À l’ombre du grand arbre, on adore les beaux livres, mais aussi les lectures qui intriguent, font vibrer plusieurs cordes à chaque lecture. Et celles qui parlent de la littérature ! Alors comme en prime, on aime beaucoup Grégoire Solotareff, nous avons trouvé une pépite à partager dans Une nuit, son dernier album pour lequel il s’est associé avec l’illustrateur Julien de Man. Un chouette terrain littéraire pour une lecture commune, comme en témoigne la richesse de nos échanges !
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Isabelle : Connaissiez-vous toutes Grégoire Solotareff et Julien de Man avant de lire cet album ?
Liraloin : Oui, je connaissais Solotareff – son célèbre album Loulou est un incontournable – mais pas Julien De Man.
Lucie : Pareil, je connaissais les albums de Grégoire Solotareff (Loulou, Les garçons et les filles, Les trois sorcières, Le Père Noel et son jumeau…), mais pas du tout Julien De Man.
Colette : Solotareff est un grand auteur qui pourrait donner lieu à une de nos rubriques « Nos classiques préféré.e.s ». Nous avons beaucoup lu les histoires de Loulou notamment avec mes deux garçons et regardé à plusieurs reprises l’adaptation en dessin animé des aventures de ce personnage atypique !
Isabelle : Voilà, c’est un auteur très prolifique de chez L’école des loisirs où il dirige même la collection pour les tout-petits qu’il a créée, Loulou et Compagnie. Il s’associe ici à Julien de Man qui vient du film d’animation.
Blandine : Maintenant que tu le dis, l’influence du film d’animation est bien perceptible dans les jeux de lumières. Je n’ai pas regardé le parcours de Julien de Man que je découvre avec cet album. J’aime beaucoup ce travail en commun. La patte de Grégoire Solotareff est bien reconnaissable mais il n’est pas toujours évident de savoir dans la plupart des illustrations qui a dessiné quoi.
Isabelle : Pour moi, cet album nous a d’abord procuré le plaisir de tenir entre ses mains un bel objet-livre. Qu’en a-t-il été pour vous ? Avez-vous noté quelque chose de particulier ?
Colette : Une reliure en toile bleu nuit, un généreux format à l’italienne : en effet, quel bel objet !
Blandine : Très beau effectivement, et comme toujours, le format à l’italienne confère un truc en plus, comme le dos toilé qui lui donne du cachet.
Lucie : C’est un format de j’aime bien, très immersif et qui convient particulièrement à l’histoire.
Liraloin : Je n’avais pas vu la reliure tissée parce qu’en bibliothèque, les livres sont couverts. C’est la couverture qui m’a intriguée, notamment la lumière qui s’en dégage. On ne sait pas si l’intrigue se passera au lever du soleil ou à son coucher…
Lucie : C’est vrai, cette couverture est très jolie. La lumière est magnifique.
Colette : Et je n’ai pas du tout reconnu le dessin de Solotareff, j’ai été très intriguée du coup.
Lucie : Je rejoins Colette, je n’aurai pas du tout identifié cet album comme une production de Solotareff, il est très éloigné de son style habituel.
Isabelle : C’est vrai. Même si on reconnaît certains protagonistes de ses albums, comme Loulou dans une certaine cabane, mais Julien de Man leur donne un reflet singulier et les décors hyper-fouillés entre ombre et lumière sont tout à fait différents. En tout cas, on voit dans vos réponses que cette belle couverture, ce clair-obscur intrigant en couverture puis ces pages épaisses qui font plaisir à manipuler interpellent. On pourrait déjà se douter qu’on a à faire à un hommage aux livres – on y reviendra ! Est-ce que le titre, particulièrement concis, vous a inspiré quelque chose de particulier ?
Liraloin : C’est une porte ouverte à tous les possibles, la nuit. Il peut s’y passer beaucoup d’aventures, que ce soit en rêve ou simplement dans la réalité. La couverture suggère tout de même que l’aventure va être majeure.
Blandine : Oui, avec l’article « Une », on se doute qu’il va se passer quelque chose de particulier, d’unique. La nuit favorise l’imaginaire, floute les perceptions. Cela crée du mystère. Le titre et l’illustration de couverture forment un oxymore intéressant.
Isabelle : Oxymore parce qu’il ne fait pas (ou plus ?) tout à fait nuit, à en juger par cette lumière étrange qui se répand près de la maison ?
Blandine : C’est cela. Avec le mot « nuit », on s’attend à de l’obscurité, qui peut déboucher sur la peur, l’effroi. Or là, il y a beaucoup de lumière. Dans la maisonnette rouge, si petite parmi ses arbres si hauts. Et cette lumière quasi surnaturelle qui vient de la droite… Elle est presque hypnotique.
Colette : « Une nuit », c’est une fenêtre ouverte sur tous les possibles ! Rêves, cauchemars, imaginaire, peurs, angoisses, monstres. Un mot qui renvoie à d’innombrables thématiques classiques du récit d’enfance. Et puis « une nuit » mis en exergue ainsi, c’est aussi souligner dès la couverture qu’il est question d’un point de bascule.
Lucie : Ce titre est intriguant, un peu inquiétant – la nuit, pour les enfants… Et ces ombres qui entourent la maison… Et en même temps ce « une » reste flou. On sent qu’il va se passer quelque chose de particulier, sans savoir vraiment à quoi s’attendre. Ce côté « nuit » est pourtant très efficace pour créer une attente. On le sent bien avec vos réactions au titre ! Et puis on s’identifie à cet enfant, seul (?) la nuit dans une vieille maison, qui entend du bruit et monte au grenier. Cela pourrait être le début d’un film d’épouvante !
Isabelle : Je vous rejoins, une nuit m’a un peu évoqué un début de conte (je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à « il était une fois ») mais surtout, comme vous le dites, ce titre place d’emblée l’album sous tension. Je ne sais pas par quels états vous êtes passées en lisant cet album mais pour notre part, nous avons été dès la première page suspendus au suspense instauré par les mots et les illustrations. Avez-vous ressenti la même chose ? Comment l’auteur et l’illustrateur s’y sont-ils pris pour arriver à une telle tension ?
Colette : Je l’ai lu à Nathanaël, 9 ans, lundi au moment des histoires et l’effet dont tu parles a été flagrant : il était vraiment dans l’attente de ce que nous allions découvrir à chaque page, la tension était palpable dans la manière même dont il se tenait à mes côtés. Tout est lié, d’après moi, à la manière dont le récit est structuré. À chaque page, la narration se suspend au moment parfait…
Liraloin : On retrouve les codes du cinéma d’animation : l’éclairage sur le visage de l’enfant dans le lit, le gros plan sur la poignée de la porte pour faire monter la pression, la faible luminosité dans le grenier juste pour nous montrer ce qui est important et faire un peu peur lorsque l’œil tombe sur la silhouette de la poupée. Tout est fait pour embarquer le lecteur dans cette tension construite par la lumière.
Blandine : Pour ma part (et mes garçons avec), je n’ai ressenti aucune tension. Mais de la curiosité, le début de quelque chose de fantastique, une formidable aventure à venir… Mais sans aucune inquiétude. Le texte d’ailleurs rassure immédiatement sur l’origine des bruits. Le petit garçon n’est ni effrayé, ni affolé, il est en confiance. Et nous aussi.
Lucie : Pareil. J’ai été intriguée, vraiment curieuse de découvrir l’univers dans lequel allaient nous entrainer les deux auteurs, mais je n’ai pas ressenti de suspens.
Isabelle : Je me demande comment vous avez fait, Lucie et Blandine, pour résister à cette fameuse phrase au tout début du texte : « Dans ces maisons-là, il se passe parfois des choses extraordinaires. Une nuit, voici ce qu’il m’est arrivé. » On est ensuite presque dans un thriller : cliff-hangers à la fin de chaque double-page dont parlait Colette, zones d’ombres qui laissent galoper l’imagination, plans serrés qui laissent là encore concevoir le pire (ou le plus merveilleux !), pas dans le grenier, et ces coups frappés contre la porte de la maison: « Toc, toc, toc« . J’ai presque eu l’impression d’entrer dans une de ces histoires effrayantes que l’on raconte au coin du feu !
Blandine : Personnellement, j’ai pris ce mot « extraordinaires » pour quelque chose de positif, formidable et fantastique. Aussi parce que sa maison se trouve dans un endroit merveilleux – isolé mais près de la mer, et ce soleil couchant… quel panorama de rêve !
Liraloin : Quelle page magnifique effectivement et cet arbre centenaire qui est un élément essentiel dans l’histoire d’ailleurs !
Isabelle : C’est drôle, j’ai perçu les choses tout à fait différemment. Comme si l’album jouait sur une sorte d’ambiguïté pour mieux nous faire douter – cette ambiance crépusculaire sur la première double-page dont on ne sait pas si on doit attendre quelque chose de terrifiant ou de merveilleux, cette obscurité qui semble presque s’emparer du garçon dans son lit, ces doutes quant à l’origine des bruits (« Ce sont sûrement ces deux loirs. Ou alors… »).
Colette : Comme toi, Isabelle, j’ai eu l’impression que l’ambiguïté était le maître mot de cette narration ! Notre jeune héros m’en a semblé d’autant plus courageux mais n’est-ce pas l’apanage des véritables aventurier.e.s ?
Blandine : Avec mes garçons, nous avons d’emblée remarqué que la maison était différente entre celle de la couverture et celle de la première page, tout comme son environnement. Cela nous a questionnés mais sans nous inquiéter. Nous avons plutôt ressenti une sorte d’excitation : « que va-t-il donc se passer ? » Lorsque l’illustration fait un focus sur la poignée et la clé, elle s’est renforcée. Mon 11 ans a juste dit que ça lui faisait penser à Barbe-Bleue avec cette porte fermée mais avec la clé présente : une tentation…
Isabelle : Barbe-Bleue, moi je ne le trouve pas spécialement rassurant ! C’est drôle les associations différentes que nous avons faites, moi j’ai pensé à Max et les Maximonstres de Sendak au moment où le grenier s’estompe pour faire place à une forêt avec la fameuse maison rouge.
Liraloin : Pourtant tout est sous contrôle, les parents dorment donc présents dans la maison et il y a une clef sur la porte donc on ne peut pas entrer facilement. Comme Lucie et Blandine, je n’ai pas été effrayée car (petite anecdote campagnarde) j’ai connu ça, les loirs dans le grenier… C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à Jack et la grande aventure du cochon de Noel de Rowling et ça ne m’a pas quitté de toute ma lecture. Il y a pas mal de détails qui me rappellent ce roman : les doudous et l’enfance, le fait de se retrouver dans un monde parallèle et complétement dans l’imaginaire avec les personnages du lutin et de la sorcière….
Lucie : C’est vrai qu’il y a du Jack et la grande aventure dans cet album ! J’ai aussi pas mal pensé à Sylvain de Sylvanie. De belles références car elles impliquent un monde merveilleux où la créativité rend absolument tout possible !
Blandine : Moi aussi, j’ai pensé à Jack ! Et au dessin animé Vice-versa avec l’éléphant, à Toy Story pour les jouets que l’on délaisse en grandissant et qui s’en attristent.
Isabelle : C’est vraiment fascinant de voir, encore une fois, la manière dont un même album résonne différemment chez chacune. Mais vous avez raison, il y a quelque chose de l’ambiance de Noël dans ces pages avec ce rouge, cette lueur de bougie et les jouets qui peuplent le monde dont parlait Lucie à l’instant. Avez-vous envie d’en dire un peu plus sur ce qui se passe, donc, cette fameuse nuit ?
Lucie : Le garçon monte donc au grenier, attiré par des bruits inhabituels. Il y a un moment de bascule, qui est d’ailleurs hyper bien fait, entre le grenier et le passage dans un autre univers.
Blandine : Nous avons été émerveillés par cette transformation. Nous avons fait des allers-retours entre l’illustration du grenier avec la malle, et celle d’après avec la maisonnette rouge dans la forêt, pour observer les changements. Nous n’avons pas cherché de raisons. Ça s’est passé… et nous étions curieux de voir la suite.
Isabelle : Oui, c’est très intéressant ces parallèles entre le grenier et la forêt, la malle et la maisonnette, la forme de la lumière dans les deux décors. C’est quelque chose qui peut s’expliquer par la suite.
Lucie : Le garçon passe dans un monde étonnant et rencontre Melchior. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir comment vous le qualifieriez !
Isabelle : Alors justement, de quoi cet album parle-t-il au fond ?
Lucie : Ha, c’est la question justement ! Est-ce que c’est juste un rêve que fait l’enfant, est-ce une invitation à écouter son imagination et à se lancer dans l’écriture ? Je pencherais pour la deuxième hypothèse, mais j’aime que l’ambiguïté que vous évoquiez perdure tout au long de l’histoire !
Liraloin : Je penche aussi pour la deuxième hypothèse, c’est tout de même Melchior qui signifie Roi des lumières qui l’invite à se souvenir des choses afin de pouvoir écrire des histoires.
Isabelle : Merci de m’éclairer (c’est le mot !). Je me demandais, pourquoi « Melchior » ?
Colette : Cet album parle des fascinants pouvoirs magiques qui sont ceux de l’enfance quand la nuit tombe ! Des pouvoirs qui nous permettent de passer d’un univers à l’autre avec une incroyable facilité ! Et surtout cet album parle de la fascinante épaisseur des histoires, des récits, des mythes et autres contes dont nous sommes tissés ! Un subtil hommage à la littérature dans toute sa complexité.
Isabelle : Vous en avez parlé toutes les trois, cet album évoque la création littéraire. Et la « fabrication » des histoires, puisque d’après le fameux Melchior, les histoires ne s’écrivent pas, elle se fabriquent ! Qu’avez-vous pensé de cette thèse ?
Lucie : Les auteurs vont même plus loin : les histoires se fabriquent à partir de souvenirs !
Colette : Personnellement, j’ai retrouvé dans l’aventure de notre héros le souvenir de toutes ces nuits où avec ma sœur, on entassait nos peluches dans le lit que nous partagions, nous nous blottissions sous les couvertures entourées de tous nos jouets pour affronter « la tempête ». C’est le nom que nous donnions à ce jeu que nous avons pratiqué maintes fois !
Liraloin : La tempête de Ponti est un de mes albums préférés d’ailleurs. C’est aussi un bel hommage à l’enfance.
Colette : Je n’avais jamais fait le lien entre notre jeu et cet album de Ponti que j’aime tellement !
Blandine : Je crois que nous avons été nombreux à nous entourer de TOUS nos doudous. Cela me conférait un sentiment de sécurité. Mes enfants aussi aimaient tous les mettre dans leur lit, quitte à n’avoir quasi plus de place.
Liraloin : Les histoires se fabriquent de tout ce que l’humain peu glaner, toucher, expérimenter durant sa vie. L’écriture ne sert qu’à coucher sur papier ces sensations justement.
Blandine : Pour moi, cet album parle des histoires que l’on se « fabrique » pour reprendre le terme avant de pouvoir les écrire et les raconter. Il faut les vivre et se les forger en soi. Il y a un rapport intime et sensoriel aux histoires, aux images puis à la verbalisation, aux mots. Il est, à mon sens, question des souvenirs que l’on se forge, de notre mémoire personnelle, que les doudous et objets peuvent nous faire remonter/retrouver. Et de l’inconscient qui sait ce qui est enfoui (et oublié ?). Il y a un rapport au temps, qui passe, qui efface. Une ode à l’enfance, qui hésite entre partir (=grandir) et rester (avec les doudous que l’enfant récupère finalement).
Isabelle : Je te rejoins complètement sur tout ça. L’album montre joliment le trésor que représentent les expériences et souvenirs d’enfance que ce n’est pas facile de retenir. Pour moi aussi, cet album ne parle pas que de la fabrication des histoires, mais de l’enfance. L’imagination galopante, les terreurs nocturnes, le courage immense de tenter des expériences, les doutes et les joies : j’ai eu l’impression de retrouver dans ces pages un condensé de ce qui fait le sel et le charme de l’enfance.
Lucie : J’aime l’idée qu’implique cet « artisanat » de l’auteur qui fabrique, et le fait qu’on a besoin de conserver une part d’enfance. En tout cas c’est clairement préférable pour les auteurs jeunesse !
Colette : Cette idée est très riche me semble-t-il. Cette phrase me fait penser à l’émission « La fabrique de l’Histoire » sur France Inter où il est question d’explorer les liens entre passé et présent à travers toutes sortes de documents. Je trouve cette thèse particulièrement réjouissante, elle « empouvoire » (pour utiliser un néologisme que j’ai découvert récemment et qui me plaît bien, vous savez à quel point j’aime que la langue française soit vivante) le lecteur, la lectrice, car elle suggère que chacun.e porte son lot d’histoires en lui, en elle, grâce à ses expériences, ses souvenirs. « Pour fabriquer des histoires, il faut d’abord se souvenir des choses. Il ne faut rien oublier ». C’est à la fois une ode au littéraire mais aussi à la mémoire et à sa transmission.
Isabelle : Oui, il y a là une belle ode à la littérature ! D’ailleurs, j’ai aimé reconnaître certains personnages de Solotareff derrière la patte de Julien de Man (outre Loulou dont je parlais, il a le crocodile de César, l’éléphant d’un autre album dont je ne retrouve plus le titre…). Et peut-être Max et les Maximonstres dont la maison s’estompait déjà pour laisser place à une forêt. De manière très subtile, l’auteur et l’illustrateur suggèrent peut-être que non seulement les souvenirs vécus mais l’imaginaire et le souvenir laissé par nos lectures peuvent nourrir l’inspiration. C’est un peu comme ça que j’ai vu le parallèle entre le grenier et la forêt. On voit très bien comment la configuration du grenier avec la lumière qui tombe de cette manière sur une malle rouge pourrait inviter à imaginer une telle scène.
Colette : Quelle magnifique page d’ailleurs où on découvre l’intérieur de la maison de Melchior : c’est exactement comme ça que j’ai pu imaginer l’intérieur de nos cerveaux. Des tiroirs, des étagères, des recoins, tous habités d’infimes et précieuses petites choses de notre vie.
Isabelle : Ma préférée, je pense ! J’adore imaginer que notre ciboulot ressemble à un joyeux bazar où toutes sortes de choses semblent s’être accumulées et sédimentées au fil du temps. Avec des jouets et doudous d’enfance, des parties ordonnées comme un bureau, d’autres confortables comme un sofa. Et des livres !
Blandine : Il y a une image intéressante : celle chez la sorcière, lorsque tous les doudous sont attablés devant d’appétissants gâteaux qui semblent beaucoup trop nombreux. Je m’interroge sur sa signification. Il y a un côté sorcière d’Hansel et Gretel. Nourrir pour grossir, mais quoi ? L’imaginaire, la mémoire ? Et en arrière-plan, on pourrait croire qu’il s’agit du tronc, comme une palissade retenue par les racines, mais ce sont des livres, des rayonnages pleins à craquer. Je trouve le symbole et la métaphore très forts. Et on rejoint l’idée de la transmission émise par Colette.
Isabelle : Cette scène nous a aussi taraudés, mes moussaillons et moi. L’album évoque la fabrique des histoires de façon métaphorique et on voit par exemple qu’il n’est pas facile pour le garçon de retenir ce qui a pourtant le potentiel de nourrir de belles histoires. Mais après, le voilà soumis à des épreuves dont nous n’étions pas sûrs de comprendre ce qu’elles symbolisent : cette sorcière qui attire les souvenirs et les assoit, l’air consterné, devant une table débordant de splendides pâtisseries (chapeau à l’illustrateur). Nous nous sommes demandé comment interpréter cette scène.
Liraloin : Je pense que tu as raison Blandine. J’ai vu aussi dans cette page sublime une référence à Hansel et Gretel mais aussi à l’album Un goûter en forêt de Miyakoshi, là aussi les animaux regardent la petite fille de manière hypnotique. Est-ce pour mieux la/le faire traverser définitivement dans ce monde parallèle ?
Lucie : Il m’a semblé que les personnages de Melchior et de la sorcière étaient les parfaits opposés : pendant que l’un ouvre à la créativité, l’autre veut tout garder pour elle de manière égoïste. Il m’a d’ailleurs semblé les reconnaître côte à côte sur la quatrième de couverture. Avez-vous eu la même impression ?
Blandine : Je (re)découvre la 4e de couverture – j’avoue très peu les lire et regarder. Tu as parfaitement raison, et cela fait parfaitement sens.
Colette : Mais oui Melchior et Abigaël ce sont les deux loirs sur la 4e de couverture ! Ce sont eux qu’on entend marcher la nuit dans le grenier !
Lucie : Pour moi la sorcière est seule et a besoin d’histoires pour vivre (comme nous tous !). Elle dit d’ailleurs clairement qu’elle ne veut pas attirer les doudous mais le garçon, pour qu’il lui raconte des histoires. Cela fait écho à un besoin vital, mais ce faisant elle priverait le garçon de sa liberté (comme la sorcière d’Hansel et Gretel tu as raison Blandine) et l’empêcherait de retourner dans la réalité écrire ses histoires.
Colette : Peut-être est-ce le moment où dans l’enfance on sent qu’on bascule vers un autre temps, un autre âge ? Où on se demande si on va garder ses doudous, si on ne doit pas passer à autre chose ? Aujourd’hui j’ai demandé à Nathanaël pourquoi il ne jouait plus avec ses figures d’animaux dont il était encore friand il y a un an à peine, et il m’a répondu : « je les garde en souvenir ». Je pense que mon petit bonhomme doit avoir le même âge que notre jeune héros, un âge où l’enfance prend une autre tournure mais où on a encore envie d’être entouré de ses jouets, même si on ne joue plus avec.
Isabelle : Je ne suis vraiment pas sûre mais je me suis demandé, face à cette opposition, s’il s’agit d’opposer la créativité, le fait de cultiver son imaginaire aux plaisir rapides et superficiels dont ces gâteaux, certes très appétissants, constituent presque une caricature avec leur saupoudrage de sucre, leur coulis et glaçages. Ces plaisirs faciles sont très tentants, mais ils détournent de quelque chose de plus profond qui pourrait être beaucoup plus épanouissant. Le côté impulsif et égoïste de la sorcière (« J’adore les gâteaux ! Je vais tous les manger ! […] Je veux qu’il m’en raconte ! ») va dans ce sens.
Blandine : Il y a un petit côté triste tout de même, chez cette sorcière qui dit « personne ne me raconte plus d’histoires ! Jamais ! » Pourquoi ? Parce qu’elle a grandi ? Parce que c’est une sorcière ? Cela m’a renvoyée à Peter Pan qui veut une Maman pour (entre autres certes) lui raconter des histoires.
Isabelle : Tu as raison. C’est dommage d’ailleurs, qu’on ait souvent le réflexe de cesser de raconter des histoires aux enfants qui grandissent. Même en tant qu’adulte, j’aime encore qu’on me raconte des histoires.
Blandine : Souvent les parents/adultes disent aux enfants qu’ils peuvent lire seuls puisqu’ils savent et puisqu’ils sont « grands ». C’est « bébéisant » que de se faire raconter des histoires. Et davantage si c’est un album. Format roman, format de grand ! Comme si ça n’allait pas les aider, mais les faire régresser. Je disais souvent à mes enfants (et le fais toujours d’ailleurs), « ce soir, c’est vous qui racontez une histoire à Maman ». Et tant pis s’ils butent sur les mots ou que l’intonation fait défaut.
Isabelle : Pas évident de conclure une telle aventure : qu’avez-vous pensé du dénouement ?
Liraloin : L’enfant se dirige vers cette porte rouge qui le ramène sans doute et surement dans sa maison, j’adore la cavalcade dans les escaliers, cette précipitation vers un endroit rassurant et protecteur. Tout comme le sont les doudous si précieux doudous.
Isabelle : Oui, c’est vraiment un sentiment libérateur de voir ce garçon si bien entre ses chers doudous.
Lucie : C’est plus une étape qu’une fin. L’enfant quitte le grenier en disant « À bientôt ! Je reviendrai sûrement vous voir ! » Il sait quels trésors se trouvent au grenier et se laisse l’opportunité de retourner s’y ressourcer.
Isabelle : Pour moi, les deux niveaux de l’histoire – le premier degré et le niveau métaphorique – parviennent à un dénouement heureux. Le garçon parvient à échapper aux pièges qui lui sont tendus, donc métaphoriquement il ne se laisse pas distraire des belles histoires qu’il va fabriquer. Et il se réjouit à l’avance des escapades futures dans son imaginaire et de ce qu’il pourra écrire à partir de là. Il peut donc s’endormir heureux et confiant, « comme quand il était petit ».
Lucie : J’adore quand les enfants disent « quand j’étais petit ». Pour nous ils sont encore petits, mais comme le disait Colette toute à l’heure, il y a un stade où ils sentent qu’ils ont franchi une étape et marquent ainsi l’avant/après. Et cette image de l’enfant endormi au milieu de ses doudous. C’est beau, apaisant. Après cette aventure, qu’elle ait été réelle ou non d’ailleurs, pour l’enfant elle aura eu lieu, il se retrouve à nouveau en sécurité dans son lit.
Blandine : C’est tout à fait ça. Mais je ne dirais pas « en sécurité » : malgré la sorcière, je ne pense pas qu’il ait jamais été en danger. Je dirais « serein », entouré de ses souvenirs. Un petit côté nostalgique et tangible qui fait du bien.
Colette : La nuit se termine sur la promesse que se fait l’enfant à lui-même de raconter… la nuit qu’il vient de vivre ! Et c’est exactement ce qu’il a fait visiblement puisque nous tenons entre nos mains ce livre intitulé « Une nuit ». Pour moi l’album se termine par une mise en abyme de l’histoire annoncée sur la couverture ! Je suis très friande de ce procédé en littérature car c’est vraiment un moyen ingénieux de faire réfléchir au littéraire, à ce qui le constitue, à ce qui le nourrit.
Isabelle : Merci à toutes pour votre enthousiasme pour cet album et pour la richesse de ces échanges !
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Et vous, avez-vous lu Une nuit ? Ou d’autres albums évoquant la nuit, l’enfance qui s’éloigne ou l’écriture d’histoires ? Dites-nous tout !
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