Lecture commune : Nous traverserons des orages, de Anne-Laure Bondoux

Anne-Laure Bondoux est presque déjà une autrice classique en littérature jeunesse et ado. Lorsque son tout nouveau roman, Nous traverserons des orages, a reçu la pépite d’or du salon de Montreuil, nous avons eu envie non seulement de le lire mais de partager nos impressions ! Nous voilà donc dans la ferme des Chaumes, logis de la famille Balaguère qui porte mal son nom. Avec ses générations successives, nous allons traverser plus d’un siècle d’histoire, de 1914 à nos jours. Les pages se tournent, les temps changent avec les générations, mais la ferme des Chaumes est comme immuable et les Balaguère restent hantés par les mêmes démons : les chimères et l’abandon, les non-dits et la violence. Lecture commune !

Anne-Laure Bondoux lors d’une rencontre-dédicace à l’occasion de la sortie de son roman

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Isabelle : Avant d’entrer dans le vif du sujet : aviez-vous déjà lu Anne-Laure Bondoux ? Sur quel registre la connaissiez-vous ? Le nom de l’autrice a-t-il joué un rôle dans votre envie de lire ce roman ?

Liraloin : Je connais cette autrice depuis un moment, mes collègues m’en parlaient souvent et il y a quelques années (environ 12 ans maintenant) j’ai lu ses romans. J’ai eu un véritable coup de cœur pour Tant que nous sommes vivants. En plus, l’autrice a été invitée dans une librairie de Toulon ! Quelle opportunité de pouvoir l’écouter parler de son livre et d’échanger (un peu) avec elle.

Lucie : Moi aussi, j’ai déjà lu plusieurs des romans d’Anne-Laure Bondoux (Tant que nous sommes vivants m’avait particulièrement plu aussi) et c’est une auteure que je suis avec plaisir.

Héloïse : Oui, j’avais déjà lu plusieurs romans d’Anne-Laure Bondoux, et j’avais particulièrement aimé L’aube sera grandiose, qui m’avait marqué à l’époque.

Linda : Je pensais ne pas l’avoir lu avant de retrouver dans mes archives un petit retour sur L’aube sera grandiose dont je ne garde absolument aucun souvenirs. Au vu de mes notes, cela ne m’avait pas vraiment plu et je ne comprenais pas l’engouement autour de ce roman à côté duquel j’étais passée. C’est la couverture qui m’a en premier lieu attirée ici, elle dégage une certaine sérénité avec son paysage campagnard et l’immensité de ce ciel si bleu.

Isabelle : Moi aussi, c’est l’un de ses textes que j’avais vraiment aimés ! On pourrait faire des parallèles avec celui dont il est question ce soir, on y reviendra peut-être ! Après, pour moi, ce n’est pas que le nom de l’autrice qui a piqué la curiosité mais aussi la pépite décernée à ce roman à Montreuil.

Héloïse: J’avoue que cela m’a donné envie de le lire encore plus rapidement aussi.

Lucie : Oui, ce prix est tout de même gage de qualité !

« Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d’une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des « orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lois et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d’un autre. »

Isabelle : Ce livre s’ouvre sur un prologue qui offre en quelque sorte un écrin au récit qui va suivre. Qu’en avez-vous tiré ? En avez-vous immédiatement saisi toutes les dimensions ou êtes-vous retournées le lire plus tard, voire à la fin du roman ?

Héloïse : Le prologue m’a particulièrement intriguée, mais oui, je n’en ai saisi toute la richesse qu’à la fin…

Lucie : Le tutoiement en début de roman m’a interpellée. Je me suis tout d’abord demandé qui était Saule pour complètement l’oublier jusqu’à la fin du roman. Donc, non, je n’avais pas du tout anticipé toutes les dimensions du roman et oui, je suis retournée lire ce prologue une fois ma lecture achevée.

Isabelle : Moi pareil ! Je l’ai lu sans tout comprendre, puis j’y suis revenue plus tard et j’ai réalisé tout ce qu’il livre sur ce qui va suivre. C’est un roman qui va parler d’histoire avec un petit « h » quand il s’agit de la famille Balaguère et d’un grand « H » puisque l’on va remonter tout le vingtième siècle. Le cadre du récit est posé, la ferme des Chaumes. Mais c’est aussi un récit adressé à quelqu’un qui s’appelle Saule, dans un but bien précis : déjouer ce qui pourrait être perçu comme une malédiction qui se répète depuis déjà trop de générations. Et ce, par le pouvoir des mots.

Liraloin : C’est assez étrange comme sentiment car ce prologue peut être interprété comme un testament et en même temps il y a cette lueur d’espoir qui réside dans la transmission. Le retrouver à la fin, quand la boucle est bouclée, est un soulagement.

Linda : Comme Lucie c’est le tutoiement qui m’a interpellée au début. Je n’ai pas forcément saisie tout ce que ce prologue voulait nous dire, forcément, mais quand on arrive au bout du récit, on comprend combien l’auteure nous avait déjà préparé, tout comme Saule, à ce qui allait suivre, à ce qui nous serait raconté.

« Seul dans la chaleur de juillet, Marty traverse la cour de la ferme. L’après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d’air sur les Chaumes. On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d’à côté, le grincement d’une poulie quelque part, et le cœur de Marty qui tape dans sa poitrine. »

Isabelle : Ensuite, énorme bond dans le temps, n’est-ce pas ? Quelqu’un a-t-elle envie de raconter un peu comme elle s’est immergée dans l’histoire des Balaguère ?

Héloïse : J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant ce roman. Il y a un côté tragédie grecque dans cette fatalité, cette famille maudite et cette violence qui règne… et en même temps, sans réellement s’attacher aux personnages, on a envie de savoir où tout cela va mener ! Le mélange histoire familiale et “grande” Histoire est savamment dosé. C’est un récit puissant, qui met du temps à se construire, et qui est tellement riche !

Lucie : Je me suis laissée emporter dans la famille Balaguère, sans me poser de questions. J’ai d’ailleurs été surprise de lire ce roman aussi vite. Vu le nombre de pages et sa forte teneur en intensité et en tragédies, je pensais que cette lecture me prendrait plus de temps. Mais il faut dire que comme Héloïse j’ai beaucoup apprécié le mélange entre la « petite » et la grande histoire.

Linda : En effet, le roman se lit d’une traite, assez facilement malgré sa densité qui tient certes dans le nombre de pages mais aussi dans son contenu car on y balaie l’Histoire de 1914 à aujourd’hui ce qui représente tellement… Et comme vous le dites, ce mélange entre la petite et la grande histoire font la richesse du récit. C’est en tout cas un aspect que j’ai vraiment apprécié en ce qui me concerne.

Liraloin : Et oui 1914 ! on se dit que l’Histoire va être très présente dans ce roman. Je ne sais pas mais j’ai beaucoup pensé à ma mère car elle adore Pierre Lemaître et je me suis dit « en voilà un roman qui traite de la saga familiale à travers le temps. » C’est venu de suite et ne m’a pas quitté toute le long de ma lecture, spectatrice de drames vécus par une famille un jour en France.

Isabelle : C’est drôle que tu parles de Pierre Lemaître, j’ai aussi pensé à cet auteur. À Ken Follett, aussi, qui tisse comme ça des sagas historiques à partir de la perspectives de plusieurs membres d’une famille.

Liraloin : Pour ma part et on en avait un peu parlé avec Linda, j’ai trouvé que le ton était distant comme si A-L Bondoux relatait des faits et bien évidemment avec cette immersion qu’on lui connaît. Une saga familiale c’est tout de même un autre genre très différent de ses autres romans même si avec l’Aube sera grandiose nous avons été accompagnées par une mère et sa fille.

Isabelle : C’est intéressant que tu parles de L’aube sera grandiose parce que pour ma part, j’ai fait pas mal de parallèles. Dans les deux cas, on a une histoire familiale avec un enjeu d’arriver à dire à la génération suivante ce qui s’est passé pour sortir d’un schéma. Ici, c’est une transmission père-fils (sur plusieurs générations), dans L’aube sera grandiose, c’est une transmission mère-fille. Quoi qu’il en soit, et j’ai l’impression que ça a été pareil pour toi, je ne me suis pas tout de suite sentie à l’aise. J’étais un peu perturbée qu’on soit en 1914 mais que le récit soit rédigé au présent. J’avais du mal à trouver mes repères, les lampions et les musettes, la chanson Viens poupoule chantée par Anzême à Clairette, tout ça ne me parlait pas du tout. Et j’ai eu du mal à m’identifier aux personnages, au départ la perspective de Marty est très importante et ce personnage simple d’esprit est vraiment difficile à cerner.

Lucie : C’est vrai, Marty est un personnage très particulier. Et dans le même temps, ce côté « au bord de l’abîme » met une tension immédiate, on sent un drame arriver sans savoir vraiment ce qui va survenir.

Liraloin : Complétement d’accord avec vous, ce personnage met le/la lectrice/lecteur mal à l’aise (mon fils me disait mais il est vraiment bizarre lui…)

Linda : C’est clairement le personnage qui m’a le plus dérangé dans le récit. Dès le départ il met mal à l’aise et semble n’exister que pour nous préparer aux drames qui vont suivre.

Isabelle : Justement, à propos de Marty, il faut bien qu’on en parle, je pense, il y a cette scène qui pourrait être un viol mais qui ne dit pas son nom. Comment l’avez-vous perçue ?

Liraloin : C’est terrible car on sait et cela dès le début qu’un malheur va arriver. Le départ d’Anzême n’est qu’un prétexte pour que ce personnage se laisse complètement aller. Clairette n’est plus « protégée » donc elle n’est plus « respectable ». 

Isabelle : Ça t’a paru clair, le fait que c’est un viol qui se produit ? Moi ça m’a mise très mal à l’aise que les choses soient décrites mais de manière ambiguë, sans dire les choses (ça a fait partie de ma perplexité, voire de mon malaise au début de ce roman). 

Liraloin : je pense que l’autrice a voulu justement créer ce malaise car à cette époque on ne dit pas les choses.

Isabelle : Pour aller dans ton sens, je me suis dit ensuite qu’il s’agissait bien d’un viol mais que dans cette narration très ancrée dans le présent de l’époque et la perspective des personnages, Anne-Laure Bondoux avait restitué un viol comme on l’aurait fait à l’époque. Sans le nommer.

Linda : Même s’il n’est pas nommé, l’acte est clairement un viol et il est décrit comme tel puisque Marty dit bien que son frère lui a dit que ce qui est à l’un est à l’autre. Il s’approprie donc sa femme sans se poser de question, laissant juste son désir prendre le dessus, s’imposant à Clairette qui finit par accepter l’inacceptable, impuissante devant ce monstre qui croit avoir trouvé le paradis entre ses bras…

Lucie : Cette scène m’a mise mal à l’aise, parce que Clairette ne semble pas consentante au début. Mais il n’y a pas de violence à proprement parler et j’ai eu l’impression qu’elle se laissait faire, un peu comme si elle était consciente de l’effet qu’elle faisait à Marty et qu’elle lui permettait d’assouvir une pulsion longtemps réfrénée. La promiscuité décrite (Marty entend son frère et sa femme faire l’amour dans la chambre à côté de la sienne) est assez malsaine elle aussi. Toute cette partie m’a semblé être une cocotte-minute prête à exploser, et finalement cette action va modifier un équilibre qui était extrêmement précaire.

Isabelle : Pour moi il y a violence, mais elle est restituée du point de vue de Marty, donc d’une manière biaisée: il est écrit : « Il ne reste que le désir de Marty, cette flamme dévorante qui l’aveugle et qui pousse Clairette, une main sur la bouche, vers le foin de la grange. » Et plus loin « ce corps qui a cessé de résister et qui s’offre désormais à ses caresses, sans un mot, sans un bruit. »

Héloïse : Moi aussi, cette scène m’a mise mal à l’aise. Et justement, cette phrase, « ce corps qui a cessé de résister » … On comprend bien que c’est un viol. On sent le drame arriver, et c’est horrible d’y assister, on ressent de l’impuissance, comme une résignation de la part de Clairette, on voit à quel point les femmes étaient impuissantes à l’époque.

Lucie : C’est effectivement le point de vue d’un homme porté sur l’action d’un homme, ce qui modifie certainement le ressenti du personnage. Mais ensuite, ces rapports deviennent récurrents et je n’ai pas eu l’impression qu’ils pesaient à Clairette. (Peut-être est-ce dû au fait que ma lecture commence à remonter un peu ?) Le côté « nature » de l’affaire : “j’ai des besoins, toi aussi, assouvissions les ensemble” a pris le dessus pour moi. 

« Car il n’y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d’exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction. »

Isabelle : Ça ne va pas être facile de rendre compte d’un roman aussi riche en quelques mots et sans trop en dire, peut-être pourrions nous aborder cette matière en parlant de la manière dont il est écrit ? Au début, on est plongé dans le vif du sujet, puis on se rend compte que le récit suit une certaine trame. Laquelle ?

Liraloin : La trame est un parti pris pour que l’Histoire, qui a toujours son mot à dire, vienne se mêler aux personnages fictifs. En réalité pas si fictifs que ça car les malheurs vécus par les Balaguère existent. C’est tout cette finesse d’écriture qui est appréciable !

Lucie : La trame est clairement chronologique, et d’ailleurs Anne-Laure Bondoux fait des intermèdes pour résumer ce qui a pu se passer entre certains événements touchant la famille Balaguère. C’est précisément ce qui m’a intéressée : elle ne prend pas clairement le parti de la transmission de la violence, celle-ci peut aussi venir de la société et des drames vécus par les hommes de ces générations.

Héloïse : Oui, chaque personnage est « ancré » dans une époque, vit des événements de la grande Histoire, y participe, contraint et forcé. Et ces évènements vont les marquer, et marquer indirectement les générations suivantes. On perçoit bien l’horreur de la guerre et les séquelles indélébiles qu’elle laisse. 

Linda : Oui, comme le dit Lucie, Anne-Laure Bondoux ne prend pas parti de la transmission de la violence. J’y ai plutôt perçu un questionnement sur son origine entre inné ou acquis. Et si on perçoit parfois que la violence est présente en nous, elle interroge son expression au regard de nos actions mais surtout de notre vécu. Les guerres et autres combats sociétaux impactent fortement chacun d’entre eux, d’entre nous.

Isabelle : Je me retrouve dans ce que vous dites : aucun des Balaguère (ce nom !) n’est une personne foncièrement mauvaise ou violente à la base mais chaque génération va se retrouver prise en étau dans un climat de violence structurelle.

Liraloin : Exactement ! Et les dégâts subis à cause des guerres mondiales sont considérables.

Lucie : Je me suis d’ailleurs demandé si vous aviez un personnage préféré parmi tous ceux que nous croisons dans cette fresque ?

Héloïse : Je n’ai pas vraiment de personnage préféré, mais Aloès m’a touchée. Olivier aussi d’ailleurs. C’est étrange, mais plus j’entrais dans ma lecture, et plus les personnages me touchaient.

Liraloin : J’ai été moi aussi beaucoup marquée par le personnage d’Aloès. Cette sensibilité juste après les ravages des deux guerres ! Et pourtant rien n’est facile pour lui car il est impacté également par un autre conflit…

Isabelle : Comme vous, je pense spontanément à Aloès. Mais je pense que c’est son fils Olivier qui m’a finalement le plus touchée. Comme pour Héloïse, les émotions sont allées croissantes au fil des pages, comme si je parvenais mieux à m’identifier à des personnages avec qui je partage des souvenirs – et peut-être aussi dont je pouvais palper l’histoire familiale.

Linda : Aloès bien sûr, mais surtout Olivier. Comme vous, plus on se rapproche de notre époque, plus il m’a été facile de m’identifier et de me sentir proche des personnages. Ce qui me fait penser que j’aurais probablement aimé Saule…

Liraloin : Oui je crois que c’est aussi parce que leurs maux sont plus proches de notre société actuelle, je sais pas …

Héloïse : C’est probable ! 

Lucie : J’avais oublié le nom de Clairette, les personnages qui vous ont le plus touchées sont des hommes, et ça me semble assez symptomatique : les femmes sont très en retrait de l’histoire. Cela vous a-t-il gênées ?

Liraloin : Oui et non. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi. Par la force des choses elles se taisent mais prennent une place importante comme Gaby qui finalement s’écoute et ne peut que se résigner à une vie à la campagne.

Héloïse : Je me suis fait la même réflexion que toi Lucie, et puis j’ai réalisé qu’indirectement, elles jouaient un rôle aussi… Je pense à Christiane notamment.

Isabelle : Elles sont même souvent au centre des pensées des protagonistes masculins ! En fait, le récit est centré sur une lignée masculine mais ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux personnages de femmes, celui de la petite sœur d’Ariane et celui de la mère d’Olivier qui cherche à toutes forces à s’émanciper à une époque qui n’est pas encore prête.

Linda : Je rejoins les autres. Les femmes ont clairement un rôle à jouer et sont au cœur de l’histoire. Elles portent en elle la force qui parfois fait défaut aux hommes, supportant leurs violence, portant leurs erreurs, leurs secrets… mais pas comme un fardeau, plutôt comme l’espoir d’un avenir meilleur pour elles toutes.

Lucie : La famille Balaguère a pour tradition de donner à ses garçon des prénoms d’arbres. Que vous a inspiré cette idée ?

Liraloin : Intéressante question ! le choix des noms d’arbres. Chaque homme est racine en cette terre des Chaumes, comme si il devait y revenir ! 

Isabelle : ça m’a intriguée les noms d’arbre comme prénoms mais je n’ai pas trop su quoi en faire. C’était l’un des nombreux fils conducteurs de cette histoire familiale, l’une des choses qui se répètent.

Héloïse : les noms d’arbres comme symboles de vie ? Ou plutôt un symbole de l’enracinement, nos racines qui nous construisent ?

Lucie : Je pensais à l’enracinement moi aussi. Que ce soit positif dans le sens savoir d’où l’on vient, à la pérennité, mais aussi l’aspect négatif qui donne l’impression de ne pas pouvoir se défaire de ce que l’on nous a transmis.

Linda : Oui c’est clairement signe de l’enracinement !

Isabelle : Mais oui, vous avez raison !

Isabelle : Je ne sais pas comment ça a été pour vous, mais pour ma part, une fois passée ma perplexité initiale, j’ai dévoré ce livre en quelques heures. Avez-vous aussi trouvé que c’était un livre qui se lisait d’un trait ? Qu’est-ce qui met sous tension cette histoire ?

Liraloin : On ne peut pas lâcher ce roman, j’ai été complètement absorbée par cette histoire, quelle drôle d’impression ! Cette tension vient des personnages masculins essentiellement, on se demande : « Mince !! Il y en a au moins un qui va s’en sortir ? » Attention je ne cherchais pas le happy end mais un apaisement.

Héloïse : Oui, c’est très un roman très addictif ! Une fois passé le malaise initial, difficile de le lâcher. Pour ma part, j’avais hâte de savoir comment cette histoire allait se terminer, et oui, j’espérais une fin pas trop malheureuse !

Linda : C’est un roman très facile à lire, très addictif, une fois passée la situation initiale avec Marty… C’est ce qu’on disait plus haut, la narration est intéressante et bien construite. J’y trouve même une certaine harmonie dans le rythme répétitif des événements que vivent les personnages, à grande échelle ou à un niveau plus personnel.

Lucie : En effet, moi aussi j’ai été vraiment surprise de le lire si vite. Une fois le malaise de la situation triangulaire Anzême-Clairette-Marty passé, je pense que comme on rencontre les personnages enfants et que l’on sait des choses qu’ils ne savent pas mais qui peuvent avoir des conséquences sur leur avenir, on a envie de les accompagner et de découvrir de quelle manière ils vont se dépêtrer (ou pas) de la situation. Comme Liraloin j’avais vraiment envie de tomber sur celui qui parviendrait à mettre un terme à cette violence.

Isabelle : C’est vrai que l’on entre dans l’existence de chacun, ses soucis, ses inquiétudes, sa quête de bonheur, les difficultés qui se posent, c’est très prenant. Mais il y a aussi, au fur et à mesure, que l’on approche du moment où le récit sera bouclé, les questions sur qui raconte cette histoire, à qui et pourquoi.

« En ce milieu des années soixante, alors que le président John F. Kennedy s’est fait assassiner, que les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam, que des scientifiques évaluent les effets bénéfiques du LSD sur les troubles mentaux et que la contre-culture hippie se diffuse largement depuis San Francisco en proposant de faire l’amour plutôt que la guerre, les Français sont partagés entre l’envie de tout changer et celle, inverse, de ne rien changer du tout. »

Isabelle : Anne-Laure Bondoux brasse une densité assez incroyable de faits historiques dans son roman : guerres mondiales, guerre d’Algérie, épidémie de SIDA, drame de Tchernobyl – et on pourrait citer encore mille et un faits si on pense aux passages en italique qui ponctuent le récit et parlent de la montée des autoritarismes et de la grande dépression, du front populaire, de la drôle de guerre ou, après-guerre, du mouvement des droits civiques aux États-Unis ou de mai 1968. Est-ce que de votre point de vue cette fresque historique enrichit l’intrigue ? Faut-il à votre avis avoir étudié tout ça en classe pour pouvoir apprécier le roman ?

Héloïse : En grande passionnée d’histoire, cette succession de faits historiques m’a beaucoup parlé. Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de tout connaître pour vraiment apprécier l’intrigue, justement parce que nous découvrons tous ces événements par le prisme de personnes, d’individus.

Liraloin : Cette chronologie met du rythme dans l’intrigue car elle est un repère pour le lectorat. Après une collègue m’a fait un retour intéressant sur son écriture qu’elle a jugé trop impactée par les événements historiques. La magie n’opère pas comme dans la relation mère-fille (Aube sera grandiose) et c’est bien normal car le thème ici est vraiment la violence. Je ne pense pas qu’il faille avoir des connaissances historiques, nous sommes sur un roman sociétal.

Isabelle : Moi non plus, je ne pense pas que c’est gênant de ne pas avoir toutes les références, le roman se lit vraiment très facilement. Après je ne suis pas sûre que les passages en italiques qui passent en revue vraiment à toute vitesse des suites d’événements soient très utiles à la narration.

Lucie : Pour moi la raison d’être de ces passages est justement de pouvoir suivre l’histoire de la famille sans être gêné par les informations qui nous manqueraient. Je suis d’accord avec vous, il n’est pas nécessaire de les connaître pour saisir les enjeux qui touchent nos héros. Après, si les jeunes lecteurs ont envie de se renseigner sur certaines d’entre eux, c’est super ! Ils signifient aussi (peut-être) qu’elle a choisi d’intégrer ces faits historiques mais qu’il y en a eu tellement d’autres, qui ont touché de nombreuses autres familles.

Linda : Oui comme Lucie je trouve que ces événements cités en italique permettent de suivre l’histoire, ils montrent aussi que la vie continue pour tout le monde, même quand on est pris par ses problèmes personnels. Mais je vous rejoins complètement, inutile de connaître tous ces événements pour en apprécier la lecture. J’ai même trouvé intéressant certains faits dont je connaissais peu de choses, comme la Guerre d’Algérie dont on ne nous parle pas dans les programmes scolaires alors qu’il y a tant à en dire. Cela est venu aussi attiser ma curiosité et m’a donné envie de lire d’avantage sur le sujet.

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire ce roman autour de vous ? À qui ?

Liraloin : Mais oui ! Je l’ai déjà conseillé … Après c’est un roman qui va rencontrer son public, c’est certain, mais pas forcément chez les ados.

Héloïse : Moi aussi, j’ai déjà prévu de le prêter ou de le conseiller à plusieurs personnes ! Effectivement, Liraloin, c’est un roman qui conviendra tout autant à des adultes ! Comme beaucoup de titres d’Anne-Laure Bondoux en fait. 

Liraloin : Tout à fait, d’ailleurs ses romans sont empruntés par le public adulte. Comme Timothée de Fombelle ou Clémentine Beauvais, ces autrices-auteurs possèdent une écriture tout public.

Lucie : Comme vous je pense plus spontanément à des adultes, ou en tout cas à des lecteurs très confirmés. Parce que la violence et les drames sont très présents. Ce n’est pas une lecture facile ou agréable. Même si elle est très intéressante et qu’elle m’a poursuivie un bon moment après avoir refermé le livre.

Liraloin : Je suis d’accord avec toi Lucie, on est un peu hantée par les personnages et cette violence, cette peur de pleurer pour un homme ! C’est terrible !

Lucie : Oui, et (j’y reviens) la place des femmes ! Tout n’est pas réglé mais on mesure tout de même les avancées de la société. En à peine un siècle, quels progrès sur ces questions !

Linda : Oui, je l’ai recommandé à une amie qui devrait apprécié ainsi qu’à l’une de mes filles qui aime l’Histoire et les romans qui abordent la place des femmes. Je pense que celui-ci devrait lui permettre de constater l’évolution de nos droits. Elle s’indigne facilement des classiques qui mettent les femmes aux fourneaux, aussi je crois que lire le combat mené jusqu’à aujourd’hui avec les victoires qui l’accompagnent devrait lui plaire. Et je la laisse libre de se faire une opinion mais je sais qu’il plaira à sa meilleure amie.

Isabelle : Pour finir, si on parlait du futur dans le titre ? C’est un autre point commun avec L’aube sera grandiose dont on parlait toute à l’heure. Cela m’a laissé un drôle de sentiment. Est-ce quelque chose à laquelle vous avez réfléchi aussi ?

Liraloin : Non je n’ai pas réfléchi à cette question mais merci ! Est-ce qu’on peut dire que rien n’est figé dans le passé et qu’il fait continuer décennie après décennie ?  

Héloïse : Pour L’aube sera grandiose, j’y voyais un certain optimisme, la célébration d’un après, d’un mieux à venir. Là, je ne sais pas du tout… Comme une célébration de la vie peut-être, faite d’orages, mais aussi d’accalmies…

Lucie : Je ne sais pas si on peut vraiment en parler sans divulgâcher, mais la comme ça je me dis que le futur de ce titre a peut-être un rapport avec ce prologue dont nous parlions au début de cette discussion. La promesse du narrateur à son destinataire ? (je n’en dis pas trop ?) Mais je suis aussi tout à fait d’accord avec vos interprétations qui me semblent hyper pertinentes.

Isabelle : C’est intéressant ce que tu dis Héloïse sur l’usage réconfortant du futur dans L’aube sera grandiose. Ce serait presque l’inverse ici. Je me suis aussi demandé si Anne-Laure Bondoux ne nous invite pas à réfléchir à la manière dont nous absorberons les orages à venir ? En même temps, la phrase le dit, nous les traverserons, ces orages, comme d’autres avant nous en ont traversé aussi ?

Héloïse : Oui, dit comme ça, c’est aussi une marque d’optimisme ! 

Et vous, avez-vous lu Nous traverserons des orages ? Ce texte a-t-il résonné différemment chez vous ? Si vous ne le connaissez pas encore, nous espérons que nos échanges vous auront donné envie de le découvrir !

Lecture commune : Les enfants sont rois.

Je préfère vous prévenir : cette lecture commune sera un peu particulière.

Pour deux raisons.

Tout d’abord parce que c’est une lecture commune d’un livre qui n’est pas explicitement destiné à la jeunesse mais publié en littérature générale. Mais ce roman a été un tel coup de cœur, que deux d’entre nous ont voulu échanger à son sujet et quoi de mieux que s’asseoir à l’ombre de notre grand arbre pour en discuter.

Et puis c’est surtout une lecture commune particulière parce que c’est la dernière que Pépita aura faite pour Le Grand Arbre. En effet en mai dernier, elle a décidé de quitter l’aventure collective après neuf ans de débats, de sélections thématiques, d’entretiens, de lectures communes, de swaps, de bookcamps… Au fil de ses milliers de messages sur le forum, Pépita a nourri nos échanges de sa vision généreuse de la littérature jeunesse, faisant découvrir à toute une génération de blogueuses les trésors de l’édition jeune public.

Pépita, si tu passes par là, pour ta présence lumineuse qui a irradié des racines au faîte de notre grand arbre, nous te remercions.

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Colette. – Quand tu as découvert ce titre Les enfants sont rois, qu’est-ce que ces mots ont convoqué en toi ? Personnellement j’ai directement pensé à cette critique qu’on a souvent faite à la pédo-psychiatre Françoise Dolto qui mettait l’enfant à l’honneur dans sa pratique, transformant selon ses détracteurs, les enfants en tyrans de leurs propres parents.

Pépita.- En fait, je me jette toujours sur les romans de Delphine de Vigan sans trop regarder de quoi ça parle ! Je l’ai pris comme un respect à avoir envers eux. Et en lisant, je te rejoins. Malheureusement, j’ai un peu deviné assez rapidement ce que cela voulait dire au fur et à mesure de cette histoire. Mais ce fut très intéressant de voir comment l’autrice en a entremêlé les fils.

Colette. – Justement avant de revenir à cette intrigue où « les enfants sont rois », est-ce que tu pourrais expliquer pourquoi tu te jettes sur les livres de Delphine de Vigan ? Je suis comme toi et je ne réfléchis pas trop avant d’acheter un roman de cette auteure. Cette fois d’ailleurs, je ne savais absolument rien du livre avant de l’acheter, une amie en a parlé en coup de vent dans un échange de SMS et hop le lendemain je l’avais sur ma table de chevet !

Pépita.- Difficile de répondre ! Je la lis depuis longtemps et je n’ai jamais été déçue. Elle a une façon d’aborder ses sujets que je trouve profonde sans juger, et surtout ses personnages sont remarquables d’exactitude, elle parle des femmes, et si bien ! Une écriture à la fois précise et simple et une construction toujours efficace. Ses romans sont sujets à discussion, au sens où ils éveillent en nous des questionnements. Elle a l’art de mettre le doigt là où ça nous titille sans vraiment se l’avouer ou se le formuler clairement

Colette. – Je savais que c’était une question difficile car moi même je ne saurais quoi répondre tellement c’est un tout, une œuvre de Delphine de Vigan. Comme tu l’as dit, c’est à la fois une structure narrative ingénieuse, des personnages féminins intenses, et des tabous, ses propres tabous, à faire exploser tout en subtilité. Bon en fait, j’avoue j’ai vécu de vraies expériences psychologiques intenses avec des livres de cette femme que ce soit avec Rien ne s’oppose à la nuit ou encore Les Loyautés. Ces livres-là ont laissé de satanées traces en moi… Du coup, sans doute que je cours après la promesse de nouvelles expériences marquantes en me plongeant dans ses livres dès qu’ils sortent. C’est un peu comme si elle m’était familière. Pas une amie. Pas une sœur. Une présence à qui j’aime croire que je ressemble. Revenons à Les enfants sont rois. A quels enfants ce titre réfère-t-il ?

Pépita.- Ce titre réfère d’abord aux deux enfants de l’histoire mais il s’adresse aussi et surtout à TOUS les enfants dont les adultes manipulent le droit à l’image.

Colette. – Peux-tu nous en dire un peu plus sur Sammy et Kimmy, les enfants de l’histoire ? Sont-ils vraiment les héros de cette histoire ?

Pépita.- Sammy et Kimmy, un garçon et une fille qui depuis leur plus jeune âge sont sur les réseaux sociaux : chaque moment de leur vie est filmé, partagé. Leur mère en a fait son business. Elle-même a participé à un épisode de télé-réalité, oh ! si peu : une recherche de reconnaissance énorme pour elle puisque ce fut un fiasco, qu’elle a transposé de façon obsessionnelle dans sa vie adulte. Sa famille – son mari la suit aussi – ne vit que pour cette chaîne, en concurrence avec d’autres. Voilà pour le cadre ! Ta question Colette laisse sous-entendre que tu penses que les deux enfants ne sont pas les héros de l’histoire. Moi je pense que oui. Est-ce la mère ? Sans doute aussi. Mais je préfère me mettre du côté de la souffrance de ces enfants. On pourrait penser aussi que les gagnants – et non les héros – de cette histoire sont les réseaux sociaux. De ce point de vue là, oui, ils le sont. Une autre héroïne, et pas des moindres, c’est la policière chargée de l’enquête. Elle, c’est une héroïne invisible du quotidien.

Colette. – Et c’est mon personnage préféré, Clara. Parce qu’elle est toute petite, peut-être. Kimmy dira d’elle, devenue adulte : « Elle s’est souvent demandé pourquoi elle se souvenait de cette femme, alors que sa mémoire a effacé les autres visages […] En la découvrant ce matin, si petite et en même temps si magnétique, elle a songé que c’était peut-être parce qu’elle avait la taille d’un enfant. » – tu comprendras sans doute pourquoi ça me parle.
Si je t’ai posé la question du statut des personnages et plus particulièrement du statut des héros romanesques, c’est parce que pendant toute la première partie du roman, finalement Kimmy et Sammy, les enfants qui donnent pourtant le titre du roman, sont complètement objectivés. On ne connaît ni leurs pensées ni leurs sentiments. Ils sont sans cesse sous l’œil de la caméra de leur mère et de milliers de spectateurs et de spectatrices mais que sait-on d’eux vraiment ? Ils sont parfois décrits physiquement mais c’est tout. Il faudra attendre qu’un certain nombre d’années soient passées pour qu’enfin la romancière fasse entendre leur voix. Et je trouve ce choix narratif tellement riche de sens. Sans jamais donner de leçon moralisatrice sur ce que Mélanie a fait subir à ses enfants, Delphine de Vigan nous fait vivre à travers ses choix d’écriture la dépossession, l’asservissement, la perte d’identité de ses personnages. Et si la véritable héroïne de cette histoire, c’était Elise Favart, celle grâce à qui la voix des enfants va paradoxalement pouvoir se faire entendre ? Celle grâce à qui on va pouvoir basculer du présent vers l’avenir ?

Pépita.- C’est curieux parce que tu vois, je les voyais ces enfants, je les ressentais, surtout dans la première partie, je les ai imaginés. Beaucoup moins dans la deuxième partie dans laquelle je les ai trouvés moins vivants en quelque sorte, comme éteints. C’est certain qu’Elise a joué un rôle primordial mais elle n’est pas si valorisée que cela dans le roman. Je la vois plus comme un déclic. Elle fait le passage entre les deux parties

Colette. – En lisant ta réponse, je me disais justement que l’autrice ne semble pas valoriser un personnage plus que l’autre si ? Quel a été ton préféré, si tu en as eu un ? Et pourquoi celui-là ?

Pépita.– Tu as raison de le souligner : l’autrice a vraiment adopté un ton neutre, presque « froid »: tout est dit sur un ton égal, comme pour atteindre une certaine normalité alors qu’en fait, toute cette histoire est tout sauf normal. J’ai un petit faible pour la policière, c’est certain. Tout est droit chez elle, une abnégation sans failles. La mère m’a à la fois agacée au plus haut point mais en même temps je ne pouvais m’empêcher d’avoir une forme de compassion pour elle. Comment ne pas se rendre compte qu’on rend ses enfants malheureux ? Comment ne pas se rendre compte de cette spirale infernale ? ça frise le voyeurisme non ? Tu l’as ressenti comment toi cet aspect du roman ? Toutes ces mises en scène factices jusqu’à l’écœurement….

Colette. – En fait, ce que j’ai trouvé très fort c’est d’avoir introduit le récit à l’époque où la téléréalité a commencé en France, comme pour « justifier » ce que vont être les choix de vie de Mélanie. Ce moment là, je m’en rappelle comme si c’était hier. J’étais une jeune adulte et avec ma sœur, encore adolescente, on regardait régulièrement Loft story. Et je me souviens très bien de ce sentiment totalement paradoxal qui m’envahissait alors : le sentiment de faire quelque chose de mal – comme un.e enfant qui fait une bêtise – et en même temps l’envie irrépressible de voir jusqu’où ça pouvait aller, ces relations forcées. Il y avait quelque chose de fascinant, qui tenait sûrement de l’aspect expérimental du projet : des humains dans une sorte de laboratoire, à la vue de toutes et de tous. Mais le XXIe siècle est allé encore plus loin que ces émissions de télé-réalité, le XXIe siècle a réussi à produire des personnages capables de vouloir mettre en scène eux-mêmes leur propre vie, avec leurs propres moyens, grâce à un média bien plus invasif que la télévision : j’ai nommé le dieu de notre époque, Internet. Il n’y a qu’à nous écouter. Tu cherches comment aller d’un point A à un point B ? Demande à Internet ! Tu veux savoir quoi faire pour le dîner ? Demande à Internet ! Un petit résumé du roman à lire en cours de Français ? Demande à Internet ! Tu veux prendre RDV pour te faire vacciner contre le coronavirus ? Demande à Internet ! Aujourd’hui, la Pythie des temps modernes, c’est Internet. D’ailleurs souvent mes élèves me parlent d’Internet comme si c’était quelqu’un, quelqu’un d’omniscient et d’omnipotent. Quelqu’un à qui elles et ils délèguent leur savoir, soit dit en passant. Tout ça pour dire que l’autrice a tellement bien introduit l’histoire de Mélanie que finalement, je n’ai pas été écœurée, ni choquée, ni étonnée. Et c’est peut-être ça le pire avec cette histoire : je ne connaissais pas du tout les chaînes Youtube au cœur de la narration, et bien ça ne m’a pas étonné. Que des gens choisissent d’utiliser leurs enfants comme outil de publicité permanente et bien, oui, c’est vraiment désolant, mais ça ne m’a pas étonné. Par contre comme toi, en tant que parent, je me suis demandée comment on pouvait se détacher à ce point de ses enfants. Au point de ne plus savoir s’ils vont bien. Au point de ne plus même y penser. Mais ce qu’interroge Delphine de Vigan, c’est comment, nous, en tant que société, on peut laisser faire ça au vu et au su de tout le monde. Est-ce que comme moi, tu t’es sentie interrogée, notamment dans ta propre utilisation des réseaux sociaux ?

Pépita. – Je ne me suis pas du tout sentie interrogée dans mon utilisation des RS ! Je n’y mets jamais ma photo ni celle de ma famille par exemple. Mais plutôt comment la société pourrait prendre du recul par rapport à cette utilisation. Quels garde-fous ? Quelles limites ? Quels avertissements ? Quelle formation citoyenne ? C’est surtout ça qu’interroge ce roman.

Colette. – Je me suis sentie interrogée non en tant que productrice de contenus mais comme utilisatrice. Si les gens se sont mis à exposer leur vie, c’est que d’autres gens les regardent faire. Je t’avoue que sur Instagram c’est ce qui me dérange toujours : montrer ce qu’on mange, montrer où on part en vacances, montrer où on vit. Ce n’est pas juste une question de montrer les visages de sa famille, il me semble que ça va plus loin. Pourquoi on fait ça ? Comme Mélanie, je crois qu’on court après les likes.
Mais tu as complètement raison, la question la plus intéressante, c’est celle des garde-fous. Tu sais combien cette question m’intéresse depuis que j’ai décidé de quitter les réseaux sociaux suite à la mort de Samuel Paty et aux horreurs que mes élèves me racontaient. Le garde-fou le plus évident pour moi, c’est la morale. Mais visiblement la morale n’est pas la même pour tous. Alors il y a la loi. Mais encore faut-il qu’elle soit appliquée… Concernant la structure du roman en deux parties. J’ai trouvé ce choix très surprenant par rapport aux autres romans de Delphine de Vigan. Qu’en as-tu pensé ?

Pépita. – Oui c’est vrai que ses romans sont bien plus linéaires d’habitude. Comme je le disais plus haut, cette césure en deux parties, c’est comme si il y avait deux côtés d’une réalité. La première une réalité virtuelle et la seconde la réalité réelle. La première enjolivée et la deuxième réaliste. C’est l’arrestation de la kidnappeuse qui fait la césure. Ce n’est pas ça qui l’intéresse l’autrice : c’est montrer ce décalage entre ces deux réalités très différentes. Et cela a pour effet d’amplifier davantage les dégâts causés.

Colette. – Et le fait que la deuxième partie nous propulse en 2031, dans le futur, est-ce que cela ne donnerait pas un petit côté science-fiction à ce roman ? Est-ce que tu y as vu un sens particulier au choix de cette date ?

Pépita.- Elle veut simplement montrer ce que sont devenus ses personnages. Je n’y ai pas vu de la science fiction, mais juste la continuité de la vie.

Colette. – Oui, tu as sans doute raison, peut-être que 2031 est une date choisie simplement pour que toute l’histoire « colle » avec la seule date réelle du roman qui est la première de Loft Story en 2001. J’y ai vu aussi une manière de nous interroger sur ce que nous allons faire des 10 années qui nous séparent de cette échéance pour mieux protéger nos jeunes, notamment, sur les réseaux sociaux. Au fait, est-ce que tu es allée voir des vidéos sur Youtube d’enfants influenceurs ? Et si oui, qu’as-tu éprouvée ?

Pépita. – Non je ne suis pas allée voir des vidéos d’enfants influenceurs car déjà les vidéos de youtubeurs, j’ai beaucoup de mal. Il y a un truc dont j’aurais souhaité qu’il soit approfondi : c’est la loi ! J’ai trouvé ça incroyable qu’elle soit autant balayée ou contournée plutôt. S’agissant d’enfants, tout de même ! Faut que je prenne le temps de creuser. Tu as été interpellée aussi j’imagine ?

Colette. – J’ai surtout été dégoûtée d’apprendre que cette loi existe et que simplement – comme tant d’autres censées nous protéger – elle n’est pas appliquée, il n’y a pas assez de professionnels employés pour vérifier qu’elle est respectée. C’est comme pour les contenus irrespectueux sur internet, sur les réseaux notamment, la loi existe mais encore faut-il qu’elle soit faite respecter par des forces de l’ordre dédiées à cette tâche (et je ne sais pas si ça existe).

Colette. – Des deux citations mises en exergue de chaque partie du livre, laquelle préfères-tu ?
« Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le télé-achat. » Stephen King.

ou
 » On pressentait que dans le temps d’une vie surgiraient des choses inimaginables auxquelles les gens s’habitueraient comme ils l’avaient fait en si peu de temps pour le portable, l’ordinateur, l’iPod ou le GPS » Annie Ernaux.

Pépita. – Je préfère celle d’Annie Ernaux car elle englobe le sujet plus largement je trouve. Ce roman, ce n’est pas que sur le télé-achat mais sur les RS et ce que nous en faisons.

Colette. – Pour conclure, à qui conseillerais-tu ce roman ? Avec des amies enseignantes, on en a un peu discuté : certaines, très emballées, le proposeraient à des élèves de 3e, d’autres non. L’une d’elles hésitait à le proposer à ses parents qui ne sont pas du tout connectés.

Pépita. – Je le conseillerais à des adultes mais aussi et surtout à des ados ! Je rejoins tes collègues ! Pour ceux qui ne sont pas connectés, ils risquent d’halluciner et de prendre les connectés pour des zombis ! Mais c’est peut-être pour ça qu’ils ne le sont pas justement. Ce roman est d’utilité publique !

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Et pour continuer de nourrir vos réflexions sur l’utilisation d’internet notamment par nos jeunes, la semaine prochaine, nous vous proposons une sélection thématique sur une pratique émancipatrice du net !

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Et n’oubliez pas que vous pouvez toujours lire Pépita sur son blog MéLi-MéLo de LIVRES et sur les réseaux sociaux associés pour profiter autrement de son regard amoureux de la littérature jeunesse et continuer de suivre avec elle le précieux précepte de Julien Green :

« Un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade. »

Lecture Commune : Soixante-douze heures

Chers amis des livres, cette semaine nous vous proposons une lecture commune sur un roman ado qui nous a toutes émues : Soixante-douze heures de Marie-Sophie Vermot édité chez Thierry Magnier.

Nous suivons Irène, une jeune fille de 17 ans durant les 72 heures après son accouchement. C’est en effet le délai lorsqu’on décide d’accoucher sous X. Récit mêlant réalité, flashbacks et pensées, il nous a tenues en haleine jusqu’à la fin et a donné lieu à des échanges abondants. N’hésitez pas à nous faire part de vos ressentis.

Un extrait à feuilleter en ligne.

 

Aurélie : Quelles ont été vos premières impressions en regardant la couverture ?

Pépita : Celle d’une prostration, d’une grande souffrance mais aussi d’une position fœtale et d’un grand retournement intérieur.

Aurélie : Tout à fait, très touchée par la couverture avec la souffrance et la position foetale.

Colette : Je la trouve très belle ! Cette adolescente en position fœtale la tête à l’envers, entre repli sur soi et sommeil bienfaiteur, baignée de couleurs pastels, juste esquissée, vraiment je trouve ce portrait en pied très touchant… Bravo à Edith Carron pour sa délicatesse qui accompagne en douceur un titre particulièrement énigmatique.

Sophie LJ : Avec cette silhouette recroquevillée sur elle-même, je m’attendais à ce que ça parle d’un sujet autour de la psychologie de l’adolescence : le mal-être, le suicide peut-être.

Aurélie : Même de la maltraitance.

Hastagcéline : Connaissant le sujet traité dans le livre, je l’ai trouvé très belle, très parlante et tout à fait adaptée. La position du personnage dégage beaucoup de choses. Elle m’a interpellée et touchée, avant d’aller plus loin et de me lancer dans la lecture. Le mal-être; la douleur, l’isolement par rapport aux autres…

Pépita : Comme une urgence de se couper du monde, de ne plus exister même.

Isabelle : Pour ma part, je n’avais pas beaucoup entendu parler du roman et je l’ai appréhendé avec curiosité. La couverture m’a d’abord surprise par son tracé enfantin qui évoque une fille toute jeune, en position fœtale et littéralement « retournée ». Elle correspond en fait bien au roman et à Irène, prise dans un tourbillon de pensées et seule, à la charnière entre plusieurs âges et périodes de la vie… Peut-être ai-je été influencée par la quatrième de couverture, ma première impression m’a amenée à m’attendre à un roman triste.

Colette :  Et je dirai d’autant plus quand il s’agit de la grossesse d’une adolescente…

Aurélie : Aviez-vous déjà lu un roman sur cette thématique et sinon quelles ont été vos appréhensions ?

Sophie LJ : Non je n’en connais pas d’autres sur ce sujet, à ma connaissance c’est même de l’inédit dans un roman ado ! Il y en a sur l’IVG mais pas sur l’accouchement sous X. J’étais très impatiente de le lire. En tant que maman je m’attendais à être émue mais pas à ce point !

Hastagcéline : Sur le déni de grossesse, mais pas sur l’accouchement sous X.
J’ai toujours peur que cela soit trop moralisateur. On peut rapidement tomber dans certains travers. Ici, ce n’est pas le cas. L’autrice reste assez neutre, autant qu’on puisse l’être sur un tel sujet.

Isabelle : Je ne me souviens pas avoir lu de roman abordant la grossesse de très jeunes filles ou l’accouchement sous X. Spontanément, j’ai pensé que ce n’était pas facile à traiter sans tomber dans le jugement d’une manière ou d’une autre… Paradoxalement, je me suis attendue à quelque chose de plus « dramatique », avec peut-être plus de pathos, mais je n’ai pas pensé une seule seconde que j’allais être aussi touchée par cette lecture !

Aurélie : Pour moi c’était la première fois, un thème pas facile à traiter sans attirer les foudres. De même le fait de rester neutre. C’est surtout cela que j’appréhendais mais l’auteure traite ce thème avec brio : franc, impartial et apolitique, bravo.

Colette :  Jamais et même en littérature générale je n’avais rencontré ce sujet qui m’a toujours intriguée : accoucher sous x, c’est un choix qui reste très mystérieux pour moi, mais je n’y avais songé que du point de vue de l’enfant et non de la mère.

Aurélie : Colette, je n’y avais pensé aussi que de ce point de vue, à tel point que le fait d’être mère a bouleversé toute ma lecture.

Colette : Oui Aurélie, le fait d’être mère a sûrement beaucoup impacté ma lecture aussi. J’avoue que jusqu’au bout du compte à rebours j’ai espéré…

Pépita : J’en ai lu sur le déni de grossesse mais sur l’accouchement sous X, pas autant que je m’en souvienne. Je ne dirais pas appréhensions mais je savais que ce qui touche à la maternité est toujours émouvant. Ah tiens Colette, moi aussi, j’avoue : une voix intérieure disait à Irène…mais garde-le avec toi. Il a besoin de toi. Et en même temps, c’est SA décision. Jusqu’où une mère peut-elle interférer ?

Colette : Pépita, c’est d’ailleurs ma situation de mère qui m’a rendue plus sympathique la mère d’Irène qui est pourtant assez détestable ! Quelle ironie !

Aurélie : Oui moi aussi j’ai espéré et ait eu de l’empathie pour sa mère alors qu’elle est ignoble. Preuve que la réception du roman est vraiment influencée par l’âge et la situation familiale.

Isabelle : C’est drôle, j’ai eu la même réaction que vous. J’ai pensé lire un livre plutôt triste en adoptant spontanément la perspective de l’enfant et j’ai été dès les premières pages bouleversée en tant que maman. Le livre va droit au cœur en évoquant de façon juste et percutante la tendresse maternelle pour l’enfant à naître et le nouveau-né. Les dilemmes d’Irène, prise entre sa résolution d’aller jusqu’au bout de sa démarche et le tourbillon de sentiments qui la surprennent après la naissance, sont bouleversants.

 

Aurélie : En ce qui concerne la forme et le fonds, qu’avez-vous pensé de la mise en page type journal avec la date et le mélange des pensées , les souvenirs et la réalité ? 

Pépita : Cela permet au lecteur de mesurer le cheminement de ces 72 h d’une part et ensuite de mieux saisir le contexte de cette décision, contexte sexuel, familial, filial. Et puis aussi une sorte de « respiration » : de sortir de ce lieu en huis-clos, dans ce triangle décision/bébé/Irène (j’entendais les bébés vagir !). C’est très bien vu, je trouve cette construction et son écriture parfaites, comme vous le dites, jamais dans le jugement et le pathos.

Colette : Je me suis laissée happer par cette structure qui accentue le compte à rebours, le dramatise à certains moments et le délaye à d’autres, renforçant le sentiment d’urgence tout en rappelant à quel point le temps s’est étiré pour Irène qui a mûrement réfléchi avant de prendre sa décision.

Hastagcéline : J’aime beaucoup la forme « monologue ». J’ai trouvé qu’ici, elle était tout à fait pertinente puisque lorsque l’on se trouve face à un choix, on peut avoir le genre de cheminement qu’a Irène. Le passé, le présent, tout se mélange! On sent à travers cette construction tous les doutes, tous les espoirs qui secouent et habitent l’héroïne. Je crois qu’un récit plus classique aurait peut-être été moins percutant.

Colette : Ce monologue nous permet de devenir Irène et de ne jamais sombrer dans la morale comme vous l’avez déjà souligné.

Aurélie : Malgré l’aspect fouillis sur le papier, on s’y retrouve très bien et en effet, cela permet de faire descendre la pression. Par contre, nous n’avons que la vision d’Irène pour son histoire familiale. Et oui c’est cela Colette on devient vraiment Irène et c’est ce qui rend le roman aussi prenant.

Colette : Cela ne m’a pas dérangée de n’avoir que la vision d’Irène, j’aime devenir à ce point là, quelqu’un d’autre, c’est l’une des forces des bons livres !

Pépita : Oui, c’est vrai, Aurélie, que nous n’avons que sa vision mais c’est son monologue et quand on voit les réactions justement de son entourage, on se dit que sa vision est juste. Ce qui rend d’autant plus mature cette décision.

Hastagcéline : Avec un point de vue différent, il aurait sans doute été compliqué de la comprendre totalement…

Isabelle : Tout à fait d’accord avec Hastagcéline. Cela contribue à faire transparaître la grande solitude d’Irène, seule avec ses interrogations, ses doutes, seule à prendre ses décisions – une solitude encore renforcée par le jugement de ses proches. Irène est très lucide et grâce à ces spirales de réflexions/souvenirs, on la comprend à chaque instant et on se met à douter avec elle.

Colette : Oui je n’aurais d’ailleurs pas imaginé que j’aurais pu douter avec elle, moi qui suis tellement convaincue du bonheur d’être mère ! C’est fou ce pouvoir de la littérature, de nous faire devenir littéralement autre !

Isabelle : Tout à fait d’accord – même si pour ma part, j’ai presque été prise de court dans l’autre sens. J’avoue que moi qui m’étais promis de ne pas m’en mêler et de ne faire qu’observer Irène de façon bienveillante, vers la fin, je me suis surprise à espérer qu’elle allait finalement décider de le garder…

Aurélie : Ce roman met à l’honneur les femmes et le poids de la transmission, pensez-vous que la décision d’Irène a pu être influencée par celui-ci ?

Aurélie : Pour moi, Irène a voulu arrêter cette tragédie, elle parle d’un gène de pouvoir et de manipulation. Ces femmes ont un amour maternel mais maladroit.

Pépita : Je dirais qu’on est toujours influencé quoiqu’on en dise…C’est difficile à dire ! Comme le dit Isabelle, c’est cette lucidité de cette décision qui la rend si assumée !
En même temps, j’ai écrit dans ma chronique que je n’aurais absolument pas voulu connaitre une mère comme celle d’Irène car elle règle ses propres comptes à travers sa fille ! Donc l’a-t-elle prise contre ? On est toujours un peu dans le prolongement de sa famille même si on fait ses propres choix.

Aurélie : Elle décide de s’écouter, chose que sa mère et sa grand-mère n’ont pas su faire.

Isabelle :  C’est un des fils vraiment intéressants du roman. La fissure du vernis familial sous l’effet du coup de tonnerre de l’annonce de la grossesse d’Irène et le reflux des choix, souvent non-assumés et regrettés des parents et des grands-parents, sont restitués de façon très juste, je trouve. Ainsi que la difficulté pour les parents de faire confiance à leurs enfants et de les laisser faire leurs choix de vie…

Sophie LJ : Oui c’est ça en fait. La transmission ici se fait dans l’opposition de sa décision par rapport au passé familial. Elle assume son choix.
En même temps, comme le dit Isabelle, ce qui se passe là avec le surgissement du passé, c’est assez propre à toute grossesse. C’est souvent le déclencheur d’une remise au point familiale. L’équilibre se bouleverse et les masques peuvent tomber parfois.

Hastagcéline : Cette question est difficile. Car au final, pour Irène, que ce soit la grand-mère ou la mère, les modèles sont décevants… Mais effectivement, on est forcément influencé par eux, consciemment ou inconsciemment. Je pense qu’Irène a voulu faire un choix, son choix sans que celui-ci puisse être influencé par qui que ce soit.

Aurélie : Pépita, tu parles du caractère de la mère, mais on est dans l’hyperparentalité, la maîtrise de tout.

Pépita : Isabelle parle de la difficulté pour les parents mais j’ai trouvé que cela allait plus loin  : notamment la mère d’Irène. Elle est limite manipulatrice non ?

Isabelle : Cela m’a perturbée, on se demande forcément comment on réagirait en tant que parent en telles circonstances. Les strates successives de souvenirs d’Irène révèlent de façon toujours plus forte à quel point sa mère est jugeante et intrusive. Mais ce qui m’a le plus dérangée, c’est l’absence d’empathie, de tentative de compréhension et d’écoute, laissant Irène très seule.

Pépita : Par rapport à ta réponse Hastagcéline… Oui, c’est tout à fait ça. Elle oppose sa liberté au joug des femmes de toujours subir.

Colette :  Je suis d’accord, mais alors vraiment, pourquoi accoucher sous x et ne pas avorter ??? Cette question n’a cessé de m’habiter jusqu’au bout du livre, moi qui fréquente tellement d’enfants qui ne sont pas reconnus par leurs parents, je me dis que même si Max a été porté avec amour, le reste de sa vie sera difficile quoi qu’il arrive… Dès le départ la présence de la mère d’Irène est extrêmement pesante. C’est étrange et terriblement triste de se dire que son choix a été guidé en partie par ce que représente sa mère pour elle, par la place qu’elle aurait prise dans la vie de Max. Car en fin de compte ce n’est pas une mère qui rejette sa fille, qui dénonce ses choix, elle l’accompagne jusqu’au bout mais avec telle maladresse qu’elle préférera protéger son enfant de « ça » …

Pépita : Je l’ai vu différemment : elle est là c’est sûr mais elle le fait pour elle, pas pour sa fille. Comme si elle voulait refaire avec Max ce qu’elle n’a pas réussi avec sa fille. Par procuration. Pour se sentir vivante encore. J’ai trouvé ça terrible. Quand j’ai compris cette intention (mais l’ai-je bien comprise ?), je n’ai plus voulu qu’Irène garde Max.

Aurélie :  Le personnage de la mère s’oppose aux personnages du frère et de la petite sœur : Eugénie est la seule à connaître sa grossesse, peut-être parce que c’est la seule à écouter Irène. Irène, à travers cette épreuve, voit que dans la vie rien n’est prévisible : la mort de son grand-père, les parents de Nour, le handicap de sa sœur.  Je suis d’accord  avec toi Colette, j’ai vraiment éprouvé le même sentiment, je ne comprends pas l’acte d’accoucher sous X. Pourquoi ne pas avorter, comme elle ne souhaitait pas le garder mais elle explique bien que le faire partir serait pour elle la façon de faire disparaître le moment où il a été conçu, où elle a été désirée par ce garçon. Et pour ton propos Pépita , Irène aurait dû prendre des distances vis à vis de sa famille.

Colette : Sur ton propos Pépita, c’est là qu’Irène et moi, on se sépare ! Mais je sais que c’est lié à ma relation avec les élèves abandonnés que j’ai fréquentés…

Sophie LJ : J’ai compris ça aussi Pépita et ça m’a beaucoup dérangé que sa mère essaie de prendre sa place comme ça.
Pour l’avortement, j’y est pensé, mais pas longtemps. On voit bien que c’est mûrement réfléchi et que c’est un choix intime qui englobe tout un tas de choses pour elle.

Hastagcéline : J’avoue que cette question du choix du pourquoi de l’accouchement sous X m’a beaucoup perturbée aussi. Il faut être honnête, à certains moments, j’ai eu du mal à le comprendre. Mais en fait, peut-être aussi qu’il est bien de parler de cette possibilité qui est une alternative à l’avortement, qui est un choix aussi dur et lourd de conséquence…

Pépita : Mais parce qu’elle lui donne la vie ! Je ne me suis pas du tout posée la question d’avorter en fait. Elle lui écrit cette lettre magnifique, oui je sais, ça ne remplace pas une mère…mais elle lui donne une forme de liberté à travers son choix de donner la vie.

Aurélie : Pensez-vous que la réception du roman peut être tronquée par le fait que nous soyons adultes et mères ?

Pépita : Alors là oui complètement ! C’est évident, même. On ne peut pas rester indifférentes, pour l’avoir vécu dans notre chair, à ce flot d’émotions lié à la maternité.

Aurélie : Comme je l’ai expliqué plus haut, ce roman a fait débat entre ce que je pensais ressentir sur cette situation et sur ce que j’ai pu ressentir car j’étais mère. Cet espoir que j’avais pour qu’elle le garde, je ne l’aurais sans doute pas eu si j’avais été adolescente lors de la lecture. En effet, en pleine construction d’identité, je n’aurais peut-être pas eu le recul de l’acte.

Sophie LJ : Oui très certainement. D’ailleurs il y a peut-être deux façons de lire ce roman pour les ados : celles et ceux qui se reconnaîtront à la place de Max et celles qui se verront dans Irène.
Personnellement, contrairement à certaines comme vous l’avez dit plus haut, j’ai tout de suite été à la place d’Irène dans ses ressentis de mère, probablement parce que le décor, l’ambiance était encore très frais dans mon esprit de jeune maman.
Je pense que c’est un livre à partager entre parents et enfants parce que chacun aura sa vision et que c’est une bonne façon de parler de tout ça.

Colette : Si on projette Irène dans sa vie d’adulte, avorter ou accoucher sous x, ce n’est quand même pas la même chose. Max est là, il se demandera toute sa vie qui sont ses parents et Irène se demandera toute sa vie qui est Max. Cela me perturbe vraiment cette question, vous voyez, même après deux mois après la lecture du roman.

Hastagcéline : Oui. On ne peut plus envisager les choses de la même façon sachant ce que donner la vie puis devenir mère implique. Cela change la donne.
Après cela ne m’a pas empêché de prendre du recul et surtout d’être vraiment touchée par ce texte, et pas que parce qu’il m’interpellait en tant que maman.

Isabelle : Je me suis posé les mêmes questions que vous. À l’âge d’Irène, dans la même situation, je n’aurais probablement jamais pensé à mener à terme une telle grossesse. Cela dit, comme vous le dites, le roman parvient à montrer sans jugement le tourbillon émotionnel qu’engendre une grossesse – comment savoir quelle décision on aurait prise ? Et j’ai suivi Irène dans sa démarche. J’ai trouvé assez bouleversant le récit de son enfance un peu écrasée par les attentes parentales qui éclaire l’importance de la découverte soudaine et surprenante de sa sensualité. Tout cela vient cadrer fortement le cheminement d’Irène…

Pépita : Et justement Aurélie, j’ai trouvé très intéressante une de tes remarques sur le fait qu’Irène ne voulait pas entacher le souvenir de ce premier rapport sexuel qui lui a donné…un bébé ! Ce passage est une merveille d’enivrement des sens. Car c’est aussi un roman sur la sexualité, sur l’accouchement, l’après-accouchement (les soins décrits sont très justes). Alors justement, nous sommes mères et adultes. L’auteure arrive très bien à toucher les différents états qui sont en nous : l’adolescente, la femme et la mère.

Aurélie : Oui d’ailleurs, l’accouchement est bien décrit.

Colette : Il y a du vécu derrière tous ces mots, je ne pense pas qu’un homme aurait pu écrire ce livre.

Aurélie : En effet, Sophie LJ, pensez-vous que la lecture de ce roman doit rester intime ou comme tu le suggère, peux-t-il comme certains romans de formation servir de tiers pour aborder cette thématique avec les ados ?

Colette : Je pense qu’un livre ne devrait jamais servir de support pédagogique – et oui je sais c’est très paradoxal pour une prof de français ! – mais c’est un livre qu’on ne peut offrir sans provoquer l’occasion de la discussion a posteriori, comme nous le faisons maintenant.

Sophie LJ : Je suis bien d’accord. D’ailleurs quand je dis que ça peut-être l’occasion de parler de ce sujet, je reste bien dans un rapport intimiste entre parents et enfants (je dirais même entre mère et fille pour le coup). Disons que dans 15 ans, j’aimerais bien me retrouver à discuter d’un livre comme ça avec ma fille. Je verrais à ce moment…

Pépita : Ah on en revient toujours à la même question ! Nos ados dans tout cette littérature qui leur est destinée… Je ne l’ai pas suggéré à mes filles, pour ma part. J’avoue que je n’y ai pas pensé alors que je peux leur suggérer telle ou telle lecture (après, elles lisent… ou pas). Je pense que j’ai tellement été cueillie par ce texte que cela ne m’a pas effleurée. Je suis restée la mère intime face à ce texte d’une grande force émotionnelle, d’autant plus pour moi qui ai deux filles de 18 et 16 ans.

Isabelle : D’accord avec vous toutes pour les descriptions. Sans avoir forcément d’intention pédagogique, je pense que si j’avais lu ce livre ado, cela aurait été l’occasion d’apprendre plein de choses qu’on ne dit pas si souvent sur ces sujets qui restent assez intimes, voire tabou.

Hastagcéline : Oui moi aussi ! J’aurais aimé le lire adolescente.

Aurélie : D’autres thématiques, qui vont ont marquées lors de la lecture ?

Aurélie : Moi comme je l’ai déjà dit plus haut, c’est l’hyperparentalité dans le livre ( peut-être car je lis un truc là-dessus :hehe: ) car c’est fou cette pression mise par la mère : le passage de son cours de musique notamment.

Colette : Ah oui ! La mère est particulière détestable dans cette scène !

Isabelle : C’est vraiment pesant. Le phénomène prend une forme assez caricaturale dans le roman, mais cela existe ! On a l’impression qu’Irène est réduite au rôle de faire-valoir et que sa mère ne se met pas une seconde à sa place… Sa réflexivité et sa volonté d’émancipation sont vraiment salutaires !

Le débat s’est ensuite terminé par le partage de cette lecture avec les ados des arbronautes. D’ailleurs, vous trouverez vendredi les réponses de l’une d’elles.

Retrouvez les billets de nos blogs sur ce roman :

Pépita

Sophie LJ

Aurélie

#Céline

Isabelle

Alice

 

Lecture de jeune adulte #1 : A la place du coeur

C’est une jeune femme, Coline, 20 ans, qui inaugure les lectures de jeunes adultes avec le roman « A la place du cœur » d’Arnaud Cathrine, qui l’a profondément bouleversée.

Arnaud Cathrine - A la place du coeur Saison 1 : .

A la place du cœur Saison 1.-Arnaud Cathrine.-Robert Laffont

Ça aurait pu être moi. Ça aurait pu être mon frère, le père de ma meilleure amie, ma voisine, mon prof de maths du collège, la fleuriste à côté de chez moi… ça aurait pu être n’importe qui. Ça aurait pu être toi.

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On se sent souvent à l’abri de toutes les tragédies que l’on entend, lit ou voit à la télé. Et le jour où ça nous tombe dessus, on se demande : « mais pourquoi moi ? ». Tout simplement parce qu’on s’est cru invincible, parce que trop souvent, la réalité est si réelle qu’on refuse d’y croire. Alors, paradoxalement, elle devient irréelle.

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Caumes à 17 ans, il vit tranquillement sa vie d’adolescent et découvre l’amour pour la première fois. Mais il découvre aussi la cruauté, le drame, le terrorisme. Comme de milliers de personnes, lui et ses amis vont suivre les événements tragiques des attentats contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Mais comment réagir quand, à 17 ans, les sentiments en ébullition, on doit porter sur ses épaules, le poids des maux de l’adolescence et l’implication morale et civique lorsque son pays est victime de terrorisme ? Est-ce normal de continuer à rire, pleurer, trembler, désirer ? Doit-on cesser de faire la fête, cesser de se fâcher avec ses parents pour une chaussette mal rangée, cesser de faire l’amour ? Est-ce égoïste de continuer à être heureux alors que d’autres sont morts simplement pour s’être exprimés ? Doit-on cesser de vivre par respect pour les morts ?

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A 17 ans, il n’est pas facile de prendre conscience que l’avenir, c’est vous. Que le monde tel qu’il est, est votre avenir et que vous êtes l’avenir du monde. Il n’est pas facile de comprendre que vous allez devoir bâtir votre vie dans un monde déchiré entre terrorisme, guerre, racisme, homophobie…

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Ce roman pose les questions que beaucoup de personnes se sont posées en silence. Comment agir face à ce genre de situation extrême que l’on ne comprend pas toujours, comment gérer le bonheur du premier amour et la culpabilité de ce bonheur face à ces actes de barbarie. Avec les mots d’un adolescent amoureux et conscient de la gravité des faits, Arnaud Cathrine bouleverse. Un roman honnête, d’actualité, plein de sensibilité, comme peu ont réussi à me toucher de cette façon.

Gageons qu’elle lira la saison 2 !

Arnaud Cathrine - A la place du coeur Saison 2 : .