Lecture commune : Au début.

Aujourd’hui, on vous parle d’un album qui bouscule les codes à tous les niveaux et dont la lumière nous a toutes marquées durablement.

Au début, Ramona Badescu, Julia Spiers, Les Grandes Personnes, 2022.

Colette. – Quelles ont été vos premières impressions à la découverte de cet album extra-ordinaire ?

Lucie. – Un peu perplexe au début (héhé). Surprise par le peu de texte, par ces immenses illustrations… La forme inhabituelle m’a questionnée, tu as raison de parler de « forme extra-ordinaire ».

Frédérique(Liraloin). – Une belle impression, tout d’abord car il a été le cadeau d’anniversaire offert par mon fils cadet, sa couverture est très intrigante (de la première à la 4ème de couv) !

Colette. – J’ai tout de suite adoré le format, le toucher du papier de couverture, les couleurs pastels, le dessin de Julia Spiers reconnaissable entre mille et je me suis dit que cela devait être un livre sur les saisons ! Un album pour enfants qui chanterait le printemps, l’automne, l’été, l’hiver… J’ai été très surprise en l’ouvrant !

Fédérique.- Oh ! extra cette première impression, c’est vraiment ça, rien ne laisse présager une histoire de famille.

Blandine. – Une impression de beau. Le format est grand, agréable, et les couvertures sont magnifiques, emplies de nature, qui laissent imaginer le passage du temps et des saisons entre les fleurs, les fruits et les oiseaux. J’imaginais bien un album sans texte ou presque, mais pas avec des humains. Le titre attire, interroge, tout comme l' »encadré » en flèche dans lequel il se trouve.

Isabelle. – Tout comme vous ! J’ai repéré cet album dans la vitrine d’une librairie et il m’a immédiatement attirée avec ses couleurs chaleureuses mais douces. Et en passant la main sur la couverture cartonné, même impression de douceur ! J’ai lu l’album avec mon fils et l’incipit qui parle d’un grand arbre, d’une maison pleine de vie m’a tout de suite parlé et rappelé le lieu où j’ai grandi.

Colette. – Le titre du livre nous mettait quand même sur la voie : qu’est-ce que ces quelques mots vous ont inspiré ?

Lucie. – J’avais compris suite à nos échanges en amont que cet album allait retracer la vie d’une famille au travers de sa maison. Mais « Au début » est un titre très ouvert, il aurait aussi pu convenir à un livre sur la nature, le temps qui passe… Ce qu’il est aussi d’ailleurs !

Frédérique. – J’avoue que je n’ai pas fait attention au titre plus que ça, c’est plutôt l’illustration de la couverture qui m’a interpellée et ce détail, le triangle en forme de flèche, qui invite à ouvrir le livre.

Blandine. – Au début… Oui un commencement, mais de quoi ? Je ne me suis pas trop posé la question, je me suis laissé (em)porter.

Colette. – J’avoue que tout de suite ces quelques mots m’ont fait penser au poème biblique de la Genèse ! « Au début il n’y avait rien » C’est un texte que j’ai longtemps fait étudier à mes petits élèves de 6e, je l’ai toujours trouvé très réjouissant, ce grand rien qui se transforme en monde foisonnant ! Un peu l’histoire de notre album d’ailleurs !

Isabelle. – Je n’ai pas fait le rapprochement ! Mais ces mots m’ont intriguée. Difficile de savoir quoi s’imaginer : au début de quoi ? Après tout, il y a toujours un début plus antérieur… Rechercher « le début » est souvent un exercice vertigineux, tous les enfants qui aiment poser des questions et remonter la chaîne des causes le savent.

Colette. – Que diriez-vous que cet album raconte ? Une fois ouvert qu’avez-vous découvert ?

Blandine. – L’album et sa narration « à l’envers » sont assez déconcertants. Les phrases sont lapidaires et l’illustration, dominante, ne correspond pas toujours pleinement. C’est intéressant comme une toute petite phrase peut orienter notre regard sur un point/un aspect d’une grande image, et pourtant la décrire toute entière. Un peu comme dans l’album La Perle, il y a un rapport micro/macro.

Lucie. – Justement, j’ai mis un peu de temps à comprendre quel était le propos. Le temps passe lentement au début, puis les années passent plus vite… C’est un peu comme dans la vie, on ne sait pas à quoi s’attendre réellement, on a une vision d’ensemble que bien après la succession des évènements.

Frédérique. – Ce vert qui domine la couverture intérieure et puis cet incipit très intéressant, qui invite à rencontrer une famille, ça m’a fait penser au film Milou en mai immédiatement. Et cette petite pousse qui accompagne la page de titre, une petite vie qui s’installe finalement.

Blandine. – Il y a d’abord le petit poème qui donne des indices. C’est délicat.
Avec la première phrase, sous l’illustration pleine page « au début, on était tous là, dans l’ombre fraîche du vieux néflier », j’ai cru à une histoire de deuil. Parce qu’avec la formulation « au début », je m’attendais à un « après » ou « ensuite »… Une disparition en tout cas. J’ai vu la date, mais sans y prêter vraiment attention, jusqu’à ce qu’elle se répète, puis aille en décroissant. Cet album raconte deux histoires parallèles je dirais. Celle d’une famille, dont on remonte l’origine, mais surtout celle du néflier, à l’ombre duquel, elle s’est déployée, comme lui ses branches, ses feuilles, ses fruits, et qui nourrissent les enfants et les histoires (de famille).

Isabelle. – Voilà, on le pressent dans ce que dit Blandine, cette histoire prend de court parce qu’elle n’est pas racontée comme un récit classique avec un début, des péripéties et une fin. On part plutôt d’une scène qui pourrait être le début de quelque chose et on glisse vers un début antérieur. C’est un album à remonter le temps qui nous donne à voir les prémisses de la première scène, puis leurs propres origines, et ainsi de suite.

Blandine. – Et lorsqu’on arrive à la fin, et que tout fait sens, on veut reprendre l’album en le relisant à l’envers…. comme nous y invite d’ailleurs la couverture. Parce qu’on l’a lu dans notre sens de lecture, par habitude. Mais on aurait pu s’en affranchir et partir dans l’autre sens, sans être perdus. Et on aurait découvert l’histoire de cette famille (d’abord du coup) puis du néflier, dans un sens chronologique, « normal ». Il y a comme une invitation à bousculer les codes, à les renverser/inverser, sans pour autant tout déstabiliser.

Isabelle. – Vous avez tout de suite saisi le principe ?

Lucie. – Pas tout de suite mais assez rapidement. Le saut dans le temps de cinq ans en arrière et la présence de la grand-mère tout de même bien reconnaissable aide un peu. Mais comme tu le disais, Isabelle, cette histoire n’étant pas racontée de manière classique le lecteur est immédiatement mis dans une position active de chercheur. Il cherche les indices qui vont le guider au fil de cet album. En tout cas c’est ainsi que je l’ai vécu ! Et comme Frédérique cette recherche m’a empêchée de me laisser emporter dès la première lecture.

Blandine. – Je crois aussi que c’est une expérience de lecture unique pour chacun. Nos premières impressions sont aussi le reflet de nous-mêmes et de nos attentes/expériences.

Frédérique. – La première lecture n’a pas été évidente pour moi, il m’a fallu ce temps d’observation tout de même, sans doute que la chronologie orientait trop ma perception des choses, j’aime me laisser emporter et je n’aime pas le « contrôle » en littérature. Puis au fur et à mesure de l’histoire j’ai de plus en plus apprécié ce choix narratif et cet axe. Que ce soit le néflier le « héros » de cet album.

Blandine. – J’ai ressenti exactement la même chose. Une sorte de déstabilisation, puis en seconde lecture, la poésie.

Frédérique. – Tout à fait Blandine, l’intérêt de cette lecture est ici, le fait de pouvoir commencer par la fin si nous en avons envie : la petite pousse a donné un fruit.

Isabelle. – C’est vrai que c’est un album très subtil. Il montre presque imperceptiblement les membres de la famille qui rajeunissent, leurs relations parfois longues qui rétrécissent, les époques qui changent et que l’on peut reconnaître à certains objets ou vêtements… Mon fils a très vite repéré ces éléments anachroniques : « les ordinateurs étaient vraiment comme ça dans les années 1990 ? »

Frédérique. – Maintenant que tu en parles, Isabelle, nous avons eu la même réaction avec mon fils, nous avons cherché les modes et nos références à travers les années. Quelle nostalgie surtout en arrivant dans les années 70 et 80.

Blandine. – Pour moi, ça a plutôt été les années 90 !

Lucie. – Les ordinateurs, les vêtements (le jogging de 1993 !), le caméscope ! A eux seuls ces objets sont un voyage dans le temps. En tout cas pour nous parents qui ont vécu cette époque. Je ne l’ai pas lu avec mon fils mais je suis curieuse de savoir ce que vos enfants en ont pensé.

Blandine. – J’ai adoré ces retrouvailles « rétro »!! Je ne l’ai pas lu avec mes enfants, car uniquement sur mon téléphone (et feuilleté en librairie), ce qui n’est pas idéal pour une lecture même à deux.

Frédérique. – Lucas a bien aimé car après notre lecture, nous sommes revenus sur différents détails et nous avons remonter l’histoire pour mieux comprendre le rôle de chaque personnage : commencer par la fin notre deuxième lecture a été plus simple pour identifier les enfants qui deviendront parents, puis grands-parents….

Colette. – Mon Petit-Pilote-de-Trotinette lui a remonté le fil en cherchant à identifier un personnage principal, c’est-à-dire un personnage que l’on retrouverait du début à la fin et dont on découvrirait le visage changeant au fil des pages. Est-ce que vous aussi vous avez cherché à identifier un personnage en particulier ? J’ai trouvé l’exercice difficile mais vraiment réjouissant !

Frédérique. – Oui, et d’ailleurs j’ai un peu répondu à ta question plus haut, le fait d’identifier les personnages permet de s’imprégner et un peu faire partie de cette famille. Ce que j’ai le plus aimé, ce sont les pleines pages où l’on voit un élément de la nature en gros plan comme pour mieux s’arrêter deux secondes et prendre le temps de respirer dans cette chronologie qui va un peu vite.

Isabelle. – Oui, tout à fait. Ça a été notre réflexe aussi et c’est pour cela que nous avons fait les allers et retours dont je parlais toute à l’heure surtout au début de l’album, scrutant les chevelures, les silhouettes, les gestes plutôt fraternels ou plutôt amoureux pour nous repérer dans cet arbre généalogique et cette famille ! L’impression de mener l’enquête, comme tu le disais Colette.

Lucie. – Comme vous j’ai fait des aller-retours et cherché des ressemblances dans les personnages pour les identifier. L’exercice s’est d’ailleurs révélé assez amusant, comme quand on feuillette de vieux albums photos.

Isabelle. – C’est devenu un jeu de traquer ces objets : tissus, motifs, tourne-disque, téléphone filaire, voiture…

Blandine. – Je n’ai pas du tout fait de tels aller-retours pour traquer les personnages. Hormis le néflier peut-être ! Mes allers-retours étaient surtout sur les rapports micro/macro. Comme par exemple entre les pages 9-10-11 où l’on voit la petite fille montrer le néflier ou le ciel du doigt. Puis on voit un plan large avec le néflier, un avion qui passe au-dessus dans le ciel bleu. Et sur la dernière page, elle ramasse une coquille d’œuf, et l’on comprend ce qu’elle montrait réellement : le nid. J’ai adoré ces subtilités.

Colette. – Une quête vertigineuse des débuts, des histoires parallèles, celle d’une famille, celle d’un arbre : cet album raconte-t-il vraiment quelque chose ? J’ai vraiment eu l’impression que l’incroyable puissance de ce livre était que justement il ne racontait pas, mais qu’il était une expérience à lui tout seul, une expérience incroyable de voyage dans le temps. Avez-vous eu aussi cette impression ?

Isabelle. – Je te rejoins complètement Colette. Ce livre ne raconte pas vraiment quelque chose (même si on pourrait le prendre par un autre bout pour retomber sur nos pattes avec un récit plus classique, on y reviendra j’imagine !) mais pourtant il y a une tension narrative qui vient, je crois, de l’expérience dont tu parles. Il y a un côté expérimental (qu’est-ce que cela va donner, jusqu’où peut-on remonter ainsi ?) et un peu vertigineux qui rend cette lecture très intrigante et ludique.

Frédérique. – Oui, j’ai eu cette même impression que toi Colette, ici c’est le néflier mais ça aurait tout aussi bien fonctionné avec une maison de famille, un lieu…

Lucie. – Ce livre m’a semblé à l’image de la vie : on ne sait pas vers quoi elle nous entraine tant que l’on a pas avancé, ni quels éléments auront finalement leur importance. La vision globale n’est possible qu’une fois que l’album est terminé. C’est effectivement un voyage dans le temps un peu vertigineux !

Frédérique. – Exactement Lucie, c’est vertigineux et ce voyage dans le temps est très émouvant.

Blandine. – Je l’ai plus ressenti comme l’inverse, un retour aux sources: « voilà d’où on vient. Voilà comment tout a commencé ». Une expérience oui, mais qui raconte quand même trois histoires parallèles : celle de la famille humaine, celle de l’arbre, et celle des oiseaux que nous voyons dans l’œuf, nourris, voler…. Mais une histoire qui peut se passer de mots… et de dates. Elles semblent être là pour nos parts cartésiennes. Cet album me fait penser à un album photo.

Isabelle. – C’est quelque chose qui m’a touchée (il y a plein de choses qui m’ont émue dans cet album). Cette manière d’imbriquer les temporalités, celle plutôt courte du nid d’oiseau, celle plus longue des vies humaines et d’une famille qui se renouvelle et celle plus longue encore d’un arbre qui s’épanouit et semble veiller sur tout ce joli monde. Cette lecture m’a donné l’impression de voir ces vies condensées, cela passe finalement vite et en même temps, cet album est dense de moments marquants !

Colette. – Et parfois le temps s’allonge comme dans ces deux pages consacrées à décembre 1960. Le même jour pluvieux. Deux pages que c’est long dans cet album ! Un moment sans doute particulièrement marquant. Et pourtant aucune naissance, aucune rencontre. De l’ennui. L’attente d’un coup de fil… J’ai adoré comment la perception subjective du temps était ainsi orchestrée, pour moi vraiment c’est brillant !!!

Isabelle. – Oui ! Peut-être mes pages préférées – aussi parce que les années 1960… Il y a aussi ce jour de décembre 2010 où un bébé s’éveille alors que juste avant, il dormait, et pendant ce temps la neige enveloppe le néflier… Les grands moments familiaux alternent avec des instants qui pourraient sembler banals, de tâches quotidiennes, de jeux, de tendresse ou même tout simplement de sommeil. Une existence, en somme.

Colette. – Vous soulignez qu’il vous a fallu plusieurs lectures pour saisir la « substantifique moelle » de cet album hors du commun : combien de fois l’avez-vous relu et pourquoi en avez-vous eu besoin ? Que recherchiez-vous, chères enquêtrices ?

Frédérique. – Je l’ai lu souvent, je ne sais plus combien, comme j’étais très touchée par ce cadeau, je voulais en profiter encore et encore.

Isabelle. – Pour ma part, j’ai pris le temps de revenir en arrière dès la première lecture parce que j’étais avec mon moussaillon et que nous avions envie de comprendre. Nous avons feuilleté dans un sens et dans l’autre les premières pages, pris le temps de reconnaître les personnages à différentes dates, de nous repérer dans la famille et dans ce jardin. Puis assez vite, nous avons trouvé nos marques et avons joué à identifier les fils conducteurs d’une époque à l’autre – par exemple les animaux domestiques. Et aussi ce qui caractérise chaque époque, comme par exemple la chambre d’ado dans les années 2000 qui ressemble un peu à celle que j’avais. Et pendant ce temps, nous ne perdions pas de vue que tout cela allait nous mener quelque part, et que nous nous demandions bien où…

Blandine. – Je l’ai lu 3 fois. Il y a eu la découverte, déstabilisatrice : le rapport images/texte. La quête de sens: rechercher les détails, saisir ce que l’album nous raconte, le regard orienté, les petits détails. La poésie, se laisser porter et laisser aller les résonances…

Colette. – Comme toi Blandine, j’ai lu cet album comme une relecture de l’histoire de la femme que j’ai identifiée comme personnage principal, un retour aux sources, là où tout a commencé et au final le début c’est quand même le jour où cette femme a semé des graines de néfliers dans le jardin de la maison familiale. Quel acte hautement symbolique ancré dans l’enfance ! Que de poésie et de philosophie, là, à portée d’images ! Et contrairement à ce qui a été dit plus haut je pense que l’album n’aurait pas la même poésie sans les dates. Les dates participent de la poésie et de l’infinie profondeur de cet album. Qu’en pensez-vous ?

Lucie. – A vrai dire une fois lancée dans la « lecture » je n’ai pas vraiment prêté attention aux dates, excepté pour vérifier le sentiment d’une époque (donné grâce aux objets évoqués plus haut), au physique des personnages… Pour moi elles ne sont pas indispensables.

Frédérique. – Pour moi les dates sont là pour nous aider à nous repérer dans le temps. La poésie de cet album est plus ancrée dans ce temps qui passe et notre œil au bout d’un moment ne fait plus attention aux dates…

Isabelle. – Je pense qu’elles sont utiles pour se repérer pour celles et ceux qui, comme nos enfants, n’ont pas forcément les clés pour décoder les indices glissés dans les illustrations. Mais personnellement, j’adore les dates. Je les retiens facilement et il me suffit d’en lire une pour déployer tout un imaginaire dans ma tête. Je lis « septembre 1997 » et je me souviens des tubes qui passaient à la radio, des vieux ordis qu’il fallait connecter à Internet à l’aide d’un modem, du parfum de l’adolescence. Je lis années 1950, années 1960, et j’ai une foule de films, de photos, d’événements qui me viennent en tête. Et puis il y a quelque chose de berçant dans cette litanie de mois et d’années qui rythment les pages. Ou dans quel sens dirais-tu que cela participe de la poésie, Colette ?

Colette. – Il me semble que la perception subjective du temps qui passe est rendue par la précision des dates : regardons cet été 1952 qui « dure » dix pages ! N’est-ce pas une manière de rendre cette intensité du moment présent caractéristique de l’enfance. Un été qui dure, qui s’étire, un été merveilleux qui nous marquera toute la vie alors qu’il n’a en réalité duré que trois mois. Un rencontre dans les années 60 et le temps s’accélère. Voici venu l’âge adulte et son rythme infernal.

Blandine. – Tu as parfaitement retranscrit ce sentiment d’élasticité du temps, qui se dilate/se rétracte, et de la perception qu’on en a. Comme ces week-ends et vacances qui passent toujours trop vite, à l’inverse des moments ennuyeux, difficiles.

Lucie. – Tu as raison, cela fait sens présenté comme cela. Je pense aussi qu’Isabelle a raison : ces dates sont nécessaires pour les enfants qui n’ont pas du tout les mêmes repères temporels que nous.

Blandine. – Les dates apportent une structure. Parfois elles sont indiquées, parfois pas. Parfois le saut dans le temps est grand, parfois pas. Celles dont on se souvient, pour de grands évènements, et parfois pour des choses « insignifiantes ». J’aime !

Colette. – Comment avez-vous imaginé le travail des autrices pour cet album ? J’ai été très surprise de voir 2 noms sur la couverture car je n’ai pas accordé beaucoup de place au texte mais en effet il y a un véritable travail d’écriture dans ce livre, une écriture implicite mais exigeante.

Isabelle. – C’est sidérant de réaliser que le texte, en fait, ne raconte qu’une histoire : celle du néflier. C’est lui qui est raconté par la narratrice. Et en fait, tout ce que donnent à voir les illustrations, ce sont des sortes de scènes secondaires qui se greffent sur cette histoire au long cours !

Colette. – Exactement Isabelle ! Comme si la véritable histoire de ce livre, comme Frédé le dit depuis le début, c’était celle de l’arbre et pas du tout des humains. Et là j’y vois tout un message philosophique implicite sur la place de l’humain dans la nature, une place toute relative..

Frédérique. – Quel texte, elle est ici cette poésie, « Au début » ce titre introductif que l’on retrouve comme une ritournelle à chaque évènement important. Ce néflier, témoin de ces scènes de vies qui se jouent devant lui.

Blandine. – En effet, le format choisi doit être précis, impactant. C’est un exercice exigeant. Il n’y a qu’une phrase que de temps en temps, polysémique, mais qui ne concerne que le néflier donc… Mais que nous rapportons certainement à nous-mêmes, humains. Cette forme nous permet de nous remettre à notre place dans la Nature, son Cycle, la Vie.

Isabelle. – J’ai perçu la même chose. Les générations vont et viennent sous le feuillage du néflier qui surplombe tranquillement tout ça. Il en a vu d’autres. Mais il y a quelque chose d’apaisant à voir que quelle que soit l’époque, les mésanges gazouillent, les fruits mûrs sont sucrés, les mouflets ont toujours joué et joueront toujours : « au début, on était enfants, et on n’a rien dit à personne. » Intemporel.

Frédérique. – C’est ce terme : intemporel qui définit parfaitement cet album tout comme cette nature qui sera toujours témoin d’une vie qui passe.

Colette. – Tout à fait ! Voilà un album qui nous invite à reconsidérer notre rapport au temps en mettant en parallèle la temporalité cyclique de la nature et l’horizontalité d’une vie humaine mais aussi à l’intérieur d’une vie humaine le ponctuel et l’intemporel. Un conte philosophique, une fable ordinaire, un album-à-voyager-dans-le-temps : voilà un livre difficile à faire rentrer dans une case !

******

Vous pouvez retrouver les avis d’Isabelle, Linda et Liraloin en suivant les liens !

Le prix ALODGA – Catégories Brindilles et Petites feuilles

Cette semaine, c’est la suite du Prix ALODGA !!! Après vous avoir dévoilé les sélections de romans, et de BD et documentaires, voici les sélections des deux dernières mentions du prix, dédiées aux albums ! Il y a ceux qui s’adressent aux tous petits et ceux qui feront de l’oeil aux (plus) grands. Le principe est toujours le même : vous parcourez les deux sélections ci-dessous et pour chacune, c’est vous qui désignez le titre lauréat par votre vote. À vos lectures, à vos votes – dès maintenant et jusqu’au 9 juin ! Les gagnants seront annoncés dans la foulée, lundi 12 juin.

******

Commençons avec la catégorie “Brindilles” qui s’intéresse à la petite enfance avec trois albums pour mettre les sens en émoi !

Catégorie Brindilles

Tout d’abord une petite merveille de poésie ! Dans cet imagier, Anne Crausaz associe chaque élément – l’air, la terre, l’eau et le feu- à nos cinq sens : sentir le feu, le voir, le toucher, l’entendre et le goûter ; sentir l’eau, la voir, la toucher, l’entendre et la goûter… Les images de cet album sont un appel à renouer avec ses sensations et à en saisir la quintessence, comme un trésor.

L’imagier des sens, Anne Crausaz, Askip, 2022.

*****

C’est à une autre promenade à travers les sens que nous invite le personnage au doux pelage de ce deuxième album, petit carré cartonné dont les pages regorgent de secrets !

Où nous emmène cette petite panthère ? C’est ce que vous découvrirez si vous osez vous laisser emporter dans son sillage, au milieu des fougères !

Petite Panthère, Chiara Raineri, Rue du monde, 2022.

L’avis d’Isabelle et de Liraloin.

*****

Tic-Tac, est-ce le bruit du cœur de maman et de son bébé battant à l’unisson ? Tic-Tac à l’image de cette première de couverture : un enfant qui s’élance sur une balançoire regardant haut dans le ciel. Cet enfant qui va grandir, de quatre pattes à la marche, du babillement au premier mot : seulement une seconde se sera écoulée. Désiré, aimé par ses parents, l’apprentissage de la vie chez le bébé s’accélère au rythme des baisers pour « mieux grandir ».

Cette histoire montre aux parents ce temps qui passe, bouscule et qui malheureusement va toujours trop vite. Tic-Tac, le doux son de cette horloge que l’enfant ne cesse de vouloir rattraper. Le texte de Corinne Dreyfus est un poème, hommage à la parentalité ponctué par des chansons si vivantes à l’image du duo d’Abracadabra Musiques.

Tic Tac, Corinne Dreyfus, Duo Abracadra Musiques, Benjamin Médias, 2022.

******

Après la sélection Brindilles, voici le trio de tête pour la catégorie “Petites Feuilles” qui célèbre nos albums préférés destinés à des lecteur.ice.s un peu plus grand.e.s !

À vous de jouer pour départager ces titres !

Quel est votre titre préféré dans la sélection "Brindilles" ?

  • Tic Tac, Corinne Dreyfus, Duo Abracadra Musiques, Benjamin Médias (82%, 106 Votes)
  • L'imagier des sens, d'Anne Crausaz, Askip (12%, 16 Votes)
  • Petite Panthère, Chiara Raineri, Rue du monde (5%, 7 Votes)

Total Voters: 129

Chargement ... Chargement ...

******

Catégorie Petites feuilles

Les deux premiers livres de notre sélection sont d’incroyables adaptations ! Tout d’abord voilà le pari osé relevé par Annelise Heurtier et Delphine Jacqot : celui d’adapter à travers un album la cruelle nouvelle de Maupassant.

La Parure, Annelise Heurtier, Delphine Jacquot, Thierry Magnier, 2022.

Retrouvez les avis d’Isabelle et de Linda.

*****

Un album à remonter le temps, ça existe ? Et oui, le voilà ! Au début n’est pas un livre comme les autres : très peu de texte, des dates qui s’égrènent au fil des pages, des couleurs incroyables, et au bout des doigts 68 ans d’une vie d’humaine, d’une vie d’arbre que l’on peut lire dans un sens puis dans l’autre.

Au début, Ramona Badescu, Julia Spiers, Les Grandes Personnes, 2022.

Les avis de Linda, d’Isabelle de Lucie et de Liraloin

*****

Tout commence dans le grenier d’une maison, une nuit. Le début idéal pour un conte initiatique pas comme les autres dont nous vous avons livré une lecture commune il y a peu et c’est par ici !

Une nuit, Grégoire Solotareff, Julien de Man, Ecole des loisirs, 2022.

Pour en savoir plus, les avis d’Isabelle et de Lucie.

À vous de jouer pour départager ces trois titres !

Quel est votre titre préféré dans la sélection "Petites feuilles" ?

  • La Parure, Annelise Heurtier, Delphine Jacquot, Thierry Magnier (74%, 49 Votes)
  • Au début, Ramona Badescu, Julia Spiers, Les Grandes Personnes (17%, 11 Votes)
  • Une nuit, Grégoire Solotareff, Julien de Man, L'Ecole des loisirs (9%, 6 Votes)

Total Voters: 66

Chargement ... Chargement ...

******

Quel album a votre préférence ? N’oubliez pas de voter dans chacune des catégories et de guetter l’annonce des lauréats le 12 juin !

Lecture commune : Une nuit

À l’ombre du grand arbre, on adore les beaux livres, mais aussi les lectures qui intriguent, font vibrer plusieurs cordes à chaque lecture. Et celles qui parlent de la littérature ! Alors comme en prime, on aime beaucoup Grégoire Solotareff, nous avons trouvé une pépite à partager dans Une nuit, son dernier album pour lequel il s’est associé avec l’illustrateur Julien de Man. Un chouette terrain littéraire pour une lecture commune, comme en témoigne la richesse de nos échanges !

*****

Isabelle : Connaissiez-vous toutes Grégoire Solotareff et Julien de Man avant de lire cet album ?

Liraloin : Oui, je connaissais Solotareff – son célèbre album Loulou est un incontournable – mais pas Julien De Man.

Lucie : Pareil, je connaissais les albums de Grégoire Solotareff (Loulou, Les garçons et les filles, Les trois sorcières, Le Père Noel et son jumeau…), mais pas du tout Julien De Man.

Colette : Solotareff est un grand auteur qui pourrait donner lieu à une de nos rubriques « Nos classiques préféré.e.s ». Nous avons beaucoup lu les histoires de Loulou notamment avec mes deux garçons et regardé à plusieurs reprises l’adaptation en dessin animé des aventures de ce personnage atypique !

Isabelle : Voilà, c’est un auteur très prolifique de chez L’école des loisirs où il dirige même la collection pour les tout-petits qu’il a créée, Loulou et Compagnie. Il s’associe ici à Julien de Man qui vient du film d’animation.

Blandine : Maintenant que tu le dis, l’influence du film d’animation est bien perceptible dans les jeux de lumières. Je n’ai pas regardé le parcours de Julien de Man que je découvre avec cet album. J’aime beaucoup ce travail en commun. La patte de Grégoire Solotareff est bien reconnaissable mais il n’est pas toujours évident de savoir dans la plupart des illustrations qui a dessiné quoi.

Une nuit | L'école des loisirs, Maison d'Édition Jeunesse
Une nuit, de Grégoire Solotareff et Julien de Man, L’école des loisirs, 2022.

Isabelle : Pour moi, cet album nous a d’abord procuré le plaisir de tenir entre ses mains un bel objet-livre. Qu’en a-t-il été pour vous ? Avez-vous noté quelque chose de particulier ?

Colette : Une reliure en toile bleu nuit, un généreux format à l’italienne : en effet, quel bel objet !

Blandine : Très beau effectivement, et comme toujours, le format à l’italienne confère un truc en plus, comme le dos toilé qui lui donne du cachet.

Lucie : C’est un format de j’aime bien, très immersif et qui convient particulièrement à l’histoire.

Liraloin : Je n’avais pas vu la reliure tissée parce qu’en bibliothèque, les livres sont couverts. C’est la couverture qui m’a intriguée, notamment la lumière qui s’en dégage. On ne sait pas si l’intrigue se passera au lever du soleil ou à son coucher…

Lucie : C’est vrai, cette couverture est très jolie. La lumière est magnifique.

Colette : Et je n’ai pas du tout reconnu le dessin de Solotareff, j’ai été très intriguée du coup.

Lucie : Je rejoins Colette, je n’aurai pas du tout identifié cet album comme une production de Solotareff, il est très éloigné de son style habituel.

Isabelle : C’est vrai. Même si on reconnaît certains protagonistes de ses albums, comme Loulou dans une certaine cabane, mais Julien de Man leur donne un reflet singulier et les décors hyper-fouillés entre ombre et lumière sont tout à fait différents. En tout cas, on voit dans vos réponses que cette belle couverture, ce clair-obscur intrigant en couverture puis ces pages épaisses qui font plaisir à manipuler interpellent. On pourrait déjà se douter qu’on a à faire à un hommage aux livres – on y reviendra ! Est-ce que le titre, particulièrement concis, vous a inspiré quelque chose de particulier ?

Liraloin : C’est une porte ouverte à tous les possibles, la nuit. Il peut s’y passer beaucoup d’aventures, que ce soit en rêve ou simplement dans la réalité. La couverture suggère tout de même que l’aventure va être majeure.

Blandine : Oui, avec l’article « Une », on se doute qu’il va se passer quelque chose de particulier, d’unique. La nuit favorise l’imaginaire, floute les perceptions. Cela crée du mystère. Le titre et l’illustration de couverture forment un oxymore intéressant.

Isabelle : Oxymore parce qu’il ne fait pas (ou plus ?) tout à fait nuit, à en juger par cette lumière étrange qui se répand près de la maison ?

Blandine : C’est cela. Avec le mot « nuit », on s’attend à de l’obscurité, qui peut déboucher sur la peur, l’effroi. Or là, il y a beaucoup de lumière. Dans la maisonnette rouge, si petite parmi ses arbres si hauts. Et cette lumière quasi surnaturelle qui vient de la droite… Elle est presque hypnotique.

Colette : « Une nuit », c’est une fenêtre ouverte sur tous les possibles ! Rêves, cauchemars, imaginaire, peurs, angoisses, monstres. Un mot qui renvoie à d’innombrables thématiques classiques du récit d’enfance. Et puis « une nuit » mis en exergue ainsi, c’est aussi souligner dès la couverture qu’il est question d’un point de bascule.

Lucie : Ce titre est intriguant, un peu inquiétant – la nuit, pour les enfants… Et ces ombres qui entourent la maison… Et en même temps ce « une » reste flou. On sent qu’il va se passer quelque chose de particulier, sans savoir vraiment à quoi s’attendre. Ce côté « nuit » est pourtant très efficace pour créer une attente. On le sent bien avec vos réactions au titre ! Et puis on s’identifie à cet enfant, seul (?) la nuit dans une vieille maison, qui entend du bruit et monte au grenier. Cela pourrait être le début d’un film d’épouvante !

Isabelle : Je vous rejoins, une nuit m’a un peu évoqué un début de conte (je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à « il était une fois ») mais surtout, comme vous le dites, ce titre place d’emblée l’album sous tension. Je ne sais pas par quels états vous êtes passées en lisant cet album mais pour notre part, nous avons été dès la première page suspendus au suspense instauré par les mots et les illustrations. Avez-vous ressenti la même chose ? Comment l’auteur et l’illustrateur s’y sont-ils pris pour arriver à une telle tension ?

Colette : Je l’ai lu à Nathanaël, 9 ans, lundi au moment des histoires et l’effet dont tu parles a été flagrant : il était vraiment dans l’attente de ce que nous allions découvrir à chaque page, la tension était palpable dans la manière même dont il se tenait à mes côtés. Tout est lié, d’après moi, à la manière dont le récit est structuré. À chaque page, la narration se suspend au moment parfait…

Liraloin : On retrouve les codes du cinéma d’animation : l’éclairage sur le visage de l’enfant dans le lit, le gros plan sur la poignée de la porte pour faire monter la pression, la faible luminosité dans le grenier juste pour nous montrer ce qui est important et faire un peu peur lorsque l’œil tombe sur la silhouette de la poupée. Tout est fait pour embarquer le lecteur dans cette tension construite par la lumière.

Blandine : Pour ma part (et mes garçons avec), je n’ai ressenti aucune tension. Mais de la curiosité, le début de quelque chose de fantastique, une formidable aventure à venir… Mais sans aucune inquiétude. Le texte d’ailleurs rassure immédiatement sur l’origine des bruits. Le petit garçon n’est ni effrayé, ni affolé, il est en confiance. Et nous aussi.

Lucie : Pareil. J’ai été intriguée, vraiment curieuse de découvrir l’univers dans lequel allaient nous entrainer les deux auteurs, mais je n’ai pas ressenti de suspens.

Isabelle : Je me demande comment vous avez fait, Lucie et Blandine, pour résister à cette fameuse phrase au tout début du texte : « Dans ces maisons-là, il se passe parfois des choses extraordinaires. Une nuit, voici ce qu’il m’est arrivé. » On est ensuite presque dans un thriller : cliff-hangers à la fin de chaque double-page dont parlait Colette, zones d’ombres qui laissent galoper l’imagination, plans serrés qui laissent là encore concevoir le pire (ou le plus merveilleux !), pas dans le grenier, et ces coups frappés contre la porte de la maison: « Toc, toc, toc« . J’ai presque eu l’impression d’entrer dans une de ces histoires effrayantes que l’on raconte au coin du feu !

Blandine : Personnellement, j’ai pris ce mot « extraordinaires » pour quelque chose de positif, formidable et fantastique. Aussi parce que sa maison se trouve dans un endroit merveilleux – isolé mais près de la mer, et ce soleil couchant… quel panorama de rêve !

Liraloin : Quelle page magnifique effectivement et cet arbre centenaire qui est un élément essentiel dans l’histoire d’ailleurs !

Isabelle : C’est drôle, j’ai perçu les choses tout à fait différemment. Comme si l’album jouait sur une sorte d’ambiguïté pour mieux nous faire douter – cette ambiance crépusculaire sur la première double-page dont on ne sait pas si on doit attendre quelque chose de terrifiant ou de merveilleux, cette obscurité qui semble presque s’emparer du garçon dans son lit, ces doutes quant à l’origine des bruits (« Ce sont sûrement ces deux loirs. Ou alors… »).

Colette : Comme toi, Isabelle, j’ai eu l’impression que l’ambiguïté était le maître mot de cette narration ! Notre jeune héros m’en a semblé d’autant plus courageux mais n’est-ce pas l’apanage des véritables aventurier.e.s ?

Blandine : Avec mes garçons, nous avons d’emblée remarqué que la maison était différente entre celle de la couverture et celle de la première page, tout comme son environnement. Cela nous a questionnés mais sans nous inquiéter. Nous avons plutôt ressenti une sorte d’excitation : « que va-t-il donc se passer ? » Lorsque l’illustration fait un focus sur la poignée et la clé, elle s’est renforcée. Mon 11 ans a juste dit que ça lui faisait penser à Barbe-Bleue avec cette porte fermée mais avec la clé présente : une tentation…

Isabelle : Barbe-Bleue, moi je ne le trouve pas spécialement rassurant ! C’est drôle les associations différentes que nous avons faites, moi j’ai pensé à Max et les Maximonstres de Sendak au moment où le grenier s’estompe pour faire place à une forêt avec la fameuse maison rouge.

Liraloin : Pourtant tout est sous contrôle, les parents dorment donc présents dans la maison et il y a une clef sur la porte donc on ne peut pas entrer facilement. Comme Lucie et Blandine, je n’ai pas été effrayée car (petite anecdote campagnarde) j’ai connu ça, les loirs dans le grenier… C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à Jack et la grande aventure du cochon de Noel de Rowling et ça ne m’a pas quitté de toute ma lecture. Il y a pas mal de détails qui me rappellent ce roman : les doudous et l’enfance, le fait de se retrouver dans un monde parallèle et complétement dans l’imaginaire avec les personnages du lutin et de la sorcière….

Lucie : C’est vrai qu’il y a du Jack et la grande aventure dans cet album ! J’ai aussi pas mal pensé à Sylvain de Sylvanie. De belles références car elles impliquent un monde merveilleux où la créativité rend absolument tout possible !

Blandine : Moi aussi, j’ai pensé à Jack ! Et au dessin animé Vice-versa avec l’éléphant, à Toy Story pour les jouets que l’on délaisse en grandissant et qui s’en attristent.

Isabelle : C’est vraiment fascinant de voir, encore une fois, la manière dont un même album résonne différemment chez chacune. Mais vous avez raison, il y a quelque chose de l’ambiance de Noël dans ces pages avec ce rouge, cette lueur de bougie et les jouets qui peuplent le monde dont parlait Lucie à l’instant. Avez-vous envie d’en dire un peu plus sur ce qui se passe, donc, cette fameuse nuit ?

Lucie : Le garçon monte donc au grenier, attiré par des bruits inhabituels. Il y a un moment de bascule, qui est d’ailleurs hyper bien fait, entre le grenier et le passage dans un autre univers.

Blandine : Nous avons été émerveillés par cette transformation. Nous avons fait des allers-retours entre l’illustration du grenier avec la malle, et celle d’après avec la maisonnette rouge dans la forêt, pour observer les changements. Nous n’avons pas cherché de raisons. Ça s’est passé… et nous étions curieux de voir la suite.

Isabelle : Oui, c’est très intéressant ces parallèles entre le grenier et la forêt, la malle et la maisonnette, la forme de la lumière dans les deux décors. C’est quelque chose qui peut s’expliquer par la suite. 

Lucie : Le garçon passe dans un monde étonnant et rencontre Melchior. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir comment vous le qualifieriez !

Isabelle : Alors justement, de quoi cet album parle-t-il au fond ? 

Lucie : Ha, c’est la question justement ! Est-ce que c’est juste un rêve que fait l’enfant, est-ce une invitation à écouter son imagination et à se lancer dans l’écriture ? Je pencherais pour la deuxième hypothèse, mais j’aime que l’ambiguïté que vous évoquiez perdure tout au long de l’histoire !

Liraloin : Je penche aussi pour la deuxième hypothèse, c’est tout de même Melchior qui signifie Roi des lumières qui l’invite à se souvenir des choses afin de pouvoir écrire des histoires.

Isabelle : Merci de m’éclairer (c’est le mot !). Je me demandais, pourquoi « Melchior » ?

Colette : Cet album parle des fascinants pouvoirs magiques qui sont ceux de l’enfance quand la nuit tombe ! Des pouvoirs qui nous permettent de passer d’un univers à l’autre avec une incroyable facilité ! Et surtout cet album parle de la fascinante épaisseur des histoires, des récits, des mythes et autres contes dont nous sommes tissés ! Un subtil hommage à la littérature dans toute sa complexité.

Isabelle : Vous en avez parlé toutes les trois, cet album évoque la création littéraire. Et la « fabrication » des histoires, puisque d’après le fameux Melchior, les histoires ne s’écrivent pas, elle se fabriquent ! Qu’avez-vous pensé de cette thèse ?

Lucie : Les auteurs vont même plus loin : les histoires se fabriquent à partir de souvenirs !

Colette : Personnellement, j’ai retrouvé dans l’aventure de notre héros le souvenir de toutes ces nuits où avec ma sœur, on entassait nos peluches dans le lit que nous partagions, nous nous blottissions sous les couvertures entourées de tous nos jouets pour affronter « la tempête ». C’est le nom que nous donnions à ce jeu que nous avons pratiqué maintes fois !

Liraloin : La tempête de Ponti est un de mes albums préférés d’ailleurs. C’est aussi un bel hommage à l’enfance.

Colette : Je n’avais jamais fait le lien entre notre jeu et cet album de Ponti que j’aime tellement !

Blandine : Je crois que nous avons été nombreux à nous entourer de TOUS nos doudous. Cela me conférait un sentiment de sécurité. Mes enfants aussi aimaient tous les mettre dans leur lit, quitte à n’avoir quasi plus de place.

Liraloin : Les histoires se fabriquent de tout ce que l’humain peu glaner, toucher, expérimenter durant sa vie. L’écriture ne sert qu’à coucher sur papier ces sensations justement.

Blandine : Pour moi, cet album parle des histoires que l’on se « fabrique » pour reprendre le terme avant de pouvoir les écrire et les raconter. Il faut les vivre et se les forger en soi. Il y a un rapport intime et sensoriel aux histoires, aux images puis à la verbalisation, aux mots. Il est, à mon sens, question des souvenirs que l’on se forge, de notre mémoire personnelle, que les doudous et objets peuvent nous faire remonter/retrouver. Et de l’inconscient qui sait ce qui est enfoui (et oublié ?). Il y a un rapport au temps, qui passe, qui efface. Une ode à l’enfance, qui hésite entre partir (=grandir) et rester (avec les doudous que l’enfant récupère finalement).

Isabelle : Je te rejoins complètement sur tout ça. L’album montre joliment le trésor que représentent les expériences et souvenirs d’enfance que ce n’est pas facile de retenir. Pour moi aussi, cet album ne parle pas que de la fabrication des histoires, mais de l’enfance. L’imagination galopante, les terreurs nocturnes, le courage immense de tenter des expériences, les doutes et les joies : j’ai eu l’impression de retrouver dans ces pages un condensé de ce qui fait le sel et le charme de l’enfance.

Lucie : J’aime l’idée qu’implique cet « artisanat » de l’auteur qui fabrique, et le fait qu’on a besoin de conserver une part d’enfance. En tout cas c’est clairement préférable pour les auteurs jeunesse !

Colette : Cette idée est très riche me semble-t-il. Cette phrase me fait penser à l’émission « La fabrique de l’Histoire » sur France Inter où il est question d’explorer les liens entre passé et présent à travers toutes sortes de documents. Je trouve cette thèse particulièrement réjouissante, elle « empouvoire » (pour utiliser un néologisme que j’ai découvert récemment et qui me plaît bien, vous savez à quel point j’aime que la langue française soit vivante) le lecteur, la lectrice, car elle suggère que chacun.e porte son lot d’histoires en lui, en elle, grâce à ses expériences, ses souvenirs. « Pour fabriquer des histoires, il faut d’abord se souvenir des choses. Il ne faut rien oublier ». C’est à la fois une ode au littéraire mais aussi à la mémoire et à sa transmission.

Isabelle : Oui, il y a là une belle ode à la littérature ! D’ailleurs, j’ai aimé reconnaître certains personnages de Solotareff derrière la patte de Julien de Man (outre Loulou dont je parlais, il a le crocodile de César, l’éléphant d’un autre album dont je ne retrouve plus le titre…). Et peut-être Max et les Maximonstres dont la maison s’estompait déjà pour laisser place à une forêt. De manière très subtile, l’auteur et l’illustrateur suggèrent peut-être que non seulement les souvenirs vécus mais l’imaginaire et le souvenir laissé par nos lectures peuvent nourrir l’inspiration. C’est un peu comme ça que j’ai vu le parallèle entre le grenier et la forêt. On voit très bien comment la configuration du grenier avec la lumière qui tombe de cette manière sur une malle rouge pourrait inviter à imaginer une telle scène.

Colette : Quelle magnifique page d’ailleurs où on découvre l’intérieur de la maison de Melchior : c’est exactement comme ça que j’ai pu imaginer l’intérieur de nos cerveaux. Des tiroirs, des étagères, des recoins, tous habités d’infimes et précieuses petites choses de notre vie.

Isabelle : Ma préférée, je pense ! J’adore imaginer que notre ciboulot ressemble à un joyeux bazar où toutes sortes de choses semblent s’être accumulées et sédimentées au fil du temps. Avec des jouets et doudous d’enfance, des parties ordonnées comme un bureau, d’autres confortables comme un sofa. Et des livres !

Blandine : Il y a une image intéressante : celle chez la sorcière, lorsque tous les doudous sont attablés devant d’appétissants gâteaux qui semblent beaucoup trop nombreux. Je m’interroge sur sa signification. Il y a un côté sorcière d’Hansel et Gretel. Nourrir pour grossir, mais quoi ? L’imaginaire, la mémoire ? Et en arrière-plan, on pourrait croire qu’il s’agit du tronc, comme une palissade retenue par les racines, mais ce sont des livres, des rayonnages pleins à craquer. Je trouve le symbole et la métaphore très forts. Et on rejoint l’idée de la transmission émise par Colette.

Isabelle : Cette scène nous a aussi taraudés, mes moussaillons et moi. L’album évoque la fabrique des histoires de façon métaphorique et on voit par exemple qu’il n’est pas facile pour le garçon de retenir ce qui a pourtant le potentiel de nourrir de belles histoires. Mais après, le voilà soumis à des épreuves dont nous n’étions pas sûrs de comprendre ce qu’elles symbolisent : cette sorcière qui attire les souvenirs et les assoit, l’air consterné, devant une table débordant de splendides pâtisseries (chapeau à l’illustrateur). Nous nous sommes demandé comment interpréter cette scène.

Liraloin : Je pense que tu as raison Blandine. J’ai vu aussi dans cette page sublime une référence à Hansel et Gretel mais aussi à l’album Un goûter en forêt de Miyakoshi, là aussi les animaux regardent la petite fille de manière hypnotique. Est-ce pour mieux la/le faire traverser définitivement dans ce monde parallèle ?

Lucie : Il m’a semblé que les personnages de Melchior et de la sorcière étaient les parfaits opposés : pendant que l’un ouvre à la créativité, l’autre veut tout garder pour elle de manière égoïste. Il m’a d’ailleurs semblé les reconnaître côte à côte sur la quatrième de couverture. Avez-vous eu la même impression ? 

Blandine : Je (re)découvre la 4e de couverture – j’avoue très peu les lire et regarder. Tu as parfaitement raison, et cela fait parfaitement sens.

Colette : Mais oui Melchior et Abigaël ce sont les deux loirs sur la 4e de couverture ! Ce sont eux qu’on entend marcher la nuit dans le grenier !

Lucie : Pour moi la sorcière est seule et a besoin d’histoires pour vivre (comme nous tous !). Elle dit d’ailleurs clairement qu’elle ne veut pas attirer les doudous mais le garçon, pour qu’il lui raconte des histoires. Cela fait écho à un besoin vital, mais ce faisant elle priverait le garçon de sa liberté (comme la sorcière d’Hansel et Gretel tu as raison Blandine) et l’empêcherait de retourner dans la réalité écrire ses histoires.

Colette : Peut-être est-ce le moment où dans l’enfance on sent qu’on bascule vers un autre temps, un autre âge ? Où on se demande si on va garder ses doudous, si on ne doit pas passer à autre chose ? Aujourd’hui j’ai demandé à Nathanaël pourquoi il ne jouait plus avec ses figures d’animaux dont il était encore friand il y a un an à peine, et il m’a répondu : « je les garde en souvenir ». Je pense que mon petit bonhomme doit avoir le même âge que notre jeune héros, un âge où l’enfance prend une autre tournure mais où on a encore envie d’être entouré de ses jouets, même si on ne joue plus avec.

Isabelle : Je ne suis vraiment pas sûre mais je me suis demandé, face à cette opposition, s’il s’agit d’opposer la créativité, le fait de cultiver son imaginaire aux plaisir rapides et superficiels dont ces gâteaux, certes très appétissants, constituent presque une caricature avec leur saupoudrage de sucre, leur coulis et glaçages. Ces plaisirs faciles sont très tentants, mais ils détournent de quelque chose de plus profond qui pourrait être beaucoup plus épanouissant. Le côté impulsif et égoïste de la sorcière (« J’adore les gâteaux ! Je vais tous les manger ! […] Je veux qu’il m’en raconte ! ») va dans ce sens.

Blandine : Il y a un petit côté triste tout de même, chez cette sorcière qui dit « personne ne me raconte plus d’histoires ! Jamais ! » Pourquoi ? Parce qu’elle a grandi ? Parce que c’est une sorcière ? Cela m’a renvoyée à Peter Pan qui veut une Maman pour (entre autres certes) lui raconter des histoires.

Isabelle : Tu as raison. C’est dommage d’ailleurs, qu’on ait souvent le réflexe de cesser de raconter des histoires aux enfants qui grandissent. Même en tant qu’adulte, j’aime encore qu’on me raconte des histoires.

Blandine : Souvent les parents/adultes disent aux enfants qu’ils peuvent lire seuls puisqu’ils savent et puisqu’ils sont « grands ». C’est « bébéisant » que de se faire raconter des histoires. Et davantage si c’est un album. Format roman, format de grand ! Comme si ça n’allait pas les aider, mais les faire régresser. Je disais souvent à mes enfants (et le fais toujours d’ailleurs), « ce soir, c’est vous qui racontez une histoire à Maman ». Et tant pis s’ils butent sur les mots ou que l’intonation fait défaut.

Isabelle : Pas évident de conclure une telle aventure : qu’avez-vous pensé du dénouement ?

Liraloin : L’enfant se dirige vers cette porte rouge qui le ramène sans doute et surement dans sa maison, j’adore la cavalcade dans les escaliers, cette précipitation vers un endroit rassurant et protecteur. Tout comme le sont les doudous si précieux doudous.

Isabelle : Oui, c’est vraiment un sentiment libérateur de voir ce garçon si bien entre ses chers doudous. 

Lucie : C’est plus une étape qu’une fin. L’enfant quitte le grenier en disant « À bientôt ! Je reviendrai sûrement vous voir ! » Il sait quels trésors se trouvent au grenier et se laisse l’opportunité de retourner s’y ressourcer.

Isabelle : Pour moi, les deux niveaux de l’histoire – le premier degré et le niveau métaphorique – parviennent à un dénouement heureux. Le garçon parvient à échapper aux pièges qui lui sont tendus, donc métaphoriquement il ne se laisse pas distraire des belles histoires qu’il va fabriquer. Et il se réjouit à l’avance des escapades futures dans son imaginaire et de ce qu’il pourra écrire à partir de là. Il peut donc s’endormir heureux et confiant, « comme quand il était petit ».

Lucie : J’adore quand les enfants disent « quand j’étais petit ». Pour nous ils sont encore petits, mais comme le disait Colette toute à l’heure, il y a un stade où ils sentent qu’ils ont franchi une étape et marquent ainsi l’avant/après. Et cette image de l’enfant endormi au milieu de ses doudous. C’est beau, apaisant. Après cette aventure, qu’elle ait été réelle ou non d’ailleurs, pour l’enfant elle aura eu lieu, il se retrouve à nouveau en sécurité dans son lit.

Blandine : C’est tout à fait ça. Mais je ne dirais pas « en sécurité » : malgré la sorcière, je ne pense pas qu’il ait jamais été en danger. Je dirais « serein », entouré de ses souvenirs. Un petit côté nostalgique et tangible qui fait du bien.

Colette : La nuit se termine sur la promesse que se fait l’enfant à lui-même de raconter… la nuit qu’il vient de vivre ! Et c’est exactement ce qu’il a fait visiblement puisque nous tenons entre nos mains ce livre intitulé « Une nuit ». Pour moi l’album se termine par une mise en abyme de l’histoire annoncée sur la couverture ! Je suis très friande de ce procédé en littérature car c’est vraiment un moyen ingénieux de faire réfléchir au littéraire, à ce qui le constitue, à ce qui le nourrit.

Isabelle : Merci à toutes pour votre enthousiasme pour cet album et pour la richesse de ces échanges !

******

Et vous, avez-vous lu Une nuit ? Ou d’autres albums évoquant la nuit, l’enfance qui s’éloigne ou l’écriture d’histoires ? Dites-nous tout !

Lecture commune : La Perle

Au seuil de l’automne qui s’annonce, on vous invite à partir en quête d’un trésor : un trésor dont seule la nature a le secret, un trésor à partager ! Laissez-vous embarquer à bord de l’album intitulée La Perle d’Anne-Margot Ramstein et Matthias Aregui, un duo toujours surprenant !

La Perle, Anne-Margot Ramstein, Matthias Arégui, La Partie, 2021.

Lucie. – Colette, souhaite-tu ouvrir cette lecture commune en dévoilant les raisons qui t’ont poussée à proposer cet album ? Je serai curieuse de les découvrir !

Colette. – Nous avons découvert cet album par le plus beau des hasards à l’occasion de L’Escale du livre, festival littéraire bordelais. J’avais inscrit mon plus jeune fils à un atelier avec l’autrice, Anne-Margot Ramstein, parce que c’était un des rares accessibles aux enfants de son âge sur le dimanche après-midi. Avant l’atelier, l’autrice était en séance de dédicace. Nous n’avions pas de livres de cette artiste dont nous connaissions les livres grâce à nos médiathèques. J’ai proposé à mon fils d’en choisir un qu’il pourrait se faire dédicacer : il a choisi La Perle. Quel bonheur ! C’est bien évidemment la couverture de ce livre à la douce reliure grisée qui l’a attiré : cette couverture c’est une invitation au voyage digne de Baudelaire. Peau bronzée, doigts effilés, paysage insulaire, entre végétation verdoyante et ciel d’une lumière aveuglante, tout y est. Et puis ce geste, si élégant, qui nous invite à devenir le corps auquel est rattaché cette main tendue, ce geste là m’a appelée ! Cette étrange couverture a-t-elle eu le même effet sur vous ?

Lucie. – C’est vrai que cette couverture attire l’œil ! Entre les couleurs vives, très tranchées et cette illustration en vue subjective est étonnante, intrigante !

Blandine. – Il y a beaucoup de douceur et de délicatesse dans cette couverture. J’en suis émue. Comme si je recevais moi-même cette bague.
On ressent aussi toute la beauté et le soin apporté à l’objet-livre. Et j’aime beaucoup ces couleurs franches.

Frédérique. – J’ai découvert le travail de ce duo avec l’imagier Avant-Après. En me rendant au SLPJ93, je suis tombée sur les éditions de la PARTIE. Un duo d’éditrices, aguerries, qui ont exercés chez d’autres éditeurs…. Bref, cette couverture m’a bien attiré et je l’ai mis tout de suite en commande. Je te rejoins Colette, sur le fait que cette couverture sort « du lot », cette reliure grisée me rappelle les vieux carnets de voyage. Une vie va se passer à en juger cette lumière de la 1ère de couverture et la nuit tombée de la 4ème de couverture.

Colette. – Et quel a été votre horizon d’attente à l’ombre de cette jolie couverture ? Qu’est-ce que vous vous êtes imaginé ? Qu’avez-vous pensé découvrir de l’autre coté de cette longue main brune ?

Lucie. – Je m’attendais à de l’exotisme, avec cette peau halée et ces couleurs chatoyantes ; à voyager, mais pas de cette manière ! J’ai aimé cette bague à la fois précieuse et enfantine. Cette couverture annonçait un album inhabituel, j’étais pressée de le découvrir.

Blandine. – Je savais uniquement que cet album était sans texte. Et rien que pour ça, j’étais attirée, quasi conquise. Je n’ai eu aucune attente avant « lecture », je n’ai pas cherché à imaginer l’histoire que ses pages pouvaient raconter. Je me suis totalement laissée porter. Et j’en ai été soufflée.

Frédérique. – Je me suis dit que si c’était comme Avant-Après, il allait y avoir beaucoup beaucoup de détails dans cette histoire…

Colette. – Et alors qu’avez-vous découvert entre l’aube et l’aurore de cet album hors du commun ?

Blandine. – Je n’avais pas du tout imaginé ce contenu, cette fin, j’ai été soufflée par chaque double page et détail, par le double effet visuel entre la page de gauche qui se centre sur la perle et ce qui lui arrive ; et la page de droite qui la remet dans un contexte qui la dépasse, la sublime, l’utilise aussi. Pourtant, j’y ai trouvé de la beauté, de l’apaisement, un sentiment de « tout arrive à point à qui sait attendre » alors même que, au moment de ma première lecture, j’ai eu le sentiment que tout passait vite, pas du tout sur des décennies et en même temps, cela est si logique. Il y a comme une double temporalité. J’ai été émerveillée par ce voyage « d’une vie », à la fois de la perle en elle-même, ses « rencontres » fabuleuses, des plus beaux endroits aux plus populaires, ordinaires, et ce retour aux sources. Et de l’autre, ces deux vies humaines qui n’ont pas cessé de s’aimer, qui nous sont proches sans que nous les connaissions, puisque c’est la perle et non eux que nous avons suivie. Une vie que l’on devine simple et non conditionnée à des « apparats », alors même que la perle en est « victime ». J’aime cette ouverture d’interprétation que nous offre cet album sans texte.
Et que dire des couleurs ?! Splendides, immergeantes. Elles apportent à l’album un fort côté artistique, à la façon pop art.

Lucie. – J’ai découvert un voyage auquel je ne m’attendais pas. Pourtant le titre est parfaitement choisi : « La perle », et on suit effectivement le voyage, l’histoire, d’une perle. C’est fou comme on est formatés en tant que lecteurs. Pour moi, il était évident que la main de la couverture appartiendrait au personnage principal, la perle ayant un rôle essentiel mais pas central !
Ici l’objet est le personnage principal, d’où l’absence de texte. La conséquence : la temporalité est très différente de celle d’un humain, d’où la surprise finale. J’ai adoré cette boucle d’ailleurs, très poétique, romantique… Un peu de douceur dans ce monde de brutes ! Cela amène aussi de l’émotion, car l’identification ne fonctionne pas forcément avec une perle !
Elle passe aussi par la beauté des paysages, des illustrations, des couleurs, mais d’une manière très différente que dans une histoire traditionnelle.

Frédérique. – J’y ai découvert une formidable histoire de vie. A travers cette perle pêchée dans l’océan et ses péripéties, la route sera lente et longue et puis cette question qui reste en suspens : reviendra-t-elle à son propriétaire originel ou va-t-elle connaître encore d’autres aventures ?
Car il est vraiment question d’aventures et on se demande quand est-ce que cette perle va arrêter de s’échapper continuellement. Vous avez raison, mesdames, son destin n’est pas d’appartenir à une couronne ni de finir dans l’estomac d’un saumon ! Parlons un peu des enchainements, une spécialité de ce duo, avez-vous repéré les objets ou les personnages qui invitent à mener cette perle à sa destination finale?

Lucie. – Là encore, le rôle des humains est présent mais le hasard et les animaux jouent un rôle aussi important que les hommes dans ces enchaînements. Cela nous invite à réaliser que, bien que nous ayons un sentiment de contrôle des événements la plupart du temps, nous ne maîtrisons pas tout, et encore moins sur le long terme !
J’ai trouvé cet aspect vraiment intéressant.

Colette. – Très bien dit Lucie. Je rajouterai que j’ai été particulièrement séduite par le jeu des cadrages qui est une des spécialités de notre duo d’artistes, avec cette alternance macro/micro, panoramique / gros plan à chaque double page, bouleversant nos habitudes de lectrices à la fois dans notre manière de regarder mais aussi de raconter. Ce qui compte finalement ce n’est pas tant le récit que la poésie qui se dégage de ces paysages ou de ces détails vers lesquels les artistes guident notre regard.

Blandine. – Tout au long de ma « lecture », je me suis demandée comment l’album pouvait finir et la perle, terminer sa course. Je n’avais pas du tout imaginé ce voyage d’une vie et aux vies multiples entre ordinaire, simplicité, préciosité (sentimentale, pécuniaire, d’apparat).
Les enchainements des auteur.e.s sont brillants, entre le micro et le macro, il y a aussi une sorte de jeu. Je me suis mise à rechercher les éléments communs au fil des pages et à imaginer la suite de ce « voyage ». Le nid de la pie et la couronne de la Reine sont des trouvailles fabuleuses!

Colette. – Et dans ces enchaînements parfois improbables entre des environnements souvent très opposés avez-vous lu un message, une réflexion ? Si oui laquelle ?

Frédérique. – Ce qui m’a interpellée c’est ce sentiment de destruction tout de même. Elle commence doucement, une perle arrachée à son milieu naturel. Tout cet enchaînement se fait soit par un animal voleur ou destructeur comme vous l’avez dit précédemment, soit par la main de l’homme (vol, vente de la perle…). Dans cet album il y a tout de même quatre pages sur la fuite de la perle dans un environnement pollué et détruit par des machines. On y voit aussi la consommation … Finalement j’ai plutôt vu la chute comme un apaisement. Cette perle offert par amour revient à l’amoureux.

Blandine. – Mon sentiment premier à la fin de ma lecture a été que toute chose se trouve là où elle doit être. Qu’il n’y a pas de hasard. Et pourtant, que de concours de circonstances, de coïncidences dans cet album qui permettent à la Perle d’effectuer ce voyage.
J’ai aimé ce retour aux sources, ce lien évident que nous avons avec la Nature, et que nous malmenons pourtant pour vivre, améliorer nos quotidiens, pour l’apparat aussi.
Cet album universel peut parler à tous. Car il est sans texte, mais aussi parce que les frontières y sont abolies. Et c’est à double tranchant. Le beau s’exporte, s’expose, se transmet, s’apprend, se vend, se vole, et il y a aussi ce pointage subtil de la mondialisation, et à laquelle nous participons tous, qui que nous soyons, où que nous soyons. Car c’est bien grâce à elle que le jeune garçon des Îles devenu vieux retrouve la perle dans une bouteille de sirop d’érable.
Nous sommes tous liés.

Lucie. – Tout à fait d’accord avec Frédérique. Autant quelques passages sont assez « doux » (l’océan du début, la rivière au Canada) mais les auteurs mettent délibérément en images l’empreinte dévastatrice de l’homme sur la nature. Sans être lourd, le message saute aux yeux.

Colette. – En effet, il y a comme un arrière-plan politique à cette odyssée. Non seulement sur la question écologique mais aussi économique avec la scène de l’usine du sirop d’érable, produit qui fait le tour du monde par avion pour se retrouver dans la cuisine de tout un chacun. Vos remarques posent donc la question du lectorat de cet album : l’avez-vous partagé avec un jeune public ? Avez-vous recueilli leurs réactions ?

Lucie. – Je ne l’ai pas partagé avec un jeune public, mais je serai effectivement curieuse de savoir ce que des enfants en comprendraient.

Blandine. – Selon son âge, l’enfant verra plus ou moins de choses qu’il pourra verbaliser ou pas encore. Ce peut être des impressions avant d’être des réflexions.
Mon fils de 10 ans l’a lu. Il aime les albums sans texte et est très sensible, mais ne partage pas beaucoup. Il a aimé le style graphique, les couleurs, l’absence de mots, le voyage de cette perle mais nous n’avons pas approfondi. Parce que le moment ne s’y prêtait pas, aussi parce que c’est beau aussi, parfois, de prendre les choses comme elles viennent sans vouloir raisonner, commenter derrière. Juste apprécier la beauté sans analyser.

Colette.Pour terminer cette LC – sauf si vous avez d’autres questions- pourriez-vous nous dire quelle est votre (double) page préférée et pourquoi ?

Frédérique. – Ma double page préférée est celle du nid et du bateau. L’aventure y est totale : le bateau toutes voiles hissées donne l’impression d’un bateau de pirate. Le contenu du nid de pie laisse entrevoir ce qui va se dérouler ensuite. En effet, il y a une pièce de monnaie anglaise (on y voit le profil d’Elisabeth II) et sur la page suivante, la perle finira sur la couronne de cette même reine.

Lucie. – C’est drôle, j’aurais choisi la même pour des raisons similaires. Autant dans la vie le côté « tout est écrit et pensé » ne me plaît pas du tout, autant j’aime bien ces clins d’œil que les auteurs font au lecteur attentif.

Blandine. – J’ai particulièrement aimé la double page où la perle se trouve fichée dans la couronne de la Reine que porte maladroitement son fils aîné. (ce qui pose question de la valeur des objets selon le rang social comme de leur symbolique). C’est avec cette double-page que j’ai saisi le passage du temps de l’album, car on voit sur la page de droite trois portraits de la Reine avec sa couronne. Elle est d’abord seule, puis avec un bébé, puis avec un enfant sur le côté du fauteuil où elle se trouve et un autre bébé dans les bras. La couleur de ses cheveux diffère aussi, allant en s’éclaircissant. Et enfin, la scène générale avec les deux enfants ayant grandi et elle ayant les cheveux couleur argent.
J’aime cette vision subtile du temps qui passe, et les questions que soulèvent les détails.

*****

Et si vous aussi, vous aimez les albums sans texte, nous vous en avions proposé une sélection par ici suite à un débat que nous avions mené par .

Lecture commune : Fin d’été

Pour finir l’été, nous avons préparé une lecture commune autour d’un album qui respire la fin des vacances et le désir de les prolonger encore un peu. Le très doux Fin d’été de Stéphanie Demasse-Pottier, illustré par Clarisse Lochmann.

***

Fin d’été, Stéphanie Demasse-Pottier et Clarisse Lochmann, L’Etagère du bas, 2021

Lucie : J’avais envie de commencer en vous demandant comment vous aviez découvert le travail de Clarisse Lochmann, et sa collaboration avec Stéphanie Demasse-Pottier ?
Comme pour ma part c’est grâce à Colette, je suis curieuse de savoir ce qui la touche particulièrement ?

Linda : J’ai pour ma part découvert Clarisse Lochmann grâce à Colette qui nous a proposé son titre La passoire pour le prix ALODGA 2021. J’ai été séduite par son univers graphique et depuis je la suis de près. C’est sur son compte instagram qui j’ai eu vent de la sortie de Fin d’été que je me suis empressée d’acheter. L’occasion de découvrir la magnifique association de ces deux artistes talentueuses. Je viens d’ailleurs de me procurer leur dernier travail en commun Même les crocodiles n’ont pas sommeil !

Colette : Clarisse Lochmann a un style bien particulier, un univers à la fois flou et intense, que j’ai tout de suite reconnu quand j’ai vu la couverture de Fin d’été sur les rayonnages des nouveautés de ma médiathèque préférée ! C’est le bleu qui m’a fasciné, comme la première fois. Quand on a aimé un album à la folie comme j’ai aimé La Passoire, je ne pouvais résister à la tentation de m’agripper à cette fin d’été prometteuse. Et puis le titre de cet album a ouvert la porte des possibles et des souvenirs. Une porte qu’il me fallait plus qu’entrebâiller.

Blandine : C’est grâce à Colette, et sa proposition pour La Passoire, que j’ai découvert le travail de Clarisse Lochmann. Son univers graphique m’a immédiatement séduite et emportée. Pour Fin d’été, j’ai acheté l’album sans hésiter une seconde. La couverture est magnifique, et quel titre ! S’y entremêlent mélancolie, renouveau, transmission.
Quant à Stéphanie Demasse-Pottier, je la découvre avec cet album – et j’aime !

Lucie : Ce que dit Blandine au sujet du titre est très juste : trois mots, une petite fille qui ferme un parasol et nous voilà immédiatement renvoyées à nos propres souvenirs de départ. En tout cas ça a été très efficace pour moi. 
Avez-vous eu la même sensation ?

Linda : Je ne l’ai pas abordé sous l’angle du départ. Je pensais que l’album parlerait des vacances et des derniers instants que l’on savoure. Bien entendu cela a éveillé des souvenirs de ma propre enfance. Nous partions en juillet avec mes parents mais ils nous arrivaient souvent, jusque fin août, de goûter encore aux plaisirs des plages du nord avant de retrouver le rythme plus effréné qu’amène la rentrée scolaire.

Colette : Moi non plus, je n’ai pas du tout imaginé qu’il s’agirait d’un album sur le départ. J’étais tellement imprégnée encore de ma lecture de La Passoire que j’ai cru que l’album raconterait un évènement imaginaire, un mécanisme psychologique. Je ne m’attendais pas à une narration réaliste. Pourtant le titre aurait du me guider !

Lucie : Qu’ils relatent un mécanisme psychologique ou une narration réaliste, les deux albums que j’ai pu lire m’ont laissée avec une tristesse latente. 
Avez-vous ressenti la même chose ?

Blandine : Tristesse non, mais mélancolie oui. L’album, les illustrations « non figées » grâce à l’encre, nous transportent auprès des personnages, et nous emportent dans nos propres souvenirs, à la fois vrais et idéalisés. J’aimerais cette douceur de fin d’été/vacances, cette possibilité de prendre encore un peu le temps, de s’affranchir encore un peu des contraintes que la Rentrée entraîne.

Linda : J’ai pour ma part ressenti un profond sentiment de nostalgie, une volonté de retenir quelque chose, de faire durer un plaisir : les souvenirs de la nuit ou la joie des vacances.

Colette : J’ai tellement souffert de ce sentiment que la fin de l’été marquait : la fin de quelque chose de tellement plus grand et plus fort que simplement « la fin des vacances » que j’ai proposé à ma famille de ne plus laisser finir les vacances. Maintenant fin août, quand la rentrée approche, nous partons en vacances, au fil du rasoir, les jours juste avant de retourner à l’école. Une toute petite escapade mais qui nous fait nous sentir « rebelles et biens vivant.e.s » ! En fait le plus insupportable ce sont les quelques jours qu’on a tendance à prévoir pour reprendre les « bonnes habitudes » comme pour faire tampon entre deux vies, l’une de liberté, l’autre de contraintes. D’ailleurs ce sentiment en dit long sur les mécanismes qui régissent nos sociétés occidentales contemporaines dans lesquels le travail est encore très au cœur de notre existence, jusque dans son intime temporalité.

Blandine : Comme tu as raison Colette !! Cette habitude de « tout » prévoir, d’être constamment dans l’anticipation, dans le « au cas où », et qui finalement, nous empêche d’être dans le présent, dans l’instant, de vivre pleinement les moments qui s’offrent à nous, avec ceux qui nous entourent, eux-mêmes peut-être accaparés par leurs propres anticipations, parce qu’il faut se préparer, être prêts à … »
Quant au travail, il faut savoir couper, mettre de la distance, car il est facile de le laisser s’infiltrer à tous les moments de notre vie, par le biais des téléphones (surtout) qui nous servent à être joignables à tout moment et partout par les mails, messages, appels. Ou « simplement » pensées.

Lucie : Tu as raison Blandine, « mélancolie » est le terme juste.
Quant à la fin des vacances, ce petit moment volé m’a fait penser à ce que Timothée de Fombelle raconte dans Neverland : le départ du dimanche soir, à contre courant des vagues de retour pour un dîner-pique-nique à Fontainebleau (de mémoire). Cette capacité à saisir l’opportunité, à offrir des moments inattendus et précieux à ses enfants… C’est rare !

Blandine : Je vais faire remonter Neverland sur le dessus de ma PAL moi ! Ce qui empêche, ce sont des mécanismes ancrés d’habitudes, de transmission familiale, de craintes diverses. Il faudrait oser, oser oser même !

Linda : Oui c’est tout à fait ça ! Il est important de vivre l’instant présent, d’être spontané et de toujours laisser de la place à l’imprévu. Il y a toujours un plaisir immense à organiser les vacances, cela permet de se projeter. Mais une fois sur place, j’aime que nous ne fassions pas ce qui était prévu pour nous laisser porter par nos envies du moment. Au final nous savourons vraiment plus ces instants, pour la liberté qu’ils nous donnent de vivre pleinement une journée déconnectée de la rigidité du calendrier.

Lucie : Dans l’album, cette manière de retarder le retour m’a vraiment plu. Stéphanie Demasse-Pottier pousse plus loin que le traditionnel pique-nique sur la route. Cette nuit à la belle étoile est très jolie idée. Cela m’a donné l’impression que les parents n’avaient pas perdu leur âme d’enfant. Qu’ils sentaient la peine de leur fille et qu’ils décidaient de faire à leur famille un dernier cadeau, souvenir précieux, de leurs vacances. J’ai vraiment aimé que l’enfant semble associé à la décision de dormir dehors, au choix du lieu de campement…
Le souvenir et le temps (qui passe, que l’on décide de prendre ou non) me semble central dans cet album. Qu’en pensez-vous ?

Colette : Le temps en effet est au cœur de cet album : il y est question du temps que l’on prend, en famille, pour écouter ses émotions, les accompagner, leur trouver une manière de s’exprimer, de se transformer. On en parle souvent pour la colère mais plus rarement pour le chagrin, la mélancolie. Et puis dans cet album, c’est fait avec beaucoup de délicatesse, une certaine économie de mots, une forme de pudeur qui fait toute la beauté de l’écoute des parents. La tristesse de l’enfant résonne beaucoup en moi, j’imagine en vous aussi. Elle résonne sans doute d’autant plus que, souvent chez moi, elle n’a non seulement pas été entendue mais je n’ai jamais eu l’idée de l’exprimer. Peut-être vivions-nous cette mélancolie chacun.e de notre côté alors qu’il y a quelque chose de profondément joyeux à la vivre ensemble, à la célébrer ensemble.

Linda : Le temps rythme l’album de la même manière qu’il rythme nos vies. Que ce soit le temps que l’on prend, celui qui nous pousse à aller plus vite ou à ralentir, ici il est connecté aux émotions de chacun des personnages et c’est probablement pour cela que cet album nous touche autant. C’est aussi parce qu’ici les parents sont bienveillants, écoutent et accueillent les émotions de leur enfant avec délicatesse. Comme Colette, c’est quelque chose qui me touche intimement car mes émotions, surtout si elles étaient négatives, n’étaient pas entendues et il était même préférable de les taire. J’imagine que cela est lié à l’évolution du regard que l’on a sur l’enfant… Toujours est-il que je me demande également s’il ne serait pas plus agréable de partager notre mélancolie pour la rendre plus agréable.

Blandine : Je vous rejoins complètement sur le rapport au temps. Prendre le temps de faire les choses, comme de (re)connaître nos ressentis.
Je crois aussi qu’il y a quelque chose de générationnel dans l’expression possible des émotions et de leurs diversités. Pour preuve l’incroyable production (et pas seulement littéraire) autour d’elles. Ce qui était auparavant tu, indéterminé, non nommé ou réduit est désormais recherché dans toutes ses nuances. Être mélancolique, ce n’est pas forcément être triste ; être contrarié, ce n’est pas être en colère, etc. Parents et enfants sont encouragés à identifier les émotions. Cela crée ou renforce des liens, favorise des échanges et discussions. Mais il faut aussi garder de la spontanéité, de la surprise. Ce que font les parents de cet album. Et j’aime ça !

Lucie : Pour conclure, je vous propose de revenir un instant sur l’univers graphique de Clarisse Lochmann. Comme vous le disiez au début de cette discussion, c’est en grande partie ce qui vous a attirées vers cet album. J’ai eu la chance de rencontrer Clarisse Lochmann dans un festival, et elle plaisantait en disant qu’elle faisait des tâches et qu’elle débordait. Ces illustrations un peu floues sont en effet une marque de fabrique immédiatement reconnaissable. Que vous inspirent-elles ?

Blandine : Des tâches peut-être, mais avec un très fort pouvoir évocateur. J’aime qu’il n’y ait pas de contours, pas de limites, que ça déborde. La base est commune mais chacun y voit, y trouve, y ressent ce qu’il veut, ce qui s’impose. De fait, l’expérience de lecture est unique et sans cesse renouvelée. C’est très poétique. Paradoxalement, cette « liberté » peut aussi en dérouter certains.

Linda : De bien jolies tâches alors ! C’est un style graphique que j’apprécie énormément car ce flou laisse place à l’imagination de chaque lecteur et permet de laisser s’exprimer ses propres représentations. C’est vraiment poétique ! Comme le dit Blandine, ce style propose une expérience de lecture qui se renouvelle, ce qui est toujours très plaisant.

Colette : Ce que j’aime aussi dans le style de Clarisse Lochmann c’est qu’elle laisse les traces de ses esquisses, que l’on devine le crayon à papier. Je suis toujours pleine de gratitude pour les artistes qui nous montrent comment ils/elles travaillent, je trouve que c’est très généreux de partager avec nous, même implicitement, leurs secrets de fabrication.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir les albums de Clarisse Lochmann, qu’elle les ait réalisés seule comme La Passoire ou avec sa complice Stéphanie Demasse-Pottier comme Fin d’été ou Même les crocodiles n’ont pas sommeil ! Pour notre part, vous l’aurez compris, nous sommes sous le charme !