Entretien avec Emilie Chazerand

Vous avez découvert Emilie Chazerand lors de notre lecture commune consacré à son dernier roman ado Annie au milieu et bien voici son IMMENSE interview rien que pour vous !

– Comment passe-t-on d’infirmière à auteur jeunesse ? Exercez-vous encore votre premier métier ? Si oui, est-ce que ces deux activités se nourrissent l’une l’autre ?

On passe du métier d’infirmière à celui d’autrice parce qu’on finit toujours par trouver sa place, je pense.

Je ne peux pas dire que je suis devenue infirmière par accident parce que, tout de même, il s’agit de trois années et demi d’études nourris de plusieurs stages où on est humilié et exploité, de connaissances théoriques monstrueuses à ingurgiter, d’épreuves pratiques ultra stressantes et exigeantes, d’un mémoire à rédiger et tout le tintouin.
Donc j’ai vraiment serré les dents pour obtenir ce diplôme d’état et avoir le droit d’exercer un des métiers les plus méprisés et douloureux, avec des taux de suicide professionnel, de burn out, de harcèlement moral et sexuel, effrayants. Parenthèse fermée.

Je n’exerce plus ce métier depuis presque dix ans.

Parfois, je suis vraiment tentée de repasser d’autrice à infirmière, parce que les patient.e.s, les gestes du soin, me manquent, le sentiment d’utilité immédiate, l’adrénaline, aussi. (Et poser des voies veineuses. Bon sang, ce que j’aimais poser des voies veineuses…)

Mes souvenirs les plus intenses, mes plus grandes douleurs, mes pires traumas, les rencontres les plus déterminantes de mon parcours ont eu lieu à l’hôpital. Tout, en dehors de cette essoreuse à humains, est rose, doux, frivole. De la flûte.

J’ai peu de véritables ami.e.s chez les auteurs et autrices. Iels se comptent sur les doigts d’une main. J’en ai plus du côté des soignant.e.s.
Ça disserte moins, ça n’a pas de prétention mal placée, « ça ne farcit pas les petits pois », comme disait ma grand-mère, mais ça rit et ça vibre incroyablement fort.
C’est dans le concret, dans le réel. Pas de népotisme ni de réel piston : tout le monde en chie, pardonnez-moi l’expression. J’aime, j’admire et j’ai besoin de ça.
Et puis, comme mon conjoint est médecin, j’ai la sensation d’avoir un pied dans le monde soignant, à vie.

Et évidemment, c’est un univers qui regorge d’histoires de vie et de sujets potentiels de romans. J’adorerais parvenir à écrire sur mes années d’études, le groupe d’ami.e.s que j’avais alors, si hétérogène et en constante évolution, nos aventures et mésaventures, nos pertes et nos fracas… On était des toutes jeunes personnes qui jouaient aux grandes personnes qui doivent secourir d’autres personnes. C’était fou.
Un jour, peut-être.

– La famille se trouve toujours au cœur de vos écrits. Est-ce que la vôtre vous inspire ?

Pas tant que ça, non. Parfois, mes enfants disent ou font un petit truc qui allume une étincelle d’idée mais je ne raconte pas mes proches, globalement. Et puis, j’ai une vision de la famille un peu foutraque, un peu éclatée. La mienne ne se résume pas par la biologie.

– Dans vos romans, les héroïnes ou les héros évoluent dans des familles dysfonctionnelles. Pourquoi est-ce si important pour vous ?

Parce que la plupart des familles sont dysfonctionnelles et que les lecteurs et lectrices ont le droit de retrouver des histoires qui leur ressemblent. Et puis, c’est beau, c’est intense et même sain, de dysfonctionner dans un monde totalement dysfonctionnel, lui aussi, pour le coup.

La dysfonction, c’est le grain de sable dans un rouage bien huilé qui va permettre de faire apparaitre les failles mécaniques. La panne. L’accident. Et là, il se passe quelque chose. On peut commencer à raconter des trucs et à réparer. J’aime bien réparer.
Les familles parfaites, ça n’existe pas. Et si ça existait, je pense qu’elles seraient vraiment très chiantes. En tout cas, moi, ça ne m’intéresse pas.

Et puis, tout est une question de point de vue, je suppose : ce qui est dysfonctionnel pour moi vous paraitra peut-être équilibré et cohérent, et vice et versa.

Et surtout, au fond, est-ce qu’une famille a vocation à être fonctionnelle ? C’est un groupe d’individus qu’on place ensemble et qui doivent apprendre à exister et coexister. C’est tout.

– Vos romans ainsi que vos albums se caractérisent par des punchs line en cascade ainsi que des situations loufoques parfois invraisemblables. Comment vous viennent toutes ces idées, que ce soit dans les jeux de mots ou autres ?

Là, je vais faire très court : je n’en sais rien. Je n’ai aucun conseil à filer, aucun tuyau, astuce, méthode, recette. Mais mes meilleures punchlines ne pourraient jamais être publiées, ça, c’est une certitude…

– Outre les phrases qui font mouche et la répartie de vos personnages, l’humour est très présent dans vos romans. Il permet notamment d’alléger certaines situations qui, sans cela, pourraient être dramatiques. Vos personnages sont très lucides et se moquent d’eux même avec beaucoup d’humour. Avec vous, nous avons presque l’impression que l’on peut rire de tout (le nanisme, les odeurs corporelles, le handicap et même de djihad), est-ce une « recette » que vous utilisez consciemment ou cet humour vient-il naturellement ?

Je ne fais pas grand-chose consciemment, j’ai l’impression. J’écris comme je suis. Si vous trouvez mes livres relous, vulgaires et insupportables, ne venez pas manger à la maison : vous n’allez pas passer un bon moment…

Rire de soi est un pont qu’on jette vers l’autre. C’est un reliquat de l’enfance. La version adulte du « tu veux jouer avec moi ? ». On doit pouvoir continuer à jouer les uns avec les autres, peu importe nos âges.

Je ne vais pas me lancer dans le débat « peut-on rire de tout ? » parce que ça ne m’amuse pas, justement.
Mais je peux tout trouver drôle, c’est un fait.

Par exemple, perdre mon père a été un des moments les atroces de ma vie, très sincèrement. Mais quand ma mère lui caressait le visage sur son lit de mort et que ça devenait un peu embarrassant, ma nièce lui a dit « hep, c’est comme dans les magasins : on touche avec les yeux ! ». Forcément, j’ai ri. Pareil quand ma sœur a grognonné, très sérieusement « putain, quelle semaine, je te jure : hier j’ai pété mon Iphone et maintenant, papa est mort… ».
C’était à la fois nul, indigne et marrant. J’ai eu envie de la goumer et de la serrer fort, en même temps. J’adore être habitée de ces deux pulsions contradictoires. Et j’adore l’idée de susciter ce mélange-ci chez les gens.

Toute petite, j’ai compris que l’humour est un pouvoir immense. 
Parce qu’il est la combinaison de l’intelligence, de l’empathie, de la culture et de la bienveillance.

C’est très difficile de faire rire. Bien plus que de faire pleurer. Pour ça, il suffit de la photo d’un enfant triste, d’un chien borgne ou d’un chat à trois pattes, avec une musique de fond remplie de violons tremblotants et d’un piano mélancolique. Et hop, ça chiale à n’en plus pouvoir.

Pour faire rire, il faut comprendre ce qui amuse l’autre. S’être intéressé.e à lui/elle. Le connaitre un petit peu. Trouver un terreau commun, des références universelles, comme un radeau auquel se raccrocher ensemble. Ça demande de l’investissement et la volonté de faire du bien.
C’est la meilleure façon d’aimer.

– Nous avons remarqué que vous prenez un malin plaisir à mettre des personnages dans des environnements qui les poussent à se sentir différents. Nous pensons notamment au personnage de Richard dans Falalalala ou encore celui d’Annie dans Annie au milieu. Cette question de la différence semble être centrale dans vos romans, est-ce parce que vous considérez que la différence ou être différent est une force ?

En réalité, on se sent toujours différent des autres, non ? Déjà parce que nous sommes les personnages principaux de nos existences tandis que les autres… ne sont que les autres, ma foi.

Asseyez deux chauves l’un à côté de l’autre et dites-leurs qu’ils sont pareils, vous verrez qu’ils feront la gueule.

Richard n’est pas malheureux parce qu’il est différent de sa famille. Il est frustré et mal dans sa peau parce qu’il ne parvient pas à être lui-même, à se faire accepter, aimer et respecter tel qu’il est. Tant que Richard refuse l’idée qu’être Richard c’est super, c’est merveilleux, c’est suffisant, il va mal. Richard a un problème avec Richard.

Annie, elle, adore être Annie. Et elle adore que les autres ne soient pas Annie. Quand elle souffre, ce n’est pas parce qu’elle est différente et qu’elle déteste ça, mais parce qu’on la rejette pour ce qu’elle est alors qu’elle, elle s’aime. Ce sont les autres le problème. Pas Annie.
Annie n’a aucun problème avec Annie.

Etre différent n’est pas une force.
Ce qui en est une, et une énorme, c’est être soi. D’être en paix, en accord et même en amour avec soi.
Et ça, c’est rudement complexe.

– Nous avons découvert avec beaucoup d’intérêt votre documentaire Chiens. Pourquoi les chiens particulièrement ? Comment s’est passé cette expérience et votre collaboration avec l’illustratrice ?

C’est Charlotte Duverne, l’éditrice de Marcel & Joachim, qui a proposé ce projet. Je n’ai jamais eu, de moi-même, l’envie spontanée d’écrire un atlas des animaux… 
Il me semble qu’elle avait repéré un post où je parlais avec humour d’un de mes chiens, photo à l’appui, et elle a dû se dire que j’étais la personne adéquate pour une telle entreprise…
Mais j’ai été si surprise que j’ai eu un petit rire nerveux, la première fois qu’elle en a parlé. J’ai dû répondre un « Euh… d’accooord… pourquoi pas… » assez titubant.

Honnêtement, je n’ai envisagé ce projet que parce que c’était avec Charlotte et Marcel & Joachim : tous leurs bouquins sont modernes, malins, pétillants.
Ailleurs, j’aurais eu trop peur que ça donne un catalogue pour mémés à caniche abricot, un peu old school et kitsch/bof, avec des photos bizarroïdes de toutous caracolant dans les prés, museaux au vent et queues en l’air.

Charlotte a tout de suite parlé de Naomi Wilkinson aux illustrations. Je suis allée jeter un œil à son travail et ça a suffi à me convaincre que ce serait bien.
Je n’ai pas eu d’échange particulier avec elle, si ce n’est un petit mail poli et chaleureux pour dire, en gros, « ravie de bosser sur ce livre avec toi ! ».

Cet atlas a exigé un énorme boulot de recherche et d’écriture. Si j’avais su ce que cela allait représenter en quantité de travail, je ne suis pas sûre que j’aurais accepté…
Cela dit, je ne regrette pas un millième de seconde : j’ai appris une tonne de trucs qui ont fait bouger des lignes, dans ma tête, et je suis très fière de ce bouquin !
De plus, j’ai trois chien.ne.s et il était grand temps que je fasse un livre pour iels. Iels le méritent : ce sont mes gars sûrs et ma belle gosse.

*

Questions sur Annie au milieu 

– Vous semblez avoir joué de plusieurs codes littéraires – l’écriture en vers, les listes, des niveaux de langues différents sur les personnages, etc – d’où est née cette envie ? Est-ce un jeu ou est-ce une réflexion sur le rapport étroit entre « signifié » et « signifiant » ? Quelles sont vos sources d’inspiration pour le travail du style ?

Chaque fois que je pensais au projet Annie au milieu, je me torturais sur la forme, le style à employer, etc. Je changeais d’avis, d’orientation, tous les jours.
Je ne savais pas comment attaquer le dossier, ni m’y coller sérieusement. Je piétinais un peu et puis, un soir, j’ai rédigé le premier chapitre de Velma en vers, presque par accident, en essayant de réfléchir le moins possible.

Je l’ai illico envoyé à Tibo Bérard, mon éditeur d’alors chez Sarbacane, dans un mail très court, genre « T’en penses quoi ?  Baisers ».
J’étais inquiète et fébrile. Pas sûre de moi, du tout du tout. J’avais besoin de sa validation pour avancer.
Il m’a répondu avec son enthousiasme légendaire et je me suis sentie autorisée à continuer. Ça peut sembler bête mais j’ai besoin d’un éditeur/d’une éditrice pour ça. C’est le hochement de tête approbateur, la petite tape sur l’épaule, qui me rassure et me fortifie. Chez Sarbacane, iels sont tou.te.s hyper fortiches pour rassurer. (Je pose ça là, faites-en ce que vous voulez.)
J’ai donc expliqué à Tibo que j’allais essayer de donner une voix à chaque personnage, en fonction de la manière dont je les entendais, « dans ma tête », et ça a donné ça. Je voulais qu’on distingue les styles d’écriture comme on distingue des timbres de voix, justement. Il m’a dit que ça allait être bien, donc on l’a fait de cette façon.

Je pense que ce n’était pas un jeu et que je ne me suis inspirée de rien de particulier.

En réalité, je ne sais pas comment ça se passe pour mes collègues auteurices mais, personnellement, quand je vivote avec un projet depuis un moment, les personnages existent, comme des fantômes ou des amis imaginaires. Je peux les entendre, les voir. Ils sont « là ».

En l’occurrence, je voulais qu’ils parlent tous les trois. Qu’ils se passent la parole, gentiment, respectueusement. Qu’ils aient des places et des importances égales, même si Annie a remporté le titre du livre. J’ai beaucoup aimé le temps passé avec les Desrochelles : iels ont déboulé à un moment compliqué de ma vie et j’ai repris mon souffle, grâce à elleux. Je penserai toujours à ce livre avec la tendresse qu’on accorde aux ami.e.s présent.e.s dans les coups durs.

– Quelle a été la place de la musique dans l’écriture d’Annie au milieu ?

J’ai beaucoup écouté de musique pendant mes pauses entre les chapitres.

Pour Velma, j’écoutais des choses douces, tristes, profondes, pour me mettre dans son énergie si particulière, un peu opaque, pesante mais belle. Je mettais Pomme, Bon Iver, the Irrepressibles, Stina Nordenstam, Tove Lo, Alice Boman, Radiohead, Aimee Mann. Globalement, tout ce qui peut filer un seum monumental était bienvenu et profitable.

Pour Annie, c’était exactement l’énergie inverse. Il fallait que ce soit solaire, joyeux, pêchu, agité, rigolo. Comme Blink 182, Lio, Liquido, Philippe Katerine, les Rita Mitsouko, Oldelaf, certains titres de Björk et de Dalida et, bien sûûûr, Taylor Swift.

Pour Harold, c’était la musique que j’aime et écoute ordinairement. Ni des trucs tire-larmes, ni des machins de fête à Dédé. Entre ces deux ambiances-là. Pas trop lourde, pas trop pimpante.

Mais, globalement, dès que j’ai une idée de roman en tête, je bricole une playlist. C’est comme choisir un vêtement : on ne s’habille pas de la même façon pour aller à un enterrement, à un anniversaire, en randonnée, au boulot…
La musique distribue les bonnes émotions et les place aux bons endroits. En tout cas, pour moi.

– Est-ce qu’on pourrait avoir un petit scoop sur votre lien à Dalida qui est un personnage clé de ce roman ?

Je n’ai aucun lien particulier avec Dalida, si ce n’est qu’une de mes tantes l’adore et qu’elle m’a appris la chanson du petit bikini quand j’étais encore minuscule.

Je ne suis pas fascinée par la personne ni subjuguée par l’artiste mais elle m’intrigue et me touche. Dalida, c’est une femme qu’on a envie de consoler et de sauver d’elle-même, même maintenant qu’il est bien trop tard.
Et puis, elle a en elle ce mélange curieux de douceur et de gravité, de frivolité et de tristesse évidente, de beauté et de plaies apparentes, qui fait d’elle un personnage de confidente absolument parfait pour Annie. Non ?

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Merci Emilie d’avoir pris le temps de répondre à nos questions, et nous régaler toujours plus avec vos histoires !


Entretien avec Guillaume Chansarel

Guillaume Chansarel, dit Guiyome, est un artiste français qui peint de très grands paysages urbains sur des toiles recouvertes de pages de livres. Depuis longtemps, il portait en lui le personnage d’Ange Ségur. Ayant décidé de lui donner vie, dans un roman jeunesse, il nous a proposé de le découvrir.

Intriguées tant par sa démarche artistique que par son passage à l’écriture, nous avons décidé de lui poser quelques questions auxquelles il a gentiment accepté de répondre.

source : artistics.com

Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à peindre sur des pages de livres ?

J’ai toujours crobardé sur des petits carnets, notamment lors de mes voyages, et j’ai toujours recherché des papiers originaux. Des papiers qui aient une matière et une teinte.
J’aime ajouter moi-même le blanc et l’utiliser comme une couleur.
Un jour, n’ayant rien d’autre sous la main qu’un vieil ouvrage imprimé, j’ai commencé à dessiner directement sur le texte, comme s’il s’agissait d’un support vierge.
L’interaction avec l’encre de chine m’a immédiatement séduit. Je suis rapidement passé aux grands formats pour approfondir cette technique, qui ne cesse d’évoluer depuis.

Est-ce qu’en utilisant des pages de livres comme support vous considérez que vous leur offrez une seconde vie ?

Lors de ma première exposition, en 2001, il y avait pas mal de réflexions sur le fait que je détériorais les livres. Aujourd’hui 20 ans plus tard, tout le monde, instinctivement, y voit une démarche écologique de recyclage…

Récup, Guillaume Chansarel, 2012.

Comment choississez-vous les livres sur lesquels vous peignez ?

Je choisis mes livres non pas en fonction de leur thème, mais de leur papier ; la qualité de leur patine et de leurs caractères d’imprimerie. Je discerne, avec l’expérience, ceux qui me permettront d’appliquer au mieux ma technique.
Cependant certains livres me surprennent encore et me forcent à m’adapter. Les matières et les gris colorés changent d’une exposition à l’autre.

Récemment, afin de répondre à une commande grand format d’un architecte, j’ai recherché et travaillé sur un vieux dictionnaire qui traite de l’histoire de Paris.

Arches Landscape, Guillaume Chansarel, 2019.

Comment vivez-vous le fait que quelqu’un puisse peindre sur votre livre dans quelques années ?

Je n’ai pas réfléchi à l’idée que quelqu’un puisse peindre sur Ange Ségur… Il faudrait que je lui en parle ! 🙂

Est-ce qu’en avoir écrit un vous-même a changé votre rapport aux livres ?

C’est uniquement pendant la phase d’écriture que mon rapport aux livres a changé. Difficile de se laisser embarquer dans une histoire sans essayer de savoir comment c’est fichu. Sans chercher à tout décortiquer… Fort heureusement, après, c’est passé.
Mais je suis encore plus admiratif aujourd’hui lorsque je tombe sur une formule qui fait mouche !

Quand on vit déjà de son art, qu’est-ce qui pousse à se « mettre en danger » en s’essayant à un autre support d’expression ?

La mise en danger, c’est tout le paradoxe de la création. Vitale, mais potentiellement destructrice. « Créer, c’est vivre deux fois », disait Camus.
Je ne me sens jamais aussi vivant que lorsque je crée. Et rien à part cette « rencontre » avec Ange ne m’a porté aussi haut. C’est quelque chose d’inexplicable.
La vraie mise en danger serait de renoncer à cela.

L’écriture et le dessin sont les deux modes de communication graphique de l’être humain. De ce fait, je pense qu’il y a, au-delà de l’aspect pictural, quelque chose d’universel et de rassurant dans mes peintures. Peut-être un écho aux romans illustrés de notre enfance ? …

Un exemple des illustrations d’Ange Ségur

Comment est né le projet Ange Ségur ?

Je ne sais pas exactement… Je crois qu’il toquait à ma porte depuis longtemps, et qu’il fallait juste que je lui ouvre.

Ange Ségur, Guillaume Chansarel, Imprimerie solidaire, 2022.

De quel manière le partenariat avec le Secours Populaire est-il apparu ?

Comme une mise en abime, comme si Ange, par un lien direct avec son histoire, avait dégagé la voie et m’avait montré le chemin, j’ai décidé de reverser les bénéfices au Secours Populaire : un coup de fil, une rencontre, des sourires, une évidence, et voilà le logo du SPF apposé aux côtés d’Ange Ségur.
Chose incroyable, le logo du Secours Populaire, c’est une main tendue qui vole… avec des ailes d’ange !

Quels sont vos prochains projets ?

Je suis en train de travailler sur ma prochaine exposition, mais pour tout vous dire, je viens de recevoir un mail d’une certaine A.S., qui est visiblement quelque part à New-York…

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Merci à Guillaume Chansarel pour sa disponibilité et son enthousiasme !

Vous pouvez vous procurer ce roman sur le site dédié, retrouver Ange Ségur sur Instagram.

La lecture d’enfant de Théo est ICI, et le site du Secours Populaire LA.

Entretien avec François Place

Lire François Place, c’est accepter d’entrer dans un univers souvent merveilleux, pour partir dans un périple où le chemin sera éclairé de rencontres. Les valeurs humanistes portées par cet auteur nous touchent profondément.

Cela fait déjà quelques temps que nous souhaitions poser à François Place les questions que la lecture de ses albums et de ses romans ne manquaient jamais de nous inspirer. Ses romans, véritables invitations au voyage ; ses albums aux illustrations foisonnantes, ou ses collaborations avec des auteurs prestigieux, ont toujours su nous séduire. Et nous inviter à découvrir ses autres créations.
C’est finalement la préparation de l’article consacré à nos classiques préférés de cet auteur qui nous a poussées à nous lancer. Et quel plaisir de voir notre (très) grande curiosité satisfaite par cet artiste aux multiples talents !

source : francois-place.fr

François Place, en tant qu’auteur, vous écrivez des romans et des albums, vous êtes aussi illustrateur de romans, de documentaires et vous avez même écrit un atlas de pays imaginaires. D’où vient cet aspect « touche à tout » ? Avez-vous une préférence pour un genre particulier ?

Lorsque j’ai commencé comme illustrateur, j’ai illustré plusieurs livres documentaires sur la « découverte du monde » chez Gallimard jeunesse. Ces livres demandaient d’explorer la littérature de voyage et toute une iconographie spécifique : cartographie, bestiaires, atlas de plantes, paysages et relevés de côtes, etc. Et toutes ces formes, pourtant très différentes, me donnaient la même envie de dessiner. Et puis, en littérature, je ne suis pas non plus très « fixé ». J’aime autant les contes que les romans ou la poésie. J’ai du mal à suivre un seul sillon.

Atlas des géographies d’Orbae, François Place, Gallimard jeunesse, 2015.

Justement, de quelle manière s’articule votre travail comme auteur avec celui d’illustrateur ? Est-ce qu’un projet nourrit celui qui suit ? 

C’est assez variable. Souvent, je mène plusieurs projets en même temps, avec des pistes plus ou moins ouvertes, des notes qui aboutiront (ou pas)  à quelque chose de plus construit. Mais régulièrement, il faut entrer dans un projet « concret », avec un texte et un format définis, des délais à respecter, un travail à effectuer au quotidien. Je passe de périodes de réalisation, denses et concentrées, à d’autres plus relâchées, pour des recherches « flottantes ». Quant aux projets eux-mêmes, ils peuvent être à l’initiative de l’éditeur, quand j’illustre un auteur, ou venir de moi. Et dans ce cas, il est bien difficile d’en établir la généalogie. Cela peut venir d’un dessin, d’une lecture qui remonte parfois à des années, d’une envie…

A propos de lecture, avez-vous des « livres de chevet » ? 

En ce moment je lis les livres de Baptiste Morizot et de Vintiane Despret sur les rapports entre les êtres humains et les animaux.

Vos livres s’inscrivent souvent dans des décors historiques (le XIXe siècle ou avant) et/ou sur des terres lointaines habitées par des peuples parfois imaginaires. D’où vient ce goût pour l’exotisme ? Ces mondes-là seraient-ils plus propices aux aventures ?

Je ne sais pas d’où vient cette difficulté à parler de mon environnement immédiat. Un décalage dans le temps ou dans l’espace constitue une bulle, un espace où toutes les situations deviennent envisageables. Ce décalage m’a permis de développer ce qui me séduisait dans la lecture de récits de voyages anciens : une force d’émerveillement intacte, presque naïve, devant un monde beaucoup plus vaste, avec des régions si lointaines et si mystérieuses qu’elles paraissaient inaccessibles.

Le prince bégayant, François Place, Gallimard jeunesse, 2006.

Des voyages réels inspirent-ils vos albums ou chacun de vos livres est-il le fruit de voyages imaginaires ?

Un voyage au Japon a conforté l’histoire que j’avais écrite à partir de la figure du dessinateur japonais Hokusaï (Le vieux fou de dessin). Mais, à part cet exemple, je n’ai jamais écrit d’histoire sortie de mes expériences de voyages. Sans doute parce que ces derniers, le plus souvent à but professionnel, ont été trop rapides. Je crois que je ferais un mauvais reporter.

Le vieux fou de dessin, François Place, Gallimard jeunesse, 2001.

Pourtant, le merveilleux n’empêche pas une réflexion sur le monde contemporain, et notamment un message de tolérance, de respect et d’ouverture. Est-ce conscient ou est-ce que ces éléments surgissent spontanément ?

Je lis un peu de tout : de la littérature, mais aussi des essais actuels sur l’anthropologie, l’histoire des sciences, l’histoire contemporaine ou politique. Je passe rarement une journée sans consulter la presse écrite. Ces allers-retours entre la réflexion et la rêverie imaginative me sont indispensables. J’en ai besoin pour avancer dans mon travail et pour ma vie personnelle. J’imagine que cela nourrit certains des thèmes qui me sont chers : les rencontres, la parole, l’écriture, la transmission.

Rois et reines de Babel, François Place, Gallimard jeunesse, 2021.

Pour qui écrivez-vous ? Avez-vous un lecteur idéal ?

Non, vraiment pas. Il me semble qu’un livre doit « s’adresser à », sans que l’on puisse préciser exactement qui. Mais pour certaines histoires, destinées à un très jeune lectorat, le texte doit rester accessible.

Est-ce que l’écriture d’un livre vous a déjà transformé ? De quelle manière ?

Transformé non, mais le dessin ou l’écriture sont des pratiques à long terme. Je crois que j’en ai appris une forme de patience qui, dans mon cas, n’allait pas de soi.

Et il faut certainement faire preuve de patience et de minutie pour créer vos illustrations ! Ce sont souvent des plans d’ensemble fourmillants de détails. Comment les concevez-vous ?

Ce sont des mises en scènes successives : peu à peu, l’image vers laquelle je tends se met en place. Et c’est vrai que j’aime ces détails où l’on se perd (moi le premier).

Exposition mousquetaires, François Place, source : francois-place.fr

L’une des rédactrices du blog a eu la chance de vous voir dessiner lors d’une performance sur Alma et se demande ce que vous procurent les lectures-dessinées. Est-ce que vous improvisez un peu ou avez-vous « le chemin de fer » de votre futur croquis en tête ?

Pour une lecture dessinée, je dois avoir lu le texte avant, pour me faire une idée de son temps de lecture. Si cet extrait se termine par une chute, le dessin sera mieux réussi en le terminant avec une touche finale, correspondant  la chute.  Il faut aussi que je sache si le passage concerné est plutôt une scène d’action ou une scène d’ambiance. Improviser totalement pourrait lancer le dessin sur une fausse piste, voire un contre-sens. Je fais un ou deux croquis avant, au bon format, pour me le mettre à la fois en main et en mémoire (c’est différent de dessiner à plat sous une caméra ou verticalement sur un support de grand format, type affiche). Mais pendant la lecture, il ne reste plus que l’improvisation : pas de tracé au crayon, un trait au pinceau direct, et le risque de se planter, car y a toujours de  petits imprévus dans ce genre de prestation.

Qu’est-ce qui vous donne envie d’illustrer un roman écrit par quelqu’un d’autre ?

L’histoire écrite, et l’amitié avec l’auteur.

A ce sujet, recevez-vous le texte au fur et à mesure de son écriture ou une fois le roman terminé ?

Ce serait impossible d’illustrer un texte au fur et à mesure. Il faut le connaître dans son intégralité avant de commencer (du moins l’intégralité du volume concerné, quand il y a d’autres tomes qui sont prévus). Imaginons que l’auteur donne des précisions sur un personnage loin après le début du texte : dans ces cas-là, l’image qu’on s’est faite du personnage en se contentant des premiers chapitres pourrait se trouver en porte-à-faux, peut-être même  totalement hors-sujet.

Et comment se décident les scènes représentées et le nombre d’illustrations ?

En principe je fais d’abord une série de croquis qui illustrent l’ensemble du texte. L’éditeur me laisse le choix du rythme et des épisodes à illustrer. Je préfère mettre l’accent sur une ambiance ou un contexte, et préciser des éléments qui ne sont pas écrits : cela permet de fixer l’époque et les lieux. Mais je crois aussi que dans un roman, il faut laisser vivre le texte, c’est-à-dire ne pas trop empiéter sur l’imagination du lecteur. Il m’arrive souvent de laisser de côté une scène particulièrement impressionnante, qui serait jubilatoire à illustrer, pour laisser justement au lecteur le plaisir de l’imaginer lui-même.

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos collaborations « phares » avec Michael Morpurgo et Timothée de Fombelle ?

Tous deux sont des amis et de fabuleux raconteurs d’histoire, et ils me laissent une grande latitude pour les illustrer. C’est toujours un peu intimidant, mais quelle chance de pouvoir me glisser entre leurs mots !

Quels sont vos projets à paraître ?

Dans l’immédiat, il n’y en a pas. Je fais des recherches.

Alors nous vous souhaitons de belles recherches, et nous avons hâte de découvrir vers quels horizons elles vous auront mené !

*

Merci infiniment à François Place d’avoir eu la patience de répondre à toutes nos questions. Nous espérons vous avoir donné envie de le (re)lire et d’admirer ses somptueuses illustrations !
Pour aller plus loin, n’hésitez pas à visiter son site internet.

Entretien avec Flore Vesco

Elle a plus d’un tour dans son sac pour nous surprendre avec des textes malicieux et décapants, toujours à la lisière entre les genres. Personne ne sait vraiment qui elle est, derrière son sourire sibyllin – fantasque personnage échappé d’une pièce de théâtre ? Conteuse des mille et une nuits ? Génie surgi d’une fiole de laboratoire ? Nous ne connaîtrons pas la composition chimique des romans de Flore Vesco et ne percerons pas les secrets capables de faire bruisser d’enthousiasme les branches du Grand Arbre – et pas seulement, ils ont même reçu les prix les plus fameux, dont le Prix Vendredi et le Prix Sorcières. À défaut, vous tenez ici l’occasion dont vous rêviez d’en savoir plus sur les coulisses de la création de cette autrice phénomène…

Pour commencer, nous nous posions beaucoup de questions sur la transition entre métier d’enseignante et celui d’auteure : comment est-ce que cela s’est passé ? Qu’est-ce qui vous a fait basculer d’une vocation à l’autre ? Avez-vous pu faire les deux en même temps ? Est-ce qu’enseigner a nourri votre inspiration d’auteure ?
Il y a beaucoup de professeurs ou d’anciens professeurs parmi les écrivains. Je crois qu’assez naturellement les élèves qui aiment lire et écrire entament des études de lettres, et l’un des débouchés le plus répandu est l’enseignement. C’est à peu près mon parcours. Cependant je ne fais pas tellement de ponts entre mes romans et mes années d’enseignante. D’abord, parce que les deux périodes ne se superposent pas, et aussi parce qu’au final, j’ai enseigné peu d’années : un an de stage, trois ans en tant que remplaçante dans le 94, et pouf ! (ce « pouf » symbolise un coup de baguette magique ou un nuage de poudre de perlimpinpin, enfin, bref, une échappée du monde magique de l’Éducation Nationale). J’ai arrêté à l’aube de mes trente ans, avec l’intention d’écrire et, si possible, d’être publiée. La transition a été assez douloureuse (en gros, imaginez quelques années de vache maigre, séjours à l’étranger, jobs alimentaires en tout genre, retour chez mes parents pour cause de finances désastreuses, le tout saupoudré de lettres de refus type régulières de la part des éditeurs – j’essayais alors de placer mon premier roman, De cape et de mots). Mais bon, je me suis acharnée, et il faut croire que tout finit par arriver, puisque me voilà à répondre à cette interview !

De Cape et de Mots, Didier Jeunesse, 2015. Un roman qui a fait l’unanimité parmi nous, en témoignent les avis de Linda, Blandine, Pepita, Lucie, Bouma et Isabelle !

Vos romans sont souvent d’originaux mélanges de genres (roman historique/roman de science-fiction par exemple). Est-ce un parti pris dès le départ ou un heureux « hasard » ?
J’aime beaucoup l’idée du heureux hasard ! C’est certainement plus élégant que « tiens, si je parlais d’un conte ? Mais aussi, hein, comme j’aime bien, je vais m’inspirer des romans de Jane Austen. Rooo, et puis, tiens, j’ajoute un peu de fantastique, de l’horreur, un château hanté. Pourquoi choisir, hein ? ALLEZ ON MET TOUT !! Avec un peu de chance, si je touille bien, ça fera un roman. »

D’or et d’Oreillers, L’école des loisirs, 2021. Les avis d’Isabelle, de Lucie, de Pépita et de Linda

Les contes forment un matériau important de vos romans, que ce soient ceux qui revisitent un conte célèbre ou les autres qui peuvent y faire des clins d’œil multiples, comme dans 226 bébés. Pourquoi ? Et comment avez-vous eu l’idée de mobiliser cet univers de références-là ?
Les contes m’intéressent pour deux raisons. D’une part, c’est un univers partagé. J’aime glisser des clins d’œil dans mes récits, et une référence à Barbe bleue ou aux trois petits cochons est reçue par tous les lecteurs. C’est un super atout en jeunesse, où les romans sont lus par un éventail d’âges très variés. Quelle que soit la génération de mon lectorat, nous avons ce terrain commun des contes.

Les avis de Pépita et d’Isabelle

D’autre part, un conte, c’est un iceberg. La partie émergée, c’est le schéma narratif, par exemple une petite fille qui va porter une galette et un pot de beurre à sa grand-mère. La partie immergée, elle, est immense et mystérieuse. Il y a le message moralisateur, il y a la lecture psychanalytique, et puis la réception qu’on en fait quand on est petit et ce qu’on en retire plus grand… J’aime l’idée de transvaser ces intrigues courtes et simples dans le moule plus large du roman, qui laisse plus de pages pour soulever et interroger les contenus cachés qu’elles recèlent. C’est sur ce principe que j’ai écrit L’estrange malaventure de Mirella ou D’or et d’oreillers.

Vous semblez aussi puiser dans des figures historiques tels Pasteur ou Eiffel : comment travaillez-vous pour nourrir vos récits de faits extrêmement précis dans des domaines pourtant très divers ?
Wikipédia.
Ah ah. Plus sérieusement, en général je fais des recherches, je lis des livres, je regarde des films sur le sujet. Je digère à peu près les infos, de manière à les ressortir plus tard au fil des lignes, l’air de rien, comme si je savais ça depuis toujours. Ensuite, bénis soient les correcteurs et premiers lecteurs qui essuient les plâtres et me signalent les erreurs. Puis vous pouvez être certain qu’une fois le roman derrière moi, je m’empresse de faire le vide dans mon cerveau. Du coup, ne me parlez pas de bactéries anaérobies ou des différents noms de poutres : j’ai déjà tout oublié.

Les avis d’Isabelle et de Pépita sur Louis Pasteur contre les loups-garous (Didier Jeunesse, 2016) et à propos de Gustave Eiffel et les âmes de fer (Didier Jeunesse, 2018), ceux de Blandine, Pépita et Isabelle.

Comment en êtes-vous venue à écrire dans une langue qui évoque le français médiéval dans De Cape et de Mots et L’Estrange Malaventure de Mirella ? Et comment l’avez-vous composée ?
La langue de L’estrange malaventure de Mirella est faussement médiévale. D’un point de vue lexical, le texte est chargé de mots anciens, certains connus (« ouïr », « trépasser »…), d’autres reconnaissables (« coutel », « mantel », « ce jour d’hui », « iceux », « maugré »…), et quelques-uns sans doute un peu moins répandus, comme « s’esbaudir ». D’un point de vue syntaxique, je me suis aussi amusée à casser un peu la structure moderne de la phrase, par exemple en antéposant l’adjectif (« une fille si belle » devient « une tant belle garce »).
De cape et de mots est moins marqué stylistiquement, je pense. Le roman se situe dans un passé de conte, farfelu et inventé, qui peut rappeler, sans doute, le 17e ou le 18e siècle. Comme les personnages ont des tenues et des coiffures abracadabrantesques, j’ai voulu assortir le fond et la forme, que la langue ait quelque chose d’apprêté et fantasque, comme le monde dans lequel l’héroïne évolue. Le récit est donc truffé de mots jolis-longs-rares, comme « sirénomèle » et autres « bourdalou ». Mais ce ne sont pas spécialement des mots anciens, d’ailleurs : autant pour L’estrange malaventure de Mirella, il s’agissait de donner une couleur archaïque au texte, autant pour De cape et de mots, c’était plutôt un côté fantasque. En fait, le défi, c’est de trouver le style le mieux adapté à chaque nouvelle histoire.

Vous aimez les mots incongrus et biscornus, ceux qui roulent sur la langue et stimulent l’imagination, mais qu’on n’a pas forcément l’habitude de croiser souvent – surtout en littérature jeunesse. Avez-vous des retours du jeune public par rapport à cela ?
Je rencontre régulièrement des jeunes lecteurs, mais ils réagissent beaucoup plus à l’histoire, aux personnages, qu’à l’écriture. Les questionnements sur le style, ce sont bien plus souvent les adultes qui me les posent ! Or il me semble qu’en réalité, on joue beaucoup avec la langue en littérature jeunesse… dans l’album. C’est même une tradition, et un trait reconnaissable de la littérature pour l’enfance. Mais en effet, les jeux langagiers sont sans doute moins fréquents dans le roman. Je ne comprends pas pourquoi. Si on estime que cela plaira au lecteur de 5 ans, pourquoi pas à celui de 8 ou 12 ou 14 ans ? Il cesse d’aimer les mots nouveaux ou rigolos en grandissant ? J’ai l’impression que ce qui est considéré comme un amusement pour le lecteur de 5 ans est devenu une « difficulté de lecture » pour celui de 10 ans. C’est là où je me bats. J’aimerais bien qu’un mot inconnu ne soit pas vu comme un obstacle, mais plutôt une trouvaille. Souvent, ceux que j’emploie sont intégrés à l’histoire de manière à ne pas entraver la compréhension de l’action. Ils créent une ambiance ou donnent un ton.

Est-ce que l’humour et le détour par le passé permettent d’évoquer des réalités dures et tout à fait actuelles, qu’il serait difficile d’aborder de front avec de jeunes lecteurs ?
C’est une très bonne question… que j’élude (ah ben oui, fallait pas me laisser tout pouvoir dans cette interview). En gros, j’élude parce que je pense qu’il est tout à fait possible d’aborder des questions difficiles de front avec des lecteurs jeunes, mais tout autant que de le faire par le biais de l’humour et du décalage historique (ça, c’est une belle réponse de Normand !).
Et dans tous les cas, je fonctionne pour ma part dans l’autre sens : j’ai d’abord envie de situer mon récit dans le passé, je ne peux pas m’empêcher de faire des blagues… Ensuite, oui, derrière l’humour, dans cet univers historique, imaginaire et fantastique, l’intrigue peut évoquer des comportements misogynes ou violents, ou parler d’intimité. Mais je ne pars pas de ces thèmes, ils s’agrègent naturellement à la construction narrative.
En résumé : je me mets devant l’ordinateur avec l’ambition d’écrire une bonne-histoire-qui-se-tient-pas-trop-rebattue, pas avec celle de faire passer un message. Ensuite, en bâtissant le récit, j’y glisse mes valeurs, forcément, mais en effet, elles apparaissent par un biais, qui peut être l’humour, le décalage historique, le fantastique…

Interroger la place du féminin aussi dans vos romans, est-ce un cheval de bataille ?
Je ne sais pas si j’enfourche ma monture telle une walkyrie (sans doute pas), mais ça reste un sujet, et surtout un motif narratif, qui me plait. Du coup je l’ai tricoté sous divers angles… Dans De cape et de mots, je trouvais intéressant de donner le pouvoir de la parole à une jeune fille : encore aujourd’hui, on sait que les femmes sont plus souvent interrompues ou corrigées quand elles parlent. Dans L’estrange malaventure de Mirella, l’héroïne apprend à libérer son corps, danser et aussi sortir, s’approprier la ville. Et dans mon dernier roman, D’or et d’oreillers, j’ai raconté une histoire d’amour, et mis en scène un personnage féminin désirant et entreprenant.

Pour finir, il fallait bien que nous demandions : quel est le secret de votre malice toujours pétillante et votre irrésistible dynamisme ?
L’alcool ? Le sucre ? L’absence égoïste d’enfants ? Le vélo ? Le fait que je possède un robot–aspirateur qui nettoie tout seul et passe même la serpillère ? Je vous laisse choisir.

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Un immense merci à Flore Vesco d’avoir accepté de répondre à nos nombreuses questions ! On espère que cet échange vous donnera envie de découvrir ses romans, n’hésitez pas à nous dire en commentaire lesquels vous avez préférés…

Sophie Van Der Linden s’invite sous le Grand Arbre…

Critique, formatrice et autrice de romans, de guides et d’analyses d’albums, Sophie van der Linden est à la fois une passionnée et une experte intarissable de la littérature jeunesse. Vous êtes probablement familier.e.s des articles passionnants qu’elle publie sur son blog ! Nous avons eu envie d’échanger avec elle sur notre passion commune. Une conversation qui nous a donné envie de nous plonger encore et toujours dans la merveilleuse offre d’albums qui continue manifestement de fleurir…

Sophie van der Linden, portrait disponible sur son blog

Quels regards portes-tu sur la production actuelle en albums jeunesse ? Quel est ton titre fétiche ? 

L’album ne cesse d’évoluer, de se diversifier. La création, en France, reste toujours aussi dynamique et inventive, tandis que des pays entrent en jeu et nous offrent de belles contributions. Je pense par exemple au Pérou avec l’album Migrants (Issa Watanabe) ou encore à la Corée qui nous apporte chaque année son lot de titres très originaux.

Un titre important pour moi cette année : Tu t’appelleras lapin (Versant Sud éditeur), conçu par une jeune créatrice belge, qui incarne une nouvelle génération, nourrie dans l’enfance par le renouveau de la littérature jeunesse et sans doute aussi de celui du cinéma (notamment Miyazaki). C’est un album vraiment très singulier qui, pour cette raison, ne peut pas faire l’unanimité, mais il est d’une grande puissance émotionnelle, parfaitement enfantin dans son approche. Les textes sonnent juste, très subtils, et parfois poignants, tandis que les images offrent une grande profondeur aussi bien plastique que symbolique.

A quoi tient la réussite d’un album selon toi ? (et son contraire)

À la sincérité de son projet littéraire ou artistique. En littérature jeunesse on croule sous les intentions : éducatives, morales, commerciales. Un album émancipé de toute intentionnalité est déjà important à prendre en compte. Ensuite, c’est très difficile à définir car l’album convoque une sorte d’alchimie. Grégoire Solotareff parle lui de mayonnaise, mais c’est la même idée : c’est un équilibre très fragile, pas seulement entre le texte et l’image, mais entre le contenu, la forme, le support, le thème, etc. Il suffit par exemple d’un texte un peu trop long, ou bavard, pour que tout l’équilibre s’effondre. Il m’arrive parfois de parler « d’albums parfaits » parce que tous les éléments, toutes les articulations sont abouties et identifiables. Mais ce n’est le cas que de quelques albums dont les moyens d’expression sont limpides. Les livres d’Adrien Parlange ou d’Adrien Albert (et je m’aperçois seulement en les écrivant de la récurrence du prénom), sont dans ce cas. Je ne dirais pas cela de Tu t’appelleras lapin, dont je parlais plus haut. Mais cela ne le rend pas moins cher et important à mes yeux. Simplement les règles de sa création m’échappent davantage.


Comment chroniquer un album : rendre compte de son implicite, du rapport texte/image ?

Il n’y a pas de grille d’analyse valable pour l’album. Je n’en ai en tout cas jamais utilisé. L’album est une matière vivante, libre et complexe. Qui échappe aux règles. En BD par exemple, on peut parler de mise en page traditionnelle ou régulière. Rien de tout cela dans l’album. Chaque titre est isolé et appelle une nouvelle histoire critique. Pas de grille donc, mais il faut s’armer d’une multitude d’outils. Pour faire l’analyse critique d’un album vous aurez parfois besoin des outils de l’analyse plastique, ou filmique, de la philosophie, de la poétique ou de la narratologie. Le théâtre peut aussi être un modèle pour un album qui se présente comme une scène sur laquelle évoluent des personnages.


As-tu l’occasion de « tester » la lecture d’albums avec le public jeunesse ? Si oui, qu’en retires-tu? Sinon, cela te manque-t-il et envisages-tu de le faire ?

Cela m’arrive très ponctuellement, lors d’ateliers que je peux parfois mener auprès d’un public jeunesse. Plus généralement, j’échange beaucoup avec les bibliothécaires ou les lecteurs, bénévoles ou professionnels, avec lesquels je travaille sur le long terme, pour connaître la réaction des enfants. Ce retour m’est essentiel. Il arrive qu’un livre que l’on pense « parfaitement enfantin » soit dédaigné par les enfants. C’est alors intéressant d’essayer de comprendre pourquoi. Mais ce qui arrive le plus souvent, c’est qu’un livre jugé « difficile », se trouve largement plébiscité par les enfants. C’est par exemple le cas de Rouge de Michel Galvin (Rouergue), le premier album de cet artiste adressé aux tout-petits. Il est tellement atypique dans sa narration qu’on pourrait croire qu’il aurait du mal à capter l’attention des très jeunes enfants. Or, les très nombreux retours, provenant de différentes sources, recueillis sur sa lecture auprès du public indiquent un intérêt manifeste. Il y a tant de préjugés sur ce que les enfants aiment ou n’aiment pas qu’il me semble absolument incontournable de rechercher ces retours du « terrain ». Il m’arrive même de passer commande d’un retour à tel ou tel réseau de lecture pour connaître la réception d’un album, afin d’avoir confirmation, ou infirmation, de mes repères critiques.


Penses-tu que la littérature jeunesse dans son ensemble est assez valorisée en France aujourd’hui ?

À l’évidence, pas du tout ! La recherche et l’enseignement universitaires sont très insuffisants, la formation recule dans tous les secteurs, il n’y a quasiment pas de journaliste spécialisé, les ouvrages critiques sont rares… Pourtant, c’est un domaine éditorial de premier plan, et on sait que la majorité des lecteurs appartient au public jeune. On a une production exceptionnelle à l’échelle internationale. Tout se passe comme si cette production n’était pas digne d’intérêt ni économique ni intellectuel. On ne doit la survie de la création qu’au travail acharné des éditeurs, des auteurs, du réseau de la lecture publique et des associations. Il est urgent d’élargir le spectre ! 

A quel moment tu t’es dit : je vais devenir formatrice ? Pourquoi l’album en particulier ?

La formation découle de mon activité critique et de mes publications. Suite à la publication de mon premier ouvrage sur Claude Ponti, en 2000, des bibliothèques m’ont contactée pour en parler. Idem après le deuxième, Lire l’album, en 2006. Le choix de l’album est le fait d’un parcours, personnel puis universitaire. Depuis l’adolescence je suis passionnée par la question du rapport entre texte et image, dans la peinture, la bande dessinée, etc. Par hasard, j’ai découvert l’album comme objet d’étude. J’ai su que j’avais trouvé mon centre d’intérêt ce jour-là.

As-tu des projets en cours ou des envies de nouveaux projets ? Peux-tu nous en faire part ?

Depuis plusieurs années, je travaille à rapprocher la création d’une audience large. Ce fut le sens du lancement de mon blog, et de mes premiers guides, Je cherche un livre pour un enfant, chez Gallimard Jeunesse en 2011. La série a connu un beau succès et il fallait réactualiser ces publications. Avec la présidente de Gallimard Jeunesse, Hedwige Pasquet, nous avons fait le choix d’un guide unique, généraliste qui aborde Tout sur la littérature jeunesse. C’est son titre, et son ambition, il paraîtra en mars prochain.

Tout sur la littérature de jeunesse de la petite enfance aux jeunes adultes, Sophie van der Linden, Gallimard Jeunesse, 2021.
Sortie prévue le 29 avril 2021

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Un grand merci à Sophie d’avoir répondu à nos questions avec une passion communicative !