Mais chacune d’entre elle comprend (probablement grâce à l’éducation reçue de mère en fille) et partage la vision de sa prédéceure et la poursuit. Cela permet à chaque génération d’apporter sa pierre à l’édifice et donc au projet de prendre une telle ampleur.
Le parallèle que tu fais avec nos dirigeants est très pertinent. Du côté des rois on avait l’impression que chacun faisait en fonction de sa personnalité et de ses intérêts, ce qui est appuyé par leurs noms, et explique la « chute » de Babel.
À propos de chute, mais au sens propre cette fois, j’avais envie d’évoquer ce peuple qui se sert de ses cheveux pour s’arrimer, tellement représentative de l’imaginaire de François Place !
T’a-t-il évoqué d’autres créations de ce type dont tu aurais envie de parler?

Colette : J’ai comme toi beaucoup aimé ces hommes maçons aux chevelures- grappins ! La manière brutale et arbitraire dont ils sont rejetés de cette société qui est pourtant allée les chercher m’a rappelé la violence de la fin des Derniers géants (et toutes les formes de violence exercées contre les populations immigrées qui viennent travailler pour un autre pays que leur pays d’origine). Je n’ai pas lu d’autres livres de François Place, donc je ne vois pas d’autres références.
Et toi, est-ce que cela t’a évoqué d’autres créations de ce type ?

Lucie : Je pensais effectivement aux Derniers géants mais aussi à Angel l’indien blanc, qui correspond aussi à ce que tu dis de l’oppression d’un peuple par un autre puisque le personnage principal est un indien réduit en esclavage. J’aime beaucoup quand François Place invente un peuple, avec ses traditions et ses mystères !
Mais en réalité, bien qu’il soit moins audacieux, j’ai plus souvent pensé au Sourire de la montagne pendant la lecture de Rois et reines de Babel parce que ces deux albums partagent l’idée centrale d’une construction gigantesque et d’un dirigeant visant le bonheur de son peuple.
La fin de l’album est un peu mystique, qu’as-tu pensé de ce parti pris?

Colette : J’ai adoré la fin : le personnage de « La Rêveuse » répond à mon besoin de poésie même pour parler politique !
Est-ce que tu fais référence au personnage de l’ermite que l’on aperçoit au début du récit, obligé de s’exiler face à l’invasion des habitants de Babel, et qui revient à la fin avec l’apaisement incarné par les choix de notre dernière Reine ?

Lucie : C’est effectivement ce à quoi je faisais allusion. Moi aussi j’ai aimé ce côté merveilleux, un peu magique (ou religieux) mais je n’ai pas trop su comment interpréter cette fin. Je me demandais ce que tu y avais vu. Après un album somme toute assez terre à terre sur la construction, les choix politiques, la vie de la cité… La fin emporte vers une autre dimension avec tout d’abord le retour du cerf blanc qui emmène « La Rêveuse » dans le ciel, puis celui de l’ermite déjà très vieux au début de l’album… Ça m’a surprise !

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Pour avoir une idée des magnifiques illustrations et un aperçu du travail de recherche de François Place, n’hésitez pas à visiter la page consacrée à cet album sur son site internet.

Lecture commune : Migrants.

Toucan, lion, rhinocéros, cochon, éléphant… Ils marchent, tête baissée, une valise à la main, un baluchon sur l’épaule. Ils migrent. Et nous avons voulu suivre cette étrange migration. Dans l’obscurité la plus totale, nous leur avons emboîté le pas.

Migrants, Issa Watanabe, La Joie de lire, 2020.

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Quelle belle couverture ! A la fois sombre et lumineuse ! Qu’a-t-elle suscité en vous quand vous l’avez découverte ?

Frédérique. – D’abord, je n’ai pas pu m’empêcher de l’ouvrir entièrement pour y voir tout un portrait d’attroupement de personnes en file indienne, formidable couverture en format paysage. Le gris tout d’abord du rhinocéros et les couleurs très lumineuses qui contrastent tellement avec ce noir. Il n’y a aucune chaleur à part dans certains vêtements colorés mais plutôt de l’inquiétude très palpable dans la nuit.

Isabelle. J’ai d’abord été happée par la beauté de ces illustrations, la lumière qui entoure ces migrants aux vêtements bariolés. Puis j’ai pris conscience de l’obscurité inquiétante dont Frédérique vient de parler. Et des images dramatiques de « migrants » sont venues se superposer dans mon esprit à cette couverture. J’ai immédiatement eu envie d’ouvrir cet album tout en me demandant si je confronterais mes enfants à la noirceur de ce que ces pages avaient probablement à évoquer…

Linda.Ce n’est pas tant les couleurs que les personnages qui m’ont interrogée. Tous différents mais avec ce même regard triste tourné dans la même direction. Je trouve que cela en dit déjà beaucoup sur le poids des valises qu’ils transportent tant au sens propre qu’au sens propre. Cela nous confronte directement à nos émotions et ne laisse aucun doute sur celles qui vont nous submerger au fil des pages.

Vous avez raison de souligner les expressions tristes des visages des animaux car c’est assez rare de représenter les animaux de cette manière dans l’album jeunesse. C’est ce qui m’a interpellée dans cette couverture. En plus du titre qui l’accompagnait. Avant de nous pencher plus avant dans l’analyse de ce livre, pourriez-vous nous dire comment les enfants avec qui vous l’avez « lu » l’ont-ils perçu, compris, appréhendé ?

Frédérique.Je l’ai lu avec mon fiston de bientôt treize ans, il a remarqué tout de suite le personnage à la tête de mort, en marge du groupe et la mine fermée des autres.

Linda.Je ne l’ai lu qu’avec Gabrielle qui, du haut de ses presque douze ans, a de suite fait le parallèle avec les migrants de la « jungle de Calais » dont elle entend parler. La traversée de la mer est un exemple vraiment concret pour elle, encore plus depuis qu’elle a vu les images terribles des migrants parvenus à entrer dans l’enclave espagnole de Ceuta. Le premier personnage qu’elle a identifié est la mort qui suit le groupe d’animaux d’un bout à l’autre de leur voyage mettant l’accent sur les dangers, les risques qu’ils vont rencontrer. J’ai trouvé qu’elle gérait mieux ses émotions que moi. Le ton est lourd, l’absence de texte nous laisse vraiment le temps de vivre l’histoire, de la ressentir, et pourtant de son côté la « lecture » n’a pas été si désagréable même si elle a été touchée.

Colette.C’est très intéressant ce témoignage qui montre qu’il faut avoir une certaine connaissance de ce qu’est une migration pour comprendre la portée de l’album. En effet avec mon Nathanaël de sept ans, nous n’avons pas du tout vécu la même lecture. Je l’avais malencontreusement averti que ce livre était triste, ce qui lui a mis la puce à l’oreille. Mais en finissant le livre, il m’a dit « pourquoi tu as dit que c’était triste ? ». Il n’a jamais vu de reportages ou de documentaires sur les migrants et n’a donc pas du tout identifié le sujet de l’album. On a donc discuté à la fin de ce que moi, adulte, j’avais projeté dans cet album. J’ai du expliquer ce qui pouvait pousser quelqu’un à quitter un endroit pour un autre endroit. Et cela nous a obligés à reprendre l’album en détail pour identifier les épreuves rencontrées pendant le voyage de nos animaux migrants. C’est pour moi un album qui nécessite donc un accompagnement, d’autant plus que c’est un album sans texte.

D’ailleurs comment l’avez-vous lu ? Avez-vous eu besoin de mettre des mots pour accompagner les illustrations ou l’avez-vous lu en silence ?

Isabelle.C’est drôle que tu poses cette question parce que d’habitude, les albums sans texte, c’est compliqué chez nous. Les enfants me regardent et attendent que je dise quand même quelque chose. Or, nous avons parcouru cet album dans un silence assourdissant. Juste une question inquiète de mon fils de dix ans tout au début, qui m’a serré le cœur: « Où sont les parents de l’éléphanteau ? » Et un peu plus loin, son grand frère : « Cela me fait penser aux migrants qui essaient de traverser la Méditerranée. » Silence grave donc, et pour rebondir sur ce que tu disais, Colette, ils ont manifestement fait le lien avec la réalité, parce qu’ils sont déjà grands et peut-être parce qu’en Allemagne, où nous vivons, c’est un sujet plus visible auquel ils ont été personnellement confrontés.

Frédérique.Oui, j’ai eu besoin d’expliquer car mon fils, après la lecture, m’a dit « maman je crois que je n’ai pas tout compris », nous avons repris la lecture et au fur et à mesure de l’histoire, il a exprimé ce qu’il pensait de telle ou telle scène. De manière générale, la lecture se fait toujours une première fois, c’est ensuite que l’explication intervient, si besoin est. Pour moi, l’enfant prend ce qu’il a à prendre.

Linda. Pour nous ce fut une vraie lecture silencieuse; qui a alourdi un peu plus l’atmosphère qui m’était déjà pesante. La discussion est venue après. Les albums sans textes ne font pas l’unanimité à la maison, les filles aiment quand je raconte l’histoire mais avec cet album ce n’est pas possible, les illustrations parlent d’elles-même.

Justement que disent les illustrations ?

Isabelle. – Ce n’est pas une question facile car il y a ce que les illustrations montrent de façon concrète et ce qu’elles représentent. Si je m’en tiens à ce qu’on voit : un groupe de marcheurs silencieux, des animaux de tous horizons, de toutes espèces et de tous gabarits, vêtus de couleurs vives qui détonnent sur le noir du décor. S’ils semblent dépareillés (ce n’est pas tous les jours qu’on croise un flamand-rose côte-à-côte avec un lion et un coq), ils sont aussi unis par la direction de leur voyage et par l’accablement qui se lit sur leur visage. On voit aussi une curieuse créature décharnée qui semble suivre le groupe, enveloppée dans un drap fleuri. Puis, au fil des pages, les étapes de ce qui se révèle un vrai périple, ponctué par des pauses, des moments de repos et de doute. Après, il y a ce que représentent ces images et c’est là que les lectures peuvent sans doute être différentes.

Linda.Pour moi ces images montrent un groupe d’individus différents mais semblables dans l’expression de leurs visages, la tristesse dans leur regard. Ils vont dans la même direction et partagent une histoire similaire qui les pousse à fuir. La mort qui les suit nous fait ressentir les difficultés, les dangers de ce voyage. Leur regard porte aussi l’espérance dans un avenir meilleur.

Frédérique. – Pour moi elles sont terribles, quel contraste entre les attitudes fatiguées et préoccupées des animaux et leurs vêtements colorés (comme un message d’espoir). Il n’y a que le rhinocéros qui est gris comme si c’était son énième et dernier voyage : dernière tentative de trouver un monde meilleur. Les bosquets sont aussi remarquables (scène de la rencontre entre la mort et l’ours blanc). Pour moi, les fleurs rouges représentent l’espoir, le passage vers un ailleurs où tout est possible. Ces mêmes fleurs rouges que le lecteur peut voir sur la scène finale. Cette petite souris qui tend les bras et regardent vers ces fleurs de l’espoir.

Isabelle.Ces bosquets m’ont intriguée aussi. La petite figure qui représente la mort offre une branche grise à l’un des marcheurs, à un moment donné, qui semble tenté. La forme des plantes est la même, il y a seulement un contraste dans les couleurs puisque les plantes vivantes, comme tu le dis Frédérique, ont de belles couleurs éclatantes. Je suis arrivée à peu près aux mêmes conclusions : cette page symbolise un moment de doute dans lequel l’ours migrant est tenté d’abandonner.

Avant de revenir à la dimension symbolique de certaines images de l’album que vous avez déjà soulignée, je souhaiterais vous inviter à parler de la structure de ce livre hors du commun. Cet album, même sans texte, obéit à un rythme silencieux, celui d’un mouvement. Comment décririez-vous ce mouvement ? Quelles en sont les étapes ? Lesquelles vous ont le plus touchées ?

Frédérique. Le rythme est lent malgré le fait que la lecture puisse être rapide c’est souvent le cas lorsqu’il n’y a pas de texte. Et pourtant c’est paradoxal, le lecteur s’arrête car ce noir est enlisant, lourd. Le mouvement est presque figé pour moi comme si le lecteur contemplait un tableau, une nature morte mais avec des êtres vivants. D’ailleurs, les visages sont graves, fermés. Là où tout s’accélère c’est lorsque les personnages montent sur le bateau, l’eau apporte un autre mouvement. L’étape qui me touche le plus c’est celle, où encore une fois, il faut rassembler ses dernières forces et regarder cette mer, ce sable qui a sûrement pris un des nôtres. Une scène puissante pour moi, le sable gris apporte une tristesse poignante.

Isabelle. – Frédérique résume bien les choses, je trouve. Les premières pages montrent une marche lente, laborieuse, fatiguée. Le moment de pause, qui permet aux marcheurs d’assouvir leurs besoins essentiels, de manger un morceau, se laver tant bien que mal ou simplement s’asseoir, enveloppé dans une mince couverture, est un soulagement que l’on ressent avec eux en tournant ces pages. L’accélération du rythme au moment de se précipiter sur le bateau n’en est que plus angoissante : comment trouvent-ils la force ? Puis, après avoir dépensé ses dernières énergies pour survivre, il faut reprendre la marche, toujours dans la même direction.

Revenons aux symboles qui peuplent ce bel ouvrage :
– que représentent pour vous le squelette qui ouvre l’album et son immense oiseau bleu au bec rouge ?
– Et cette minuscule valise vers laquelle ils se dirigent à peine le livre ouvert ? On dirait que cette valise contient quelque chose que le groupe d’animaux a oublié car le petit squelette semble presser de la ramener au groupe.
– Et surtout pourquoi son bel habit aux motifs floraux si élégant change-t-il à plusieurs endroits de l’histoire ?

Frédérique. Il symbolise la mort, celle qui décide. L’oiseau, lui, symbolise le renouveau, un espoir de recommencement. Pour moi la valise est le moyen de rejoindre le groupe. Et si elle appartenait au grand lièvre en fin de cortège? Il ne porte rien, donne la main à des enfants. Et nous verrons plus tard son funeste destin.
Enfin, je dirais que l’habit de ce personnage squelette est changeant selon le message apporté et la situation. La robe change lorsqu’il offre la fleur au passeur (l’ours) et dessus, une cape or comme pour symboliser l’argent donné. Cette robe fleurie réapparaît lorsqu’il vole au-dessus de l’embarcation, il y a espoir mais hélas… la robe redevient terne à nouveau.

Isabelle. Comme Frédérique, j’ai vu dans cette figure squelettique le symbole de la mort et j’ai fait le parallèle entre son drap imprimé et ceux qu’on voit lors de la fête de la mort au Mexique – et aussi entre cet oiseau et l’ibis qui symbolisait Thot, dieu la mort en Egypte ancienne. Cette figure ne lâche pas les marcheurs mais elle n’est pas toujours menaçante, elle peut représenter une délivrance – on le voit bien quand l’ours polaire est tenté de lui manger dans la main, ou quand elle enveloppe doucement la victime du naufrage. J’ai l’impression comme Frédérique que les motifs de la cape sont un reflet – tantôt fleuri, tantôt doré, tantôt gris – de ces manières de voir la mort, mais je n’ai pas complètement compris cette symbolique – ni d’ailleurs ce que représente exactement la petite valise. Avais-tu une idée là-dessus, Colette ?

Colette. – Je me suis dit que si cette étrange créature squelettique tendait une valise, c’est qu’elle symbolisait ce qui les pousse à partir, à quitter leur foyer, à la fois menace et espoir.

Un mot de conclusion ? Votre illustration préférée ?

Frédérique. Mon illustration préférée se déroule sur deux pages. C’est celle de la fuite vers l’embarcation, on y voit une partie du groupe sur la page de gauche qui va sans doute dévaler la pente qui s’offre à lui sur la page de droite et lorsque le lecteur tourne la page, l’urgence se fait ressentir. Cette urgence de vite monter dans l’embarcation. Pour la première fois dans l’histoire, le lecteur voit de l’émotion sur les visages : celle de la peur.

Isabelle. – Peut-être celle de la couverture, qui place en pleine lumière celles et ceux dont le sort insoutenable reste malheureusement largement invisible.

Une recommandation pour les futur.e.s lecteurs et lectrices de l’album ?

Isabelle.– Déjà, de ne pas hésiter à le découvrir : c’est un album hors du commun qui témoigne du talent des auteur.e.s jeunesse pour parvenir à parler, à hauteur d’enfant, de tous les sujets.

Frédérique.Cette lecture m’a énormément touchée et les échanges m’ont permis de mieux analyser ô combien cet album doit être lu. Il donne matière à discussion avec les grands et les petits. Je recommande donc vivement cet album difficile, mais essentiel, et qui sera malheureusement toujours d’actualité.

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Pour en découvrir un peu plus, rendez-vous sur le site de l’éditeur.