Lecture commune : Résidence Beau Séjour

Gilles Bachelet est auteur illustrateur bien connu du monde de la littérature jeunesse. En 2004 et 2012, il reçoit le Prix Pépite de l’album pour les titres Mon chat le plus bête du monde et Madame le Lapin Blanc. C’est ainsi qu’en 2019, il est le premier artiste à recevoir le Prix La Grande Ourse l’année de sa création au Salon du Livre et de la Presse jeunesse de Montreuil. En 2022, Gilles Bachelet est nominé pour le Prix Astrid Lindgren et comme il le dit sur les réseaux sociaux : « Je peux mourir maintenant… 😊 ». Son humour et sa verve naturelle nous enchante et c’est avec joie que trois de nos arbonautes – et une quatrième en cours de route – ont participé à une lecture commune autour de l’album Résidence Beau Séjour paru en 2020.

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Colette. – Connaissiez-vous Gilles Bachelet avant de découvrir cet album ? Si oui, qu’en aviez-vous retenu ? Si non, qu’est-ce qui a attiré votre attention en découvrant Résidence Beau Séjour ?

Frédérique. – Oui, je connaissais cet auteur. Je l’ai découvert un peu tardivement car je n’étais pas réellement attirée par les illustrations. Ah comment ne pas passer à côté de cet humour si fin et décalé !

Linda. – Absolument pas et si vous n’en aviez pas proposé une lecture commune, je ne l’aurais probablement pas découvert. Ce qui aurait été bien dommage car j’ai vraiment aimé l’univers de Résidence Beau Séjour et que cela me donne envie d’aller plus loin dans la découverte de cet auteur.

Colette. – Quelles furent vos premières impressions en découvrant la couverture de ce nouvel album de Bachelet ? Assez déroutant, non ?

Frédérique. – Et bien pas tant que ça, la couverture est dans la même lignée que ses derniers albums. Des animaux à la mine délurée et aux expressions bizarroïdes. Poufy me fait craquer car, quelque part, elle me réconcilie avec les licornes, cet animal mythologique complètement détournée à la sauce guimauve écœurante ! Durant le confinement, Gilles Bachelet m’a énormément fait rire sur les réseaux sociaux en mettant en scène cette licorne. Quelle idée géniale cet auteur a eu de détourner cette créature.
Les valises, le cadre coincé entre les sabots fraîchement manucurés en dit long… quelle est cette résidence Beau Séjour finalement?

Linda. – C’est une couverture assurément déroutante. Cette licorne n’a rien de celles qu’on a pu voir dans les cours de récré avec ses yeux globuleux et son air hagard. En la voyant sur deux pattes, bagages aux sabots, je me suis demandée ce qu’était cette fameuse résidence.

Colette. – Et cette étrange licorne « aux yeux globuleux et à l’air hagard » est d’ailleurs la narratrice de notre récit. Une narratrice hors du commun, anti-héroïne sans le vouloir, en baisse douloureuse de popularité. Est-ce que vous pourriez nous présenter ce personnage ?

Frédérique. – Poufy est l’exemple type d’une personne en baisse de popularité, vite sous les feux des projecteurs et vite oubliée. Gilles Bachelet détourne cet animal mythologique pour en faire un personnage fade (en quête de popularité) et criard (crinière arc-en-ciel, habitat ultra coloré où les réseaux sociaux sont ultra présents.) Pourtant Madame Poufy va nous surprendre en Miss Marple des temps modernes.

Linda. – J’ai aimé que Poufy sorte des clichés de la licorne idole des fillettes avec son nom ridicule, son embonpoint et sa gourmandise. Au fil des pages on lui découvre des goûts et des centres d’intérêt assez ordinaires pour une créature aussi fantastique. Et c’est ce qui le rend si attachante et si drôle en même temps.

Colette. – Présentons maintenant un autre personnage emblématique du livre, celui qui va bouleverser la vie de Poufy : le fabuleux Groloviou. Qu’en diriez-vous ?

Frédérique. – J’adore le Groloviou, rien que son nom est génial !!! Il a tout pour plaire comme une belle voiture ! Des yeux magnifiques, une fourrure de rêve, qui ne pourrait pas craquer honnêtement ? Bachelet insiste bien sur sa mignonatitude, il est fort cet auteur, très fort !

Colette. – Pourtant personnellement, je lui trouve un petit côté ridicule à cet animal ! Tout est un peu surdimensionné chez lui. Mais peut-être est-ce cela finalement qui le rend attachant…

Linda. Je rejoins plutôt Colette sur ce point. Je n’aime pas trop cette créature que je trouve plutôt vilaine et ridicule. Ce sont ces « défauts » qui, pour moi, la rendent plus attachante…

Frédérique. – Justement c’est ça qui est intéressant : toutes les caractéristiques de l’animal parfait en un seul !

Colette. – Que diriez-vous des relations entre ces deux créatures ?

Linda. – On sent combien les préjugés sont forts au premier abord mais aussi combien il leur est facile de s’asseoir dessus. L’amitié coule de source entre ces deux créatures. Non seulement elles ont beaucoup en commun, mais elles ont aussi un vécu identique, chouchoutées puis refoulées par les enfants qui ont des passions très changeantes. Ca ne pouvait que les rassembler

Frédérique. – Je suis d’accord avec Linda. Ces deux-là étaient fait pour s’entendre. Un duo non évident au départ vu leur passif mais qui fonctionne au final.

Colette. – Focalisons-nous maintenant un peu plus sur la narration. L’art de Bachelet c’est quand même d’arriver à créer une histoire à tiroirs notamment en disséminant des détails inquiétants de ci de là, nous invitant à mener l’enquête. Avez-vous remarqué ces détails tout de suite ? Qu’en avez-vous pensé ? Avez-vous lu cet album comme une enquête justement ?

Linda. – Oui les détails sont assez flagrants. Je pense par exemple à Poufy expliquant se sentir en sécurité car un veilleur de nuit surveille leur hôtel. Et on voit passer un gars avec du matériel médical. Flippant ! Mais en même temps j’y ai vu une forme d’humour. Ce qui fait que je n’ai absolument pas abordé l’histoire comme une enquête mais plus comme un éveil de l’intelligence des créatures une fois libérées des paillettes de la célébrité. Elles se rendent compte que ce qui au premier abord était plutôt rassurant, ne l’est peut-être pas vraiment.

Frédérique. – J’ai remarqué certains détails mais c’est en le lisant à voix haute que mes ados m’ont interpellé sur d’autres détails flippants, comme quoi nous ne sommes pas toujours à 100% attentifs pour tout capter à la première lecture. Je n’ai pas lu cet album comme une enquête mais plutôt comme une histoire à tiroirs, dès le premier détail flippant je me suis dit : que veut nous dire Mr Bachelet derrière ces paillettes ?

Colette. – Et bien justement, excellente question Frédérique : que veut nous dire Mr Bachelet derrière ces paillettes ?

Frédérique. – Haha merci Colette. Justement derrière ces paillettes se cache un message très fort sur le « star system », sur le fait de n’exister que sur les réseaux sociaux (rappelez-vous, les clins d’œil assez terribles – logos Twitter, Facebook…). Propulsée star et adulée par les chérubins, Poufy en fait les frais. Je trouve ce message très fort et peu d’albums pour enfant le souligne alors que les enfants sont de plus en plus friands d’être reconnus sur ces fameux réseaux.

Colette. – Je n’avais pas vu ces références Frédérique et je trouve cette lecture passionnante ! En effet finalement il est ici question de mode, dans le sens le plus populaire du terme : ce qui est à la mode, comment devient-on à la mode, qu’est-ce qu’il advient quand on n’est plus à la mode, et aussi – dans une sorte de mise en abyme que j’adore – comment crée-t-on une mode quand on est un.e artiste ? Fausse question, je pense, pour Bachelet qui a l’air de s’en soucier bien peu tant son humour dépasse, justement, les modes !

Lucie, en off, faisait remarquer les références « intra- iconiques » à d’autres œuvres d’art – la référence à Shining est une de celle que j’ai adoré analyser et que bien entendu mes enfants n’ont pas repéré mais il y en de nombreuses autres. Lesquelles vous ont interpellé et pourquoi ?

Frédérique. – Dès la couverture intérieure, on y voit le Grosloviou affublé d’un masque du tueur de Scream. Justement dans ce hall lieu de passage on croise Pikachu, des dinosaures et des pandas et c’est rigolo car tous ont été sur le devant de la scène selon les années et connaissent encore du succès. D’ailleurs, à un moment le panda s’en va car il se retrouve à l’affiche d’une grosse production. Que dire du dinosaure déguisé en Casimir, cela donne encore plus d’importance au « star system ». Après tout, le temps d’un été, un tube-un déguisement vintage et le tour est joué ! Et si on continuait sur les références ? Personnellement j’ai retrouvé un petit air hitchcockien à cet album surtout dans les décors, c’est très cinématographie non?

Lucie. – Si je peux ajouter mon petit grain de sel, je dirais que le coté hitchcockien vient d’une ambiance a priori « normale » (bon, un hôtel pour anciennes célébrités marketing n’a rien de normal mais vous voyez ce que je veux dire) qui va devenir inquiétante par de petits détails. Certains accès sont interdits, on voit passer des infirmiers et des gardiens… Je pense que ces indices mettent assez vite la puce à l’oreille des adultes. Et puis l’auteur qui se met en scène, c’est très hitchcockien aussi. Sauf que Bachelet ne se contente pas de faire une silhouette !

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Gilles Bachelet nous livre des messages très forts sur notre société (consommation, réseaux sociaux, mode…) tout en gardant cette finesse dans un humour qui le caractérise tant. Avez-vous lu cet album ? La chute n’est-elle pas incroyable ? 

Nos coups de coeur de mars

Ce mois-ci, vous vous en doutez, nous avons fait le plein de lectures en attendant des jours meilleurs et ensoleillés !

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C’est le moment de sortir du cocon et de s’ouvrir au monde qui a séduit Liraloin dans cette lecture aux magnifiques illustrations.

Mon amie la chenille de Marion Janin, l’atelier du poisson soluble, 2021

La chenille et son amitié, celle qui nous comprend, celle pour qui on fait une grande place. Un secret bien gardé qui peut rebuter et effrayer si on ne rentre pas dans « ce monde ». Et pourtant, il faut bien s’y frotter à ce « monde », le dehors : la nature se dévoile et se révèle à moi. L’exubérance du monde me saisit et m’enveloppe toute entière.

La chenille se change, mue en un cocon quittant peu à peu sa forme originelle. Elle nous transporte, nous ouvre vers d’autres personnes, d’autres chemins…

Marion Janin et son talent d’illustratrice mais aussi d’autrice sait transposer les sentiments éprouvés durant l’adolescence. Une délicatesse rare où se mêle l’apprentissage de la vie à travers l’amitié que l’on éprouve pour soi et pour les autres. Alors même si tout semble emmêlé comme les végétaux dans une chevelure, viendra le moment où l’envol se fera un jour ou l’autre.

Retrouvez l’avis de Linda ici

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Deux coups de cœur très différents pour Lucie ce mois-ci, mais qui tous deux questionnent notre rapport à l’art.

Tout d’abord, Jours de sable. Dans cette bande dessinée inspirée de faits réels, Aimée de Jongh nous entraîne dans le Dust Bowl pendant la Grande Dépression. Un jeune photographe est envoyé par la Farm Security Administration afin de documenter les conditions de vie des paysans et de leurs familles. Mais peu à peu, John Clark va baisser son appareil et aller à la rencontre des gens. Les dessins en teintes ocres sont somptueux et la réflexion sur le cadrage et le pouvoir de la photo passionnante.

Jours de sable, Aimée de Jongh, Dargaud, 2021.

Son avis complet ici.

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Après la photographie, c’est l’art pictural qui est au centre de Aspergus et moi, du tandem Didier Lévy – Pierre Vaquez (aussi à l’origine du Train fantôme sélectionné pour le prix UNICEF de littérature jeunesse 2021).

Le narrateur de cet album est un petit assistant anonyme d’un grand peintre, responsable de la fabrication des dizaines de noirs nécessaires aux tableaux son patron. Mais voilà que ce Maître s’ennuie. Faire les portraits des puissants n’est finalement pas si réjouissant. Alors ce petit assistant va l’aider à retrouver son âme d’enfant, et par-là même la joie de peindre.

De Picasso à Pollock, en passant par Pierre Soulages et Walt Disney, nombreuses sont les références aux artistes modernes dans cet album magnifiquement illustré à la matière noire. Mais il n’est pas indispensable de les connaître pour apprécier l’histoire (le maître n’est pas toujours celui que l’on croit) et les illustrations.

Aspergus et moi de Didier Lévy, illustrations de Pierre Vaquez, Sarbacane, 2017.

Son avis complet ici.

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L’Ickabog. J.K. ROWLING. Gallimard Jeunesse, 2020

Blandine a totalement plongé dans le récit de JK Rowling qui nous emmène dans le Royaume prospère de Cornucopia, sur lequel règne le Roi Fred Sans Effroi, malheureusement trompé par ses deux conseillers. Mensonges, manipulation, pouvoir mais aussi amitié et entraide ponctuent ce roman à la langue facétieuse et très visuelle.

Son avis complet ICI, et celui d’Isabelle.

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Pour Linda, il y a eu peu de lectures en mars mais un beau coup de cœur s’est glissé en mode relecture par le biais d’une lecture à voix haute avec le très classique et sensible Anne de Green Gables. Un premier volume d’une série qui fait l’épreuve du temps et prouve que le charme désuet d’une époque révolue peut encore séduire les jeunes lecteurs d’aujourd’hui.

Anne de Green Gables de Lucy Maud Montgomery, Monsieur Toussaint Louverture, 2020.

Voici les avis de Linda et Isabelle.

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Isabelle a craqué pour un album au charme nordique mystérieux, superbement illustré par Clément Lefèvre. Un drame aux allures de conte, déclenché par la cause de la course au profit au mépris du respect le plus élémentaire de la vie et de la nature. À lire idéalement en forêt, et à faire découvrir aux lecteur.ice.s déjà grand.e.s. Pour le plaisir de l’œil, de l’imagination et de la réflexion.

La Magicienne, de Myriam Dahman et Clément Lefèvre, Glénat Jeunesse, 2021.

Son avis complet

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Colette s’est plongé avec son Petit-Pilote dans les grandes et intrigantes illustrations de l’album sans texte Dedans, dehors. Le duo Anne-Margot Ramstein et Matthias Aregui explore avec une subtile ingéniosité les ressources du cadrage et de l’échelle des plans. Chaque double page de l’album offre une vision simultanée d’un même paysage ou d’une même scène mais d’un point de vue différent : d’un côté l’extérieur de la scène, de l’autre l’intérieur de la scène. Un livre qui nous invite à chercher du sens dans ce qui n’en a pas au premier abord et à nous raconter des histoires pour créer du lien entre chaque image. Un livre comme une invitation à regarder le monde autrement.

Dedans, dehors, Anne-Margot Ramstein & Matthias Aregui, Editions Albin Michel, 2017.

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Et vous, qu’avez-vous lu de beau en ce mois de mars ?

Nos classiques préféré.e.s : la générosité de Beatrice Alemagna !

Source : New York Times

Beatrice Alemagna débute sa carrière en gagnant le premier prix du concours d’illustration « Figures futures » du salon du livre de Montreuil à Paris en 1996. Très vite, elle publie son premier titre en tant qu’autrice illustratrice avec Une maman trop pressée. Très prolifique, Beatrice Alemagna nous enchante à chacune de ses publications. Nous partageons aujourd’hui avec vous nos coups de cœur parmi les titres de sa bibliographie.

Pour en savoir plus : son site : http://www.beatricealemagna.com/

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Pour Liraloin, il y a au moins 10 raisons d’aimer Les Cinq Malfoutus de Beatrice Alemagna, une équipe de bras cassés ? hummm… pas tant que ça !

Les Cinq Malfoutus, Beatrice Alemagna, Hélium, 2014
  1. Pour ce titre à la calligraphie amusante. Nul doute que dans cette histoire, il y aura une pointe d’humour.
  2. Pour cette présentation des cinq personnages mettant en avant des défauts assez communs : « le troisième était tout mou, toujours fatigué et endormi. »
  3. Pour… savoir qui est le plus « nul », c’est tout un casse-tête et chacun possède une bonne raison de l’être.
  4. Pour cette maison qui les accueille : aussi brinquebalante que ses locataires.
  5. Pour cette double page nous présentant un sixième personnage débarquant de nulle part : le Parfait, Monsieur sait poser devant l’objectif !
  6. Pour s’interroger et en conclure que l’intégration du Parfait va sans doute être un peu compliquée… nos cinq malfoutus sont unis comme les cinq doigts de la main !
  7. Pour cette phrase qui changera à jamais les cinq compagnons : « Vous ne servez donc à rien ! Vous êtes de vraies nullités ! … dit le Parfait d’un air dégouté. »
  8. Pour les illustrations de Béatrice Alemagna, un travail alternant collage et dessins aux crayons de couleurs.
  9. Pour que les défauts restent des défauts déguisés en qualités.
  10. Pour cette conclusion : et si nos défauts n’en étaient pas ?

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Pour Lucie, il faut absolument découvrir Les choses qui s’en vont.

Les Choses qui s’en vont, Beatrice Alemagna, Hélium, 2019

Un livre essentiel parce que :

  1. Cet album est une invitation à apprécier la beauté de l’éphémère…
  2. … par l’intermédiaire de calques délicats et ludiques.
  3. Et que les choses qui s’en vont sont parfois (souvent !) les plus importantes.
  4. Pour les illustrations, douces et colorées.
  5. Beatrice Alemagna rend tangible la temporalité des choses, si difficile à concevoir pour les enfants
  6. Si « tout, finalement, passe, s’éloigne ou change », l’auteure veille à alterner des préoccupations quotidiennes (blessure, poux, cheveux)…
  7. … et des éléments plus poétiques (musique, bulles de savon).
  8. Pour la délicate transition entre ce qui disparaît mais revient toujours…
  9. … et ce qui ne s’en ira jamais, que l’auteur laisse au lecteur le soin de nommer.
  10. C’est un album plein de douceur et de tendresse, tout simplement !

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Pour Colette, quel plaisir d’offrir Le Merveilleux Dodu-Velu-Petit à chaque anniversaire !

Le Merveilleux Dodu-Velu-Petit, Beatrice Alemagna, Albin Michel Jeunesse, 2014.
  1. De une, parce que le titre est vraiment savoureux, une véritable gourmandise à faire tourner en bouche.
  2. De deux, parce que tout commence avec cette question qui trouvera un écho en chacun de nous : « mais que vais-je lui offrir pour son anniversaire ? » Question existentielle, relationnelle, essentielle pour sceller ce qui nous lie, d’autant plus quand il s’agit d’un enfant et de sa mère.
  3. De trois, parce que le récit se déroule tel un conte en randonnée, de boutique en boutique, nous emportant dans un rythme trépidant celui de notre jeune héroïne, Edith, âgée de 5 ans et demi.
  4. De quatre, parce que la ville telle que l’imagine l’autrice est un espace sécurisant, élégant, qu’un enfant peut arpenter sereinement.
  5. De cinq, parce que cet album est une invitation à jouer avec la langue, à se laisser emporter par ses sonorités à la fois tendres et drôles : chacun y va de sa définition de ce qu’est un « dodu-velu » et nous nous laissons charmer par la créativité de notre héroïne haute comme trois pommes.
  6. De six, parce que c’est une ode à l’autonomie, à l’indépendance, à la quête, et à la capacité à garder les yeux bien ouverts pour nourrir notre besoin d’émerveillement.
  7. De sept, parce que finalement on n’en finit pas de se demander quel est cet étrange dodu-velu-petit ! Le suspense est intenable !
  8. De huit, parce que le style de l’artiste est toujours un vrai régal : les couleurs, le trait, les collages… toutes les techniques ingénieuses dont Beatrice Alemagna est l’experte sont un ravissement pour les yeux.
  9. De neuf, parce qu’Edith a réussi sa quête ! Quelle merveilleuse récompense !
  10. De dix, parce que c’est un excellent souvenir de lecture commune menée ici même il y a quelques années !

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Un grand jour de rien occupe une place toute particulière dans la bibliothèque d’Isabelle. Pour dix raisons, au moins !

Un grand jour de rien, de Béatrice Alemagna, Albin Michel Jeunesse, 2016.
  1. Pour l’attrait de ces pages joliment détrempées de pluie et de souvenirs d’enfance.
  2. Pour la justesse des mots qui disent si bien le désarroi enfantin quant « tout l’ennui de l’univers s’est donné rendez-vous ».
  3. Parce que – ooops ! – la console (qui comme on le sait porte mal son nom) se retrouve au fond de la mare.
  4. Pour le monde exaltant qui se révèle alors dans le décor familier : de quoi donner envie d’empoigner de la terre humide à pleines mains, d’explorer les environs, à la recherche de petits trésors.
  5. Pour la folle intensité de ces expériences enfantines troublantes, fascinantes, éblouissantes.
  6. Pour la façon émouvante dont les sublimes illustrations (« les plus belles jamais vues », dixit l’un des moussaillons de L’île aux trésors) restituent cette intensité.
  7. Pour ce petit chaperon orange auquel on s’identifie instantanément, partageant son désarroi, puis le réconfort de parvenir à s’affirmer au contact de la nature.
  8. Parce quand on a vécu un tel « jour de rien », un moment de complicité autour d’une tasse fumante s’impose pour partager ça avec une personne aimée.
  9. Pour le souvenir, justement, d’avoir découvert cet album en famille, bercés par une averse automnale et enveloppés du parfum de chocolat chaud.
  10. Pour l’ode aux « jours de rien » qui sont peut-être ce qui nous reste de plus précieux ?

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Et vous ? Quel est le livre que vous auriez choisi pour parler de cette autrice ? Ou, si vous ne la connaissiez pas encore, lequel de ses titres auriez-vous envie de découvrir ?

Lecture commune : Nowhere girl

Attirées par cette BD et son sujet principal, Nowhere girl a enchanté trois de nos arbonautes au point d’en faire une lecture commune sous le signe de l’adolescence, bercé par le rythme de la musique des Beatles ! Bonne lecture !

Nowhere girl de Magali Le Huche, Dargaud, 2021

Liraloin
Que pensez-vous de la couverture. Quelle histoire nous raconte-elle?

Colette
Quelle couverture incroyable : une toute petite fille, des géants colorés, une rue à traverser ! J’ai tout de suite reconnu la citation de la pochette du disque Abbey Road des Beatles – même si je ne suis pas du tout une adepte du groupe, ma culture musicale étant limitée à la chanson française contemporaine – mais une citation plus joyeuse et dynamique de la pochette d’origine. Le titre m’a particulièrement intriguée : une fille de nulle part, qu’est-ce que cela signifie ?

Isabelle
« He’s a real nowhere man
Sitting in his nowhere land
Making all his nowhere plans for nobody. »

Connaissais-tu la chanson des Beatles ? J’aime beaucoup ce texte sur les phases de suspens dont on ne voit pas bien sur le moment où elles vont bien pouvoir nous mener… Comme toi Colette, j’ai tout de suite été attirée par la fantaisie joyeuse de ces Beatles. Intriguée aussi par leur lien avec cette petite fille qui mène son chemin comme si de rien n’était : sait-elle qu’ils sont là ? Est-elle la seule à le savoir ?

Liraloin
Je ne connaissais pas cette chanson, si finalement en l’écoutant, comme vous deux, j’ai été attiré par cette couverture. On y retrouve le fameux passage clouté « Abbey Road », normal que les Beatles y soient aussi. J’aime cette représentation colorée, très festive qui invite à s’enthousiasmer et pourtant ce titre évoque tout autre chose.
Tout comme dans la BD Incroyable !, il y a un préambule. D’après vous quel message Magali Le Huche a souhaité nous faire passer ?

Isabelle
C’est drôle que tu parles d’Incroyable ! Frédérique, j’y ai beaucoup pensé en lisant cette BD. Les parallèles sont nombreux, on y reviendra peut-être ! Cet avant-propos qui arrive avant la page de titre fait un peu figure de bande-annonce. La protagoniste s’y présente, Magali, 11 ans, manifestement fan des Beatles, omniprésents dans la chambre – chanson qui passe, affiches, CD, noms griffonnés compulsivement… Comme dans Incroyable !, on ne sait pas trop sur quel pied danser. Cette vénération obsessionnelle donne envie de rire et en même temps, le visage de Magali est grave.
Avez-vous, pour votre part, vu un message dans ce préambule ?

Colette
Pour moi, je lis ce préambule comme un pacte autobiographique avec le lecteur, la lectrice (tel que Philippe Lejeune l’a défini) : c’est l’endroit au seuil du livre où l’autrice nous certifie que tout ce qui se trouvera dans ce livre sera la vérité car il y aura dans le récit que nous allons lire adéquation entre la narratrice, le personnage principal et l’autrice. Et d’entrée de jeu cela influence notre regard.

Liraloin
Je vous rejoins sur ce que vous avez écrit plus haut, ma première impression a été celle d’Isabelle. Je n’y ai vu que le comportement d’une jeune demoiselle très fan d’un groupe : un peu compulsif c’est en cela que j’ai tout de suite vu le parallèle avec la BD Incroyable !. Mais ce préambule est trompeur et on ne s’attend pas du tout aux événements qui vont suivre.
…d’où cette question : Au départ tout semble « ordinaire » dans la vie de cette jeune collégienne rentrant en 6ème et puis le stress pointe le bout de son nez. Comment l’avez-vous s’installer. Et comment l’avez-vous ressenti ?

Colette
En effet l’angoisse arrive assez vite dans la vie de collégienne de Magali : j’ai eu l’impression que c’était cette ignoble sorcière de professeure de Français qui était l’élément déclencheur : figure revêche et autoritaire, elle met la pression sur ses élèves dès la première rencontre. Notre héroïne ne semble pas prête à affronter ce type de comportement.

Isabelle
Dès le jour de la rentrée, le ventre de Magali (et le nôtre avec) se noue assez vite. Elle est forte de sa complicité avec Agathe, mais tout de même, le bâtiment est imposant, le dress code implacable dans la cour et… personne ne joue. Beaucoup de bruit et un pion despotique qui gesticule et parle très fort. On ressent vite la crainte de se faire remarquer mêlée à la volonté très forte de devenir une bonne élève. Ça m’a beaucoup parlé, ma rentrée de 6e a été l’un des jours les plus terrifiants de ma vie. Mais le stress monte encore en grade par la suite et tu as raison, la professeure de français joue un rôle déclencheur. Malheureusement, cela arrive…

Une professeure pas commode…

Liraloin
Je suis plutôt d’accord avec Colette, cette BD faisait partie de la sélection de mon comité BD il y a 1 mois et un des intervenants nous a expliqué que ce collège n’était pas facile. De belles « performances » d’élèves sont attendues. Comme Magali Le Huche possède cette fibre artistique, elle n’a pas su s’intégrer dans ce moule si particulier. L’angoisse monte et tout comme Isabelle, j’ai été traumatisée par ma rentrée en 6ème, petite campagnarde perdue à la ville.

Isabelle
Après, la famille de Magali est aussi un peu écrasante (même si elle est aimante), non ?

Liraloin
Tout à fait, la mère est hyper occupée, à toujours analyser les faits et gestes de toute la famille ainsi que le père. D’ailleurs s’est assez flippant, les paroles sont représentées par des bulles « brouhaha ».

Colette
La fameuse entrée en 6e… Je ne comprends pas que l’on n’ait toujours pas réussi à adoucir ce moment de transition depuis le temps qu’on peut recueillir des témoignages sur la violence de ce moment.
Très bonne observation Isabelle ! Je n’ai pas su quoi en penser de cette famille… En effet, les parents sont particulièrement attentifs à leur fille et à son malaise mais le point de vue « psychologisant » à travers le prisme duquel ils observent les évènements ne semble pas faciliter le retour à la confiance de Magali.

Isabelle
Et l’exemple de cette sœur qui réussit tout, pas facile à gérer !

Liraloin
Et encore, je ne pense pas que notre petite jeune fille soit en difficulté face à sa sœur. C’est un modèle mais dans le bon sens ! et puis c’est elle qui lui fait découvrir, sans le vouloir, les Beatles.

Colette
La grande sœur quant à elle m’a semblé plutôt incarner une figure rassurante – j’ai particulièrement apprécié la scène où elle accueille sa petite sœur dans son lit, le soir du jour où Magali a eu ses règles pour la première fois : sororité for ever !

Isabelle
Oui, c’est un beau personnage. Mais les succès de toute la famille – la sœur forte en tout, les parents « super-héros du rétablissement », tous éloquents et sûrs d’eux – semblent placer la barre très haut.

Liraloin
Revenons aux caractéristiques de la BD : comment avez-vous perçues les doubles pages représentant les Beatles et toutes ces couleurs si changeantes du rose et noir dominant?

Colette
Je trouve que c’est toute l’originalité de cette BD, une magnifique marque d’ingéniosité ! Ce flot de couleur nous emporte littéralement avec Magali ! C’est une allégorie particulièrement réussie du pouvoir de l’art, de la musique en particulier, musique évanescente, invisible rendue si concrète à travers ces vagues de couleur.

Liraloin
C’est bien vu effectivement, un monde intérieur et extérieur très coloré rien que pour soi, c’est tout ce changement qui s’opère durant l’adolescence aussi, on se rassure comme on peut. J’ai contemplé ces pages longuement, je les trouve apaisantes avec ce petit personnage qui change de position comme si elle suivait le son de la musique.

Isabelle
Tout à fait ! Autant il y avait peu de couleurs dans le quotidien de la jeune fille, autant les ondes chatoyantes qui viennent l’envelopper aux notes des Beatles semblent déployer une bulle en apesanteur où on peut se laisser aller et tout semble possible ! Ces pages sont merveilleuses.

Un monde intérieur rien qu’à soi…

N’avez-vous pas eu envie urgemment de plonger à votre tour de cet univers – et donc d’écouter les Beatles ? 

Colette
Je ne connais pas du tout les Beatles mais ces pages souvent énigmatiques, quelque peu surréalistes m’ont donné envie en effet de me plonger dans les textes du célèbre groupe pour « déchiffrer » ces pages poétiques.

Isabelle
Suite à cette lecture, par curiosité, mon mari et moi, nous avons vraiment passé plusieurs soirées à écouter les albums que nous ne connaissions pas (notamment ceux dont Magali s’indigne quelque part que personne ne les estime à leur juste valeur !). Et ça a été une vraie révélation, leur musique est vraiment fascinante dans sa créativité et sa capacité à faire vibrer différentes cordes en nous.

Liraloin
J’ai beaucoup écoute les Beatles lorsque j’étais plus jeune et ma chanson préférée était I am the Walrus que je passais en boucle. Très sensible à ces couleurs qui rappellent le psychédélisme, j’y ai vu comme une paix intérieure, un cocon…
Justement, comment repartir vers « la vraie vie » lorsqu’on est déconnecté de tout comme l’est Magali?

Isabelle
Grâce à l’amitié et l’amour de ses proches – All you Need is Love – mais aussi et surtout grâce à la force puisée dans l’exploration de mondes imaginaires qui n’appartiennent qu’à soi et où on est libre de se trouver soi plutôt que de chercher à entrer dans un moule auquel personne ne correspond vraiment. C’est quelque chose que j’ai trouvé très réconfortant : un jour, Magali ne cherche plus à se couler dans le rôle de la bonne élève, mais a identifié avec certitude ce qui la fait vibrer. C’est très inspirant !

Colette
Par contre ce qui m’interroge, c’est qu’elle ne peut mener cette quête qu’en s’éloignant des autres… Ce qui est intéressant chez notre adolescente c’est ce coup de foudre complètement à contre-courant des goûts de sa génération. Il y a parfois des scènes assez drôles qui le soulignent comme la confrontation Bruel / Beatles. Il me semble que malgré le pathétique de la situation d’isolement de Magali, l’auteure réussit à ménager de petits moments d’humour voire d’ironie.

Isabelle
Je suis contente que tu en parles, Colette, car je me dis que le sujet de la BD pourrait faire craindre quelque chose de pesant. Or, il y a beaucoup de moments très drôles. Magali Le Huche manie particulièrement bien l’autodérision quand elle parle de sa propension à vénérer différentes idoles ou de sa passion dévorante pour les Beatles, à contre-courant de son époque. Par exemple quand elle s’indigne que sa mère ait vécu à l’époque des Beatles mais ait préféré écouter Johnny Halliday !

Liraloin
Tout à fait Isabelle ! Quelle belle conclusion que de voir que Magali a réussi à s’exprimer et finalement elle n’a plus aussi besoin des Beatles pour mieux se comprendre, mieux « armée » pour appréhender le monde qui l’entoure. Cet éloignement est nécessaire tant pour respirer un peu car on l’attend au tournant. Et puis Magali est à contre-courant comme le reste de sa famille finalement, ce qui dénote une grande ouverture d’esprit tout comme l’humour.

Isabelle
Tu as raison. Ce n’est pas toujours le cas mais pour y avoir été confrontée de façon proche, j’ai l’impression que les problèmes d’inadaptation comme ceux qu’elle rencontre sont souvent stigmatisants, voire honteux. Cela ne facilite pas toujours les choses pour proposer ou demander de l’aide.
Il me semble que les multiples clins d’œil aux années 1980 alimentent ce registre plus léger, ça m’a amusée de reconnaître les modes et petits accessoires de l’époque un peu partout !

Liraloin
Oui en effet ! j’ai beaucoup apprécié. J’ai la même sensation nostalgique lorsque je regarde les illustrations de Camille Jourdy ! aller simple en enfance !

Colette
Moi aussi, j’ai adoré ces clins d’œil qui ne peuvent parler qu’aux personnes de la même génération que l’auteure ! J’adore cette sensation de découvrir des choses que j’avais complètement oubliées, que je ne savais plus avoir en mémoire !

Liraloin
Quelles sensations garderez-vous de votre lecture ?

Colette
Je crois que c’est ce précieux équilibre des différents registres qui m’a le plus convaincue. Le sujet de la phobie scolaire est un sujet qui me touche de plus en plus directement – au passage, cri d’alerte : la pandémie de Covid-19 a eu un effet dévastateur sur la confiance de nos ados en l’école me semble-t-il, et les « cas » de phobies scolaires semblent se multiplier – c’est un sujet qui aurait pu très vite tourner au tragique mais l’auteure a réussi à y déchiffrer une toute autre partition.

Liraloin
Tout à fait Colette mais je dirais aussi que l’adolescence y est pour beaucoup aussi. Il y a tellement de changements d’ordre physique et psy. Magali Le Huche a bien réussi son exercice, créer une Bd dont le sujet principal est la phobie scolaire en y ajoutant les préoccupations d’une ado comme on en rencontre ou côtoie chaque jour.
J’ajouterais que j’ai beaucoup apprécié la mise en page de cette Bd. Le lecteur passe du roman graphique à des pleines pages de couleurs … quel bel exercice!

Isabelle
Je me suis dit que tout cela faisait de cette BD un formidable support de partage intergénérationnel : une ode à la musique des années 1960 qu’ont vécues nos parents, des clins d’œil à nos années 1990 et un propos intemporel sur l’adolescence et l’école qui a, en tout cas, beaucoup parlé à mes enfants.

Colette
Intergénérationnelle, intemporelle, cette BD a tout d’une grande ! C’était quand même étrange de retrouver Magali Le Huche dans ce genre de littérature. Chez nous on l’aime beaucoup pour des œuvres beaucoup plus légères comme Non-non ou Jean-Michel Le Caribou. Cette BD ouvre peut-être la voie à un nouveau public ?

Liraloin
J’ai eu la même sensation que toi Colette, je ne l’attendais pas du tout sur ce genre connaissant un peu ses autres titres. C’est un bel hommage à son enfance et surtout à cette vocation naissante qui l’appelle…

Pour terminer, le mot de la fin revient à Colette

On a eu la chance de rencontrer Magali Le Huche en 2019 à Angoulême dans le cadre d’un atelier pour apprendre à dessiner Jean-Michel Le Caribou. Et puis on a nos exemplaires de son adaptation de Verte dédicacés !
C’est étrange parce que par rapport au personnage décrit dans la BD, il y a quelque décalage (mais en même temps, elle n’avait plus 11 ans lors de notre rencontre) c’est une adulte confiante, à l’aise à l’oral, très élégante.

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Pour en savoir plus, retrouvez une revue de presse très détaillée ici et les avis de Colette, Isabelle et Liraloin.

Sous ta peau, le feu – de Séverine Vidal, roman reçu avant publication

Le dernier roman de Séverine Vidal, Sous ta peau, le feu, nous transporte dans le Bordelais, une vingtaine d’années avant la Révolution française, en pleine épidémie de variole. Ange, 17 ans, accompagne son père médecin qui l’initie au métier et tente de canaliser un peu ses rêves révolutionnaires : pas toujours évident face à tant de fougue – plus encore depuis sa rencontre avec la jeune Esmée dont la famille a été décimée par la maladie… Un roman historique aux accents très actuels, donc, que nous avons eu la chance de découvrir en avant-première, suite à l’entretien que Séverine Vidal nous a accordé en mars 2021. Quelques semaines plus tard, nous recevions Sous ta peau le feu avant parution, pour une lecture attentive et enthousiaste, assortie de l’invitation à faire part de nos retours à l’autrice. Dans ce billet, nous revenons sur cette expérience qui ne nous a pas laissées indifférentes !

Sous ta peau, le feu de Séverine Vidal, Nathan, 2021.

Comment avez-vous eu connaissance de l’opportunité de lire Sous ta peau, le feu avant publication ? Aviez-vous déjà eu de telles occasions ? Si oui pour quels textes ?

Isabelle : C’est Pépita, branche fondatrice de notre bel arbre, qui a été contactée début 2021 par Séverine Vidal suite à l’entretien qu’elle nous avait accordé. L’autrice était intéressée d’avoir des retours sur son manuscrit. Je savais déjà que j’appréciais ses livres, je n’avais jamais eu l’occasion de commenter un roman en amont de sa publication, j’aimais l’idée que nous soyons plusieurs par ici à nous prêter à l’exercice en même temps : j’ai saisi la perche !

Lucie : Tout comme Isabelle. Pour moi, c’était une première pour un roman jeunesse, mais j’ai l’habitude de le faire pour les romans de mon mari. Cela dit, l’expérience a été très différente ici, car j’ai aussi beaucoup apprécié de pouvoir en discuter avec vous. Comme toujours, on ne voit pas toutes les mêmes choses et c’est enrichissant !

Colette : Je n’avais jamais non plus eu une telle opportunité. J’ai vraiment vécu cela comme un cadeau, une précieuse faveur d’autant plus que je venais de lire plusieurs romans de Séverine Vidal que j’avais vraiment beaucoup appréciés, Des astres et Soleil glacé. Qu’une autrice comme Sévérine Vidal nous confie son texte, c’était pour moi la preuve très concrète que ce que nous faisons A l’ombre du grand arbre compte pour les auteur.e.s.

LiraLoin : Tout comme vous, c’est après l’interview qu’elle nous accordé que, très vite, nous avons été sollicitées pour lire son roman avant publication. J’ai été tout de suite très émue et enthousiaste. En effet, j’avais déjà lu la Drôle d’évasion, Pëppo et L’Été des Perséides.

Que vous a apporté cette expérience ?

LiraLoin : Beaucoup, car c’était une première et j’ai trouvé cette démarche intéressante. Le plus amusant c’était de vous savoir toutes en train de lire le roman, un p’tit lien malgré cette distance. Après, j’étais hyper stressée car pas du tout à l’aise avec l’exercice : j’aime analyser, mais pas critiquer. Je n’ai pas assez confiance en moi pour expliquer à un auteur que tel ou tel passage n’est pas plaisant ou qu’il manque des précisions… Séverine Vidal n’est pas une débutante ! Lorsque j’ai lu vos retours, je me suis sentie un peu naze car les miens n’étaient pas aussi précis que les vôtres. J’ai bien aimé mais je ne suis pas certaine d’être à la hauteur de ce que peut attendre un écrivain.

Colette : J’ai adoré cette expérience car elle a légèrement modifié ma manière de lire ce texte : j’ai été beaucoup plus attentive à la structure du récit, d’autant plus que dans Sous ta peau, le feu, la structure en deux parties est vraiment fondamentale. Savoir que nous participions à un texte en cours d’écriture, une sorte de work in progress, c’était vraiment enthousiasmant intellectuellement : nous étions en quelque sorte en train d’écrire le texte à plusieurs mains et j’ai toujours été très intriguée par les procédures d’écriture collective découvertes lors de mes études de lettres (démarches de l’OULIPO, ou des surréalistes avec les cadavres exquis par exemple). Au-delà de la démarche artistique, il y a aussi la démarche relationnelle qui m’a beaucoup plu : une auteure nous faisait confiance, nous étions toutes en train de lire le même texte, en même temps, de manière unanime, c’est finalement une expérience de vie assez extraordinaire.

Lucie : Je vous rejoins sur le sentiment de légitimité qu’une telle proposition apporte à notre blog, le plaisir de vous imaginer en train de découvrir le texte en même temps que moi (et en avant-première !), nos échanges à son sujet… Mais aussi sur la difficulté à cerner ce que Séverine Vidal attendait réellement de nous. Comme tu le dis Frédérique, ce n’est pas son premier roman : attendait-elle simplement une validation ou des retours sincères ? Et, le cas échéant, qui suis-je pour lui dire que tel personnage agit de manière illogique ? Pas simple de trouver l’équilibre et le ton juste dans le mail que je lui ai envoyé ! En bref, j’ai adoré partager cette expérience avec vous, mais ce n’était pas forcément évident.

Isabelle : C’est vrai que c’est excitant d’avoir dans les mains un texte encore ouvert. J’ai surmonté les questionnements que vous évoquez en me disant que Séverine Vidal s’intéressait à l’avis de celles et ceux à qui ce roman s’adresse : ses lecteur.ice.s. Et en la matière, nous étions légitimes pour lui faire part de notre sentiment, en tant que grandes consommatrices de livres !

En quoi est-ce une expérience de lecture différente d’une lecture de texte publié ?

Isabelle : La demande d’un retour, sur un texte qui pouvait encore bouger a beaucoup modifié ma manière de lire. Je ne me suis pas complètement autorisée à glisser dans l’histoire, me posant en cours de lecture des questions qui n’émergeraient normalement qu’au moment d’écrire mon billet, après avoir terminé le livre (ou même pas du tout) : le récit était-il cohérent sur tous les points ? Bien construit ? Manquait-il quelque chose ? C’est comme ça que j’ai remarqué que si on recoupait les informations sur l’histoire d’Ange, on se rendait compte que ce personnage avait dû prendre une décision très importante à seulement cinq ans. Je n’aurais jamais remarqué cela en lisant « normalement » le roman, mais certain.e.s lecteur.ice.s, notamment les jeunes, peuvent être très attentifs à ce genre de détails. C’est un point que l’autrice a modifié dans le manuscrit final, je suis heureuse si mes remarques ont été utiles.

LiraLoin : J’ai lu avec attention mais je n’ai pas pris le temps d’analyser comme vous l’avez fait et je dois avouer qu’une deuxième lecture aurait eu plus d’impact. Ma première lecture n’a pas suffi pour repérer tous les détails. Comme je le disais, j’avais la pression : qui suis-je pour me permettre de faire des retours ? Je suis restée trop focalisée sur les sensations que m’apportait l’écriture et j’ai eu du mal à me détacher de cette sensation que me procuraient les mots. Si c’était à refaire, j’aborderais ma lecture différemment.

Colette : J’ai vécu cette opportunité comme une occasion de pouvoir faire mes remarques de lectrice en direct à l’auteure, mais pas du tout dans l’esprit d’une correctrice. Je n’ai pas pensé que Séverine Vidal changerait des choses dans son récit et d’ailleurs je n’ai toujours pas lu la version définitive mais à te lire, Isabelle, je comprends que l’auteure a tenu compte de certaines de nos remarques – et j’en suis encore plus honorée ! Pour résumer c’était une expérience de lecture différente parce que je pouvais communiquer avec l’auteure mais comme Frédérique je me suis complètement laissée emporter par les mots, enfiévrée par cette passionnante histoire d’amour naissant et de femmes puissantes !

Lucie : Tout à fait d’accord avec Colette, je l’ai plus lu comme un texte achevé, avec toutefois la possibilité d’émettre quelques petites remarques, mais pas celle d’en modifier la structure ou l’histoire. Là, pour le coup, je ne me serais pas sentie légitime du tout !

Qu’est-ce qui vous a marquées à la lecture, quels sont les aspects sur lesquels vous avez échangé avec l’autrice ?

LiraLoin : J’ai apprécié l’actualité de cette lecture : satané virus ! Un point que j’ai transmis à l’autrice concernait le besoin, de mon point de vue, de plus de descriptions de paysages pour bien ancrer les scènes. Ça commençait bien avec la description du château mais je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à plus de détails.

Lucie : Je te rejoins Frédérique. Je n’ai peut-être pas été assez attentive au début, mais je n’avais pas compris où se situait l’histoire : j’ai un peu manqué de descriptions ou d’indices géographiques. Séverine Vidal m’a répondu avoir situé l’action à Lacanau (La Canau, à l’époque), mais elle n’a pas eu envie de tout nommer avec précision. J’ai noté aussi de très jolies phrases et trouvé le parallèle entre les chimères et Ange intéressant : sa situation (n’en disons pas plus ici pour ne pas divulgâcher) est tellement étonnante pour l’époque !

Isabelle : C’est drôle ce que tu dis sur les chimères, c’est un aspect qui m’a interrogée aussi. Je me suis demandé pourquoi le père d’Esmée a des préoccupation aussi particulières (livres en cuir humain – qui ont vraiment existé, je suis allée vérifier, taxidermie, construction de ces fameuses chimères), ou plus précisément quel rôle cela jouait pour l’intrigue. Je n’avais pas pensé à faire ce parallèle avec Ange !
Si quelque chose m’a fait un peu tiquer, ce serait peut-être des doutes quant à la crédibilité d’un homme comme le père d’Ange. Je me suis demandée si la tonalité de certains dialogues marqués par la connivence entre Ange et son père manquait de crédibilité. Les deux évoquent leur époque avec beaucoup d’ironie (« Prête à épouser un beau garçon et le servir, ta vie durant ? »), tout cela me semblait difficile à s’imaginer au XVIIIe siècle. J’ignore peut-être certaines prémisses des idées « féministes », mais il me semble que c’est quelque chose qui se développe de façon aussi explicite plutôt au siècle suivant.

LiraLoin : Je me suis aussi demandé si, à l’époque, même un médecin était aussi ouvert d’esprit.

Colette : L’époque de la narration est celle qui voit la naissance d’Olympe de Gouges, pionnière du féminisme en France, donc il ne me paraît pas incongru que des jeunes gens portent déjà – à voix basse – les réflexions menées par Ange. D’ailleurs ce n’est sans doute pas un hasard si sa mère se prénommait Olympe.

Isabelle : Oui. Mais Olympe de Gouges est vraiment une pionnière. Ce n’est pas facile pour un enfant de médecin élevé par son père à la campagne de penser hors des cases en s’affranchissant de toutes les normes de son époque – beaucoup plus tard, dans un tout autre contexte, Marx avait développé son concept d’aliénation pour susciter des prises de conscience qui semblèrent longtemps impossible malgré des injustices criantes et des situations de facto insupportables. Pour vous donner une comparaison, j’ai trouvé que la prise de conscience et le cheminement vers l’émancipation étaient plus crédibles dans le roman sur Rosa Bonheur : nous sommes cinquante ans plus tard, son père est un Saint-Simoniste et donc formé aux idées progressistes et malgré cela, son discours (apprends la couture pour pouvoir rester indépendante matériellement) doit être replacé dans l’époque pour en saisir tout le côté pionnier. Et Rosa chemine pas à pas.

Comment avez-vous vécu la correspondance avec Severine Vidal ?

Colette : J’ai trouvé cette correspondance très motivante car c’est à cette occasion que j’ai découvert que Sévérine Vidal vivait près de chez moi et surtout dans le village d’une collègue chère à mon cœur qui est très engagée pour la culture. Des liens se sont créés entre nous trois : ma collègue a commandé plusieurs livres de Séverine Vidal pour la bibliothèque de son village, se servant de mes chroniques pour les valoriser et communiquant avec Séverine pour des animations à la bibliothèque. J’ai eu la chance de rencontrer Séverine Vidal au festival Lire en poche de Gradignan et elle m’a tout de suite associée au Grand Arbre et à notre lecture commune de Sous ta peau, le feu. C’est un sentiment tellement agréable que celui d’appartenir à un cercle d’autrices et de lectrices !

Lucie : Comme je l’ai dit, j’étais dans mes petits souliers. Pas facile de trouver les mots justes, faire attention à la sensibilité de l’auteur qui prenait le risque de nous faire lire son roman encore inachevé.

LiraLoin : C’était aussi assez angoissant pour moi, comme une attente de résultat lors d’un entretien d’embauche. Je n’attendais pas grand chose vu le peu de remarques que j’ai pu faire sur mon retour de lecture et c’est pour cela que je n’étais pas à l’aise. Je ne me sentais pas du tout légitime. Mais j’ai été ravie que Séverine Vidal me réponde et prenne en compte mes suggestions.

Isabelle : Je trouve que vous mettez bien en mots ce qu’un tel échange peut avoir de grisant et d’intimidant en même temps. Quand on chronique des livres, on a parfois la chance de pouvoir dialoguer avec l’auteur.ice. C’était la première fois pour moi qu’un tel dialogue se faisait en amont de la publication, mais l’expérience se rapprochait de la situation où un.e. auteur.ice lit notre billet et prend le temps de réagir. Cela fait toujours immensément plaisir et donne l’impression d’être prise au sérieux par celles et ceux qui écrivent nos livres. Ils sont souvent curieux de sonder notre expérience de lecture. En même temps, c’est intimidant comme vous le soulignez. Et cela peut être étrange quand on a lu déjà plusieurs livres parce qu’écrire et lire, c’est quelque chose d’assez intime et que même si on ne se connait pas personnellement, on peut avoir l’impression d’avoir partagé quelque chose d’assez personnel.

Suite à nos échanges, Séverine Vidal a eu la gentillesse de nous répondre de façon individuelle et de nous envoyer un exemplaire de son roman paru en août avec cette dédicace.

Sans oublier notre collectionneuse de papillons, Colette…

La dédicace finale a-t-elle eu une résonance particulière pour vous ?

LiraLoin : Une très grande fierté m’a envahie, celle d’appartenir à ce groupe de blogueuses : A l’Ombre du Grand Arbre. C’était la première fois aussi que mon prénom était cité en remerciement. J’ai été très touchée.

Colette : D’une certaine manière oui, car j’ai été oubliée par l’éditeur dans la dédicace ! Je pense que je ne m’en serais pas rendu compte mais Séverine Vidal y a été très attentive et me l’a signalé par mail. J’ai trouvé cette attention assez exceptionnelle. Le plus important me semble-t-il, comme le disait Lucie, c’est la reconnaissance du travail mené ensemble à l’ombre de notre grand arbre : lire Sous ta peau, le feu en avant-première a été une aventure très fédératrice ! Et je suis prête à recommencer !

Lucie : J’ai trouvé cette attention très sympa, et surtout me retrouver citée avec vous, en collectif (même s’il manquait Colette qui avait partagé cette lecture avec nous) m’a vraiment plu. Petite fierté partagée. J’espère avoir l’occasion de renouveler l’expérience !

Merci encore à Séverine Vidal pour sa disponibilité et sa gentillesse !

Pour finir de vous donner envie de lire Sous ta peau, le feu, n’hésitez pas à lire les avis complets de Linda, Isabelle et Lucie !