Lecture commune : Nous traverserons des orages, de Anne-Laure Bondoux

Anne-Laure Bondoux est presque déjà une autrice classique en littérature jeunesse et ado. Lorsque son tout nouveau roman, Nous traverserons des orages, a reçu la pépite d’or du salon de Montreuil, nous avons eu envie non seulement de le lire mais de partager nos impressions ! Nous voilà donc dans la ferme des Chaumes, logis de la famille Balaguère qui porte mal son nom. Avec ses générations successives, nous allons traverser plus d’un siècle d’histoire, de 1914 à nos jours. Les pages se tournent, les temps changent avec les générations, mais la ferme des Chaumes est comme immuable et les Balaguère restent hantés par les mêmes démons : les chimères et l’abandon, les non-dits et la violence. Lecture commune !

Anne-Laure Bondoux lors d’une rencontre-dédicace à l’occasion de la sortie de son roman

******

Isabelle : Avant d’entrer dans le vif du sujet : aviez-vous déjà lu Anne-Laure Bondoux ? Sur quel registre la connaissiez-vous ? Le nom de l’autrice a-t-il joué un rôle dans votre envie de lire ce roman ?

Liraloin : Je connais cette autrice depuis un moment, mes collègues m’en parlaient souvent et il y a quelques années (environ 12 ans maintenant) j’ai lu ses romans. J’ai eu un véritable coup de cœur pour Tant que nous sommes vivants. En plus, l’autrice a été invitée dans une librairie de Toulon ! Quelle opportunité de pouvoir l’écouter parler de son livre et d’échanger (un peu) avec elle.

Lucie : Moi aussi, j’ai déjà lu plusieurs des romans d’Anne-Laure Bondoux (Tant que nous sommes vivants m’avait particulièrement plu aussi) et c’est une auteure que je suis avec plaisir.

Héloïse : Oui, j’avais déjà lu plusieurs romans d’Anne-Laure Bondoux, et j’avais particulièrement aimé L’aube sera grandiose, qui m’avait marqué à l’époque.

Linda : Je pensais ne pas l’avoir lu avant de retrouver dans mes archives un petit retour sur L’aube sera grandiose dont je ne garde absolument aucun souvenirs. Au vu de mes notes, cela ne m’avait pas vraiment plu et je ne comprenais pas l’engouement autour de ce roman à côté duquel j’étais passée. C’est la couverture qui m’a en premier lieu attirée ici, elle dégage une certaine sérénité avec son paysage campagnard et l’immensité de ce ciel si bleu.

Isabelle : Moi aussi, c’est l’un de ses textes que j’avais vraiment aimés ! On pourrait faire des parallèles avec celui dont il est question ce soir, on y reviendra peut-être ! Après, pour moi, ce n’est pas que le nom de l’autrice qui a piqué la curiosité mais aussi la pépite décernée à ce roman à Montreuil.

Héloïse: J’avoue que cela m’a donné envie de le lire encore plus rapidement aussi.

Lucie : Oui, ce prix est tout de même gage de qualité !

« Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d’une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des « orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lois et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d’un autre. »

Isabelle : Ce livre s’ouvre sur un prologue qui offre en quelque sorte un écrin au récit qui va suivre. Qu’en avez-vous tiré ? En avez-vous immédiatement saisi toutes les dimensions ou êtes-vous retournées le lire plus tard, voire à la fin du roman ?

Héloïse : Le prologue m’a particulièrement intriguée, mais oui, je n’en ai saisi toute la richesse qu’à la fin…

Lucie : Le tutoiement en début de roman m’a interpellée. Je me suis tout d’abord demandé qui était Saule pour complètement l’oublier jusqu’à la fin du roman. Donc, non, je n’avais pas du tout anticipé toutes les dimensions du roman et oui, je suis retournée lire ce prologue une fois ma lecture achevée.

Isabelle : Moi pareil ! Je l’ai lu sans tout comprendre, puis j’y suis revenue plus tard et j’ai réalisé tout ce qu’il livre sur ce qui va suivre. C’est un roman qui va parler d’histoire avec un petit « h » quand il s’agit de la famille Balaguère et d’un grand « H » puisque l’on va remonter tout le vingtième siècle. Le cadre du récit est posé, la ferme des Chaumes. Mais c’est aussi un récit adressé à quelqu’un qui s’appelle Saule, dans un but bien précis : déjouer ce qui pourrait être perçu comme une malédiction qui se répète depuis déjà trop de générations. Et ce, par le pouvoir des mots.

Liraloin : C’est assez étrange comme sentiment car ce prologue peut être interprété comme un testament et en même temps il y a cette lueur d’espoir qui réside dans la transmission. Le retrouver à la fin, quand la boucle est bouclée, est un soulagement.

Linda : Comme Lucie c’est le tutoiement qui m’a interpellée au début. Je n’ai pas forcément saisie tout ce que ce prologue voulait nous dire, forcément, mais quand on arrive au bout du récit, on comprend combien l’auteure nous avait déjà préparé, tout comme Saule, à ce qui allait suivre, à ce qui nous serait raconté.

« Seul dans la chaleur de juillet, Marty traverse la cour de la ferme. L’après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d’air sur les Chaumes. On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d’à côté, le grincement d’une poulie quelque part, et le cœur de Marty qui tape dans sa poitrine. »

Isabelle : Ensuite, énorme bond dans le temps, n’est-ce pas ? Quelqu’un a-t-elle envie de raconter un peu comme elle s’est immergée dans l’histoire des Balaguère ?

Héloïse : J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant ce roman. Il y a un côté tragédie grecque dans cette fatalité, cette famille maudite et cette violence qui règne… et en même temps, sans réellement s’attacher aux personnages, on a envie de savoir où tout cela va mener ! Le mélange histoire familiale et “grande” Histoire est savamment dosé. C’est un récit puissant, qui met du temps à se construire, et qui est tellement riche !

Lucie : Je me suis laissée emporter dans la famille Balaguère, sans me poser de questions. J’ai d’ailleurs été surprise de lire ce roman aussi vite. Vu le nombre de pages et sa forte teneur en intensité et en tragédies, je pensais que cette lecture me prendrait plus de temps. Mais il faut dire que comme Héloïse j’ai beaucoup apprécié le mélange entre la « petite » et la grande histoire.

Linda : En effet, le roman se lit d’une traite, assez facilement malgré sa densité qui tient certes dans le nombre de pages mais aussi dans son contenu car on y balaie l’Histoire de 1914 à aujourd’hui ce qui représente tellement… Et comme vous le dites, ce mélange entre la petite et la grande histoire font la richesse du récit. C’est en tout cas un aspect que j’ai vraiment apprécié en ce qui me concerne.

Liraloin : Et oui 1914 ! on se dit que l’Histoire va être très présente dans ce roman. Je ne sais pas mais j’ai beaucoup pensé à ma mère car elle adore Pierre Lemaître et je me suis dit « en voilà un roman qui traite de la saga familiale à travers le temps. » C’est venu de suite et ne m’a pas quitté toute le long de ma lecture, spectatrice de drames vécus par une famille un jour en France.

Isabelle : C’est drôle que tu parles de Pierre Lemaître, j’ai aussi pensé à cet auteur. À Ken Follett, aussi, qui tisse comme ça des sagas historiques à partir de la perspectives de plusieurs membres d’une famille.

Liraloin : Pour ma part et on en avait un peu parlé avec Linda, j’ai trouvé que le ton était distant comme si A-L Bondoux relatait des faits et bien évidemment avec cette immersion qu’on lui connaît. Une saga familiale c’est tout de même un autre genre très différent de ses autres romans même si avec l’Aube sera grandiose nous avons été accompagnées par une mère et sa fille.

Isabelle : C’est intéressant que tu parles de L’aube sera grandiose parce que pour ma part, j’ai fait pas mal de parallèles. Dans les deux cas, on a une histoire familiale avec un enjeu d’arriver à dire à la génération suivante ce qui s’est passé pour sortir d’un schéma. Ici, c’est une transmission père-fils (sur plusieurs générations), dans L’aube sera grandiose, c’est une transmission mère-fille. Quoi qu’il en soit, et j’ai l’impression que ça a été pareil pour toi, je ne me suis pas tout de suite sentie à l’aise. J’étais un peu perturbée qu’on soit en 1914 mais que le récit soit rédigé au présent. J’avais du mal à trouver mes repères, les lampions et les musettes, la chanson Viens poupoule chantée par Anzême à Clairette, tout ça ne me parlait pas du tout. Et j’ai eu du mal à m’identifier aux personnages, au départ la perspective de Marty est très importante et ce personnage simple d’esprit est vraiment difficile à cerner.

Lucie : C’est vrai, Marty est un personnage très particulier. Et dans le même temps, ce côté « au bord de l’abîme » met une tension immédiate, on sent un drame arriver sans savoir vraiment ce qui va survenir.

Liraloin : Complétement d’accord avec vous, ce personnage met le/la lectrice/lecteur mal à l’aise (mon fils me disait mais il est vraiment bizarre lui…)

Linda : C’est clairement le personnage qui m’a le plus dérangé dans le récit. Dès le départ il met mal à l’aise et semble n’exister que pour nous préparer aux drames qui vont suivre.

Isabelle : Justement, à propos de Marty, il faut bien qu’on en parle, je pense, il y a cette scène qui pourrait être un viol mais qui ne dit pas son nom. Comment l’avez-vous perçue ?

Liraloin : C’est terrible car on sait et cela dès le début qu’un malheur va arriver. Le départ d’Anzême n’est qu’un prétexte pour que ce personnage se laisse complètement aller. Clairette n’est plus « protégée » donc elle n’est plus « respectable ». 

Isabelle : Ça t’a paru clair, le fait que c’est un viol qui se produit ? Moi ça m’a mise très mal à l’aise que les choses soient décrites mais de manière ambiguë, sans dire les choses (ça a fait partie de ma perplexité, voire de mon malaise au début de ce roman). 

Liraloin : je pense que l’autrice a voulu justement créer ce malaise car à cette époque on ne dit pas les choses.

Isabelle : Pour aller dans ton sens, je me suis dit ensuite qu’il s’agissait bien d’un viol mais que dans cette narration très ancrée dans le présent de l’époque et la perspective des personnages, Anne-Laure Bondoux avait restitué un viol comme on l’aurait fait à l’époque. Sans le nommer.

Linda : Même s’il n’est pas nommé, l’acte est clairement un viol et il est décrit comme tel puisque Marty dit bien que son frère lui a dit que ce qui est à l’un est à l’autre. Il s’approprie donc sa femme sans se poser de question, laissant juste son désir prendre le dessus, s’imposant à Clairette qui finit par accepter l’inacceptable, impuissante devant ce monstre qui croit avoir trouvé le paradis entre ses bras…

Lucie : Cette scène m’a mise mal à l’aise, parce que Clairette ne semble pas consentante au début. Mais il n’y a pas de violence à proprement parler et j’ai eu l’impression qu’elle se laissait faire, un peu comme si elle était consciente de l’effet qu’elle faisait à Marty et qu’elle lui permettait d’assouvir une pulsion longtemps réfrénée. La promiscuité décrite (Marty entend son frère et sa femme faire l’amour dans la chambre à côté de la sienne) est assez malsaine elle aussi. Toute cette partie m’a semblé être une cocotte-minute prête à exploser, et finalement cette action va modifier un équilibre qui était extrêmement précaire.

Isabelle : Pour moi il y a violence, mais elle est restituée du point de vue de Marty, donc d’une manière biaisée: il est écrit : « Il ne reste que le désir de Marty, cette flamme dévorante qui l’aveugle et qui pousse Clairette, une main sur la bouche, vers le foin de la grange. » Et plus loin « ce corps qui a cessé de résister et qui s’offre désormais à ses caresses, sans un mot, sans un bruit. »

Héloïse : Moi aussi, cette scène m’a mise mal à l’aise. Et justement, cette phrase, « ce corps qui a cessé de résister » … On comprend bien que c’est un viol. On sent le drame arriver, et c’est horrible d’y assister, on ressent de l’impuissance, comme une résignation de la part de Clairette, on voit à quel point les femmes étaient impuissantes à l’époque.

Lucie : C’est effectivement le point de vue d’un homme porté sur l’action d’un homme, ce qui modifie certainement le ressenti du personnage. Mais ensuite, ces rapports deviennent récurrents et je n’ai pas eu l’impression qu’ils pesaient à Clairette. (Peut-être est-ce dû au fait que ma lecture commence à remonter un peu ?) Le côté « nature » de l’affaire : “j’ai des besoins, toi aussi, assouvissions les ensemble” a pris le dessus pour moi. 

« Car il n’y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d’exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction. »

Isabelle : Ça ne va pas être facile de rendre compte d’un roman aussi riche en quelques mots et sans trop en dire, peut-être pourrions nous aborder cette matière en parlant de la manière dont il est écrit ? Au début, on est plongé dans le vif du sujet, puis on se rend compte que le récit suit une certaine trame. Laquelle ?

Liraloin : La trame est un parti pris pour que l’Histoire, qui a toujours son mot à dire, vienne se mêler aux personnages fictifs. En réalité pas si fictifs que ça car les malheurs vécus par les Balaguère existent. C’est tout cette finesse d’écriture qui est appréciable !

Lucie : La trame est clairement chronologique, et d’ailleurs Anne-Laure Bondoux fait des intermèdes pour résumer ce qui a pu se passer entre certains événements touchant la famille Balaguère. C’est précisément ce qui m’a intéressée : elle ne prend pas clairement le parti de la transmission de la violence, celle-ci peut aussi venir de la société et des drames vécus par les hommes de ces générations.

Héloïse : Oui, chaque personnage est « ancré » dans une époque, vit des événements de la grande Histoire, y participe, contraint et forcé. Et ces évènements vont les marquer, et marquer indirectement les générations suivantes. On perçoit bien l’horreur de la guerre et les séquelles indélébiles qu’elle laisse. 

Linda : Oui, comme le dit Lucie, Anne-Laure Bondoux ne prend pas parti de la transmission de la violence. J’y ai plutôt perçu un questionnement sur son origine entre inné ou acquis. Et si on perçoit parfois que la violence est présente en nous, elle interroge son expression au regard de nos actions mais surtout de notre vécu. Les guerres et autres combats sociétaux impactent fortement chacun d’entre eux, d’entre nous.

Isabelle : Je me retrouve dans ce que vous dites : aucun des Balaguère (ce nom !) n’est une personne foncièrement mauvaise ou violente à la base mais chaque génération va se retrouver prise en étau dans un climat de violence structurelle.

Liraloin : Exactement ! Et les dégâts subis à cause des guerres mondiales sont considérables.

Lucie : Je me suis d’ailleurs demandé si vous aviez un personnage préféré parmi tous ceux que nous croisons dans cette fresque ?

Héloïse : Je n’ai pas vraiment de personnage préféré, mais Aloès m’a touchée. Olivier aussi d’ailleurs. C’est étrange, mais plus j’entrais dans ma lecture, et plus les personnages me touchaient.

Liraloin : J’ai été moi aussi beaucoup marquée par le personnage d’Aloès. Cette sensibilité juste après les ravages des deux guerres ! Et pourtant rien n’est facile pour lui car il est impacté également par un autre conflit…

Isabelle : Comme vous, je pense spontanément à Aloès. Mais je pense que c’est son fils Olivier qui m’a finalement le plus touchée. Comme pour Héloïse, les émotions sont allées croissantes au fil des pages, comme si je parvenais mieux à m’identifier à des personnages avec qui je partage des souvenirs – et peut-être aussi dont je pouvais palper l’histoire familiale.

Linda : Aloès bien sûr, mais surtout Olivier. Comme vous, plus on se rapproche de notre époque, plus il m’a été facile de m’identifier et de me sentir proche des personnages. Ce qui me fait penser que j’aurais probablement aimé Saule…

Liraloin : Oui je crois que c’est aussi parce que leurs maux sont plus proches de notre société actuelle, je sais pas …

Héloïse : C’est probable ! 

Lucie : J’avais oublié le nom de Clairette, les personnages qui vous ont le plus touchées sont des hommes, et ça me semble assez symptomatique : les femmes sont très en retrait de l’histoire. Cela vous a-t-il gênées ?

Liraloin : Oui et non. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi. Par la force des choses elles se taisent mais prennent une place importante comme Gaby qui finalement s’écoute et ne peut que se résigner à une vie à la campagne.

Héloïse : Je me suis fait la même réflexion que toi Lucie, et puis j’ai réalisé qu’indirectement, elles jouaient un rôle aussi… Je pense à Christiane notamment.

Isabelle : Elles sont même souvent au centre des pensées des protagonistes masculins ! En fait, le récit est centré sur une lignée masculine mais ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux personnages de femmes, celui de la petite sœur d’Ariane et celui de la mère d’Olivier qui cherche à toutes forces à s’émanciper à une époque qui n’est pas encore prête.

Linda : Je rejoins les autres. Les femmes ont clairement un rôle à jouer et sont au cœur de l’histoire. Elles portent en elle la force qui parfois fait défaut aux hommes, supportant leurs violence, portant leurs erreurs, leurs secrets… mais pas comme un fardeau, plutôt comme l’espoir d’un avenir meilleur pour elles toutes.

Lucie : La famille Balaguère a pour tradition de donner à ses garçon des prénoms d’arbres. Que vous a inspiré cette idée ?

Liraloin : Intéressante question ! le choix des noms d’arbres. Chaque homme est racine en cette terre des Chaumes, comme si il devait y revenir ! 

Isabelle : ça m’a intriguée les noms d’arbre comme prénoms mais je n’ai pas trop su quoi en faire. C’était l’un des nombreux fils conducteurs de cette histoire familiale, l’une des choses qui se répètent.

Héloïse : les noms d’arbres comme symboles de vie ? Ou plutôt un symbole de l’enracinement, nos racines qui nous construisent ?

Lucie : Je pensais à l’enracinement moi aussi. Que ce soit positif dans le sens savoir d’où l’on vient, à la pérennité, mais aussi l’aspect négatif qui donne l’impression de ne pas pouvoir se défaire de ce que l’on nous a transmis.

Linda : Oui c’est clairement signe de l’enracinement !

Isabelle : Mais oui, vous avez raison !

Isabelle : Je ne sais pas comment ça a été pour vous, mais pour ma part, une fois passée ma perplexité initiale, j’ai dévoré ce livre en quelques heures. Avez-vous aussi trouvé que c’était un livre qui se lisait d’un trait ? Qu’est-ce qui met sous tension cette histoire ?

Liraloin : On ne peut pas lâcher ce roman, j’ai été complètement absorbée par cette histoire, quelle drôle d’impression ! Cette tension vient des personnages masculins essentiellement, on se demande : « Mince !! Il y en a au moins un qui va s’en sortir ? » Attention je ne cherchais pas le happy end mais un apaisement.

Héloïse : Oui, c’est très un roman très addictif ! Une fois passé le malaise initial, difficile de le lâcher. Pour ma part, j’avais hâte de savoir comment cette histoire allait se terminer, et oui, j’espérais une fin pas trop malheureuse !

Linda : C’est un roman très facile à lire, très addictif, une fois passée la situation initiale avec Marty… C’est ce qu’on disait plus haut, la narration est intéressante et bien construite. J’y trouve même une certaine harmonie dans le rythme répétitif des événements que vivent les personnages, à grande échelle ou à un niveau plus personnel.

Lucie : En effet, moi aussi j’ai été vraiment surprise de le lire si vite. Une fois le malaise de la situation triangulaire Anzême-Clairette-Marty passé, je pense que comme on rencontre les personnages enfants et que l’on sait des choses qu’ils ne savent pas mais qui peuvent avoir des conséquences sur leur avenir, on a envie de les accompagner et de découvrir de quelle manière ils vont se dépêtrer (ou pas) de la situation. Comme Liraloin j’avais vraiment envie de tomber sur celui qui parviendrait à mettre un terme à cette violence.

Isabelle : C’est vrai que l’on entre dans l’existence de chacun, ses soucis, ses inquiétudes, sa quête de bonheur, les difficultés qui se posent, c’est très prenant. Mais il y a aussi, au fur et à mesure, que l’on approche du moment où le récit sera bouclé, les questions sur qui raconte cette histoire, à qui et pourquoi.

« En ce milieu des années soixante, alors que le président John F. Kennedy s’est fait assassiner, que les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam, que des scientifiques évaluent les effets bénéfiques du LSD sur les troubles mentaux et que la contre-culture hippie se diffuse largement depuis San Francisco en proposant de faire l’amour plutôt que la guerre, les Français sont partagés entre l’envie de tout changer et celle, inverse, de ne rien changer du tout. »

Isabelle : Anne-Laure Bondoux brasse une densité assez incroyable de faits historiques dans son roman : guerres mondiales, guerre d’Algérie, épidémie de SIDA, drame de Tchernobyl – et on pourrait citer encore mille et un faits si on pense aux passages en italique qui ponctuent le récit et parlent de la montée des autoritarismes et de la grande dépression, du front populaire, de la drôle de guerre ou, après-guerre, du mouvement des droits civiques aux États-Unis ou de mai 1968. Est-ce que de votre point de vue cette fresque historique enrichit l’intrigue ? Faut-il à votre avis avoir étudié tout ça en classe pour pouvoir apprécier le roman ?

Héloïse : En grande passionnée d’histoire, cette succession de faits historiques m’a beaucoup parlé. Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de tout connaître pour vraiment apprécier l’intrigue, justement parce que nous découvrons tous ces événements par le prisme de personnes, d’individus.

Liraloin : Cette chronologie met du rythme dans l’intrigue car elle est un repère pour le lectorat. Après une collègue m’a fait un retour intéressant sur son écriture qu’elle a jugé trop impactée par les événements historiques. La magie n’opère pas comme dans la relation mère-fille (Aube sera grandiose) et c’est bien normal car le thème ici est vraiment la violence. Je ne pense pas qu’il faille avoir des connaissances historiques, nous sommes sur un roman sociétal.

Isabelle : Moi non plus, je ne pense pas que c’est gênant de ne pas avoir toutes les références, le roman se lit vraiment très facilement. Après je ne suis pas sûre que les passages en italiques qui passent en revue vraiment à toute vitesse des suites d’événements soient très utiles à la narration.

Lucie : Pour moi la raison d’être de ces passages est justement de pouvoir suivre l’histoire de la famille sans être gêné par les informations qui nous manqueraient. Je suis d’accord avec vous, il n’est pas nécessaire de les connaître pour saisir les enjeux qui touchent nos héros. Après, si les jeunes lecteurs ont envie de se renseigner sur certaines d’entre eux, c’est super ! Ils signifient aussi (peut-être) qu’elle a choisi d’intégrer ces faits historiques mais qu’il y en a eu tellement d’autres, qui ont touché de nombreuses autres familles.

Linda : Oui comme Lucie je trouve que ces événements cités en italique permettent de suivre l’histoire, ils montrent aussi que la vie continue pour tout le monde, même quand on est pris par ses problèmes personnels. Mais je vous rejoins complètement, inutile de connaître tous ces événements pour en apprécier la lecture. J’ai même trouvé intéressant certains faits dont je connaissais peu de choses, comme la Guerre d’Algérie dont on ne nous parle pas dans les programmes scolaires alors qu’il y a tant à en dire. Cela est venu aussi attiser ma curiosité et m’a donné envie de lire d’avantage sur le sujet.

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire ce roman autour de vous ? À qui ?

Liraloin : Mais oui ! Je l’ai déjà conseillé … Après c’est un roman qui va rencontrer son public, c’est certain, mais pas forcément chez les ados.

Héloïse : Moi aussi, j’ai déjà prévu de le prêter ou de le conseiller à plusieurs personnes ! Effectivement, Liraloin, c’est un roman qui conviendra tout autant à des adultes ! Comme beaucoup de titres d’Anne-Laure Bondoux en fait. 

Liraloin : Tout à fait, d’ailleurs ses romans sont empruntés par le public adulte. Comme Timothée de Fombelle ou Clémentine Beauvais, ces autrices-auteurs possèdent une écriture tout public.

Lucie : Comme vous je pense plus spontanément à des adultes, ou en tout cas à des lecteurs très confirmés. Parce que la violence et les drames sont très présents. Ce n’est pas une lecture facile ou agréable. Même si elle est très intéressante et qu’elle m’a poursuivie un bon moment après avoir refermé le livre.

Liraloin : Je suis d’accord avec toi Lucie, on est un peu hantée par les personnages et cette violence, cette peur de pleurer pour un homme ! C’est terrible !

Lucie : Oui, et (j’y reviens) la place des femmes ! Tout n’est pas réglé mais on mesure tout de même les avancées de la société. En à peine un siècle, quels progrès sur ces questions !

Linda : Oui, je l’ai recommandé à une amie qui devrait apprécié ainsi qu’à l’une de mes filles qui aime l’Histoire et les romans qui abordent la place des femmes. Je pense que celui-ci devrait lui permettre de constater l’évolution de nos droits. Elle s’indigne facilement des classiques qui mettent les femmes aux fourneaux, aussi je crois que lire le combat mené jusqu’à aujourd’hui avec les victoires qui l’accompagnent devrait lui plaire. Et je la laisse libre de se faire une opinion mais je sais qu’il plaira à sa meilleure amie.

Isabelle : Pour finir, si on parlait du futur dans le titre ? C’est un autre point commun avec L’aube sera grandiose dont on parlait toute à l’heure. Cela m’a laissé un drôle de sentiment. Est-ce quelque chose à laquelle vous avez réfléchi aussi ?

Liraloin : Non je n’ai pas réfléchi à cette question mais merci ! Est-ce qu’on peut dire que rien n’est figé dans le passé et qu’il fait continuer décennie après décennie ?  

Héloïse : Pour L’aube sera grandiose, j’y voyais un certain optimisme, la célébration d’un après, d’un mieux à venir. Là, je ne sais pas du tout… Comme une célébration de la vie peut-être, faite d’orages, mais aussi d’accalmies…

Lucie : Je ne sais pas si on peut vraiment en parler sans divulgâcher, mais la comme ça je me dis que le futur de ce titre a peut-être un rapport avec ce prologue dont nous parlions au début de cette discussion. La promesse du narrateur à son destinataire ? (je n’en dis pas trop ?) Mais je suis aussi tout à fait d’accord avec vos interprétations qui me semblent hyper pertinentes.

Isabelle : C’est intéressant ce que tu dis Héloïse sur l’usage réconfortant du futur dans L’aube sera grandiose. Ce serait presque l’inverse ici. Je me suis aussi demandé si Anne-Laure Bondoux ne nous invite pas à réfléchir à la manière dont nous absorberons les orages à venir ? En même temps, la phrase le dit, nous les traverserons, ces orages, comme d’autres avant nous en ont traversé aussi ?

Héloïse : Oui, dit comme ça, c’est aussi une marque d’optimisme ! 

Et vous, avez-vous lu Nous traverserons des orages ? Ce texte a-t-il résonné différemment chez vous ? Si vous ne le connaissez pas encore, nous espérons que nos échanges vous auront donné envie de le découvrir !

Lecture commune : Les mystères de Mika, tome 1 : Le corbeau de nuit, de Johan Rundberg

Quel plaisir de dénicher un peu par hasard une pépite littéraire dont on n’avait pas entendu parler ! Isabelle a eu un vrai coup de cœur en lisant Le corbeau de nuit, premier tome d’une série jeunesse suédoise développée autour du personnage de Mika et signée Johan Rundberg. Lucie et Linda se sont montrées partantes pour une lecture commune. L’occasion aussi de découvrir le lauréat du prestigieux Prix Astrid Lindgren 2023 !

Les mystères de Mika, tome 1 : Le Corbeau de nuit, de Johan Rundberg. Éditions Thierry Magnier, 2023.

Isabelle : Un roman, c’est d’abord une couverture et celle-ci annonce la couleur de multiples manières ! Qu’en avez-vous retenu ?

Linda : La couverture est très sombre et évoque une grande ville. Avec cette enfant habillée de guenilles au centre, cela m’évoque fortement Oliver Twist de Dickens, d’autant qu’il est difficile d’identifier le genre du personnage.

Lucie : Cette couverture est sombre en effet ! Tant dans les tons que dans le visage fermé du personnage principal. Personnage dont on ne sait pas tout de suite si c’est une fille ou un garçon d’ailleurs. Sombre, donc, mais aussi très intriguant. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir ce qui t’a attirée vers ce roman Isabelle ?

Isabelle : Je regarde assez systématiquement les nouveautés de mes éditeurs préférés et les éditions Thierry Magnier en font partie. Le résumé a piqué ma curiosité et aussi le fait que ce roman vienne de Suède, j’ai un faible pour la littérature qui ouvre des fenêtres vers d’autres époques et pays ! Et justement, la couverture m’a intriguée par sa noirceur inhabituelle pour un roman jeunesse (même si l’énergie de la protagoniste en couverture nous situe bien en littérature jeunesse), ainsi que l’atmosphère à la fois suédoise et 19ème siècle. Au moment où je commençais ce livre, j’apprenais que l’auteur était le récipiendaire du prix Astrid Lindgren, ce qui a décuplé ma curiosité !

Johan Rundberg. Source : Babelio.

Isabelle : Une fois plongées dans ce roman, quelle a été votre première impression ?

Lucie : Elle a été immédiatement confirmée ! Le froid, la faim, la tristesse des orphelins… le roman nous plonge dans un contexte très difficile, mais aussi très réaliste. Heureusement le personnage de Mika, avec son énergie et son humour, parvient rapidement à insuffler un peu d’espoir.

Linda : Et bien cela confirme l’ambiance des romans de Dickens avec ses orphelins, la vie difficile du peuple, surtout quand l’hiver est rude, la faim qui les tenaille et la vie qui semble ne tenir qu’à un fil. En fait, sur certains aspects : abandon, mystère autour de l’enfant, personnage dissimulé dans l’ombre, on retrouve aussi des similitudes avec le Sans Famille de Malot.

Isabelle : Oui, j’ai aussi pensé à Dickens. C’est un 19ème siècle des quartiers pauvres plongé dans un hiver absolument glacial et où règne une grande misère. J’ai trouvé que l’auteur n’y allait pas par quatre chemins d’ailleurs et n’occultait rien des souffrances des pauvres à cette époque à ses jeunes lecteurs : entre la pénurie de bois qui fait planer l’ombre de la mort un peu partout (et à un moment on se demande si la mort ne serait pas une délivrance), les rapports sociaux qui semblent durcis par le froid, les orphelins et gamins des rues livrés à eux-mêmes… et la compromission à tous les niveaux, si l’on pense (un peu plus tard dans le roman) ce fossoyeur qui semble piller les cadavres ! 

« Si elle rencontrait Dieu, elle aurait deux mots à lui dire. Comment se fait-il que des enfants de six ans se retrouvent à devoir avaler du hareng saur tous les jours, à en avoir des crampes d’estomac ? Pourquoi les dames des beaux quartiers ne font pas de dons quand les pauvres en ont le plus besoin ? Ils ne vont pas pouvoir tenir comme ça bien longtemps.
Grâce aux portes et aux verrous, on peut toujours tenter de maintenir la mort à l’écart, mais si la faim s’invite, ils ne servent plus à rien. La mort est déjà là, à ses côtés. »

Isabelle : Avez-vous trouvé cela pesant ?

Lucie : Etonnamment, non, pas vraiment. Peut-être effectivement parce que ce type de récit s’inscrit dans une tradition dans laquelle on sait que l’orphelin va surmonter les difficultés en trouvant des ressources inattendues. Il y a de très dangereuses rencontres, on sent que la vie de ces orphelins ne vaut rien. Mais cela nourrit le récit et dramatise les enjeux. On est immédiatement emportés !

Linda : Non au contraire je trouve aussi que cela nourrit le cadre du récit. Et cette misère est centrale à l’histoire, comme on le découvre plus tard. Si l’auteur veut réussir à plonger le lecteur dans l’époque, la lui décrire sans fioriture me semble essentiel.

Isabelle : Et bien je vous rejoins. C’est une question que je me suis posée à la relecture, notant tout de même une grande franchise dans la description de la misère. Par exemple à un moment l’auteur parle des enfants « aux yeux caves qui boivent bruyamment le lait dilué contenu dans leurs tasses ». Mais je trouve que cette dimension sociale donne de la force au récit sans aucunement l’appesantir. D’un côté parce que l’énigme policière place le récit sous tension comme vous le disiez, de l’autre parce qu’il y a cette héroïne incroyable qui parvient à tout mettre à distance avec son ironie à toute épreuve.

Linda : Mika est totalement lucide sur ce que la vie à lui offrir et cette ironie dont tu parles est probablement ce qui démontre le plus sa force de caractère. Elle a besoin de rire de sa situation, leur situation à tous, car c’est ce qui l’aide à tenir, à continuer de vivre.

Isabelle : Justement, comment décririez-vous la protagoniste au cœur du roman et de la série qu’il initie ?

Lucie : Mika est étonnante. A la fois dans la lignée de ces personnages féminins très conscients des faiblesses liées à leur sexe, ici amplifiées par son statut social et son jeune âge. Et à la fois, on a le net sentiment que c’est cette conscience du danger qui lui a permis de développer les incroyables capacités dont elle va faire preuve dans le roman. Ce qui permet de rendre ces talents plus que crédibles. C’est très bien vu.

Linda : Comme Lucie, je pense que Mika a su développer son incroyable capacité d’observation parce qu’elle a très tôt compris que la vie ne lui ferait pas de cadeau. Les orphelins sont en danger à chaque instant et ils ne doivent leur salut qu’à eux-mêmes.

Isabelle : Je vous rejoins sur tout ! Dans l’adversité, Mika a développé des réflexes de survie qui font d’elles une vraie rivale de Sherlock Holmes. Elle est aussi très lucide sur sa condition, comme vous le dites, mais refuse de se résigner au sort qui semble tout tracé.

Linda : Mais ce que j’aime aussi chez elle, c’est qu’elle est prête à se sacrifier pour les plus petits, ceux qui sont encore plus faibles qu’elle. Son empathie est une qualité incroyable au regard de sa situation…

Isabelle : Oui. J’ai aimé sa générosité vis-à-vis des autres enfants qu’elle materne et auxquels elle souhaite sincèrement un meilleur sort – et surtout la manière dont elle sait les distraire, les rassurer ou les faire marcher avec l’ironie dont on a parlé ! Pourtant, ses talents ne sont guère appréciés à leur juste valeur au début du roman. On l’accuse de jacasser, etc.

Lucie : Elle a parfois aussi un côté un peu cruel, notamment quand elle effraye volontairement les orphelins sous couvert de leur changer les idées. Mais cela dénote de sa force de caractère face à l’adversité et la rend plus “réelle”.

Isabelle : À un moment, il est dit qu’elle sait qu’il faut rire de ce qui effraie le plus. C’est ce qu’elle essaie de faire.

“Je n’ai pas de famille, et je suis une fille. Les gens peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, de la même manière que vous êtes en train de le faire, là. Je travaille dans une taverne où des ivrognes menacent de me couper les oreilles. Vous dédaignez le cimetière des pauvres, mais où est-ce que vous croyez que je vais finir ? S’il m’arrive quelque chose, il n’y aura aucune enquête, je serai jetée dans une fosse commune comme un chien. Voilà pourquoi je dois faire attention à tout. Si je ne regarde pas autour de moi, je risque d’y laisser ma peau.”

Isabelle : Avez-vous envie de dire quelques mots sur l’intrigue qui se noue autour de Mika ?

Linda : Mystère autour des origines… Comme je le disais plus haut, cela me rappelle l’histoire de Rémi dans Sans Famille. On sent bien que l’auteur se réserve le droit de nous en cacher beaucoup, ne donnant que de très maigres informations qui nous laissent sur notre faim.
Mais ce n’est pas le propos de ce premier volume. On y parle ici de l’abandon d’un nouveau-né, un abandon auréolé de mystères entre un bracelet tressé autour du poignet de l’enfant, un personnage tapi dans l’ombre, une identité non donnée… Puis plus tard un cadavre est trouvé et quand la police vient enquêter à l’orphelinat, les réponses de Mika démontrent son sens de l’observation, ce qui éveille l’intérêt d’un inspecteur. Après l’avoir « testée » et observée, il l’engage pour mener l’enquête à ses côtés. 

Isabelle : J’ai aimé que cette enquête entraîne le duo dans des lieux si romanesques, comme la Prison centrale de Långholmen.

Lucie : Ce qui m’a interpellée, c’est que l’intrigue se noue plus à coté de Mika (avec cette conversation entendue dans la taverne et l’arrivée de ce nouveau-né) qu’autour d’elle. Comme si l’auteur en « gardait sous le pied » pour la suite de la série. Elle devient actrice de l’histoire parce qu’elle s’y engage, mais elle aurait pu continuer à vivre sa vie sans se préoccuper des morts. D’autant que si le Corbeau est terrifiant, les victimes n’appartiennent pas à sa classe sociale. On comprend plus tard qu’au fil des tomes l’intrigue va se resserrer autour de Mika. Vous avez eu la même impression ou pas du tout ?

Isabelle : Oui, bien sûr, c’est une sorte d’intrigue d’ordre supérieur qui se noue ici à l’arrière-plan et qui pique irrémédiablement la curiosité à l’égard du prochain tome de la série, annoncé pour 2024 ! C’est très bien fait, on est doublement intrigué.e et les pages de ce roman se lisent toutes seules, j’ai trouvé.

Lucie : Dans cette construction qui s’annonce un peu comme une spirale, le lecteur est finalement assez rassuré que Mika puisse compter sur un partenaire tel que Valdemar Hoff ! 

Linda : Oui tout à fait. Une façon d’attiser la curiosité du lecteur et de l’encourager à lire la suite. Mais c’est tellement bien fait !

Isabelle : On l’a compris, Mika se retrouve impliquée dans une enquête criminelle et elle ne va pas la mener seule, mais dans un improbable duo. Comment avez-vous perçu cette coopération ?

Linda : Dans un premier temps, je dirais surprise ; Valdemar Hoff n’est pas décrit comme le plus aimable des hommes. Mais rapidement j’ai ressenti son réel intérêt pour Mika, alors qu’elle-même semblait émettre des réserves tout en nourrissant un infime espoir d’un avenir meilleur. Hoff prend du temps pour se lier avec la fillette, mais elle gagne peu à peu sa confiance. Et cela est aussi vrai dans l’autre sens. Cette confiance réciproque est le moteur de leur relation, ils avancent côte à côte mais en même temps chacun dans une direction, leurs origines différentes les amènent à aller vers ce que chacun connaît. Ils se complètent naturellement, comme si cela coulait de source.

Lucie : Johan Rundberg a construit un duo extra ! Tout les oppose, comme de juste, mais ils se complètent parfaitement. La jeune fille fragile, victime toute désignée et l’homme de justice à la force brute. Ce qui m’a vraiment plu, c’est la relation qui se tisse très naturellement entre eux, et le fait que l’équilibre entre les deux personnages soit sans cesse remis en cause. Ils se méfient l’un de l’autre, et en viennent progressivement à vouloir se protéger l’un l’autre dans un monde où le danger les guette (littéralement) à chaque coin de rue. Car l’enquête les emmène des bas-fonds de la ville jusqu’aux plus hautes sphères.

Isabelle : C’est vrai que l’agent de police Hoff n’est pas commode au premier abord, il semble assez rustre et comme Mika a un fort tempérament, on se demande où cela nous mène. Mais s’ils semblent peu assortis a priori, ils sont tous les deux intègres et semblent trouver un mode de fonctionnement. Là aussi, si ce premier tome se suffit à lui-même, j’ai hâte de voir où cela va nous mener.

Lucie : J’ai aussi été très intéressée par cette opposition de deux mondes : les notables qui exploitent sans vergogne les miséreux, et les pauvres qui combattent avec les moyens du bord. Il y a, y compris dans le choix des victimes et les motivations des meurtres, quelque chose de très social. Qu’avez-vous pensé de cet aspect, pas si fréquent en littérature jeunesse ?

Isabelle : Je trouve aussi que c’est quelque chose qui contribue à l’originalité de ce roman. Il prend sacrément ses jeunes lecteurs et lectrices au sérieux et leur parle inégalités sans y aller par quatre chemins. Le décor historique est vraiment bien brossé aussi (avec la touche suédoise dans les noms de lieux et la fréquence à laquelle on mange du hareng saur !). Par exemple quant on pense aux métiers qui sont évoqués : blanchisseuse, tanneur, cocher, ramoneurs, maréchal-ferrand (je ne parle pas du bourreau !).

Linda : Je n’ai pas fait attention à l’âge conseillé pour ce titre, mais l’auteur semble penser qu’ils pourront y voir ce que les inégalités sociales peuvent engendrer en opposant fortement les riches aux pauvres. Ces derniers étant généralement réduits à l’état d’esclavage, comme écrasé par le poids de la pauvreté dans laquelle ils sont nés et condamnés à y mourir. 

Isabelle : en même temps, ce n’est pas du tout manichéen, non ?

Lucie : Non. Les riches ont la possibilité légale d’obtenir de la main d’œuvre à bas prix, ils le font. On sent que chacun fait son possible pour s’en sortir avec ses moyens, moraux ou non. Loin d’être manichéen, et sans parler de la résolution de l’enquête, j’ai trouvé qu’au contraire cela apportait une possibilité de réflexion sur : jusqu’où  la nature humaine peu aller dans l’exploitation si elle n’est pas encadrée. On peut légitimement penser qu’avec des lois protégeant les plus pauvres et leurs conditions de travail, des morts auraient été évitées. Débat d’ailleurs toujours d’actualité même si déplacé géographiquement.

Isabelle : Il y a aussi, à un moment donné, des réflexions sur la nature de « monstre » que j’ai trouvées très intéressantes.

Stockholm. Source: John Nature Photos.

Que diriez-vous de la plume de l’auteur ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a particulièrement frappées dans l’écriture ?

Lucie : Je trouve qu’il est toujours difficile de parler de la plume de l’auteur dans le cas d’une traduction. Ce qui est sûr, c’est que ses descriptions du quotidien, sa caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue sont extrêmement maîtrisées. On sent qu’il a dû se documenter (tu as raison, entre les métiers choisis et la consommation du hareng saur, on est immergés !), sans que cela ne pèse sur le récit.

Linda : J’aime la façon dont il a su « tourner » son histoire en éveillant tout un tas d’émotions à force de descriptions sur la misère ambiante, la rigueur de l’hiver, la peur des plus démunis et la froide indifférence des nantis… Il parvient également à rendre l’intrigue policière intéressante en donnant un rôle central d’enquêtrice à une enfant à laquelle on ne peut que s’attacher. Son caractère la rend tellement sympathique, on a envie de croire en un avenir meilleur pour elle ! 

Isabelle : J’ai trouvé la plume vraiment agréable, assez classique mais très fluide, sensorielle aussi. On sent le froid mordant, passe par différentes odeurs plus ou moins agréables. Les ambiances sont immersives, comme tu le disais Lucie. Je pense que si je devais retenir une chose du style de l’auteur, ce serait sa manière d’ajouter une touche d’humour aux passages les plus noirs – cet humour sombre qui par exemple donne à la taverne le nom de « Chapelle » et au type qui la dirige (loin d’être un saint) le titre de « Curé ». J’ai adoré son ton ironique, en particulier dans la bouche de Mika qui a un bagout impressionnant.

Lucie : Oui, cet aspect m’était un peu sorti de la tête mais maintenant que tu en parles c’est tout à fait vrai. Cela apporte de l’humour et dédramatise des situations terribles !

Isabelle : Avez-vous envie de proposer à quelqu’un de lire ce roman ?

Linda : Aux lecteurs amateurs d’enquêtes et de classiques !

Lucie : J’ai très envie de le faire lire à mon loulou. Je suis sûre qu’il va adorer. N’importe quel (pré-)ado, bon lecteur, qui a envie d’une enquête solide avec un soupçon de réflexion sociale serait conquis je pense. Linda, c’est bien vu, et je pense même que cela pourrait fonctionner dans l’autre sens : on pourrait commencer par Le Corbeau de Nuit et poursuivre sur Dickens par exemple.

Isabelle : Je vous rejoins à 100% ! Cette lecture a vraiment été une super pioche, je vais très certainement la proposer aux jeunes lecteurs et lectrices de mon entourage.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de lire Le Corbeau de nuit et que vous trouverez ce roman aussi palpitant que nous !

Lecture commune :  La ville grise, de Torben Kuhlmann

La semaine dernière, nous avons publié un entretien avec Torben Kuhlmann, un auteur-illustrateur allemand que nous aimons particulièrement lire à l’ombre du grand arbre. Depuis est paru son nouvel album, La ville grise. L’histoire d’une petite fille qui emménage avec son papa dans une mégalopole qui a la particularité d’être grise jusqu’à la moindre parcelle. La fillette ne se démonte pas et porte ostensiblement son beau ciré jaune, n’imaginant pas qu’elle vient d’entrer en résistance… Entre la quatrième de couverture intrigante et la promesse de retrouver les splendides illustrations de Torben Kuhlmann, nous n’avons fait ni une, ni deux, et lu La ville grise dès sa sortie. Et évidemment, il y avait matière à discussion !

La ville grise, de Torben Kuhlmann. NordSud, 2023.

Isabelle : Dans cet album, il est beaucoup question de la couleur grise. L’intérieur de la couverture représente d’ailleurs des tubes de peinture réduits à cinquante nuances de gris (souris, anthracite, etc.) dont je ne me rendais pas compte qu’il y en avait autant ! Qu’est-ce que cette couleur évoque pour vous ?

Lucie : Le gris c’est terne, triste… Pas très engageant au premier abord ! Mais c’est vrai que cet album nous fait découvrir toutes les nuances de gris.

Liraloin : Effectivement on ne se rend pas bien compte qu’il existe autant de variations de gris ! Cette première page donne l’impression que le lecteur ne va pas se « débarrasser » très aisément de cette couleur si terne et maussade !

Linda : Gris c’est pour moi la couleur de la ville, de la pollution, donc c’est assez négatif aussi. Mais c’est aussi une couleur qui peut être lumineuse quand, dans le ciel après la pluie, elle se teinte des rayons du soleil.

Isabelle : Moi aussi, j’ai des associations négatives : le gris c’est terne, tristounet. Indistinct aussi, on dit bien que « la nuit, tous les chats sont gris ».

Lucie : Cette couleur m’a tout de suite évoqué Momo, le célèbre roman allemand dont on avait eu l’occasion de parler. Ça vous semble étrange ?

Linda : Non, comme toi, j’ai pensé à Momo bien sûr, on ne peut pas faire autrement je crois.

Isabelle : Moi aussi, j’ai pensé à Momo qui se débat avec des hommes gris. On pourrait faire plusieurs parallèles et on va y revenir !

Colette : Pour ma part, j’ai pensé au Nuage de Louise, je pense que c’est à cause du gris associé au jaune du ciré de l’héroïne ! Et sinon, comme à vous, le gris m’évoque la pluie, les journées d’automne, la grisaille hivernale et depuis que je suis éco-anxieuse c’est un temps que je chéris !

Isabelle : Mais c’est vrai, tu as raison ! L’univers graphique et la palette de couleurs sont étonnamment proches.

Lucie : Moi aussi j’ai pensé au Nuage de Louise

Liraloin : Mais oui ! D’ailleurs c’est drôle car je parle des LC au boulot et lorsque j’ai parlé de la trame du livre à mon collègue, il m’a dit « mais oui, je connais cet album, c’est le Nuage de Louise. » Bien entendu il faisait référence à la palette de couleur …

Isabelle : Dans les premières pages, on voit Nina arriver dans une grande ville que nous découvrons avec elle et qui est représentée dans les illustrations de plusieurs perspectives. On comprend vite qu’il y a quelque chose qui cloche là-bas. Vous êtes-vous demandé pourquoi tout était gris ? Quelle explication avez-vous envisagée ?

Linda : Au départ, je pensais que le gris était juste l’illustration de la ville et de la pollution, un sujet tellement actuel…

Lucie : Comme Linda, je pensais à la pollution, à la grisaille de la ville, qui fait écho à l’humeur de Nina puisqu’elle subit ce déménagement.

Colette : J’ai pensé justement que le gris reflétait l’état d’esprit de Nina, comme elle ne semble pas très heureuse d’avoir déménagé, je me suis dit que c’était sa manière de voir les choses : elle ne voyait plus la vie en rose mais en gris. 

Isabelle : C’est vrai que c’est une hypothèse tout à fait plausible. J’ai aimé cette ambiguïté. Mais c’est vrai que la première impression que donne cette ville, c’est un amas pollué de béton et de bitume, complètement stérile (il n’y a aucune plante), nimbée de nuages de pollution grisâtres. J’ai trouvé que la perspective de Nina, qui semble toute petite, accentuait le côté écrasant des buildings. Ce sont des bâtiments anonymes, les innombrables fenêtres ne se distinguent guère que par la présence ou pas d’une parabole télévisée.

Linda : Comme toi Isabelle, j’ai ressenti une forte oppression avec cette vue en contre-plongée. On se sent littéralement écrasé par la ville et la froideur ambiante.

Liraloin : J’ai moi aussi ressenti une impression d’étouffement très forte. L’urbanisation à outrance et la circulation automobile me donnent une sensation de vertige également, où est l’humain dans tout ça ? Quelle est sa place à part avoir construit de telles horreurs ?

Lucie : Tu as raison Liraloin, les hommes ne sont que des silhouettes grises déshumanisées. On voit plus de voitures et de parapluies que d’hommes. Cela transmet forcément une impression d’anonymat propre à la ville.

Isabelle : Mais au fil des pages et des expériences de Nina, on se rend compte qu’il y a quelque chose d’autre. La ville grise n’est pas qu’une métaphore de la ville polluée. De quoi s’agit-il ?

Lucie : Ce gris traduit une volonté d’uniformité et de contrôle des dirigeants de la ville. Les contrevenants – comme Nina et son camarade de classe – sont d’ailleurs rééduqués via des vidéos (en noir et blanc évidemment !).

Liraloin : Tout à fait, cette grisaille symbolise l’enfermement de l’esprit, le manque de liberté et d’expression individuelle. On le voit nettement lorsque la fresque est effacée.  

Linda : Le manque d’individualisme, l’oppression d’une population confrontée à un régime autoritaire qui revendique une pensée unique, une façon d’être et de vivre semblable à celle des autres.

Isabelle : Exactement. J’ai trouvé que le récit et la métaphore filée évoquaient de manière particulièrement frappante le fonctionnement d’un régime totalitaire. Nina y fait l’expérience de plusieurs formes de coercion : le contrôle social et les regards désapprobateurs, l’espionnage de la population par le régime, l’endoctrinement à l’école dont tu parlais Lucie, le recours à des films de propagande, la répression (retenues), et l’intimidation par l’homme gris. Cette atmosphère vintage m’a évoqué la RDA.

Lucie : Moi aussi ça m’a évoqué les livres et les films que j’ai pu lire/voir sur la RDA ou l’URSS.

Liraloin : Moi, ça m’a fait penser au film Brazil de Terry Gilliam, sorti en 1985.

Isabelle : J’ai l’impression que c’est presque un cliché, les films par exemple qui représentent la vie en RDA (comme par exemple La vie des autres) représentent tout en gris.

Linda : C’est en fait une couleur très utilisée dans le cinéma de guerre ou “politique” qui met en avant les régimes extrémistes… Même dans les séries fictives. Je pense par exemple au Maître du Haut Château (inspiré du roman de K. Dick), très sombre visuellement. Comme pour renforcer l’oppression par la couleur…

Colette : Je suis tout à fait d’accord avec vos réflexions : je me suis dit nous voilà plongées dans une dystopie ! Et dans un album ! Quelle audace ! J’ai tout de suite pensé à un petit bouquin que je fais lire à mes 3e et où il est aussi question de couleur : Matin brun de Franck Pavloff.

Isabelle : L’histoire est racontée de la perspective de Nina, même si elle trouve des alliés au fil des pages. Comment décririez-vous ce personnage ? Avez-vous fait un parallèle avec la protagoniste d’un autre livre allemand que nous avions eu l’occasion de discuter à l’ombre du grand arbre et dont Lucie parlait toute à l’heure ?

Liraloin : Nina est curieuse et têtue, sous aucun prétexte elle ne veut quitter son ciré jaune, symbole de liberté, de sa vie d’avant. Elle aime le risque et l’aventure, c’est une vraie héroïne enquêtrice des temps modernes !

Lucie : Son caractère est très affirmé. Cet univers gris la laisse perplexe, elle ne comprend pas et résiste en persistant à mettre son ciré jaune alors que ce dernier est perçu comme provocateur par la société de cette ville grise. Le parallèle avec Momo m’a sauté aux yeux. Ce sont deux fillettes qui s’opposent à un système contraire à leurs valeurs – et coercitif – pour valoriser une certaine vision de l’humanité : le temps passé ensemble, la rencontre de l’autre, la réflexion individuelle, l’art… Soit tout ce qui peut être perçu comme dangereux par un régime totalitaire !

Linda : Oui, complètement. Quand Nina apparaît avec son imper jaune, elle illumine directement la page et on sait que c’est elle l’héroïne de l’histoire ! Comme Momo, elle est très lumineuse. Elle est presque hermétique aux mauvaises ondes qui se propagent autour d’elle. Elle trouve toujours un moyen de surmonter les difficultés. Elle attire ceux qui, comme elle, refusent de se conformer au modèle imposé. 

Lucie : J’aime bien ta formulation Linda : Nina est “lumineuse”, et son ciré jaune n’y est pas étranger !

Colette : Comme Linda, j’ai trouvé que Nina restait hermétique aux comportements étranges de cette nouvelle ville dans laquelle elle doit faire sa place. Elle incarne une sorte de droiture, d’intégrité que rien ne pourrait faire dévier. En cela en effet elle me rappelle Momo ! Mais le récit n’use pas du merveilleux pour délivrer son message “démocratique”.

Isabelle : Nous avons toutes fait le parallèle. Vu le statut de classique incontournable qu’a Momo en Allemagne, je pense que c’est un clin d’oeil que l’auteur a fait à dessein. Nous avions parlé dans notre LC de la résonance de Momo par rapport à des problématiques contemporaines, c’est quelque chose que Torben Kuhlmann a exploité de manière judicieuse à l’heure où beaucoup de systèmes glissent vers l’autoritarisme. On pourrait aussi faire un parallèle sur le personnage de l’homme gris qui se casse les dents sur la ténacité de la jeune héroïne.

Détail d’une illustration

Isabelle : J’ai aimé la manière dont l’album, tout en racontant son histoire qui est une vraie aventure et sans jamais tomber dans quelque chose de didactique ou démonstratif, donne à voir différentes formes de subversion qui peuvent paraître futiles mais qui, ajoutées les unes aux autres, peuvent finir par faire pencher la balance : peindre un graffiti sur un mur, s’habiller, refuser de se conformer à des règles absurdes, lire et cacher des livres…

Linda : J’y ai surtout trouvé une bouée de secours. Ces formes d’opposition sont comme une bouffée d’oxygène dans ces pages d’un gris oppressant, presque étouffant. Et toutes donnent à penser que l’art est ce qui sauvera l’humanité. C’est une pensée plutôt réconfortante je trouve, même si notre société moderne laisse de moins en moins de place à l’expression artistique. Il suffit de voir comment la culture a été considéré pendant la pandémie.

Colette : J’ai en effet beaucoup apprécié le rôle qui est confié à l’art dans cet album, à l’art qui permet de maintenir une bulle de créativité, de joie, de solidarité aussi dans un monde où tout doit être contrôlé, maîtrisé. La musique notamment est vraiment mise à l’honneur ! 

Isabelle : On peut avoir l’impression que l’art, la créativité, sont des choses accessoires mais en lisant cet album, on prend conscience de leur caractère essentiel.

Liraloin : Ça m’a fait penser à ce magnifique album de Carole Fréchette et Thierry Dedieu “Si j’étais ministre de la culture”. Je le lis souvent en accueil car il est très percutant, souvent j’en ai des nœuds dans la gorge de le lire.

Isabelle : J’ai beaucoup aimé cet album mais je reste un peu frustrée par ma difficulté à saisir les motivations de l’organisation qui rend la ville grise. Est-ce quelque chose qui vous a interrogées aussi, y avez-vous vu plus clair ?

Liraloin : Je suis contente de me sentir moins seule, je n’ai pas tout saisi non plus. Par moment j’ai trouvé que le texte était trop « bavard » sans pour autant donner d’explications et que cela manquait parfois de précision. 

Colette : Le fait que ce ne soit pas un gouvernement qui dicte les comportements de toute une ville mais une entreprise m’a fait penser au rôle que jouent des entreprises telles que les GAFAM dans notre société contemporaine. Mais peut-être que j’extrapole trop !

Isabelle : Non, j’ai fait la même association. Mais ça m’a chiffonné tout de même de ne pas mieux voir ce que retirent les membres de l’usine de tout ce gris.

Lucie : Je n’ai pas bien compris non plus comment ce gris servait les dirigeants. A part en étouffant dans l’œuf toute velléité de pensée ? Un enjeu concret aurait peut-être aidé à mieux saisir les raisons qui les animait. Mais ne pas comprendre nous met dans la même position que Nina, et c’est peut-être le but recherché ? Parce qu’on ne comprend pas non plus, on prend fait et cause pour elle.

Isabelle : En y réfléchissant, je suis arrivée, comme toi, à la conclusion qu’il s’agit d’un système totalitaire qui essaie de prendre complètement le contrôle de l’imaginaire des habitants (un peu comme dans 1984 où la langue est réduite pour restreindre l’horizon des sujets, ici c’est la palette de couleurs qui est réduite). À la fin, l’album parle de « l’usine et ses hommes de main épris d’ordre ».

Linda : Cela m’a aussi gênée. J’aurais vraiment aimé en savoir plus sur les tenants et aboutissants de tout ce gris. L’explication scientifique ne m’a pas complètement convaincue.  

Isabelle : Je pense que l’explication scientifique révèle comment l’usine s’y prend pour rendre la ville grise, mais pas ses motivations.

Linda : Oui, c’est ça. Et j’en suis ressortie quelque peu frustrée.

Colette : Idem ! Et puis, en un chapitre, la tendance est inversée ! Où sont les moyens de pression qui maintenaient les habitants dans la stricte obéissance ? Les voilà qui s’habillent à nouveau en couleur, qui décorent leurs maisons, leurs rues… 

Lucie : Ils attendaient passivement mais la situation ne leur convenait pas non plus, probablement. Les interdictions ont peut être été imposées et acceptées au fur et à mesure sans que la population ne prenne la mesure des limites de leurs libertés. C’est en tout cas comme cela que je l’ai perçu. Il ne s’agit pas d’une dictature militaire ou d’un coup d’État brutal, mais d’infimes interdictions qui finissent, bout à bout, par devenir réellement contraignantes. 

Colette : Lucie, ce que tu décris me rappelle vraiment ce que nous avons vécu pendant le confinement : des interdictions, les unes après les autres, que nous acceptions, interdictions de plus en plus farfelues (signer sa propre autorisation de sortie, s’auto-diagnostiquer, coudre ses propres masques de protection…) 

Lucie : En effet !

Isabelle : Sur le retournement final qui peut sembler rapide, ça peut être assez symbolique en fait de la manière dont elles peuvent s’écrouler très rapidement quand une brèche est ouverte (ce dont témoigne justement la manière dont la RDA s’est effondrée en très peu de temps). C’est pour ça que les régimes autoritaires sont aussi jusque-boutistes dans la répression et la censure. Le livre montre que l’argument contre les couleurs est que les gens en seraient “agressés”, mais c’est le type de théories que les dictatures obligent tout le monde à ânonner jusqu’à ce que quelqu’un dise que ce n’est pas vrai.

Comment caractériseriez-vous le rôle des illustrations dans cet album ? Comment sont-elles et qu’apportent-elles ?

Colette : J’ai adoré les cadrages ! Plongée, contre-plongée, plan d’ensemble, plan aérien, Torben Kuhlmann est un artiste incroyable ! Les illustrations rythment la traversée de ce monde étrange sur les pas de Nina. Il y a un côté très cinématographique dans la manière de traiter la variété des plans. On voyage à chaque illustration tout en étant enfermé dans le cadre très restreint de ce monde en gris ! 

Linda : Comme Colette j’aime les cadrages. Pour moi ça crée un effet cinématographique, et on retrouve ça dans l’ensemble des albums de Torben Kuhlmann. C’est très visuel et donne vie à l’histoire qui est contée.

Lucie : Les illustrations sont d’une précision et d’une beauté incroyables ! J’ai adoré les effets de perspective et les jeux de contrastes avec les différents gris qui font que malgré tout elles ne sont pas vraiment ternes. L’uniformité des véhicules, des vêtements, des immeubles appuie l’effet d’étouffement de Nina. Et la subite apparition des couleurs attire l’œil du lecteur comme celui de Nina !

Liraloin : Justement en parcourant l’album tout à l’heure je me disais que l’auteur était tout de même plus illustrateur qu’auteur finalement. Ses illustrations sont parfaites et elles sont si justes que le texte est parfois de trop, comme je le disais plus haut : trop « bavard ». 

Lucie : Suite à la remarque de Liraloin, je suis en train de regarder uniquement les illustrations et je me demande si cet album ne fonctionnerait pas (aussi) en “muet”.

Liraloin : Tout à fait, je me suis dit la même chose ! 

Colette : Moi aussi ! J’avoue ne pas avoir particulièrement goûté la prose de l’auteur (mais je me dis toujours que cela peut être dû à la traduction), par contre les illustrations sont intenses ! 

Isabelle : C’est très intéressant comme perspective (je viens de feuilleter à mon tour l’album pour y réfléchir). Mais il y a des nuances qui ne ressortiraient pas. Comme par exemple les craintes de la bibliothécaire que l’existence de sa pièce remplie de livres s’ébruite.

Lucie : Oui, il manquerait évidemment quelques informations (le livre caché sous le manteau, etc.) mais la trame essentielle se comprend sans le texte, à mon avis.

Liraloin : Pour moi ça fonctionne surtout avec le raccord à l’illustration suivante : cet homme en haut des marches qui donne le rappel que finalement tout est interdit !

Linda : Il fonctionnerait probablement en muet en effet. Mais je trouve pour ma part que le texte raconte aussi beaucoup de choses et permet d’élargir le public visé en apportant des informations qui parleront davantage aux grands.

Liraloin : J’expérimente l’album sans texte depuis longtemps et même les plus grands ont énormément de choses à dire.

Colette : Oui, c’est vrai, encore une fois Torben Kuhlmann prouve qu’on peut écrire des albums pour les “grands” ! 

Isabelle : Justement, comment se situe cet album par rapport à la série des histoires de souris scientifiques que nous avions déjà eu le plaisir de discuter ? Voyez-vous tout de même des éléments de continuité, reconnaissez-vous une patte de l’auteur ?

Linda : L’explication scientifique qui découle des recherches menées par Nina fait écho à ses histoires de souris, non ?

Lucie : On retrouve ici le goût de l’auteur-illustrateur pour la recherche, la science et la démarche scientifique, comme tu l’as fait remarquer dans son interview. Pour les esprits libres qui n’ont pas peur d’innover et de se confronter aux idées reçues de leur époque, aussi.

Colette : Je suis d’accord, mais je trouve qu’ici l’explication scientifique est un peu hors-sujet. Dans les albums sur les scientifiques, cela faisait du sens, l’expérience scientifique était au cœur du récit, élément clé de la narration. Dans La Ville grise c’est moins le cas me semble-t-il. En tous cas dans tous les albums de l’auteur, le personnage principal va au bout de ses recherches ! 

Isabelle : J’aime cet attachement à la persévérance, même lorsque c’est loin d’être gagné d’avance. J’ai aussi adoré retrouver l’univers graphique de l’auteur, reconnaissable entre mille avec son côté vintage, sa palette de couleurs particulière et très travaillé dans les détails.

Lucie : Il me semble, cependant, qu’il s’essaye ici à un univers tout de même très différent : du contemporain, des humains pour personnages principaux…

Liraloin : Je vous rejoins, mais bon bof, l’explication scientifique ne m’a pas convaincue non plus.

Isabelle : Je pense qu’au fond, cet album parle plus de politique et de société que de sciences.

Lucie : Tout à fait d’accord avec toi.

Linda : Pour moi cela démontre encore une fois l’attachement de l’artiste aux sciences. Il n’a pas pu s’empêcher de glisser une explication rationnelle à une situation qui n’avait que faire d’une démarche scientifique. A moins qu’il ne perçoive la mise en place d’une dictature comme une sorte d’expérience de la part de son chef ?

Isabelle : Je ne dirais pas que la situation n’avait que faire d’une démarche scientifique. La science peut jouer un rôle émancipateur ou pour ébranler les dogmes (elle le fait souvent !).

Linda : Certes mais ce n’est pas quelque chose que j’ai ressenti dans cette histoire. C’est plutôt l’art qui joue ce rôle ici…

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire cet album ?

Liraloin : Je le proposerais en même temps que certains romans comme la Vague. Les albums de cet auteur sont autant à destination du public jeunesse qu’adulte.

Lucie : Ce n’est pas si simple car, comme nous le disions plus haut, c’est un album pour les grands. Le contenu n’est pas accessible au public habituel des albums mais les (pré-)ados auront-ils envie de revenir à un album ? Je me dis que les fans du travail de Torben Kuhlmann n’hésiteront pas, mais les autres ? Toujours est-il que mon loulou (11 ans) a adoré.

Linda : N’ayant que des grands enfants autour de moi, je ne pourrai de toute façon pas le conseiller à des plus jeunes. Je sais que si je le conseille aux mamans de mon groupe d’amies, elles y trouveront un excellent outil de discussions avec leurs ados, de la même manière que je pourrai le faire avec les miens. Malgré ce que vous dites, je ne suis pas sûre que les plus jeunes s’y retrouveront ou y prendront du plaisir, principalement parce que le texte est très long, voir très lourd. A moins qu’ils ne soient habitués à ce type de lecture…

Isabelle : De mon point de vue, ce n’est pas forcément un livre réservé aux ados. Il est polysémique, comme nous le disions et, en tant que récit d’aventure, peut se lire plus jeune (très jeune en fait à voix haute). Je pense que si les grands enfants ne lisent pas beaucoup d’albums, c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui s’adressent vraiment à eux.

Colette : Je suis d’accord avec toi Isabelle, c’est vraiment un genre qui mériterait d’être exploré. Mais l’album a encore mauvaise presse du côté des ados qui l’associent – à tort – à la petite enfance. Mais les adultes qui les accompagnent aussi – c’est un peu comme pour les dessins animés, passé un certain âge les ados n’y vont plus alors que franchement il y a plein de dessins animés qui sont essentiellement pour des grands ! Justement, je penserais comme toujours lire cet album à mes cher.e.s élèves ! Pour lancer un débat philosophique sur l’uniformité, le rôle de l’art dans la société, ou tout simplement pour introduire la séquence du programme de 3e “Dénoncer les travers de la société : individu et pouvoir”. 

Isabelle : J’adorerais pouvoir assister à tes cours Colette, tes élèves ont trop de chance de partager toutes les chouettes lectures que tu leur proposes !

Colette : C’est gentil Isabelle ! Moi je remercie tous les auteurs qui osent écrire des albums pour les grands parce que justement pour mes “petits lecteurs” et “petites lectrices” des albums comme celui-ci permettent, sans trop les décourager,  de mener une réflexion élaborée sur les liens entre individus et société, sur le rôle des entreprises dans le monde contemporain par exemple.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de lire La ville grise et que cet album résonnera chez vous aussi fort que chez nous ! N’hésitez pas à lire également notre entretien avec Torben Kuhlmann et la lecture commune consacrée à ses aventures scientifiques à hauteur de souris.

Entretien avec Torben Kuhlmann

Sous le Grand Arbre, nous sommes fans des albums de Torben Kuhlmann. Vous savez, ces récits incroyablement illustrés qui reviennent sur de prodigieuses avancées scientifiques en imaginant qu’elles ont été le fait de petites souris ! Nous leur avions consacrés une lecture commune. Si vous ne connaissez pas, vous devriez filer vers votre librairie ou votre médiathèque préférée sans tarder et découvrir ces livres hors-normes. Nous avons eu de vrais coups de cœur pour leurs pages pleines d’aventure et de mignonnerie, de voyage et de découvertes. Le 26 octobre paraît son nouvel album, La ville grise, pas de côté par rapport à la série des souris. L’occasion pour nous de mettre en avant cet auteur incontournable dans l’espace germanophone qui  n’est pas (encore !) aussi célèbre en France, et de lui poser toutes les questions que nous nous sommes toujours posés sur son travail. Interview !

Torben Kuhlmann. Source: son site Internet

Depuis quand écrivez-vous et dessinez-vous ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question. La peinture et le dessin ont toujours été mes passe-temps favoris. Dès l’âge de deux ou trois ans, c’est avec des crayons et du papier que je pouvais le mieux m’occuper. Tout ce qui m’intéressait dans le monde était dessiné et étudié par la même occasion. Il a toujours été important pour moi de raconter des histoires avec mes dessins. L’écriture est venue en plus à l’adolescence. Je ne suis toutefois devenu auteur aux yeux du public qu’avec mon premier ouvrage, Lindbergh.

Lindbergh. La fabuleuse aventure d’une souris volante, Torben Kuhlmann. NordSud, 2014

Dans votre livre Einstein, vous citez le physicien qui a affirmé que  « l’imagination est plus importante que le savoir, car le savoir est limité ». Vos albums ne suggèrent-ils pas qu’on aurait bien tort d’opposer les deux ?

Effectivement ! Je ne crois pas non plus qu’Albert Einstein nous impose ici de choisir : la connaissance ou l’imagination. Mais les connaissances sont souvent une source, une inspiration fantastique pour nourrir son imagination. Et Einstein lui-même a utilisé son imagination pour se représenter les problèmes les plus complexes sous la forme de scénarios intelligibles. Il s’agit de ses célèbres expériences de pensées. Il aspirait, en pensée, à devenir des gens qui tombaient de toits ou des scientifiques propulsés dans l’espace dans un ascenseur. C’est ce qui l’a mis sur la piste des secrets de la pesanteur. La question : « Et si… ? » se trouve au fondement de mes histoires de souris. La curiosité scientifique est toujours l’élément déclencheur de l’aventure à venir.

Comment en êtes-vous venu à raconter des épopées scientifiques et pourquoi le choix étonnant de les raconter de la perspective de petites souris ?

Le choix d’une souris comme protagoniste s’est fait tout naturellement. Mon premier livre a découlé d’une petite idée : une souris découvre l’existence des chauve-souris et développe l’envie d’apprendre à voler. Le choix d’une souris s’imposait donc. Ce point de départ m’a aussi permis d’intégrer mon propre intérêt pour le thème de l’aviation. La souris parcourt l’histoire de l’aviation en mode accéléré – du deltaplane à l’avion à moteur. Pour le deuxième tome, il fallait à nouveau une souris comme personnage principal : ici, les souris prennent la lune pour un fromage et une souris pleine d’ambition scientifique souhaite réfuter cette idée. En outre, j’aime raconter mes histoires d’une perspective inhabituelle et leur donner une touche de crédibilité. Ainsi, mes livres font fréquemment référence à des événements réels et les événements et inventions fantastiques doivent sembler au moins un peu crédibles.

Les références au monde de la science qui fourmillent dans vos pages – titres de journaux et de livres, photographies, plans de prototypes etc. – donnent l’impression que vous vous documentez beaucoup. Comment procédez-vous ? Et comment avez-vous choisi quelles découvertes scientifiques raconter ?

Chaque projet commence par des recherches. Le travail autour d’une aventure de souris débute par l’exploration de livres et de collections de photos. Cela me permet de développer un sens de l’esthétique de l’époque dans laquelle se déroule l’histoire. Et en même temps, je deviens un expert du thème en question. Le choix des scientifiques qui donnent leur nom aux histoires – de Lindbergh à Einstein – s’est fait tout naturellement. En général, les personnalités historiques potentielles se décantent rapidement lorsque l’intrigue prend forme. L’histoire de Lindbergh a par exemple commencé comme le simple récit d’une souris qui apprend à voler. Au fil de l’histoire, la traversée de l’Atlantique a pris de plus en plus d’importance. Lorsqu’à la fin, l’apparition du jeune Charles Lindbergh s’est également imposée, le livre avait trouvé son titre définitif.

Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune, Toben Kuhlmann, NordSud, 2016.

Vos albums racontent très bien la démarche scientifique – questionnements, élaboration d’hypothèses et d’un protocole, erreurs et tâtonnements… Cela donnerait presque envie de se lancer dans ses propres expérimentations ! Diriez-vous qu’on peut faire un parallèle avec la création littéraire ?

Cette démarche scientifique est jubilatoire. Se donner un objectif et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Il ne faut pas se laisser décourager par des revers occasionnels. Au début d’une histoire, mes souris sont souvent confrontées à des obstacles qui semblent insurmontables et la taille de ces obstacles rend leur réussite d’autant plus gratifiante. J’espère que c’est un message que mes jeunes lectrices et lecteurs retiendront de mes livres. C’est aussi un message que je dois parfois me rappeler moi-même lorsque je crée des livres. Chaque nouveau livre est d’abord un énorme défi. Il faut imaginer toute une histoire et l’illustrer, souvent sur plus de cent pages. Au début, le doute s’immisce souvent: vais-je y parvenir ? Mais j’essaie de me motiver en pensant aux aventures précédentes des souris. Et oui, on ne peut pas nier qu’il y a un certain parallèle avec le principe scientifique. Au départ il y a un objectif, le livre terminé, et le chemin pour y parvenir est jalonné d’expériences variées – qu’il s’agisse du texte ou des images. Parfois, l’une de ces expériences ne fonctionne pas et il faut trouver une approche complètement différente. Dans cette situation, j’applique la règle : ne surtout pas abandonner et s’efforcer de ne pas perdre de vue l’objectif.

Comment s’est construit votre univers graphique vintage et décalé ? Avez-vous eu des influences particulières ?

La liste des influences est longue. Il y a toute une série d’artistes qui m’ont marqué au fil des ans : Claude Monet, Casper David Friedrich, William Turner ou John Singer Sargent. Et ce n’est là qu’une petite sélection de noms de l’histoire de l’art. S’y ajoutent tout un ensemble de cinéastes. Le cinéma a en effet toujours été une grande source d’inspiration pour moi.

Mon style a fini par se développer presque automatiquement dans cette direction, au fil des années. Très tôt, j’ai pris un grand plaisir à travailler avec des couleurs aquarelles. D’un autre côté, j’ai toujours aimé dessiner avec différents crayons. À un moment donné, j’ai combiné dessin et aquarelle. Cette combinaison a quelque chose de très classique qui rappelle les illustrations à l’ancienne. Ma préférence pour les palettes de couleurs réduites et le fait que j’aime donner à mes images une légère teinte sépia renforce encore ce côté vintage.

Edison, La fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan, Torben Kuhlmann,
NordSud, 2019.

Qu’est-ce qui fait un bon album selon vous ?

Un bon album doit, selon moi, répondre à trois critères : un style accrocheur, une mise en scène parfaitement maîtrisée et un soupçon de noirceur. Pour mes propres livres, je trouve aussi très important de toujours prendre mes lecteurs-cibles au sérieux et de les respecter. Rien ne doit être trop complaisant ou superficiel. Moi-même, je suis toujours étonné de voir tout ce que les enfants découvrent dans mes livres – aussi bien dans les illustrations que dans les histoires – et combien ils enrichissent mes histoires par leur propre imagination.

Presque tous vos livres se situent à la charnière entre album et roman, avec un texte relativement long indissociable des illustrations qui prolongent l’écrit et prennent même parfois le pas. Merveilleux pour les enfants qui aiment se plonger dans des textes longs sans pour autant avoir perdu le goût des albums illustrés, mais plutôt rare ! Comment en êtes-vous venu à cette forme ? Comment ont réagi les éditeurs ?

J’ai développé cette approche de la narration pendant mes études. Pour mon mémoire, je voulais étudier les différentes formes d’un récit et j’ai mis l’accent sur l’interaction entre le texte et l’image. C’est ainsi que la première version de mon album Lindbergh a vu le jour, dans le cadre de ce travail de fin d’études. L’objectif était d’explorer les différentes possibilités dramaturgiques d’un livre. Certaines choses devaient être racontées seulement au niveau de l’image, d’autres ne devaient être mentionnées qu’au niveau du texte. J’ai même conçu le moment de tourner la page comme un moment dramaturgique. Le texte et l’image peuvent créer ensemble une tension et une attente. L’idéal est que l’on brûle de tourner la page pour savoir comment ça continue.  

Les premiers éditeurs avec lesquels j’ai parlé, peu après mes études, se sont montrés un peu sceptiques à l’égard de mon histoire. Forcément, Lindbergh faisait un peu voler en éclats les conventions d’un livre pour enfants. L’histoire avait entre-temps atteint les 96 pages et sa palette de couleurs et son esthétique étaient complètement atypiques pour un album. La maison d’édition Nord-Sud et son éditeur Herwig Bitsche ne partagèrent toutefois pas ces réticences et furent tout de suite d’accord avec mes réflexions. Heureusement que nos chemins se sont croisés.

La ville grise, de Torben Kuhlamnn. NordSud, 2023.

Comment présenteriez-vous votre nouvel album, La ville grise, qui semble assez différent des précédents ?

La différence la plus frappante est certainement que cette fois-ci, je ne raconte pas l’histoire d’une souris. En effet, les animaux ne jouent qu’un rôle très secondaire. Je raconte l’histoire d’une petite fille qui se retrouve dans un monde gris oppressant et un peu étrange. L’histoire peut, cette fois, être racontée avec plus de mots. Dès le début, j’avais en tête une histoire courte ou une nouvelle qui serait enrichie de nombreuses illustrations. Le texte et l’image interagissent un peu différemment. Les illustrations ont plus la fonction de créer une atmosphère et le texte raconte l’histoire de manière tout à fait classique. Mais il y a une similitude avec mes aventures de souris : la détermination de la protagoniste à ne pas se résigner et à remettre en question le monde gris. Et la solution finira, ici encore, par venir des sciences.

Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être traduit dans de nombreuses langues ? Êtes-vous impliqué dans ce processus, partez-vous à la rencontre de vos lecteurs non-germanophones ?

Cela fait incroyablement plaisir de voir que mes livres soient si bien accueillis non seulement en Allemagne, mais aussi pratiquement partout dans le monde. Je n’aurais jamais imaginé que cela soit possible. Au départ, je n’étais même pas sûr qu’il se trouverait un éditeur dans mon pays pour mes aventures de souris. Quelques années plus tard, Lingbergh est soudain disponible dans plus de 30 langues. Cela m’a donné l’occasion merveilleuse de rencontrer des lectrices et des lecteurs du monde entier. J’en suis incroyablement reconnaissant.

Je ne suis impliqué que sporadiquement dans les processus de localisation et de traduction. Dans mes livres, j’ai cependant souvent des textes intégrés dans les illustrations. Certains éditeurs de licences les retouchent eux-mêmes, parfois j’interviens moi-même ou je fournis au moins un modèle. Pour La ville grise, j’ai par exemple créé un alphabet avec des lettres dessinées. Celui-ci permet d’adapter plus facilement les illustrations représentant des textes.

J’espère que mes livres continueront de m’offrir l’occasion de visiter d’autres pays et de rencontrer les lectrices et lecteurs de là-bas.

(traduction de l‘allemand : Isabelle)

Photo de l’album Edison, Torben Kuhlmann, NordSud, 2019.

Un grand merci à Torben Kuhlmann d’avoir accepté de répondre avec autant de générosité à nos questions et à son éditeur suisse de nous avoir mis en contact ! Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir les histoires de souris et La ville grise qui paraît donc le 26 octobre chez Nord-Sud. Il se pourrait même qu’on en parle bientôt par ici…

Nos coups de coeur de septembre !

Ah, septembre ! Sa frénésie post-vacances, sa soif de renouveau, ses belles journées d’été indien et sa rentrée littéraire ! Certain.e.s trouvent du mal à lire en ce mois où il faut retrouver un rythme, d’autres voient leur motivation décuplée ou trouvent dans la lecture une bulle où se ressourcer. C’est donc, plus que jamais, le moment de partager avec vous nos trouvailles mensuelles !

******

Isabelle et ses moussaillons ont eu un coup de cœur pour nouvel album du duo Rascal-Louis Joos. Des pages qui nous entraînent aux États-Unis, en 1884. Les bisons sont en voie d’extinction. Un grand musée d’histoire naturelle dépêche un jeune taxidermiste pour ramener des cornes, des sabots et des peaux avant que l’espèce ne disparaisse. Ce dernier ne se doute pas qu’il va vivre un moment de grâce, l’une de ces expériences qui marquent à jamais et donnent un sens à notre existence… Le texte lyrique et les illustrations à l’encre et à l’aquarelle subliment la beauté des grandes plaines, du soleil couchant et de la nuit qui s’empare de la forêt, où les humains et leurs machines industrielles semblent des intrus. Et pourtant, on assiste dans cet album à une communion bouleversante entre l’homme et la nature. On retrouve les saveurs du voyage et de la liberté qui sublimaient déjà Le voyage d’Oregon. Un immense bol d’air, cet album !

******

Et en roman, le coup de cœur de L’île aux trésors va au deuxième volet du diptyque Les Nuées, de Nathalie Bernard. On renoue ici avec tout ce qui nous avait déjà emportés dans le premier tome : une expérience de pensée stimulante (que se passerait-il si une catastrophe faisait voler en éclat nos repères spatiaux et temporels ?), des personnages inoubliables et un univers immersif. Néro est à la fois une suite, puisque l’on suit la protagoniste, Lisbeth, dans la suite de son périple, et un roman-miroir. Car nous allons également revivre le cataclysme du tome 1, d’une perspective différente. Nous avions vécu cette séquence du haut de la station spatiale internationale, nous sommes cette fois au fond des mers, à bord d’un sous-marin, et allons, de nouveau, au-devant d’épreuves inimaginables. Le passé continue de résonner de manière fascinante avec le présent, révélant les rouages de la naissance des mythes et de la construction des sociétés. Une série qui fait forte impression, entre récit post-apocalyptique haletant, épopée, réflexion philosophie et ode poétique à la beauté de notre monde.

******

Pour Liraloin qui adore faire des trouvailles dans les albums destinés aux plus petits c’est un jeu de cache-cache qui a retenu toute son attention. Voici qu’un visage d’enfant apparaît à travers un buisson de paille haute, petite scène qui va être le témoin d’une succession d’animaux sauvages s’approchant parfois jusqu’à frôler la cachette. Le soleil laisse place à la lune ronde qui éclaire la savane et les animaux venus se repaître d’une douce tranquillité nocturne. Soudain un chien débarque et de son puissant flair semble avoir trouvé cette enfant si bien cachée. S’engage alors une course poursuite qui nous amènera jusqu’à la civilisation.

Cet album sans texte de Jean-Claude Alphen publié aux éditions D’Eux en 2022 fait preuve d’une belle inventivité et cultive le sens du détail. Les illustrations crayonnées émergeant des pages épurées de blanc ou de noir, selon le moment de la journée, sont magnifiques. Le jeu des lumières est complétement réussi. Le mouvement donné à la course-poursuite à travers les habitations est accentué par le geste de tourner les pages le plus vite possible. Mention spéciale pour le crocodile qui donne vraiment les chocottes !

******

Pour Linda, il y a eu trop peu de lectures en septembre, mais un album se démarque par la beauté de ses textes et de ses illustrations : Définitivement – Tu peux déjà ; deux textes écrits par Grand Corps Malade pour célébrer la paternité, ou tout simplement la parentalité, sublimés par Thomas Baas, un illustrateur talentueux qui a su « photographier » autant de petits instants qui font la richesse du quotidien de parents et la beauté de ce lien si particulier qui les unit à leur(s) enfant(s).

******

Après l’immense succès de Wonder, Lucie était curieuse de lire ce que R. J. Palacio pouvait proposer dans un univers différent. 
Avec ce nouveau roman, l’auteure s’essaie à un nouveau genre : le western. Et c’est une vraie réussite ! L’ambiance, sauvage et inquiétante, mais surtout les personnages, très incarnés. Le jeune Silas entraîne le lecteur à la recherche de son père, enlevé sous ses yeux par des bandits aux raisons troubles. Aventure, rencontres et émotion parsèmeront un périple, duquel il sortira forcément grandi.
Il est aussi question de photographie, thème qui illustre finement la difficulté de connaître toutes les facettes des personnes qui nous entourent. Assurément un coup de cœur !

Pony, R. J. Palacio, Gallimard Jeunesse, 2023.

Son avis complet ICI.

******

Parce que ces deux romans sont tellement différents qu’il était impossible de choisir, et qu’un nouveau livre d’Annelise Heurtier est forcément un évènement chez Lucie, #Toutlemondedestestelouise doit figurer dans cet article.
L’auteure y aborde le thème du cyberharcèlement au collège, qui nous intéresse particulièrement, et fait le choix de nous immerger totalement aux côtés de Louise, seule narratrice de ce roman.
Avec elle, on assiste à l’incompréhensible déferlement de ragots et de violence suite à une scène mal interprétée. Louise a beau être équilibrée et entourée, les étapes et les conséquences s’enchaînent avec une précision chirurgicale. Ce roman se lit d’une traite, et laisse le lecteur bouleversé. Essentiel pour comprendre et combattre le mécanisme du harcèlement. 

#ToutlemondedestesteLouise, Annelise Heurtier, Casterman, 2023.

Son avis complet ICI.

******

Pour Colette, retour devant le tableau blanc avec des textes pour bousculer ses élèves autour du thème toujours sensible de notre relation aux écrans. Et pour cela, elle a choisi un texte court d’Alain Damasio au rythme haletant, trépidant et particulièrement stressant dont les personnages principaux sont un sportif en mal d’affection et une IA à la voix sirupeuse. Bienvenue dans le monde de presque-demain de Scarlett et Novak ! En quelques pages, l’auteur nous dresse le portrait d’un homme dont le quotidien est entièrement rythmé par son brightphone, présence familière, docile et d’une fidélité à toute épreuve jusqu’au jour où… d’elle le voilà déconnecté.

Scarlett et Novak, Alain Damasio, Rageot, 2021

******

Et pour poursuivre la réflexion, rien de mieux que les jolis textes emprunts de poésie de Thomas Scotto et Madeleine Pereira recueillis Dans un brouillard de poche. A travers une vingtaine de « portraits au filtre des écrans » c’est toute l’histoire de notre société contemporaine qu’on se prend en pleine figure, avec délicatesse et force à la fois. Peuple de têtes penchées, d’épaules rentrées, de pouces qui pianotent, de regards perdus. « Nous qui sommes déjà de l’autre côté du miroir… »

Dans un brouillard de poche, portraits au filtre des écrans, Thomas Scotto, Madelaine Pereira, éditions du POurquoi pas ? 2020

******

Pour Blandine, deux coups de cœur très différents, qui font la part belle aux mots et aux livres.

Le samedi au paradis. Angela BURKE KUNKEL et Paola ESCOBAR. Kimane Editions, 2021

La couverture de cet album né d’une histoire vraie, est vraiment très réussie. Son sous-titre dit beaucoup de son contenu, mais sans le lire, nous savons déjà que son récit va nous emporter auprès des livres et des mots, qui font rêver et qui nous relient.
Cet album nous permet de rencontrer deux José, l’un est un enfant, l’autre est adulte. Ils se connaissent grâce à une bibliothèque, née par hasard et entretenue par un rêve un peu « fou » dans ce quartier défavorisé de Bogota en Colombie. C’est l’histoire de José Alberto Gutierrez, éboueur, qui nous est racontée. Et avec ses garçons, Blandine aime découvrir des parcours de vie. Cet album ne pouvait que leur plaire!

******

Les larmes de l’assassin. Anne-Laure BONDOUX. Bayard Jeunesse, 2003

C’est pour accompagner son fils dans sa lecture que Blandine a (enfin) lu ce roman qui nous emmène au Chili, dans un bout de terre aride auprès de l’enfant Paolo, d’Angel qui a tué ses parents (et d’autres avant eux) et qui sont bientôt rejoints par Luis, aventurier raté. Au contact les uns des autres, chacun s’ouvre, développe des nuances d’humanité, Angel en particulier.
L’histoire est belle, rude, triste. Au-delà de la violence qu’induit le mot « assassin » du titre, elle nous engage à voir l’humanité de cet et de ces hommes, la manière dont elle s’est révélée et dont elle se manifeste. Ce roman c’est un plaidoyer pour la rédemption, pour découvrir toutes les facettes de l’Homme qui peut se monter tour à tour généreux, horrible, violent, amoureux, paternel, terrifiant, lâche, responsable, et jusqu’où il peut aller. Et en réponse, ce que la société pense de Lui, accepte ou non, et Lui renvoie. L’écriture d’Anne-Laure Bondoux est faite de métaphores, de douceur, et d’empathie, et instille une belle réflexion.

*******

Et vous, quelle a été votre lecture préférée de septembre ?