Lecture commune : Les mystères de Mika, tome 1 : Le corbeau de nuit, de Johan Rundberg

Quel plaisir de dénicher un peu par hasard une pépite littéraire dont on n’avait pas entendu parler ! Isabelle a eu un vrai coup de cœur en lisant Le corbeau de nuit, premier tome d’une série jeunesse suédoise développée autour du personnage de Mika et signée Johan Rundberg. Lucie et Linda se sont montrées partantes pour une lecture commune. L’occasion aussi de découvrir le lauréat du prestigieux Prix Astrid Lindgren 2023 !

Les mystères de Mika, tome 1 : Le Corbeau de nuit, de Johan Rundberg. Éditions Thierry Magnier, 2023.

Isabelle : Un roman, c’est d’abord une couverture et celle-ci annonce la couleur de multiples manières ! Qu’en avez-vous retenu ?

Linda : La couverture est très sombre et évoque une grande ville. Avec cette enfant habillée de guenilles au centre, cela m’évoque fortement Oliver Twist de Dickens, d’autant qu’il est difficile d’identifier le genre du personnage.

Lucie : Cette couverture est sombre en effet ! Tant dans les tons que dans le visage fermé du personnage principal. Personnage dont on ne sait pas tout de suite si c’est une fille ou un garçon d’ailleurs. Sombre, donc, mais aussi très intriguant. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir ce qui t’a attirée vers ce roman Isabelle ?

Isabelle : Je regarde assez systématiquement les nouveautés de mes éditeurs préférés et les éditions Thierry Magnier en font partie. Le résumé a piqué ma curiosité et aussi le fait que ce roman vienne de Suède, j’ai un faible pour la littérature qui ouvre des fenêtres vers d’autres époques et pays ! Et justement, la couverture m’a intriguée par sa noirceur inhabituelle pour un roman jeunesse (même si l’énergie de la protagoniste en couverture nous situe bien en littérature jeunesse), ainsi que l’atmosphère à la fois suédoise et 19ème siècle. Au moment où je commençais ce livre, j’apprenais que l’auteur était le récipiendaire du prix Astrid Lindgren, ce qui a décuplé ma curiosité !

Johan Rundberg. Source : Babelio.

Isabelle : Une fois plongées dans ce roman, quelle a été votre première impression ?

Lucie : Elle a été immédiatement confirmée ! Le froid, la faim, la tristesse des orphelins… le roman nous plonge dans un contexte très difficile, mais aussi très réaliste. Heureusement le personnage de Mika, avec son énergie et son humour, parvient rapidement à insuffler un peu d’espoir.

Linda : Et bien cela confirme l’ambiance des romans de Dickens avec ses orphelins, la vie difficile du peuple, surtout quand l’hiver est rude, la faim qui les tenaille et la vie qui semble ne tenir qu’à un fil. En fait, sur certains aspects : abandon, mystère autour de l’enfant, personnage dissimulé dans l’ombre, on retrouve aussi des similitudes avec le Sans Famille de Malot.

Isabelle : Oui, j’ai aussi pensé à Dickens. C’est un 19ème siècle des quartiers pauvres plongé dans un hiver absolument glacial et où règne une grande misère. J’ai trouvé que l’auteur n’y allait pas par quatre chemins d’ailleurs et n’occultait rien des souffrances des pauvres à cette époque à ses jeunes lecteurs : entre la pénurie de bois qui fait planer l’ombre de la mort un peu partout (et à un moment on se demande si la mort ne serait pas une délivrance), les rapports sociaux qui semblent durcis par le froid, les orphelins et gamins des rues livrés à eux-mêmes… et la compromission à tous les niveaux, si l’on pense (un peu plus tard dans le roman) ce fossoyeur qui semble piller les cadavres ! 

« Si elle rencontrait Dieu, elle aurait deux mots à lui dire. Comment se fait-il que des enfants de six ans se retrouvent à devoir avaler du hareng saur tous les jours, à en avoir des crampes d’estomac ? Pourquoi les dames des beaux quartiers ne font pas de dons quand les pauvres en ont le plus besoin ? Ils ne vont pas pouvoir tenir comme ça bien longtemps.
Grâce aux portes et aux verrous, on peut toujours tenter de maintenir la mort à l’écart, mais si la faim s’invite, ils ne servent plus à rien. La mort est déjà là, à ses côtés. »

Isabelle : Avez-vous trouvé cela pesant ?

Lucie : Etonnamment, non, pas vraiment. Peut-être effectivement parce que ce type de récit s’inscrit dans une tradition dans laquelle on sait que l’orphelin va surmonter les difficultés en trouvant des ressources inattendues. Il y a de très dangereuses rencontres, on sent que la vie de ces orphelins ne vaut rien. Mais cela nourrit le récit et dramatise les enjeux. On est immédiatement emportés !

Linda : Non au contraire je trouve aussi que cela nourrit le cadre du récit. Et cette misère est centrale à l’histoire, comme on le découvre plus tard. Si l’auteur veut réussir à plonger le lecteur dans l’époque, la lui décrire sans fioriture me semble essentiel.

Isabelle : Et bien je vous rejoins. C’est une question que je me suis posée à la relecture, notant tout de même une grande franchise dans la description de la misère. Par exemple à un moment l’auteur parle des enfants « aux yeux caves qui boivent bruyamment le lait dilué contenu dans leurs tasses ». Mais je trouve que cette dimension sociale donne de la force au récit sans aucunement l’appesantir. D’un côté parce que l’énigme policière place le récit sous tension comme vous le disiez, de l’autre parce qu’il y a cette héroïne incroyable qui parvient à tout mettre à distance avec son ironie à toute épreuve.

Linda : Mika est totalement lucide sur ce que la vie à lui offrir et cette ironie dont tu parles est probablement ce qui démontre le plus sa force de caractère. Elle a besoin de rire de sa situation, leur situation à tous, car c’est ce qui l’aide à tenir, à continuer de vivre.

Isabelle : Justement, comment décririez-vous la protagoniste au cœur du roman et de la série qu’il initie ?

Lucie : Mika est étonnante. A la fois dans la lignée de ces personnages féminins très conscients des faiblesses liées à leur sexe, ici amplifiées par son statut social et son jeune âge. Et à la fois, on a le net sentiment que c’est cette conscience du danger qui lui a permis de développer les incroyables capacités dont elle va faire preuve dans le roman. Ce qui permet de rendre ces talents plus que crédibles. C’est très bien vu.

Linda : Comme Lucie, je pense que Mika a su développer son incroyable capacité d’observation parce qu’elle a très tôt compris que la vie ne lui ferait pas de cadeau. Les orphelins sont en danger à chaque instant et ils ne doivent leur salut qu’à eux-mêmes.

Isabelle : Je vous rejoins sur tout ! Dans l’adversité, Mika a développé des réflexes de survie qui font d’elles une vraie rivale de Sherlock Holmes. Elle est aussi très lucide sur sa condition, comme vous le dites, mais refuse de se résigner au sort qui semble tout tracé.

Linda : Mais ce que j’aime aussi chez elle, c’est qu’elle est prête à se sacrifier pour les plus petits, ceux qui sont encore plus faibles qu’elle. Son empathie est une qualité incroyable au regard de sa situation…

Isabelle : Oui. J’ai aimé sa générosité vis-à-vis des autres enfants qu’elle materne et auxquels elle souhaite sincèrement un meilleur sort – et surtout la manière dont elle sait les distraire, les rassurer ou les faire marcher avec l’ironie dont on a parlé ! Pourtant, ses talents ne sont guère appréciés à leur juste valeur au début du roman. On l’accuse de jacasser, etc.

Lucie : Elle a parfois aussi un côté un peu cruel, notamment quand elle effraye volontairement les orphelins sous couvert de leur changer les idées. Mais cela dénote de sa force de caractère face à l’adversité et la rend plus “réelle”.

Isabelle : À un moment, il est dit qu’elle sait qu’il faut rire de ce qui effraie le plus. C’est ce qu’elle essaie de faire.

“Je n’ai pas de famille, et je suis une fille. Les gens peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, de la même manière que vous êtes en train de le faire, là. Je travaille dans une taverne où des ivrognes menacent de me couper les oreilles. Vous dédaignez le cimetière des pauvres, mais où est-ce que vous croyez que je vais finir ? S’il m’arrive quelque chose, il n’y aura aucune enquête, je serai jetée dans une fosse commune comme un chien. Voilà pourquoi je dois faire attention à tout. Si je ne regarde pas autour de moi, je risque d’y laisser ma peau.”

Isabelle : Avez-vous envie de dire quelques mots sur l’intrigue qui se noue autour de Mika ?

Linda : Mystère autour des origines… Comme je le disais plus haut, cela me rappelle l’histoire de Rémi dans Sans Famille. On sent bien que l’auteur se réserve le droit de nous en cacher beaucoup, ne donnant que de très maigres informations qui nous laissent sur notre faim.
Mais ce n’est pas le propos de ce premier volume. On y parle ici de l’abandon d’un nouveau-né, un abandon auréolé de mystères entre un bracelet tressé autour du poignet de l’enfant, un personnage tapi dans l’ombre, une identité non donnée… Puis plus tard un cadavre est trouvé et quand la police vient enquêter à l’orphelinat, les réponses de Mika démontrent son sens de l’observation, ce qui éveille l’intérêt d’un inspecteur. Après l’avoir « testée » et observée, il l’engage pour mener l’enquête à ses côtés. 

Isabelle : J’ai aimé que cette enquête entraîne le duo dans des lieux si romanesques, comme la Prison centrale de Långholmen.

Lucie : Ce qui m’a interpellée, c’est que l’intrigue se noue plus à coté de Mika (avec cette conversation entendue dans la taverne et l’arrivée de ce nouveau-né) qu’autour d’elle. Comme si l’auteur en « gardait sous le pied » pour la suite de la série. Elle devient actrice de l’histoire parce qu’elle s’y engage, mais elle aurait pu continuer à vivre sa vie sans se préoccuper des morts. D’autant que si le Corbeau est terrifiant, les victimes n’appartiennent pas à sa classe sociale. On comprend plus tard qu’au fil des tomes l’intrigue va se resserrer autour de Mika. Vous avez eu la même impression ou pas du tout ?

Isabelle : Oui, bien sûr, c’est une sorte d’intrigue d’ordre supérieur qui se noue ici à l’arrière-plan et qui pique irrémédiablement la curiosité à l’égard du prochain tome de la série, annoncé pour 2024 ! C’est très bien fait, on est doublement intrigué.e et les pages de ce roman se lisent toutes seules, j’ai trouvé.

Lucie : Dans cette construction qui s’annonce un peu comme une spirale, le lecteur est finalement assez rassuré que Mika puisse compter sur un partenaire tel que Valdemar Hoff ! 

Linda : Oui tout à fait. Une façon d’attiser la curiosité du lecteur et de l’encourager à lire la suite. Mais c’est tellement bien fait !

Isabelle : On l’a compris, Mika se retrouve impliquée dans une enquête criminelle et elle ne va pas la mener seule, mais dans un improbable duo. Comment avez-vous perçu cette coopération ?

Linda : Dans un premier temps, je dirais surprise ; Valdemar Hoff n’est pas décrit comme le plus aimable des hommes. Mais rapidement j’ai ressenti son réel intérêt pour Mika, alors qu’elle-même semblait émettre des réserves tout en nourrissant un infime espoir d’un avenir meilleur. Hoff prend du temps pour se lier avec la fillette, mais elle gagne peu à peu sa confiance. Et cela est aussi vrai dans l’autre sens. Cette confiance réciproque est le moteur de leur relation, ils avancent côte à côte mais en même temps chacun dans une direction, leurs origines différentes les amènent à aller vers ce que chacun connaît. Ils se complètent naturellement, comme si cela coulait de source.

Lucie : Johan Rundberg a construit un duo extra ! Tout les oppose, comme de juste, mais ils se complètent parfaitement. La jeune fille fragile, victime toute désignée et l’homme de justice à la force brute. Ce qui m’a vraiment plu, c’est la relation qui se tisse très naturellement entre eux, et le fait que l’équilibre entre les deux personnages soit sans cesse remis en cause. Ils se méfient l’un de l’autre, et en viennent progressivement à vouloir se protéger l’un l’autre dans un monde où le danger les guette (littéralement) à chaque coin de rue. Car l’enquête les emmène des bas-fonds de la ville jusqu’aux plus hautes sphères.

Isabelle : C’est vrai que l’agent de police Hoff n’est pas commode au premier abord, il semble assez rustre et comme Mika a un fort tempérament, on se demande où cela nous mène. Mais s’ils semblent peu assortis a priori, ils sont tous les deux intègres et semblent trouver un mode de fonctionnement. Là aussi, si ce premier tome se suffit à lui-même, j’ai hâte de voir où cela va nous mener.

Lucie : J’ai aussi été très intéressée par cette opposition de deux mondes : les notables qui exploitent sans vergogne les miséreux, et les pauvres qui combattent avec les moyens du bord. Il y a, y compris dans le choix des victimes et les motivations des meurtres, quelque chose de très social. Qu’avez-vous pensé de cet aspect, pas si fréquent en littérature jeunesse ?

Isabelle : Je trouve aussi que c’est quelque chose qui contribue à l’originalité de ce roman. Il prend sacrément ses jeunes lecteurs et lectrices au sérieux et leur parle inégalités sans y aller par quatre chemins. Le décor historique est vraiment bien brossé aussi (avec la touche suédoise dans les noms de lieux et la fréquence à laquelle on mange du hareng saur !). Par exemple quant on pense aux métiers qui sont évoqués : blanchisseuse, tanneur, cocher, ramoneurs, maréchal-ferrand (je ne parle pas du bourreau !).

Linda : Je n’ai pas fait attention à l’âge conseillé pour ce titre, mais l’auteur semble penser qu’ils pourront y voir ce que les inégalités sociales peuvent engendrer en opposant fortement les riches aux pauvres. Ces derniers étant généralement réduits à l’état d’esclavage, comme écrasé par le poids de la pauvreté dans laquelle ils sont nés et condamnés à y mourir. 

Isabelle : en même temps, ce n’est pas du tout manichéen, non ?

Lucie : Non. Les riches ont la possibilité légale d’obtenir de la main d’œuvre à bas prix, ils le font. On sent que chacun fait son possible pour s’en sortir avec ses moyens, moraux ou non. Loin d’être manichéen, et sans parler de la résolution de l’enquête, j’ai trouvé qu’au contraire cela apportait une possibilité de réflexion sur : jusqu’où  la nature humaine peu aller dans l’exploitation si elle n’est pas encadrée. On peut légitimement penser qu’avec des lois protégeant les plus pauvres et leurs conditions de travail, des morts auraient été évitées. Débat d’ailleurs toujours d’actualité même si déplacé géographiquement.

Isabelle : Il y a aussi, à un moment donné, des réflexions sur la nature de « monstre » que j’ai trouvées très intéressantes.

Stockholm. Source: John Nature Photos.

Que diriez-vous de la plume de l’auteur ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a particulièrement frappées dans l’écriture ?

Lucie : Je trouve qu’il est toujours difficile de parler de la plume de l’auteur dans le cas d’une traduction. Ce qui est sûr, c’est que ses descriptions du quotidien, sa caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue sont extrêmement maîtrisées. On sent qu’il a dû se documenter (tu as raison, entre les métiers choisis et la consommation du hareng saur, on est immergés !), sans que cela ne pèse sur le récit.

Linda : J’aime la façon dont il a su « tourner » son histoire en éveillant tout un tas d’émotions à force de descriptions sur la misère ambiante, la rigueur de l’hiver, la peur des plus démunis et la froide indifférence des nantis… Il parvient également à rendre l’intrigue policière intéressante en donnant un rôle central d’enquêtrice à une enfant à laquelle on ne peut que s’attacher. Son caractère la rend tellement sympathique, on a envie de croire en un avenir meilleur pour elle ! 

Isabelle : J’ai trouvé la plume vraiment agréable, assez classique mais très fluide, sensorielle aussi. On sent le froid mordant, passe par différentes odeurs plus ou moins agréables. Les ambiances sont immersives, comme tu le disais Lucie. Je pense que si je devais retenir une chose du style de l’auteur, ce serait sa manière d’ajouter une touche d’humour aux passages les plus noirs – cet humour sombre qui par exemple donne à la taverne le nom de « Chapelle » et au type qui la dirige (loin d’être un saint) le titre de « Curé ». J’ai adoré son ton ironique, en particulier dans la bouche de Mika qui a un bagout impressionnant.

Lucie : Oui, cet aspect m’était un peu sorti de la tête mais maintenant que tu en parles c’est tout à fait vrai. Cela apporte de l’humour et dédramatise des situations terribles !

Isabelle : Avez-vous envie de proposer à quelqu’un de lire ce roman ?

Linda : Aux lecteurs amateurs d’enquêtes et de classiques !

Lucie : J’ai très envie de le faire lire à mon loulou. Je suis sûre qu’il va adorer. N’importe quel (pré-)ado, bon lecteur, qui a envie d’une enquête solide avec un soupçon de réflexion sociale serait conquis je pense. Linda, c’est bien vu, et je pense même que cela pourrait fonctionner dans l’autre sens : on pourrait commencer par Le Corbeau de Nuit et poursuivre sur Dickens par exemple.

Isabelle : Je vous rejoins à 100% ! Cette lecture a vraiment été une super pioche, je vais très certainement la proposer aux jeunes lecteurs et lectrices de mon entourage.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de lire Le Corbeau de nuit et que vous trouverez ce roman aussi palpitant que nous !

Lecture commune :  La ville grise, de Torben Kuhlmann

La semaine dernière, nous avons publié un entretien avec Torben Kuhlmann, un auteur-illustrateur allemand que nous aimons particulièrement lire à l’ombre du grand arbre. Depuis est paru son nouvel album, La ville grise. L’histoire d’une petite fille qui emménage avec son papa dans une mégalopole qui a la particularité d’être grise jusqu’à la moindre parcelle. La fillette ne se démonte pas et porte ostensiblement son beau ciré jaune, n’imaginant pas qu’elle vient d’entrer en résistance… Entre la quatrième de couverture intrigante et la promesse de retrouver les splendides illustrations de Torben Kuhlmann, nous n’avons fait ni une, ni deux, et lu La ville grise dès sa sortie. Et évidemment, il y avait matière à discussion !

La ville grise, de Torben Kuhlmann. NordSud, 2023.

Isabelle : Dans cet album, il est beaucoup question de la couleur grise. L’intérieur de la couverture représente d’ailleurs des tubes de peinture réduits à cinquante nuances de gris (souris, anthracite, etc.) dont je ne me rendais pas compte qu’il y en avait autant ! Qu’est-ce que cette couleur évoque pour vous ?

Lucie : Le gris c’est terne, triste… Pas très engageant au premier abord ! Mais c’est vrai que cet album nous fait découvrir toutes les nuances de gris.

Liraloin : Effectivement on ne se rend pas bien compte qu’il existe autant de variations de gris ! Cette première page donne l’impression que le lecteur ne va pas se « débarrasser » très aisément de cette couleur si terne et maussade !

Linda : Gris c’est pour moi la couleur de la ville, de la pollution, donc c’est assez négatif aussi. Mais c’est aussi une couleur qui peut être lumineuse quand, dans le ciel après la pluie, elle se teinte des rayons du soleil.

Isabelle : Moi aussi, j’ai des associations négatives : le gris c’est terne, tristounet. Indistinct aussi, on dit bien que « la nuit, tous les chats sont gris ».

Lucie : Cette couleur m’a tout de suite évoqué Momo, le célèbre roman allemand dont on avait eu l’occasion de parler. Ça vous semble étrange ?

Linda : Non, comme toi, j’ai pensé à Momo bien sûr, on ne peut pas faire autrement je crois.

Isabelle : Moi aussi, j’ai pensé à Momo qui se débat avec des hommes gris. On pourrait faire plusieurs parallèles et on va y revenir !

Colette : Pour ma part, j’ai pensé au Nuage de Louise, je pense que c’est à cause du gris associé au jaune du ciré de l’héroïne ! Et sinon, comme à vous, le gris m’évoque la pluie, les journées d’automne, la grisaille hivernale et depuis que je suis éco-anxieuse c’est un temps que je chéris !

Isabelle : Mais c’est vrai, tu as raison ! L’univers graphique et la palette de couleurs sont étonnamment proches.

Lucie : Moi aussi j’ai pensé au Nuage de Louise

Liraloin : Mais oui ! D’ailleurs c’est drôle car je parle des LC au boulot et lorsque j’ai parlé de la trame du livre à mon collègue, il m’a dit « mais oui, je connais cet album, c’est le Nuage de Louise. » Bien entendu il faisait référence à la palette de couleur …

Isabelle : Dans les premières pages, on voit Nina arriver dans une grande ville que nous découvrons avec elle et qui est représentée dans les illustrations de plusieurs perspectives. On comprend vite qu’il y a quelque chose qui cloche là-bas. Vous êtes-vous demandé pourquoi tout était gris ? Quelle explication avez-vous envisagée ?

Linda : Au départ, je pensais que le gris était juste l’illustration de la ville et de la pollution, un sujet tellement actuel…

Lucie : Comme Linda, je pensais à la pollution, à la grisaille de la ville, qui fait écho à l’humeur de Nina puisqu’elle subit ce déménagement.

Colette : J’ai pensé justement que le gris reflétait l’état d’esprit de Nina, comme elle ne semble pas très heureuse d’avoir déménagé, je me suis dit que c’était sa manière de voir les choses : elle ne voyait plus la vie en rose mais en gris. 

Isabelle : C’est vrai que c’est une hypothèse tout à fait plausible. J’ai aimé cette ambiguïté. Mais c’est vrai que la première impression que donne cette ville, c’est un amas pollué de béton et de bitume, complètement stérile (il n’y a aucune plante), nimbée de nuages de pollution grisâtres. J’ai trouvé que la perspective de Nina, qui semble toute petite, accentuait le côté écrasant des buildings. Ce sont des bâtiments anonymes, les innombrables fenêtres ne se distinguent guère que par la présence ou pas d’une parabole télévisée.

Linda : Comme toi Isabelle, j’ai ressenti une forte oppression avec cette vue en contre-plongée. On se sent littéralement écrasé par la ville et la froideur ambiante.

Liraloin : J’ai moi aussi ressenti une impression d’étouffement très forte. L’urbanisation à outrance et la circulation automobile me donnent une sensation de vertige également, où est l’humain dans tout ça ? Quelle est sa place à part avoir construit de telles horreurs ?

Lucie : Tu as raison Liraloin, les hommes ne sont que des silhouettes grises déshumanisées. On voit plus de voitures et de parapluies que d’hommes. Cela transmet forcément une impression d’anonymat propre à la ville.

Isabelle : Mais au fil des pages et des expériences de Nina, on se rend compte qu’il y a quelque chose d’autre. La ville grise n’est pas qu’une métaphore de la ville polluée. De quoi s’agit-il ?

Lucie : Ce gris traduit une volonté d’uniformité et de contrôle des dirigeants de la ville. Les contrevenants – comme Nina et son camarade de classe – sont d’ailleurs rééduqués via des vidéos (en noir et blanc évidemment !).

Liraloin : Tout à fait, cette grisaille symbolise l’enfermement de l’esprit, le manque de liberté et d’expression individuelle. On le voit nettement lorsque la fresque est effacée.  

Linda : Le manque d’individualisme, l’oppression d’une population confrontée à un régime autoritaire qui revendique une pensée unique, une façon d’être et de vivre semblable à celle des autres.

Isabelle : Exactement. J’ai trouvé que le récit et la métaphore filée évoquaient de manière particulièrement frappante le fonctionnement d’un régime totalitaire. Nina y fait l’expérience de plusieurs formes de coercion : le contrôle social et les regards désapprobateurs, l’espionnage de la population par le régime, l’endoctrinement à l’école dont tu parlais Lucie, le recours à des films de propagande, la répression (retenues), et l’intimidation par l’homme gris. Cette atmosphère vintage m’a évoqué la RDA.

Lucie : Moi aussi ça m’a évoqué les livres et les films que j’ai pu lire/voir sur la RDA ou l’URSS.

Liraloin : Moi, ça m’a fait penser au film Brazil de Terry Gilliam, sorti en 1985.

Isabelle : J’ai l’impression que c’est presque un cliché, les films par exemple qui représentent la vie en RDA (comme par exemple La vie des autres) représentent tout en gris.

Linda : C’est en fait une couleur très utilisée dans le cinéma de guerre ou “politique” qui met en avant les régimes extrémistes… Même dans les séries fictives. Je pense par exemple au Maître du Haut Château (inspiré du roman de K. Dick), très sombre visuellement. Comme pour renforcer l’oppression par la couleur…

Colette : Je suis tout à fait d’accord avec vos réflexions : je me suis dit nous voilà plongées dans une dystopie ! Et dans un album ! Quelle audace ! J’ai tout de suite pensé à un petit bouquin que je fais lire à mes 3e et où il est aussi question de couleur : Matin brun de Franck Pavloff.

Isabelle : L’histoire est racontée de la perspective de Nina, même si elle trouve des alliés au fil des pages. Comment décririez-vous ce personnage ? Avez-vous fait un parallèle avec la protagoniste d’un autre livre allemand que nous avions eu l’occasion de discuter à l’ombre du grand arbre et dont Lucie parlait toute à l’heure ?

Liraloin : Nina est curieuse et têtue, sous aucun prétexte elle ne veut quitter son ciré jaune, symbole de liberté, de sa vie d’avant. Elle aime le risque et l’aventure, c’est une vraie héroïne enquêtrice des temps modernes !

Lucie : Son caractère est très affirmé. Cet univers gris la laisse perplexe, elle ne comprend pas et résiste en persistant à mettre son ciré jaune alors que ce dernier est perçu comme provocateur par la société de cette ville grise. Le parallèle avec Momo m’a sauté aux yeux. Ce sont deux fillettes qui s’opposent à un système contraire à leurs valeurs – et coercitif – pour valoriser une certaine vision de l’humanité : le temps passé ensemble, la rencontre de l’autre, la réflexion individuelle, l’art… Soit tout ce qui peut être perçu comme dangereux par un régime totalitaire !

Linda : Oui, complètement. Quand Nina apparaît avec son imper jaune, elle illumine directement la page et on sait que c’est elle l’héroïne de l’histoire ! Comme Momo, elle est très lumineuse. Elle est presque hermétique aux mauvaises ondes qui se propagent autour d’elle. Elle trouve toujours un moyen de surmonter les difficultés. Elle attire ceux qui, comme elle, refusent de se conformer au modèle imposé. 

Lucie : J’aime bien ta formulation Linda : Nina est “lumineuse”, et son ciré jaune n’y est pas étranger !

Colette : Comme Linda, j’ai trouvé que Nina restait hermétique aux comportements étranges de cette nouvelle ville dans laquelle elle doit faire sa place. Elle incarne une sorte de droiture, d’intégrité que rien ne pourrait faire dévier. En cela en effet elle me rappelle Momo ! Mais le récit n’use pas du merveilleux pour délivrer son message “démocratique”.

Isabelle : Nous avons toutes fait le parallèle. Vu le statut de classique incontournable qu’a Momo en Allemagne, je pense que c’est un clin d’oeil que l’auteur a fait à dessein. Nous avions parlé dans notre LC de la résonance de Momo par rapport à des problématiques contemporaines, c’est quelque chose que Torben Kuhlmann a exploité de manière judicieuse à l’heure où beaucoup de systèmes glissent vers l’autoritarisme. On pourrait aussi faire un parallèle sur le personnage de l’homme gris qui se casse les dents sur la ténacité de la jeune héroïne.

Détail d’une illustration

Isabelle : J’ai aimé la manière dont l’album, tout en racontant son histoire qui est une vraie aventure et sans jamais tomber dans quelque chose de didactique ou démonstratif, donne à voir différentes formes de subversion qui peuvent paraître futiles mais qui, ajoutées les unes aux autres, peuvent finir par faire pencher la balance : peindre un graffiti sur un mur, s’habiller, refuser de se conformer à des règles absurdes, lire et cacher des livres…

Linda : J’y ai surtout trouvé une bouée de secours. Ces formes d’opposition sont comme une bouffée d’oxygène dans ces pages d’un gris oppressant, presque étouffant. Et toutes donnent à penser que l’art est ce qui sauvera l’humanité. C’est une pensée plutôt réconfortante je trouve, même si notre société moderne laisse de moins en moins de place à l’expression artistique. Il suffit de voir comment la culture a été considéré pendant la pandémie.

Colette : J’ai en effet beaucoup apprécié le rôle qui est confié à l’art dans cet album, à l’art qui permet de maintenir une bulle de créativité, de joie, de solidarité aussi dans un monde où tout doit être contrôlé, maîtrisé. La musique notamment est vraiment mise à l’honneur ! 

Isabelle : On peut avoir l’impression que l’art, la créativité, sont des choses accessoires mais en lisant cet album, on prend conscience de leur caractère essentiel.

Liraloin : Ça m’a fait penser à ce magnifique album de Carole Fréchette et Thierry Dedieu “Si j’étais ministre de la culture”. Je le lis souvent en accueil car il est très percutant, souvent j’en ai des nœuds dans la gorge de le lire.

Isabelle : J’ai beaucoup aimé cet album mais je reste un peu frustrée par ma difficulté à saisir les motivations de l’organisation qui rend la ville grise. Est-ce quelque chose qui vous a interrogées aussi, y avez-vous vu plus clair ?

Liraloin : Je suis contente de me sentir moins seule, je n’ai pas tout saisi non plus. Par moment j’ai trouvé que le texte était trop « bavard » sans pour autant donner d’explications et que cela manquait parfois de précision. 

Colette : Le fait que ce ne soit pas un gouvernement qui dicte les comportements de toute une ville mais une entreprise m’a fait penser au rôle que jouent des entreprises telles que les GAFAM dans notre société contemporaine. Mais peut-être que j’extrapole trop !

Isabelle : Non, j’ai fait la même association. Mais ça m’a chiffonné tout de même de ne pas mieux voir ce que retirent les membres de l’usine de tout ce gris.

Lucie : Je n’ai pas bien compris non plus comment ce gris servait les dirigeants. A part en étouffant dans l’œuf toute velléité de pensée ? Un enjeu concret aurait peut-être aidé à mieux saisir les raisons qui les animait. Mais ne pas comprendre nous met dans la même position que Nina, et c’est peut-être le but recherché ? Parce qu’on ne comprend pas non plus, on prend fait et cause pour elle.

Isabelle : En y réfléchissant, je suis arrivée, comme toi, à la conclusion qu’il s’agit d’un système totalitaire qui essaie de prendre complètement le contrôle de l’imaginaire des habitants (un peu comme dans 1984 où la langue est réduite pour restreindre l’horizon des sujets, ici c’est la palette de couleurs qui est réduite). À la fin, l’album parle de « l’usine et ses hommes de main épris d’ordre ».

Linda : Cela m’a aussi gênée. J’aurais vraiment aimé en savoir plus sur les tenants et aboutissants de tout ce gris. L’explication scientifique ne m’a pas complètement convaincue.  

Isabelle : Je pense que l’explication scientifique révèle comment l’usine s’y prend pour rendre la ville grise, mais pas ses motivations.

Linda : Oui, c’est ça. Et j’en suis ressortie quelque peu frustrée.

Colette : Idem ! Et puis, en un chapitre, la tendance est inversée ! Où sont les moyens de pression qui maintenaient les habitants dans la stricte obéissance ? Les voilà qui s’habillent à nouveau en couleur, qui décorent leurs maisons, leurs rues… 

Lucie : Ils attendaient passivement mais la situation ne leur convenait pas non plus, probablement. Les interdictions ont peut être été imposées et acceptées au fur et à mesure sans que la population ne prenne la mesure des limites de leurs libertés. C’est en tout cas comme cela que je l’ai perçu. Il ne s’agit pas d’une dictature militaire ou d’un coup d’État brutal, mais d’infimes interdictions qui finissent, bout à bout, par devenir réellement contraignantes. 

Colette : Lucie, ce que tu décris me rappelle vraiment ce que nous avons vécu pendant le confinement : des interdictions, les unes après les autres, que nous acceptions, interdictions de plus en plus farfelues (signer sa propre autorisation de sortie, s’auto-diagnostiquer, coudre ses propres masques de protection…) 

Lucie : En effet !

Isabelle : Sur le retournement final qui peut sembler rapide, ça peut être assez symbolique en fait de la manière dont elles peuvent s’écrouler très rapidement quand une brèche est ouverte (ce dont témoigne justement la manière dont la RDA s’est effondrée en très peu de temps). C’est pour ça que les régimes autoritaires sont aussi jusque-boutistes dans la répression et la censure. Le livre montre que l’argument contre les couleurs est que les gens en seraient “agressés”, mais c’est le type de théories que les dictatures obligent tout le monde à ânonner jusqu’à ce que quelqu’un dise que ce n’est pas vrai.

Comment caractériseriez-vous le rôle des illustrations dans cet album ? Comment sont-elles et qu’apportent-elles ?

Colette : J’ai adoré les cadrages ! Plongée, contre-plongée, plan d’ensemble, plan aérien, Torben Kuhlmann est un artiste incroyable ! Les illustrations rythment la traversée de ce monde étrange sur les pas de Nina. Il y a un côté très cinématographique dans la manière de traiter la variété des plans. On voyage à chaque illustration tout en étant enfermé dans le cadre très restreint de ce monde en gris ! 

Linda : Comme Colette j’aime les cadrages. Pour moi ça crée un effet cinématographique, et on retrouve ça dans l’ensemble des albums de Torben Kuhlmann. C’est très visuel et donne vie à l’histoire qui est contée.

Lucie : Les illustrations sont d’une précision et d’une beauté incroyables ! J’ai adoré les effets de perspective et les jeux de contrastes avec les différents gris qui font que malgré tout elles ne sont pas vraiment ternes. L’uniformité des véhicules, des vêtements, des immeubles appuie l’effet d’étouffement de Nina. Et la subite apparition des couleurs attire l’œil du lecteur comme celui de Nina !

Liraloin : Justement en parcourant l’album tout à l’heure je me disais que l’auteur était tout de même plus illustrateur qu’auteur finalement. Ses illustrations sont parfaites et elles sont si justes que le texte est parfois de trop, comme je le disais plus haut : trop « bavard ». 

Lucie : Suite à la remarque de Liraloin, je suis en train de regarder uniquement les illustrations et je me demande si cet album ne fonctionnerait pas (aussi) en “muet”.

Liraloin : Tout à fait, je me suis dit la même chose ! 

Colette : Moi aussi ! J’avoue ne pas avoir particulièrement goûté la prose de l’auteur (mais je me dis toujours que cela peut être dû à la traduction), par contre les illustrations sont intenses ! 

Isabelle : C’est très intéressant comme perspective (je viens de feuilleter à mon tour l’album pour y réfléchir). Mais il y a des nuances qui ne ressortiraient pas. Comme par exemple les craintes de la bibliothécaire que l’existence de sa pièce remplie de livres s’ébruite.

Lucie : Oui, il manquerait évidemment quelques informations (le livre caché sous le manteau, etc.) mais la trame essentielle se comprend sans le texte, à mon avis.

Liraloin : Pour moi ça fonctionne surtout avec le raccord à l’illustration suivante : cet homme en haut des marches qui donne le rappel que finalement tout est interdit !

Linda : Il fonctionnerait probablement en muet en effet. Mais je trouve pour ma part que le texte raconte aussi beaucoup de choses et permet d’élargir le public visé en apportant des informations qui parleront davantage aux grands.

Liraloin : J’expérimente l’album sans texte depuis longtemps et même les plus grands ont énormément de choses à dire.

Colette : Oui, c’est vrai, encore une fois Torben Kuhlmann prouve qu’on peut écrire des albums pour les “grands” ! 

Isabelle : Justement, comment se situe cet album par rapport à la série des histoires de souris scientifiques que nous avions déjà eu le plaisir de discuter ? Voyez-vous tout de même des éléments de continuité, reconnaissez-vous une patte de l’auteur ?

Linda : L’explication scientifique qui découle des recherches menées par Nina fait écho à ses histoires de souris, non ?

Lucie : On retrouve ici le goût de l’auteur-illustrateur pour la recherche, la science et la démarche scientifique, comme tu l’as fait remarquer dans son interview. Pour les esprits libres qui n’ont pas peur d’innover et de se confronter aux idées reçues de leur époque, aussi.

Colette : Je suis d’accord, mais je trouve qu’ici l’explication scientifique est un peu hors-sujet. Dans les albums sur les scientifiques, cela faisait du sens, l’expérience scientifique était au cœur du récit, élément clé de la narration. Dans La Ville grise c’est moins le cas me semble-t-il. En tous cas dans tous les albums de l’auteur, le personnage principal va au bout de ses recherches ! 

Isabelle : J’aime cet attachement à la persévérance, même lorsque c’est loin d’être gagné d’avance. J’ai aussi adoré retrouver l’univers graphique de l’auteur, reconnaissable entre mille avec son côté vintage, sa palette de couleurs particulière et très travaillé dans les détails.

Lucie : Il me semble, cependant, qu’il s’essaye ici à un univers tout de même très différent : du contemporain, des humains pour personnages principaux…

Liraloin : Je vous rejoins, mais bon bof, l’explication scientifique ne m’a pas convaincue non plus.

Isabelle : Je pense qu’au fond, cet album parle plus de politique et de société que de sciences.

Lucie : Tout à fait d’accord avec toi.

Linda : Pour moi cela démontre encore une fois l’attachement de l’artiste aux sciences. Il n’a pas pu s’empêcher de glisser une explication rationnelle à une situation qui n’avait que faire d’une démarche scientifique. A moins qu’il ne perçoive la mise en place d’une dictature comme une sorte d’expérience de la part de son chef ?

Isabelle : Je ne dirais pas que la situation n’avait que faire d’une démarche scientifique. La science peut jouer un rôle émancipateur ou pour ébranler les dogmes (elle le fait souvent !).

Linda : Certes mais ce n’est pas quelque chose que j’ai ressenti dans cette histoire. C’est plutôt l’art qui joue ce rôle ici…

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire cet album ?

Liraloin : Je le proposerais en même temps que certains romans comme la Vague. Les albums de cet auteur sont autant à destination du public jeunesse qu’adulte.

Lucie : Ce n’est pas si simple car, comme nous le disions plus haut, c’est un album pour les grands. Le contenu n’est pas accessible au public habituel des albums mais les (pré-)ados auront-ils envie de revenir à un album ? Je me dis que les fans du travail de Torben Kuhlmann n’hésiteront pas, mais les autres ? Toujours est-il que mon loulou (11 ans) a adoré.

Linda : N’ayant que des grands enfants autour de moi, je ne pourrai de toute façon pas le conseiller à des plus jeunes. Je sais que si je le conseille aux mamans de mon groupe d’amies, elles y trouveront un excellent outil de discussions avec leurs ados, de la même manière que je pourrai le faire avec les miens. Malgré ce que vous dites, je ne suis pas sûre que les plus jeunes s’y retrouveront ou y prendront du plaisir, principalement parce que le texte est très long, voir très lourd. A moins qu’ils ne soient habitués à ce type de lecture…

Isabelle : De mon point de vue, ce n’est pas forcément un livre réservé aux ados. Il est polysémique, comme nous le disions et, en tant que récit d’aventure, peut se lire plus jeune (très jeune en fait à voix haute). Je pense que si les grands enfants ne lisent pas beaucoup d’albums, c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui s’adressent vraiment à eux.

Colette : Je suis d’accord avec toi Isabelle, c’est vraiment un genre qui mériterait d’être exploré. Mais l’album a encore mauvaise presse du côté des ados qui l’associent – à tort – à la petite enfance. Mais les adultes qui les accompagnent aussi – c’est un peu comme pour les dessins animés, passé un certain âge les ados n’y vont plus alors que franchement il y a plein de dessins animés qui sont essentiellement pour des grands ! Justement, je penserais comme toujours lire cet album à mes cher.e.s élèves ! Pour lancer un débat philosophique sur l’uniformité, le rôle de l’art dans la société, ou tout simplement pour introduire la séquence du programme de 3e “Dénoncer les travers de la société : individu et pouvoir”. 

Isabelle : J’adorerais pouvoir assister à tes cours Colette, tes élèves ont trop de chance de partager toutes les chouettes lectures que tu leur proposes !

Colette : C’est gentil Isabelle ! Moi je remercie tous les auteurs qui osent écrire des albums pour les grands parce que justement pour mes “petits lecteurs” et “petites lectrices” des albums comme celui-ci permettent, sans trop les décourager,  de mener une réflexion élaborée sur les liens entre individus et société, sur le rôle des entreprises dans le monde contemporain par exemple.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de lire La ville grise et que cet album résonnera chez vous aussi fort que chez nous ! N’hésitez pas à lire également notre entretien avec Torben Kuhlmann et la lecture commune consacrée à ses aventures scientifiques à hauteur de souris.

Entretien avec Torben Kuhlmann

Sous le Grand Arbre, nous sommes fans des albums de Torben Kuhlmann. Vous savez, ces récits incroyablement illustrés qui reviennent sur de prodigieuses avancées scientifiques en imaginant qu’elles ont été le fait de petites souris ! Nous leur avions consacrés une lecture commune. Si vous ne connaissez pas, vous devriez filer vers votre librairie ou votre médiathèque préférée sans tarder et découvrir ces livres hors-normes. Nous avons eu de vrais coups de cœur pour leurs pages pleines d’aventure et de mignonnerie, de voyage et de découvertes. Le 26 octobre paraît son nouvel album, La ville grise, pas de côté par rapport à la série des souris. L’occasion pour nous de mettre en avant cet auteur incontournable dans l’espace germanophone qui  n’est pas (encore !) aussi célèbre en France, et de lui poser toutes les questions que nous nous sommes toujours posés sur son travail. Interview !

Torben Kuhlmann. Source: son site Internet

Depuis quand écrivez-vous et dessinez-vous ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. La peinture et le dessin ont toujours été mes passe-temps favoris. Dès l’âge de deux ou trois ans, c’est avec des crayons et du papier que je pouvais le mieux m’occuper. Tout ce qui m’intéressait dans le monde était dessiné et étudié par la même occasion. Il a toujours été important pour moi de raconter des histoires avec mes dessins. L’écriture est venue en plus à l’adolescence. Je ne suis toutefois devenu auteur aux yeux du public qu’avec mon premier ouvrage, Lindbergh.

Lindbergh. La fabuleuse aventure d’une souris volante, Torben Kuhlmann. NordSud, 2014

Dans votre livre Einstein, vous citez le physicien qui a affirmé que  « l’imagination est plus importante que le savoir, car le savoir est limité ». Vos albums ne suggèrent-ils pas qu’on aurait bien tort d’opposer les deux ?

Effectivement ! Je ne crois pas non plus qu’Albert Einstein nous impose ici de choisir : la connaissance ou l’imagination. Mais les connaissances sont souvent une source, une inspiration fantastique pour nourrir son imagination. Et Einstein lui-même a utilisé son imagination pour se représenter les problèmes les plus complexes sous la forme de scénarios intelligibles. Il s’agit de ses célèbres expériences de pensées. Il aspirait, en pensée, à devenir des gens qui tombaient de toits ou des scientifiques propulsés dans l’espace dans un ascenseur. C’est ce qui l’a mis sur la piste des secrets de la pesanteur. La question : « Et si… ? » se trouve au fondement de mes histoires de souris. La curiosité scientifique est toujours l’élément déclencheur de l’aventure à venir.

Comment en êtes-vous venu à raconter des épopées scientifiques et pourquoi le choix étonnant de les raconter de la perspective de petites souris ?

Le choix d’une souris comme protagoniste s’est fait tout naturellement. Mon premier livre a découlé d’une petite idée : une souris découvre l’existence des chauve-souris et développe l’envie d’apprendre à voler. Le choix d’une souris s’imposait donc. Ce point de départ m’a aussi permis d’intégrer mon propre intérêt pour le thème de l’aviation. La souris parcourt l’histoire de l’aviation en mode accéléré – du deltaplane à l’avion à moteur. Pour le deuxième tome, il fallait à nouveau une souris comme personnage principal : ici, les souris prennent la lune pour un fromage et une souris pleine d’ambition scientifique souhaite réfuter cette idée. En outre, j’aime raconter mes histoires d’une perspective inhabituelle et leur donner une touche de crédibilité. Ainsi, mes livres font fréquemment référence à des événements réels et les événements et inventions fantastiques doivent sembler au moins un peu crédibles.

Les références au monde de la science qui fourmillent dans vos pages – titres de journaux et de livres, photographies, plans de prototypes etc. – donnent l’impression que vous vous documentez beaucoup. Comment procédez-vous ? Et comment avez-vous choisi quelles découvertes scientifiques raconter ?

Chaque projet commence par des recherches. Le travail autour d’une aventure de souris débute par l’exploration de livres et de collections de photos. Cela me permet de développer un sens de l’esthétique de l’époque dans laquelle se déroule l’histoire. Et en même temps, je deviens un expert du thème en question. Le choix des scientifiques qui donnent leur nom aux histoires – de Lindbergh à Einstein – s’est fait tout naturellement. En général, les personnalités historiques potentielles se décantent rapidement lorsque l’intrigue prend forme. L’histoire de Lindbergh a par exemple commencé comme le simple récit d’une souris qui apprend à voler. Au fil de l’histoire, la traversée de l’Atlantique a pris de plus en plus d’importance. Lorsqu’à la fin, l’apparition du jeune Charles Lindbergh s’est également imposée, le livre avait trouvé son titre définitif.

Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune, Toben Kuhlmann, NordSud, 2016.

Vos albums racontent très bien la démarche scientifique – questionnements, élaboration d’hypothèses et d’un protocole, erreurs et tâtonnements… Cela donnerait presque envie de se lancer dans ses propres expérimentations ! Diriez-vous qu’on peut faire un parallèle avec la création littéraire ?

Cette démarche scientifique est jubilatoire. Se donner un objectif et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Il ne faut pas se laisser décourager par des revers occasionnels. Au début d’une histoire, mes souris sont souvent confrontées à des obstacles qui semblent insurmontables et la taille de ces obstacles rend leur réussite d’autant plus gratifiante. J’espère que c’est un message que mes jeunes lectrices et lecteurs retiendront de mes livres. C’est aussi un message que je dois parfois me rappeler moi-même lorsque je crée des livres. Chaque nouveau livre est d’abord un énorme défi. Il faut imaginer toute une histoire et l’illustrer, souvent sur plus de cent pages. Au début, le doute s’immisce souvent: vais-je y parvenir ? Mais j’essaie de me motiver en pensant aux aventures précédentes des souris. Et oui, on ne peut pas nier qu’il y a un certain parallèle avec le principe scientifique. Au départ il y a un objectif, le livre terminé, et le chemin pour y parvenir est jalonné d’expériences variées – qu’il s’agisse du texte ou des images. Parfois, l’une de ces expériences ne fonctionne pas et il faut trouver une approche complètement différente. Dans cette situation, j’applique la règle : ne surtout pas abandonner et s’efforcer de ne pas perdre de vue l’objectif.

Comment s’est construit votre univers graphique vintage et décalé ? Avez-vous eu des influences particulières ?

La liste des influences est longue. Il y a toute une série d’artistes qui m’ont marqué au fil des ans : Claude Monet, Casper David Friedrich, William Turner ou John Singer Sargent. Et ce n’est là qu’une petite sélection de noms de l’histoire de l’art. S’y ajoutent tout un ensemble de cinéastes. Le cinéma a en effet toujours été une grande source d’inspiration pour moi.

Mon style a fini par se développer presque automatiquement dans cette direction, au fil des années. Très tôt, j’ai pris un grand plaisir à travailler avec des couleurs aquarelles. D’un autre côté, j’ai toujours aimé dessiner avec différents crayons. À un moment donné, j’ai combiné dessin et aquarelle. Cette combinaison a quelque chose de très classique qui rappelle les illustrations à l’ancienne. Ma préférence pour les palettes de couleurs réduites et le fait que j’aime donner à mes images une légère teinte sépia renforce encore ce côté vintage.

Edison, La fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan, Torben Kuhlmann,
NordSud, 2019.

Qu’est-ce qui fait un bon album selon vous ?

Un bon album doit, selon moi, répondre à trois critères : un style accrocheur, une mise en scène parfaitement maîtrisée et un soupçon de noirceur. Pour mes propres livres, je trouve aussi très important de toujours prendre mes lecteurs-cibles au sérieux et de les respecter. Rien ne doit être trop complaisant ou superficiel. Moi-même, je suis toujours étonné de voir tout ce que les enfants découvrent dans mes livres – aussi bien dans les illustrations que dans les histoires – et combien ils enrichissent mes histoires par leur propre imagination.

Presque tous vos livres se situent à la charnière entre album et roman, avec un texte relativement long indissociable des illustrations qui prolongent l’écrit et prennent même parfois le pas. Merveilleux pour les enfants qui aiment se plonger dans des textes longs sans pour autant avoir perdu le goût des albums illustrés, mais plutôt rare ! Comment en êtes-vous venu à cette forme ? Comment ont réagi les éditeurs ?

J’ai développé cette approche de la narration pendant mes études. Pour mon mémoire, je voulais étudier les différentes formes d’un récit et j’ai mis l’accent sur l’interaction entre le texte et l’image. C’est ainsi que la première version de mon album Lindbergh a vu le jour, dans le cadre de ce travail de fin d’études. L’objectif était d’explorer les différentes possibilités dramaturgiques d’un livre. Certaines choses devaient être racontées seulement au niveau de l’image, d’autres ne devaient être mentionnées qu’au niveau du texte. J’ai même conçu le moment de tourner la page comme un moment dramaturgique. Le texte et l’image peuvent créer ensemble une tension et une attente. L’idéal est que l’on brûle de tourner la page pour savoir comment ça continue.  

Les premiers éditeurs avec lesquels j’ai parlé, peu après mes études, se sont montrés un peu sceptiques à l’égard de mon histoire. Forcément, Lindbergh faisait un peu voler en éclats les conventions d’un livre pour enfants. L’histoire avait entre-temps atteint les 96 pages et sa palette de couleurs et son esthétique étaient complètement atypiques pour un album. La maison d’édition Nord-Sud et son éditeur Herwig Bitsche ne partagèrent toutefois pas ces réticences et furent tout de suite d’accord avec mes réflexions. Heureusement que nos chemins se sont croisés.

La ville grise, de Torben Kuhlamnn. NordSud, 2023.

Comment présenteriez-vous votre nouvel album, La ville grise, qui semble assez différent des précédents ?

La différence la plus frappante est certainement que cette fois-ci, je ne raconte pas l’histoire d’une souris. En effet, les animaux ne jouent qu’un rôle très secondaire. Je raconte l’histoire d’une petite fille qui se retrouve dans un monde gris oppressant et un peu étrange. L’histoire peut, cette fois, être racontée avec plus de mots. Dès le début, j’avais en tête une histoire courte ou une nouvelle qui serait enrichie de nombreuses illustrations. Le texte et l’image interagissent un peu différemment. Les illustrations ont plus la fonction de créer une atmosphère et le texte raconte l’histoire de manière tout à fait classique. Mais il y a une similitude avec mes aventures de souris : la détermination de la protagoniste à ne pas se résigner et à remettre en question le monde gris. Et la solution finira, ici encore, par venir des sciences.

Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être traduit dans de nombreuses langues ? Êtes-vous impliqué dans ce processus, partez-vous à la rencontre de vos lecteurs non-germanophones ?

Cela fait incroyablement plaisir de voir que mes livres soient si bien accueillis non seulement en Allemagne, mais aussi pratiquement partout dans le monde. Je n’aurais jamais imaginé que cela soit possible. Au départ, je n’étais même pas sûr qu’il se trouverait un éditeur dans mon pays pour mes aventures de souris. Quelques années plus tard, Lingbergh est soudain disponible dans plus de 30 langues. Cela m’a donné l’occasion merveilleuse de rencontrer des lectrices et des lecteurs du monde entier. J’en suis incroyablement reconnaissant.

Je ne suis impliqué que sporadiquement dans les processus de localisation et de traduction. Dans mes livres, j’ai cependant souvent des textes intégrés dans les illustrations. Certains éditeurs de licences les retouchent eux-mêmes, parfois j’interviens moi-même ou je fournis au moins un modèle. Pour La ville grise, j’ai par exemple créé un alphabet avec des lettres dessinées. Celui-ci permet d’adapter plus facilement les illustrations représentant des textes.

J’espère que mes livres continueront de m’offrir l’occasion de visiter d’autres pays et de rencontrer les lectrices et lecteurs de là-bas.

(traduction de l‘allemand : Isabelle)

Photo de l’album Edison, Torben Kuhlmann, NordSud, 2019.

Un grand merci à Torben Kuhlmann d’avoir accepté de répondre avec autant de générosité à nos questions et à son éditeur suisse de nous avoir mis en contact ! Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir les histoires de souris et La ville grise qui paraît donc le 26 octobre chez Nord-Sud. Il se pourrait même qu’on en parle bientôt par ici…

Nos coups de coeur de septembre !

Ah, septembre ! Sa frénésie post-vacances, sa soif de renouveau, ses belles journées d’été indien et sa rentrée littéraire ! Certain.e.s trouvent du mal à lire en ce mois où il faut retrouver un rythme, d’autres voient leur motivation décuplée ou trouvent dans la lecture une bulle où se ressourcer. C’est donc, plus que jamais, le moment de partager avec vous nos trouvailles mensuelles !

******

Isabelle et ses moussaillons ont eu un coup de cœur pour nouvel album du duo Rascal-Louis Joos. Des pages qui nous entraînent aux États-Unis, en 1884. Les bisons sont en voie d’extinction. Un grand musée d’histoire naturelle dépêche un jeune taxidermiste pour ramener des cornes, des sabots et des peaux avant que l’espèce ne disparaisse. Ce dernier ne se doute pas qu’il va vivre un moment de grâce, l’une de ces expériences qui marquent à jamais et donnent un sens à notre existence… Le texte lyrique et les illustrations à l’encre et à l’aquarelle subliment la beauté des grandes plaines, du soleil couchant et de la nuit qui s’empare de la forêt, où les humains et leurs machines industrielles semblent des intrus. Et pourtant, on assiste dans cet album à une communion bouleversante entre l’homme et la nature. On retrouve les saveurs du voyage et de la liberté qui sublimaient déjà Le voyage d’Oregon. Un immense bol d’air, cet album !

******

Et en roman, le coup de cœur de L’île aux trésors va au deuxième volet du diptyque Les Nuées, de Nathalie Bernard. On renoue ici avec tout ce qui nous avait déjà emportés dans le premier tome : une expérience de pensée stimulante (que se passerait-il si une catastrophe faisait voler en éclat nos repères spatiaux et temporels ?), des personnages inoubliables et un univers immersif. Néro est à la fois une suite, puisque l’on suit la protagoniste, Lisbeth, dans la suite de son périple, et un roman-miroir. Car nous allons également revivre le cataclysme du tome 1, d’une perspective différente. Nous avions vécu cette séquence du haut de la station spatiale internationale, nous sommes cette fois au fond des mers, à bord d’un sous-marin, et allons, de nouveau, au-devant d’épreuves inimaginables. Le passé continue de résonner de manière fascinante avec le présent, révélant les rouages de la naissance des mythes et de la construction des sociétés. Une série qui fait forte impression, entre récit post-apocalyptique haletant, épopée, réflexion philosophie et ode poétique à la beauté de notre monde.

******

Pour Liraloin qui adore faire des trouvailles dans les albums destinés aux plus petits c’est un jeu de cache-cache qui a retenu toute son attention. Voici qu’un visage d’enfant apparaît à travers un buisson de paille haute, petite scène qui va être le témoin d’une succession d’animaux sauvages s’approchant parfois jusqu’à frôler la cachette. Le soleil laisse place à la lune ronde qui éclaire la savane et les animaux venus se repaître d’une douce tranquillité nocturne. Soudain un chien débarque et de son puissant flair semble avoir trouvé cette enfant si bien cachée. S’engage alors une course poursuite qui nous amènera jusqu’à la civilisation.

Cet album sans texte de Jean-Claude Alphen publié aux éditions D’Eux en 2022 fait preuve d’une belle inventivité et cultive le sens du détail. Les illustrations crayonnées émergeant des pages épurées de blanc ou de noir, selon le moment de la journée, sont magnifiques. Le jeu des lumières est complétement réussi. Le mouvement donné à la course-poursuite à travers les habitations est accentué par le geste de tourner les pages le plus vite possible. Mention spéciale pour le crocodile qui donne vraiment les chocottes !

******

Pour Linda, il y a eu trop peu de lectures en septembre, mais un album se démarque par la beauté de ses textes et de ses illustrations : Définitivement – Tu peux déjà ; deux textes écrits par Grand Corps Malade pour célébrer la paternité, ou tout simplement la parentalité, sublimés par Thomas Baas, un illustrateur talentueux qui a su « photographier » autant de petits instants qui font la richesse du quotidien de parents et la beauté de ce lien si particulier qui les unit à leur(s) enfant(s).

******

Après l’immense succès de Wonder, Lucie était curieuse de lire ce que R. J. Palacio pouvait proposer dans un univers différent. 
Avec ce nouveau roman, l’auteure s’essaie à un nouveau genre : le western. Et c’est une vraie réussite ! L’ambiance, sauvage et inquiétante, mais surtout les personnages, très incarnés. Le jeune Silas entraîne le lecteur à la recherche de son père, enlevé sous ses yeux par des bandits aux raisons troubles. Aventure, rencontres et émotion parsèmeront un périple, duquel il sortira forcément grandi.
Il est aussi question de photographie, thème qui illustre finement la difficulté de connaître toutes les facettes des personnes qui nous entourent. Assurément un coup de cœur !

Pony, R. J. Palacio, Gallimard Jeunesse, 2023.

Son avis complet ICI.

******

Parce que ces deux romans sont tellement différents qu’il était impossible de choisir, et qu’un nouveau livre d’Annelise Heurtier est forcément un évènement chez Lucie, #Toutlemondedestestelouise doit figurer dans cet article.
L’auteure y aborde le thème du cyberharcèlement au collège, qui nous intéresse particulièrement, et fait le choix de nous immerger totalement aux côtés de Louise, seule narratrice de ce roman.
Avec elle, on assiste à l’incompréhensible déferlement de ragots et de violence suite à une scène mal interprétée. Louise a beau être équilibrée et entourée, les étapes et les conséquences s’enchaînent avec une précision chirurgicale. Ce roman se lit d’une traite, et laisse le lecteur bouleversé. Essentiel pour comprendre et combattre le mécanisme du harcèlement. 

#ToutlemondedestesteLouise, Annelise Heurtier, Casterman, 2023.

Son avis complet ICI.

******

Pour Colette, retour devant le tableau blanc avec des textes pour bousculer ses élèves autour du thème toujours sensible de notre relation aux écrans. Et pour cela, elle a choisi un texte court d’Alain Damasio au rythme haletant, trépidant et particulièrement stressant dont les personnages principaux sont un sportif en mal d’affection et une IA à la voix sirupeuse. Bienvenue dans le monde de presque-demain de Scarlett et Novak ! En quelques pages, l’auteur nous dresse le portrait d’un homme dont le quotidien est entièrement rythmé par son brightphone, présence familière, docile et d’une fidélité à toute épreuve jusqu’au jour où… d’elle le voilà déconnecté.

Scarlett et Novak, Alain Damasio, Rageot, 2021

******

Et pour poursuivre la réflexion, rien de mieux que les jolis textes emprunts de poésie de Thomas Scotto et Madeleine Pereira recueillis Dans un brouillard de poche. A travers une vingtaine de « portraits au filtre des écrans » c’est toute l’histoire de notre société contemporaine qu’on se prend en pleine figure, avec délicatesse et force à la fois. Peuple de têtes penchées, d’épaules rentrées, de pouces qui pianotent, de regards perdus. « Nous qui sommes déjà de l’autre côté du miroir… »

Dans un brouillard de poche, portraits au filtre des écrans, Thomas Scotto, Madelaine Pereira, éditions du POurquoi pas ? 2020

******

Pour Blandine, deux coups de cœur très différents, qui font la part belle aux mots et aux livres.

Le samedi au paradis. Angela BURKE KUNKEL et Paola ESCOBAR. Kimane Editions, 2021

La couverture de cet album né d’une histoire vraie, est vraiment très réussie. Son sous-titre dit beaucoup de son contenu, mais sans le lire, nous savons déjà que son récit va nous emporter auprès des livres et des mots, qui font rêver et qui nous relient.
Cet album nous permet de rencontrer deux José, l’un est un enfant, l’autre est adulte. Ils se connaissent grâce à une bibliothèque, née par hasard et entretenue par un rêve un peu « fou » dans ce quartier défavorisé de Bogota en Colombie. C’est l’histoire de José Alberto Gutierrez, éboueur, qui nous est racontée. Et avec ses garçons, Blandine aime découvrir des parcours de vie. Cet album ne pouvait que leur plaire!

******

Les larmes de l’assassin. Anne-Laure BONDOUX. Bayard Jeunesse, 2003

C’est pour accompagner son fils dans sa lecture que Blandine a (enfin) lu ce roman qui nous emmène au Chili, dans un bout de terre aride auprès de l’enfant Paolo, d’Angel qui a tué ses parents (et d’autres avant eux) et qui sont bientôt rejoints par Luis, aventurier raté. Au contact les uns des autres, chacun s’ouvre, développe des nuances d’humanité, Angel en particulier.
L’histoire est belle, rude, triste. Au-delà de la violence qu’induit le mot « assassin » du titre, elle nous engage à voir l’humanité de cet et de ces hommes, la manière dont elle s’est révélée et dont elle se manifeste. Ce roman c’est un plaidoyer pour la rédemption, pour découvrir toutes les facettes de l’Homme qui peut se monter tour à tour généreux, horrible, violent, amoureux, paternel, terrifiant, lâche, responsable, et jusqu’où il peut aller. Et en réponse, ce que la société pense de Lui, accepte ou non, et Lui renvoie. L’écriture d’Anne-Laure Bondoux est faite de métaphores, de douceur, et d’empathie, et instille une belle réflexion.

*******

Et vous, quelle a été votre lecture préférée de septembre ?

Lecture commune : Pallas, tome 1 : Dans le ventre de Troie, de Marine Carteron

Certains romans font frémir toutes les branches du grand arbre à l’unisson. Ainsi en va-t-il du premier tome de Pallas, nouvelle trilogie de Marine Carteron qui revisite la mythologie grecque, que nous avons toutes lu pendant l’été. Il ne s’agit ni plus ni moins que de proposer une lecture alternative des enchaînements qui ont mené à la guerre de Troie, sur la base même des sources qui fondent la mythologie grecque. L’ambition du projet, l’originalité de l’écriture et la force de la proposition ne pouvaient pas nous laisser insensibles : lecture commune !

Pallas, tome 1 : Dans le vendre de Troie, de Marine Carteron. Le Rouergue, 2023.

Isabelle : Aviez-vous déjà lu Marine Carteron ? Vous attendiez-vous à la trouver sur le terrain de la mythologie grecque ?

Colette : Ma réponse va être très rapide : je ne connaissais pas du tout cette autrice ! Comme souvent, c’est grâce à mes chères copinautes que j’ai découvert ce nouvel univers ! 

Liraloin : Je connaissais cette autrice grâce à sa série des Autodafeurs, véritable phénomène chez les bibliothécaires, nous l’avons conseillé souvent aux ados et ils ont adoré à leur tour. Puis j’ai lu Génération K que j’ai trouvé plus noir mais avec un côté fantastique très bien abordé. Dix était bien mais je suis un peu restée sur ma faim/fin. À vrai dire je pense que Marine Carteron fait partie de cette génération d’auteurs-autrices français à l’écriture rare et qu’elle est capable d’aborder n’importe quel sujet. 

Linda : Je la connaissais car ma fille a lu Dix, réécriture du roman d’Agatha Christie, qu’elle m’avait chaudement recommandée mais que je n’ai jamais pris le temps de lire. Mais maintenant que j’ai découvert son style, je sais que je vais pouvoir me lancer sans problème car j’aime beaucoup sa plume. Quant à la question sur la mythologie, c’est un thème comme un autre et on sait que ça fonctionne bien auprès des ados… et des adultes. Il y a d’ailleurs de nombreuses réécritures féministes en ce moment telles que la BD Lore Olympus, ou les romans de Madeline Miller qui semblent rencontrer un vif succès.

Isabelle : Voilà, on connaissait Marine Carteron sur plusieurs registres, de la fantasy à la science-fiction et au thriller/policier avec les titres que vous avez cités, en passant par un registre plus réaliste avec La (presque) grande évasion par exemple. Cela fait trois ou quatre romans que je lis d’elle et c’est bien simple, impossible de savoir à quoi s’attendre, le genre change à chaque fois ! Ce qui reste, c’est sa plume incisive, nerveuse et (je trouve) très contemporaine, que je n’aurais pas associée spontanément à la mythologie grecque (j’avais tort !).

Blandine: Je n’avais encore rien lu de cette autrice même si plusieurs de ses livres m’avaient donné envie. C’est parce qu’Isabelle a parlé de ce livre-ci  que j’ai eu envie, enfin, de découvrir son écriture. Je ne suis pas spécialement férue de mythologie grecque, mais après le formidable Ariadnê de Flora Boukri, j’avais bien envie de m’y plonger à nouveau.

Isabelle : Blandine, tu évoques Flora Boukri, Linda, tu parlais aussi des réécritures multiples des mythes grecs en ce moment en littérature jeunesse. Aventures de Percy Jackson, enquêtes d’Hermès, feuilletons de Murielle Szac, romans de Sylvie Beaussier sur Méduse, Cerbère et Polyphème, réécriture du mythe de Pénélope par Isabelle Pandazopoulos… Comme nous l’avions évoqué dans notre sélection consacrée à la mythologie gréco-romaine, les auteurs de littérature jeunesse ne semblent pas se lasser de ce matériau ! En s’emparant à son tour de ces mythes, Marine Carteron ne risquait-elle pas de fouler des sentiers battus ?

Linda : Pas forcément ! La mythologie grecque a de ça d’extraordinaire qu’elle est une source quasi inépuisable d’histoires incroyables qui peuvent être réinterprétées ou tout simplement servir de base à écrire autre chose. 

Liraloin : Je ne crois pas non plus car la mythologie a toujours fasciné les auteurs, qu’ils soient sur le registre du conte, du roman fantastique… Il y a tellement d’aspects à exploiter, c’est hyper riche ! Malheureusement je ne lis pas assez de textes mythologiques pour oser la comparaison. Vous êtes beaucoup plus littéraires que moi.

Blandine : La mythologie fascine parce qu’elle aborde des sujets aussi universels que toujours actuels. Cependant, je crois, d’une part, que pour que l’intérêt soit et perdure, il faut la rendre attractive, accessible. Et d’autre part, je crois qu’on la réécrit et la lit à l’aune des questionnements de notre époque/génération/société. Ainsi, on peut actuellement assister à des (ré)écritures très féministes, ou en tout cas, qui déplacent la perspective du point de vue féminin.

Colette : Il me semble aussi que le registre dans lequel s’inscrit la réécriture de Marine Carteron est tout à fait particulier, il y a quelque chose de très exigeant, une volonté de coller au rythme des textes antiques notamment.

Linda : Ici, effectivement, Marine Carteron tente de coller le plus possible aux écrits originaux et d’en proposer un regard plus moderne.

Isabelle : Je suis d’accord avec vous, j’ai trouvé que la démarche dans ce roman se démarquait. Outre l’écriture sur laquelle j’aimerais revenir toute à l’heure, j’ai trouvé très originale la démarche qui consiste à s’appuyer (de façon très minutieuse) sur les sources mêmes des textes mythologiques pour raconter une histoire singulière en sélectionnant certaines séquences et en mettant en lumière certaines perspectives. C’est tout à fait différent de la démarche qui consiste à imaginer une nouvelle intrigue ancrée dans l’univers grec-antique.

Colette : Comme vous, je soulignerai notamment son souci de la référence, de la source, presque universitaire. On sent qu’elle ne veut pas faire dire n’importe quoi à ces personnages de la mythologie, qu’elle leur voue un profond respect.

Isabelle : Ça m’a fait penser à Pierre Bayard, vous connaissez ? Il reprend les éléments des enquêtes d’Hercule Poirot, en pointe les incohérences et parvient à nous convaincre de sa solution alternative. Et bien là, c’est un peu pareil, Marine Carteron travaille à partir du matériau même des différentes versions livrées et nous convainc d’un scénario alternatif.

Liraloin : Je ne connais pas.

Linda : Je ne connais pas non plus cet auteur mais je te rejoins sur le travail de Marine Carteron. J’ai d’ailleurs trouvé assez fascinant de lire ses annexes qui montrent combien le travail de recherche préalable à l’écriture a été conséquent !

Isabelle : Quelles ont été vos premières impressions en ouvrant ce roman ? Y êtes-vous entrées facilement ?

Liraloin : Je n’aime pas particulièrement la mythologie. C’est parce que j’apprécie cette autrice que je me suis empressée de lire ce roman. Je ne suis pas entrée facilement dedans mais très vite l’intrigue se met en place et les personnages ont tellement de consistance que je me suis laissé happer ! Mais j’ai essayé de faire lire le roman à mon fils de 15 ans et il s’est découragé tout de suite…

Blandine: Comme je l’ai écrit plus haut, la mythologie ne m’attire pas plus que ça mais là, l’enthousiasme d’Isabelle a été communicatif. L’entrée dans le roman n’a pas été aisée car il y a beaucoup de noms, de lieux, et d’événements. Et puis les Dieux font rarement dans le simple avec leur capacité à changer d’apparence et de noms, à s’unir comme bon leur semble, à tout bousculer au gré de leurs humeurs, à jouer avec les Humains dont ils ne se soucient finalement que peu… Il m’a fallu m’y retrouver dans les différents personnages, leur nature et leur rôle.

Isabelle : C’est drôle, moi je suis entrée dans ce roman comme dans du beurre. Il y a cette scène d’ouverture très visuelle, à la fois brutale et intrigante qui place le récit sous tension. Puis une scène avec des dieux qui m’a prise de court avec ses punchlines. Et ensuite les rebondissements se succèdent, les registres changent, bref je ne me suis pas ennuyée un seul instant !

Colette : Pour être très sincère, j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce roman à cause de sa grande violence. Je sais pourtant bien à quel point la mythologie grecque est d’une cruauté inouïe et pourtant sous cette forme là, romancée, je ne m’y attendais pas et me suis sentie très mal à l’aise…

Linda : J’avoue que moi aussi, j’ai trouvé le premier chant assez éprouvant à lire. Il y avait déjà moult personnages et éléments informatifs, c’était presque indigeste. Je me suis d’abord demandée où l’auteure voulait nous emmener, avant de me laisser séduire par l’écriture qui, bien qu’éloignée du style habituel des romans ados, est agréable à lire. C’est assez lyrique en fait, poétique, ce qui correspond bien à la forme du récit.

Isabelle : Je voulais justement revenir sur les émotions qui vous ont traversées à la lecture. Qu’avez-vous ressenti en parcourant ces pages ? 

Liraloin : Pour ma part, je me suis sentie le témoin d’une formidable épopée qui se déroulait sous mes yeux comme au cinéma ! L’écriture est visuelle et apporte ce plus recherché en littérature ado. J’espère que les jeunes attirés par Hadès et Perséphone liront tout d’abord Pallas. Je me suis vraiment prise d’amitié pour Hésione. La violence ne m’a pas gênée car je connaissais l’infamie de Zeus et de ses pairs.

Colette : Que ce soit le récit qui ouvre le roman ou celui du chant I mettant en scène le piège tendu à Zeus par Héra, Athéna et Poséidon, cette violence que je soulignais précédemment m’a vraiment incommodée… Comme toujours les violences faîtes aux femmes – ou aux déesses – me donnent envie de vomir ! Je crois que je suis particulièrement sensible quand il s’agit d’aborder ce sujet même à travers la fiction.

Isabelle : En tout cas, je vous rejoins sur la violence qui traverse ce texte. C’est quelque chose qui m’a interrogée et pourtant, tout n’est-il pas déjà dans les mythes ? Les crimes, les viols, les complots et les vengeances ? Je pense que la réécriture du texte du point de vue des femmes révèle cette violence. On ne la voit presque plus car, comme dans les contes, on y est habitué. Les viols à répétition commis par Zeus qui ne recule devant aucun moyen prêtent presque à sourire, on ne réalise pas ce qui se joue. Ici, c’est très concret. Et en même temps, cette violence ne m’a pas braquée car elle est mise à distance en quelque sorte par le ton souvent ironique.

Linda : Compassion, pitié, empathie, dégoût… Je pense avoir ressenti une belle palette d’émotions. Comme le disait Colette, la mythologie est violente et ce n’est pas forcément facile à lire sans ressentir un certain malaise. Zeus est particulièrement répugnant et en plaçant le récit du point de vue des femmes, il est évident que les lectrices vont ressentir plus fort encore l’horreur de ses actes. Cela dit, mon fils aîné a eu du mal avec la violence aussi donc c’est quelque chose qui ne s’arrête pas au genre.

Colette : Justement, nous connaissons cette violence grâce à notre expérience de lectrice et elle nous marque, même adulte. Je me demande comment celle-ci peut être perçue par des adolescent.e.s qui découvriraient à travers ce livre l’horrible pouvoir des dieux et des hommes…

Linda : C’est une question intéressante. Je le fais lire à mes ados mais elles ont déjà de bonnes bases en mythologie et s’attendent donc à y trouver de la violence.

Isabelle : À vrai dire, j’ai lu à mes enfants les feuilletons de la mythologie grecque de Murielle Szac, qui colle de près aux textes de Homère, et ça n’était pas moins trash. Je me souviens notamment du bain de sang au retour à la maison d’Agamemnon…

Blandine: Tu as tout très bien formulé Isabelle. La mythologie est violente, et ce, de multiples façons. Et elle est le reflet de nos sociétés passées et encore actuelles. Effectivement, une réécriture du point de vue féminin l’expose davantage, habitués que nous sommes à la voir, la lire, voire la subir. En inversant le point de vue, s’opère une dénonciation de cet état de fait et un refus qu’elle continue à s’exercer.

Colette : Le fait que, là, les violences sont racontées du point de vue des femmes, change en effet sûrement complètement mon ressenti. Il n’y a plus de mise à distance, je suis dans leur corps et ce qu’elles subissent me bouleverse alors que “d’habitude” en effet il y a une sorte de légèreté dans la manière dont les crimes, les viols, les tortures sont énumérés sans être véritablement racontés… C’est assez fort quand on y pense… 

Isabelle : Je pense qu’on ne réalise pas à quel point tout notre patrimoine d’histoires (mythologie mais contes aussi) est traversé de choses très violentes que nous ne voyons plus car nous y sommes habitués et parce que ça s’insère dans un univers un peu déconnecté de la réalité. Mais tout de même ça infuse nos imaginaires… donc quelque part je trouve bienvenu de nous faire prendre conscience de ça.

Colette : Et de ne plus relativiser… 

Isabelle : Je pense que nous sommes heurtées par la même chose mais que la différence, c’est que, pour ma part, je suis convaincue que c’est quelque chose qui était déjà dans les textes sans qu’on en ait conscience.

Colette : Oui j’en suis convaincue, combien de fois j’ai hésité à raconter à mes élèves tel ou tel épisode parce que je les trouvais d’une violence folle et qu’à des élèves de 11 ans je n’avais pas du tout envie d’expliquer ce qu’était un viol par exemple parce que Zeus ne se reproduisait que comme ça !

« – Poséidon n’est pas encore arrivé ? se contente-t-elle de lui répondre.
– Non… tu l’aurais repéré à l’odeur… et puis, tu le connais, mon frère aime soigner ses entrées. Il arrivera à la dernière seconde, nimbé de lumière et tout le tralala. On aura déjà de la chance s’il ne se fait pas précéder de ses tritons soufflant dans leurs conques…
– Des tritons ? En pleine forêt ? sourit Athéna.
– Oui, certes, reconnaît Héra, pas les tritons, mais pour le reste, tu vas voir…
Comme pour donner raison à sa sœur, Poséidon franchit le cercle de verdure au moment précis où la lumière perce entre les branchages. Les rayons de l’aube tombent autour de lui comme mille lances et les oiseaux tous ensembles se mettent à pépier. »

Isabelle : Malgré tout, j’avoue que j’ai souvent ri, je me demande en vous écoutant si je suis la seule ?

Liraloin : J’ai souris en coin plus d’une fois surtout lors de certaines scènes où Marine Carteron profite bien de la situation pour faire passer certains hommes pour des crétins.

Linda : Après avoir lu ta critique sur le roman je m’attendais vraiment à quelque chose de plus drôle et léger mais en dehors d’un ou deux passages qui m’ont fait sourire, je n’ai pas vraiment trouvé matière à rire.

Colette : Comme Linda, je n’ai pas beaucoup ri. J’ai trouvé ce roman sans espoir aucun… Alors que dans la mythologie, ce que l’on apprécie en général c’est l’incroyable magie qui caractérise les dieux et les déesses – et qui sans doute nous fait oublier leur ignominie. Ici ne reste plus que l’ignominie. 

Linda : C’est vrai que pour le moment, il y a bien peu d’espoir !

Isabelle : J’ai ri justement de l’outrance des répliques divines qui tournent en dérision les atours des autres dieux et semblent considérer ce qui se passe sur terre comme un théâtre accessoire. Et je n’ai pas trouvé qu’il y avait peu d’espoir, il y a de l’amour, non ?

Colette : justement je pensais que les divinités avaient un peu plus de considération pour les humains. Ici en effet que nenni ! Les hommes et les femmes sont de vulgaires jouets ! Ils sont l’objet de mesquineries divines contre lesquelles ils ne peuvent absolument rien.  

Liraloin : Oui tout à fait, l’amour y est bien présent qu’il soit d’ordre filial ou amoureux. Je pense au lien que Pallas entretient avec Athéna par exemple, c’est puissant !

Linda : Oui il y a de l’amour ! Mais à quel prix ? Les sacrifices sont énormes pour que Hésione puisse vivre de son amour…

Colette : Et va-t-elle vivre son amour finalement ? Je n’y crois pas une minute ! La fin est très ambigüe non ?

Linda : Oui absolument. 

Isabelle : Les humains ont peu de latitude parce qu’ils sont soumis aux desseins des dieux, on voit que se joue quelque chose de plus grand et Hésione le voit aussi. Les déesses n’ont pas tant de marges que ça non plus. Mais humaines et déesses se démènent pour essayer d’orienter le cours des choses, c’est précisément cela qui met le récit sous tension et qui me donne envie de lire la suite.

Linda : Probablement… Je lirai la suite également, j’ai hâte de voir ce que l’auteure a encore à dire. Mais c’est plus l’aspect politique qui m’intéresse avec les enjeux que cela soulève.

Isabelle : Qu’est-ce que tu entends par l’aspect politique, par curiosité ?

Linda : Je pense que ça rejoint ce que tu disais plus haut, à savoir que les humains sont les marionnettes des dieux qui dirigent plus ou moins leurs actions. C’est cet aspect de l’histoire qui m’intéresse, voir comment l’auteure va choisir de diriger les querelles entre les dieux pour dessiner l’avenir des humains et de Troie. Alors bien sûr on connaît l’histoire d’Hélène et du Cheval de Troie mais ce sont les tenants et aboutissants de l’histoire qui m’intéressent vraiment. Comment Marine Carteron va-t-elle conduire son récit ?

Isabelle : Justement, comment caractériseriez-vous l’écriture ?

Liraloin : Une écriture forte et ancrée ! 

Linda : Comme je l’ai dit plus haut, Je trouve que l’écriture donne une forme lyrique au récit, presque poétique, chantante.

« Éclairée par la lune, la grande plaine d’Ilion semble couverte d’argent. Dans la lumière laiteuse, les profonds fossés creusés par les hommes autour de la ville sont emplis de ténèbres d’où des piques acérées émergent comme des canines.
Au-dessus de ces bouches sombres prêtes à dévorer les pattes des chevaux, les murailles se dressent ; surhumaines, étincelantes. »

Colette : J’ai apprécié le mélange des points de vue, des registres voire des genres. On oscille régulièrement entre poésie et narration, entre épopée et journal intime. C’est dans l’écriture que pour moi réside toute l’originalité de ce texte, dans ses jeux stylistiques, dans ces va-et-vient maîtrisés entre l’ancien et le moderne, là on touche à un texte qui montre sa littérarité.

​​Isabelle : J’ai été suprise par le style très vif et contemporain avec l’usage du présent et répliques qui claquent dans les premières pages. Mais cela donne un rythme et puis c’est le style de Marine Carteron. Mais vous avez raison, il y a un registre plus lyrique qui donne des respirations, de jolies descriptions aussi. Cela m’a agréablement prise de court.

Blandine: Il y a beaucoup de rythme dans l’écriture, elle est très vive et visuelle, avec des pointes sarcastiques.

Colette : Nous n’avons pas parlé précisément des personnages et notamment de celui d’Hésione qui semble être le personnage principal. Il me semble que c’est un choix intéressant, qui interroge : pourquoi elle ? C’est un personnage de la mythologie que je ne connaissais absolument pas (et dont je ne vois pas le lien avec la guerre de Troie pour l’instant ! Eclairez-moi !)

Liraloin : Houla, le lien Hésione – Guerre de Troie, ça devient trop compliqué pour moi ! Hésione est une future prêtresse, lien entre les dieux et les hommes. Pour moi, elle a cette puissance, cette légitimité que les autres femmes n’ont pas, elle doit être héroïne !

Colette : Je ne parle pas forcément de référence culturelle mais juste de choix narratifs : pourquoi cette princesse là comme héroïne, au delà du fait qu’elle est désignée comme la gardienne de Pallas qui donne quand même son titre au roman ?

Isabelle : Très bonne question ! Hésione, fille de la prêtresse d’Athéna dans ce qui deviendra la ville de Troie, donne une perspective humaine au récit. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne se résigne pas face aux manigances divines. Elle a un destin tout tracé pour elle qui ne lui convient pas, ses marges sont évidemment minimes mais j’ai dans l’idée qu’elle ne va pas se laisser faire. J’ai vérifié, c’est un personnage qui existait bien dans les textes grecs. On ne voit pas tout de suite les liens avec la guerre de Troie, c’est l’un des points intrigants ! Je dirais (ne pas lire si vous n’avez pas terminé le roman) qu’il se profile que la guerre de Troie est en fait au cœur d’un conflit entre Athéna et Zeus. Hésione se retrouve impliquée car c’est elle qui prend la suite de sa mère pour veiller sur Pallas en attendant qu’Athéna trouve un moyen de faire sortir cette dernière de Troie. Par ailleurs, elle est au cœur d’un épisode mythologique qui oppose Céto et Hercule et qui a à voir avec le conflit divin dont je parlais (là encore, c’est dans les textes). On voit le lien avec la guerre de Troie chez Homère à la fin, lorsque le frère d’Hésione, Podarcés, prend une nouvelle fonction et un nouveau nom !

Colette : Merci pour ces précisions Isabelle ! Elle a donc du potentiel notre Hésione ! Elle est au cœur de plusieurs trajectoires majeures qui dessinent l’épaisseur de cet épisode mythologique. 

Isabelle : J’avoue que je suis assez bluffée que l’autrice soit allée débusquer des épisodes aussi peu connus pour nourrir son intrigue.

Colette : C’est aussi ce qui m’a le plus impressionnée ! J’ai lu attentivement les annexes ! Ce qui est rare dans mes lectures plaisir !

Linda : Isabelle a tout dit. J’allais évoquer le lien d’Hésione avec Héraclès et celui avec  Podarcés donc je n’ai rien à ajouter de plus. Je suis aussi très impressionnée par la mise en avant d’un épisode moins connu porté par un personnage qui ne l’est pas beaucoup plus pour construire et nourrir un récit qui ne perd rien en tragédie et en suspens. Comme Colette, la lecture des annexes a retenu mon attention bien plus que d’habitude, j’ai trouvé vraiment intéressant que l’auteure explique les choix qu’elle a fait.

Isabelle : Pensez-vous qu’il soit nécessaire de connaître la mythologie grecque pour apprécier ce roman ?

Blandine: Nécessaire non, mais c’est un plus incontestable. Pour apprécier les clins d’œil et références, mais aussi les inversions de perspectives.

Liraloin : Oui, c’est peut-être un plus et encore… moi qui ne suis pas une spécialiste, cela ne m’a pas gênée. En effet, ici nous sommes sur de la fiction pure et dure et l’autrice a le droit de prendre des « libertés » même si elle se base sur des chants. Au contraire, je me suis échappée de ces connaissances que je ne possède afin de m’imprégner des relations entre les personnages, de leurs complots machiavéliques…

Linda : Ce n’est pas nécessaire de connaître mais ça peut aider. J’avoue avoir souvent mené des recherches en parallèle de ma lecture pour me rafraîchir la mémoire sur un personnage ou un événement…

Colette : Quelques références aident sans aucun doute à ne pas se sentir perdu dans le dédale des personnages qui peuplent ce récit ! Par exemple pour comprendre la partie du récit dédié à la création du monde –  la partie qui est imprimée en blanc sur fond noir –  avoir quelques connaissances permet quand même d’expliciter ce passage particulièrement poétique et donc elliptique.

Isabelle : C’est un autre aspect que j’ai trouvé réussi. Il me semble que les incollables de la mythologie pourront prendre plaisir à décrypter les multiples clins d’œil et découvriront peut-être même des séquences moins célèbres et auront envie de faire des recherches comme Linda (à la maison, nous connaissons assez bien les mythes mais j’ignorais qui était Pallas par exemple et je ne voyais plus que vaguement ce qu’était devenue Céto). Mais il me semble qu’on peut lire sans problème le roman sans connaissance préalable (l’arbre généalogique au début est bien utile pour s’y retrouver !). 

Au début de cet échange, Blandine disait qu’on a tendance à lire la mythologie grecque au prisme des questionnements contemporains. Avez-vous perçu une résonance actuelle ?

Liraloin :  Tout à fait ! le côté féministe y est très présent. D’ailleurs que Madame Carteron en soit remerciée car il ne doit pas être évident de se détacher de cette violence masculine qui caractérise ces textes antiques.

Colette : Clairement, le choix de raconter l’avènement de la guerre de Troie à travers le regard exclusif de femmes et de déesses est caractéristique de questionnements contemporains ! Ici tout est montré à travers un “female gaze” pour reprendre un concept cinématographique propre à notre époque. 

Blandine: Cette (re)lecture ne s’effectue pas seulement avec la mythologie, c’est un mouvement de fond que l’on peut observer dans différents genres littéraires, mais principalement historiques, en mettant en avant des parcours de femmes inspirantes, créant des modèles, et parfois en leur prêtant des envies, émotions, possibles, préoccupations qui n’étaient pas les leurs (encore).

Linda : Je rejoins ce que les filles ont dit. L’écriture qui s’axe sur le regard des femmes plutôt que sur celui des hommes est clairement un mouvement contemporain. C’est d’ailleurs parfois trop évident et gênant car pas toujours réussi. Ici c’est parfaitement maîtrisé et donne un nouveau regard sur des évènements connus en mettant en avant des thèmes forts qui sont au cœur de notre société en mouvement sur la place accordée aux femmes.

Isabelle : À qui auriez-vous envie (ou pas !) de faire lire ce roman ?

Liraloin : Je pense que ce roman parle aux jeunes adolescent(e)s en recherche de sensations fortes (ça les changerait de Captive et compagnie où l’écriture laisse à désirer !!). Il n’est pas évident à proposer mais si on insiste sur le côté féministe je crois qu’il peut trouver son public.

Colette : D’habitude les fans de mythologie que je côtoie sont des enfants ou des pré-ados. A eux, à elles je ne conseillerai pas Pallas mais à des ados lecteurs et lectrices averti.e.s là oui !

Linda : Je l’ai déjà fait lire à mon fils ainé et je l’ai recommandé à mes filles. Je pense que certaines de mes amies lectrices devraient également apprécier.

******

Et vous ? Avez-vous lu et aimé Pallas ?