Un genre pas comme les autres : place au théâtre !

Colette. – Hé, les copinautes, ça vous dirait une sélection thématique dédiée au théâtre ?

Frédé. – Ah ! Oui ! Très bonne idée

Isabelle. – Ouh la la, les filles, je vais avoir du mal à vous suivre car J’ADORE aller au théâtre mais je ne lis jamais de pièce de théâtre.

Blandine. – Idem, autant j’aime beaucoup aller au théâtre mais je ne suis pas du tout sensible à sa forme livresque.

Héloïse. – Idem, je n’en lis jamais.

Lucie. – J’ai vu des adaptations d’albums ou de romans au théâtre mais je ne crois pas avoir lu du théâtre en littérature jeunesse, je suis curieuse de découvrir vos suggestions !

Linda. – Ca tombe bien ! J’ai quelques propositions à vous faire en effet !

Au cœur du forum, un brouhaha se fait entendre, entrecoupé de silences gênés. Les arbronautes continuent de discuter et se mettent finalement d’accord pour vous proposer une ST.

Les trois coups retentissent.

Rideaux !

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Pour Colette, il est une maison d’édition incontournable en ce qui concerne le théâtre jeunesse : ce sont les fabuleuses éditions théâtrales jeunesse (mais nous aurons sans doute l’occasion de vous en reparler !) Et au cœur de leur incroyable catalogue, deux pièces reviennent chaque année ponctuer les lectures des élèves de sixième de la collectionneuse de papillons et d’histoires, deux pièces de Suzanne Lebeau : L’Ogrelet et Gretel et Hansel. A chaque fois, il s’agit pour la dramaturge de revisiter des figures archétypales issues des contes traditionnels et à chaque fois il s’agit pour elle de redonner le pouvoir aux enfants à travers une langue poétique, délicate, savoureuse qui nous amène à explorer, au delà du merveilleux, les liens qui se tissent au sein des familles : dans L’Ogrelet, il s’agira de triturer ce qui se joue entre une mère et son fils, dans Gretel et Hansel, c’est la fratrie qui est mise à mal. Mais à chaque fois, de leur quête initiatique, les personnages de Suzanne Lebeau ressortent grandis, magnifiés, puissante et puissant. Tout ce que l’on souhaite aux jeunes lectrices et aux jeunes lecteurs qui se plongeront dans leur histoire.

L’Ogrelet, Suzanne Lebeau, éditions théâtrales jeunesse, 2003.
Gretel et Hansel, Suzanne Lebeau, éditions théâtrales jeunesse, 2014.

Pour une lecture commune de L’Ogrelet, c’est par là.

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Pour Linda, la collection Théâtre des éditions L’école des loisirs est un autre incontournable en théâtre jeunesse dont le catalogue offre une grande diversité de beaux textes à lire à voix haute et à plusieurs et, pourquoi pas, mettre en scène. Parmi leur abondante collection, deux titres ont su toucher Linda et ses demoiselles, notamment grâce à leur mise en scène par des compagnies professionnels : Le pays de rien et La jeune fille, le diable et le moulin. A chaque fois, les auteurs empruntent aux codes du conte pour écrire un récit plus personnel qui amènent des questionnements sur la prise de pouvoir décisionnaire de l’enfant dans son émancipation.
Ainsi dans Le pays de rien, Nathalie Papin écrit une pièce philosophique qui interroge la question du pouvoir et de son endoctrinement. De part une écriture précise et concise, elle parle d’émancipation et de la quête de liberté chez une enfant prisonnière de son héritage.
Alors que de son côté, Olivier Py construit son intrigue à partir de personnages et symboles stéréotypés des contes traditionnels, ici La jeune fille sans main des frères Grimm, tout en parvenant à créer une œuvre à part entière, écrite d’une plume imagée et poétique. Il conserve ainsi le merveilleux et la lutte entre le bien et le mal pour interroger la cupidité dans la prise de décision d’un père prêt à tous les sacrifices.
Récits initiatiques, il est question, dans les deux pièces, d’une rencontre déterminante dans le cheminement d’une jeune fille qui puise force et courage d’affronter l’autorité paternelle pour conquérir sa liberté.

Le pays de rien de Nathalie Papin, l’école des loisirs, 2002.
La Jeune Fille, le Diable et le moulin d’Olivier Py, l’école des loisirs, 1995.

Pour un retour sur la pièce Le pays de rien par la compagnie La petite fabrique, c’est ICI.

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Pour Liraloin, le théâtre est une belle histoire. Durant ses jeunes années la pratique de cet art fut un réel plaisir et maintenant en lire est devenu une évidence. Les Editions espaces 34 – collection Théâtre jeunesse offrent une multitude de textes avec des thématiques actuelles. Voici quelques pièces inspirantes !

Ma langue dans ta poche de Fabien Arca, 2020

Loubia est un vrai moulin à paroles, elle est tout le contraire de Louis. Après tout, il a peut-être raison Louis de ne pas s’exprimer ? Loubia ça la rassure ce silence en compagnie de Louis, elle pense ou réfléchit à des situations qui l’aide à mieux comprendre le monde : «Ton silence il me rassure. Dans ton silence, je peux m’entendre. ». Louis lui permet d’exister car entre une mère dépressive qui répète sans cesse d’être « gentille » et un frère trop intrusif, Loubia tente de se « défendre » de cette vie trop morose comme elle peut. Dans cette pièce Loubia nous livre des pensées et nous parle de situations pas toujours faciles à vivre au quotidien. Forte tête et bavarde, Loubia respire au même rythme que Louis dès leur première rencontre. Ralentir pour observer et mieux comprendre le monde des adultes. Ce quasi monologue ponctué de poèmes nous révèle une écriture d’une belle fraicheur.

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Melody et le Capitaine de Gilles Granouillet , 2022

Le Covid est passé par là, Mélody est forcée de passer ses vacances avec un papy qu’elle ne connait pas. La joie n’est pas au rendez-vous surtout que pour rejoindre la maison de son grand-père il faut effectuer une traversée en rafiot, qui n’a pas l’air de toute première jeunesse. Incompréhension et rébellion règnent sur le bateau mais bientôt d’autres perturbations sont attendues. Vivant et joyeux ce texte nous réserve bien des surprises dont les événements vont crescendo pour notre plus grand plaisir.

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L’arbre boit de Christophe Tostain, 2015

Après l’hiver, Jeune Branche profite du printemps pour pousser, se faire belle et accueillir de nouveau son amie hirondelle, celle qui revient de voyage, celle qui fait rêver Jeune Branche d’un ailleurs si exaltant… rien à voir avec la vie menée et rythmée par les bons vouloirs de Vieille Racine qui décide de la distribution d’eau. La soif tiraille non seulement Jeune Branche mais aussi Grand Tronc et la Colonie des Feuilles… Au cœur de cette pièce pour le très jeune public il est question non seulement du vivre ensemble mais aussi de la soif de liberté et le prix à payer pour l’atteindre peut être parfois très fort…

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Et Isabelle, donc, ne lisait pas de pièces de théâtre, préférant aller voir jouer les pièces – en tout cas jusqu’à la cogitation sur cette sélection qui la fera sans aucun doute changer d’avis. Quel plaisir, pourtant, de compléter cette sélection avec un titre consacré à LA star de la littérature anglaise : Sir William Shakespeare himself ! Avec lui, c’est l’histoire du théâtre qui se dévoile, au fil des pages du fabuleux documentaire édité par les éditions Little Urban. À Londres, à l’époque, 1/5 de la population assistaient quotidiennement à un spectacle. Ce n’était pas de la tarte entre les risques d’épidémie (le premier théâtre londonien se situait hors des murs de la ville, plus prudent), une bonne dose d’impro vu le nombre de pièces que les comédiens devaient s’approprier en peu de temps, le taux de mortalité parmi les personnages et le sang qui giclait par le truchement de poches de sang d’animaux… Les anecdotes sont réjouissantes, mises en valeur par ces pages joyeusement colorées. Au fil des pages, on ne peut qu’être sidéré.e par la richesse de l’œuvre shakespearienne qui couvre tous les genres, de la tragédie à la comédie et aux pièces historiques, en passant par la romance et la poésie. Maintenant « to read or not to read, that is the question ! »

Le Monde Extraordinaire de William Shakespeare, d’Emma Roberts, Little Urban, 2022.

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Lisez-vous du théâtre ? Avez-vous quelques textes à nous partager?

« Ces filles-là », ode au féminisme ou critique d’une misogynie contemporaine ?

Evan Placey a écrit plus d’une dizaine de pièces pour la jeunesse parmi lesquelles Ces filles-là, une pièce dérangeante, qui bouscule lectrice et lecteur dès la première page par son langage cru, acerbe, souvent violent dont chaque mot éclate à la surface du papier comme autant de petites bulles d’acide. Avec plusieurs copinautes, nous avons décidé d’en faire une lecture commune pour partager avec vous les questions qui nous ont envahies à la lecture de ce texte à vif, en évitant de nous y brûler les doigts.

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Colette. – Au seuil de la pièce, ce titre : Ces filles-là, avec ce démonstratif énigmatique. Comment l’avez-vous d’abord compris ?

Céline-Alice. – Oui, de suite on pense à un groupe. Un ensemble de filles désignées dont on va suivre l’histoire. Dans quel sens iront-elles ??? Le titre reste assez évasif et garde une juste part de mystère qui donne envie de tourner la première page. C’est un titre insaisissable et une couverture très neutre…. et pourtant …..

Pépita. – J’ai pensé à deux sens : le premier comme une désignation vulgaire de ce groupe en particulier au sens où on ne souhaite pas se mélanger à elles et le second, c’est le contraire : l’exception de ce groupe au sens d’exceptionnel. Et finalement, à la lecture, je pense que ces deux sens se rejoignent.

Colette.- « Ces filles-là » en effet, Pépita, c’est un groupe, un groupe de filles qui se connaissent depuis longtemps puisque dès la maternelle, elles ont fréquenté la même école, une école spéciale : l’école de filles Sainte-Hélène qui n’accepte chaque année que vingt filles de 5 ans. Comment présenteriez-vous ce groupe de personnages qui est au cœur de la pièce ?

Pépita.- Comme un groupe à part, qui se sent supérieur, qui ne se mélange pas aux autres. Et pourtant, peu d’empathie entre elles, elles se jaugent en permanence, il faut correspondre à une image, physique et comportementale. Il y a aussi un sentiment d’appartenance, comme une marque indélébile. Beaucoup de violence souterraine, une hypocrisie à fleur de peau. Bref, insupportable !

Céline-Alice.-  Ce sont plus précisément des amies, et je crois que l’on peut employer ce terme même s’il s’agit ici d’une amitié perverse et destructrice.
De amies qui ont grandi ensemble et que l’on découvre en pleine adolescence alors qu’elles se questionnent sur leurs rapports aux autres et la place de chacune dans le groupe. Les questions de l’identité et de l’image sont particulièrement au cœur de leurs tourments.

Colette.- Cette image physique et comportementale à laquelle il faut correspondre dont tu parles, Pépita, et dont vous soulignez toutes les deux la violence et l’hypocrisie : qu’est-ce qui la leur impose ? Comment avez-vous compris cet acharnement à vouloir appartenir au groupe quel qu’en soit le prix, même si pour cela, au passage, il faut détruire l’une d’entre elles ?

Pepita.- Ce qui la leur impose, c’est le groupe justement, c’est le fait de cette sélection du départ (20 filles de 5 ans qui se suivent au fil des années), c’est un huis clos, c’est une question de survie, il faut se conformer à tout prix, sinon on n’existe pas aux yeux des autres. Il faut montrer sa force et non sa vulnérabilité et ses émotions, sinon on est perdu : « C’est parce qu’une poule vulnérable met tout le groupe en danger » (p.15). C’est ça, on est dans une basse-cour, avec les plus forts et les plus faibles, une hiérarchie en permanence remise en cause et il ne faut surtout pas se retrouver en bas de l’échelle, c’est une lutte permanente. Ce que j’ai trouvé terrible, c’est que c’est une voix dominante qui relate : Scarlett, la bouc-émissaire, est vidée de son humanité par ce procédé. Elle est presque invisible, sans consistance du coup. Cela m’a terriblement désarçonnée. On dirait des robots à la pensée unique, sans libre-arbitre et finalement, on ne comprend pas bien les raisons de cet acharnement sur elle, il en faut une et ça tombe sur elle, elle n’a rien fait de rédhibitoire, elle est fabriquée par le groupe comme bouc émissaire, il faut la jeter en pâture, le groupe n’existe que grâce à cette acharnement, il l’entretient, l’attise, fait les questions et les réponses, se donne bonne conscience.

Céline-Alice.- L’appartenance à un groupe est un besoin très fort à l’adolescence. Se trouver, se construire, se frotter… à ses pairs est une quasi nécessité. Comme le dit Pépita ici, l’ambiance est malsaine. Le groupe n’est plus soudé. Alors que l’on pouvait espérer du soutien, on se retrouve face à du harcèlement. C’est terrible. Nous voilà spectateurs impuissants d’une situation que l’on n’espère pas « ordinaire ».

Colette.- Parlons justement de Scarlett, héroïne malgré elle de cette pièce. Je ne dirai pas qu’elle a toujours été le bouc émissaire du groupe, elle l’est devenue à un moment particulier. Est-ce que l’une de vous veut évoquer ce moment, qui nous plonge dans une bien cruelle contemporanéité ?

Céine-Alice.- L’élément déclencheur de cette déroute ? Une photo de Scarlett nue qui circule sur les réseaux sociaux. Elle ne fait pas que circuler, elle se propage et devient le centre des discussions de tous les élèves de l’établissement scolaire et Scarlett devient la cible de toutes les attaques. Pire que tout, Scarlett est tenue pour responsable de ce cliché ! Personne n’a d’empathie pour elle et son cercle d’amies proches devient très agressif à son égard. Elle n’est jamais considérée comme victime mais comme coupable, sans qu’elle ne puisse jamais être entendue. Elle est au cœur d’une tempête dévastatrice et pourtant, avec froideur, elle semble traverser la crise et chercher la force au plus profond d’elle même alors que la photo la poursuit.

Pepita.- Oui cette photo fait tout basculer mais il faut dire qu’avant, Scarlett est déjà mise à l’écart. On ne perçoit pas bien pourquoi et cette photo vient tout cristalliser, comme si elle permettait enfin d’ostraciser la jeune fille, de trouver une justification au fait que le groupe la mettait déjà à l’écart de façon diffuse parce que oui, si les ados ont besoin du groupe, ils ont aussi, semble-t-il, le besoin aussi de faire du mal. Ce qui est bien vu, je trouve, dans ce texte, c’est la somme d’auto-justifications qui en découle. On ne réfléchit pas aux conséquences de ses actes. On fait comme les autres. On suppute. On invente. L’enjeu étant de rester du « bon »côté. Scarlett semble en retrait de cet enjeu, comme si elle n’était pas de son époque. Et justement, j’ai bien aimé dans cette pièce ce retour à d’autres époques. Il y a aussi les relations filles/garçons qui font changer les pièces sur cet échiquier.

Colette.- « Nous voilà spectateurs impuissants d’une situation que l’on n’espère pas « ordinaire » ». Si je peux me permettre Céline, c’est justement une des raisons pour lesquelles je voulais absolument faire cette LC : c’est que la situation décrite dans cette pièce est devenue pour moi, en tant qu’enseignante en collège, c’est-à-dire avec des jeunes de 11 à 15 ans, horriblement ordinaire. L’année dernière par exemple une jeune fille de 12 ans a été victime de cybersexisme et a publié sur un réseau social une vidéo d’elle en train de se masturber. La vidéo a été diffusée pendant des semaines sur les portables de nos élèves et c’est lors d’un voyage scolaire que les enseignant.e.s ont découvert la vidéo car des jeunes filles se la montraient le soir dans les dortoirs. Et PERSONNE n’avait rien dit !!! Ni les enfants qui avaient vu la vidéo, ni les parents qui étaient au courant et qui avaient conseillé à leurs filles de ne surtout pas se mettre dans la même chambre que cette « traînée » pour utiliser un mot plus doux que ceux réellement utilisés. Et si vous saviez les réactions que j’ai entendues en classe de la part d’élèves ordinairement sympathiques quand il m’a semblé nécessaire d’en parler avec elles, avec eux, vous trouveriez que la cruauté des filles de sainte-Hélène est presque atténuée… Cet événement avait délié les langues de mes élèves de 3e qui m’avaient montré ce qu’elles subissaient tous les jours, oui tous les jours, sur les réseaux de la part d’anonymes comme de camarades. Cette prise de conscience violente et terrible a réveillé chez moi une envie d’en découdre avec toutes les pressions qui pèsent sur les filles et les femmes aujourd’hui encore plus qu’hier parfois… Et comme vous le dîtes, cette pression qui pèse sur les filles n’est vraiment pas du tout la même que celle qui pèse sur les garçons. Pourriez-vous en dire un peu plus de la place des garçons dans cette pièce ?

Pepita.- Les garçons ? Ils semblent extérieurs à tout ça : quand une photo de Russell circule, les réactions ne sont pas du même degré. Même si c’est déplorable qu’elle circule elle aussi. Ils sont dans leur monde à eux, quasi-intouchables. Ils ne subissent pas de la même façon le diktat de l’apparence. Pourtant, s’ils savaient avec quelle vulgarité la voix de la pièce parle d’eux ! Ils sont comme des chiens aux abois, lorgnant les filles, tout est réduit à une sexualité qui n’en est pas une, limite porno, à des mots dont on ne connaît même pas la portée, on se tourne autour sans faire l’effort de se connaître vraiment. On ne s’approche pas IRL, tout est fragmenté par les réseaux sociaux. J’ai trouvé cela terrible car si réaliste. C’est une pièce difficile à lire.

Céline-Alice.- L’attitude des garçons n’est pas très glorieuse. Pour reprendre une image de Pépita en début de discussion, ils jouent les coqs. Ce sont des bouffons qui ne se préoccupent ni des autres, ni des conséquences psychologiques. Ils n’ont aucun tact et traversent la tempête sans se rendre compte des dégâts et en ayant le cerveau au niveau de la braguette. Pathétiques… Et pire que tout, les apartés historiques nous feraient presque croire que la suprématie et le machisme masculins sont inéluctables.
Scarlett elle même dit : « Il y a toujours eu des garçons cons qui pourrissaient la vie des filles. »

Colette.- Vous soulignez toutes les deux les apartés historiques, les analepses qui rythment la pièce, et qui donnent tour à tour la parole à une jeune femme en 1928, à une aviatrice en 1945, à une étudiante en 1968 et à une jeune avocate en 1985. Comment avez-vous interprété ce choix, original au théâtre, de faire entendre ces voix du passé ?

Céline-Alice.- Ces retours en arrière se fondent dans la lecture et peuvent dérouter un peu le lecteur. On s’interroge sur l’identité de ces femmes qui relatent toutes une expérience provocatrice. Elles agitent notre curiosité jusqu’à que tout se dénoue et tout s’explique dans les dernières pages du livre. Je n’ai rien vu venir et pourtant : ça tient la route ! Que ces inserts au cœur de l’histoire ne se soient jamais vus au théâtre, je ne sais pas, je n’ai pas assez de références pour ça. Mais ce que je sais c’est que la forme générale de cette pièce n’est vraiment pas classique et que cela m’a presque plus perturbé que ces flash-backs. On est sur une forme de récit et pourtant, la mise en scène est là.

Pepita.- J’ai été aussi un peu déroutée par ces analepses (j’aurai appris un mot !) au départ et puis tout comme toi, Céline, j’ai compris peu à peu. C’est assez bien vu, je trouve ! J’aime bien que le théâtre ne soit pas seulement linéaire mais surprenne, interroge, fasse réfléchir. Peu à peu, je me suis construite une « vision » de cette mise en scène.

Colette.- On en arrive donc à une question littéraire centrale pour mieux cerner ce texte hors norme : celle de la mise en scène. Comment décririez-vous le dispositif inventé par l’auteur ? Comment imaginez-vous une représentation de Ces filles-là ?

Pepita.- J’ai de suite vu une foule, comme un troupeau de moutons, qui va et vient d’un même mouvement, et cette voix qui se détache pour raconter. Une voix sans affect, métallique. Et tout en noir. Juste la lumière des portables allumés et les sons qu’ils font comme indiqué dans les didascalies. La fantaisie, je la vois dans les apartés à cause des signes distinctifs des personnages. Et dans Scarlett qui, elle, est en couleurs. Pour bien la distinguer (pour le groupe, dans le mauvais sens, mais on peut le voir aussi comme dans le bon). Les garçons, eux, ricanent, bêlent presque, comparent leur virilité. Tous restent sur scène tout le temps, sauf Scarlett et les apartés qui surgissent. J’entends de la musique aussi (les écouteurs). J’aime le théâtre sans coulisses et je trouve que cette pièce s’y prête.

Du coup, j’ai hâte d’aller voir le spectacle qui en est tiré !

Céline-Alice.- Et bien justement, moi j’ai eu du mal à m’imaginer la mise en scène. J’étais même un peu paumée au début. Et d’ailleurs je n’ai toujours pas envie d’essayer de l’envisager… Par contre, je serais curieuse de voir ce que des metteurs en scène peuvent imaginer et je pense qu’il y tant de possibles !!! Je n’ai pas le livre sous les yeux, mais il me semble que l’auteur laisse cette porte largement ouverte aussi dans sa note de fin d’ouvrage…

Colette.- Avant d’en revenir à la note de l’auteur très éclairante citée par Céline, je voudrais revenir sur la portée générale de ce texte : après l’avoir terminé, qu’avez-vous ressenti ? Finalement, contrairement à ce que la lectrice ou le lecteur aurait pu croire, il n’y a pas de fin dramatique à cette histoire pourtant particulièrement sinistre et désespérante. Je m’interroge donc sur l’empreinte laissée par ce texte choral qui joue continuellement sur l’ambiguïté de l’âme humaine.

Pepita.- Je trouve ce texte révélateur d’une société qui nie le féminin, y compris par les plus concernées. On se croirait dans une arène. C’est aussi une critique des réseaux sociaux et de leurs dérives et on ne le répétera jamais assez. Cette pièce est très proche de la réalité endurée par beaucoup, c’est toute sa force.

Céline-Alice.- Cette histoire aborde deux thèmes : le harcèlement et le féminisme. Dans ce livre, je les ai vus l’un après l’autre. D’abord toute une partie sur la circulation de la photo et ensuite, une fin où les revendications féministes et la résistance sont plus fortes. Et finalement, je crois que si je devais mettre un mot sur mon ressenti, j’évoquerais le dégoût. Une espèce de déception envers la société qui, pour les deux thèmes évoqués, ne se donne pas tellement les moyens d’évoluer.

Colette.- Dans la note que l’on peut lire à la fin de la pièce, l’auteur, Evan Placey, nous explique ce qui l’a poussé à s’interroger lors d’ateliers de pratique théâtrale avec des adolescentes qui estimaient que le féminisme n’était plus d’actualité. Il écrit : « seul féministe dans la salle, je me suis retrouvé à défendre la nécessité de cette notion face à une bande d’adolescentes. » Il fait notamment référence à l’histoire douloureuse d’Amanda Todd, adolescente canadienne qui s’est suicidée en 2012 suite à de nombreuses et intolérables cyberintimidations. Il explique alors qu’à travers sa pièce, c’est notre propre complicité qu’il interroge, il souligne que dans ce genre d’affaires qui se généralisent à une vitesse incroyable, le problème ce n’est pas la photo, ce n’est pas la vidéo, ce n’est pas l’expérience menée par l’adolescent.e qui se dénude devant un objectif, le problème c’est NOUS. Qu’en pensez-vous ? 

Céline-Alice.- Ah ben bien sûr, il nous met face à nos responsabilités et surtout celles de la société ! Pourquoi se multiplient les actions féministes, les célébrations, les groupes actifs ? Cette cause ne devrait plus être un combat, ni un projet de politique publique, mais une valeur réelle et universelle.

Pepita.- Je te rejoins totalement : c’est une responsabilité collective car ça n’arrive pas qu’aux autres. Le pire dans ce genre de déviance, c’est de banaliser. Tout comme les féminicides. Je ne le rejoins pas sur la photo ou vidéo : il n’ y a pas de réelle éducation à l’image des jeunes au sens large. Ces supports ont amplifié le phénomène, en le rendant plus visible, plus banal aussi. On n’a plus de recul. Ces écrans mettent la parole en arrière. Il faut réinstaurer la parole, mettre des mots sur les maux. Prendre le temps de le faire. Se former aussi à la recueillir.

Alors la pièce Ces filles-là est-elle une ode au féminisme ou la critique d’une misogynie contemporaine ? Il semblerait qu’Evan Placey nous appelle à rester vigilantes et vigilants à ce que le féminisme reste une priorité pour toutes celles et tous ceux qui rêvent d’une société parfaitement juste et démocratique. Et ce n’est pas les adultes qu’il interroge, mais celles et ceux qui feront le monde de demain, prouvant, s’il en était besoin, que les adolescentes et les adolescents sont des partenaires indispensables pour repenser le politique et ses valeurs.

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NB : Si vous habitez en Gironde, vous pourrez assister à une adaptation par la compagnie Les Volets rouges de Ces filles-là au théâtre du Champ de foire à Saint-André de Cubzac. Il s’agit d’une lecture dessinée. Les illustrations sont de Marion Duclos.