Oliver Jeffers revient régulièrement dans nos coups de cœurs. Nous sommes sensibles à sa vision de l’humanité et aux messages qu’il transmet avec beaucoup de délicatesse. Quelle joie pour Colette et Lucie de découvrir qu’elles avaient toutes les deux adoré le dernier album de cet auteur-illustrateur ! Il ne leur en fallait pas plus pour se lancer dans une discussion à bâtons rompus autour de cet album pas comme les autres.

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Colette.- Comment as-tu rencontré l’album Notre histoire, comment nous en sommes arrivés là, et où nous pourrions aller d’Oliver Jeffers ?
Lucie.- Je suis très très fan du travail d’Oliver Jeffers que je croyais avoir découvert grâce à vous chères copinautes avec Toi et moi ce que nous construirons ensemble qui avait été proposé le premier prix ALODGA auquel j’ai participé. J’ai réalisé plus tard que j’avais déjà L’enfant des livres dans ma bibliothèque (offert par ma grand-mère libraire). Étonnamment, je n’avais pas fait le lien à l’époque. Peut-être parce que L’enfant des livres a un graphisme un peu différent du fait de la collaboration d’Oliver Jeffers avec Sam Winston.


Bref, je suis à l’affût de la sortie de ses titres parce que j’aime beaucoup son style et sa manière d’aborder des sujets sensibles avec tellement d’humanité. Et toi ?
Colette. – Et bien ce dernier album, je l’ai découvert complètement par hasard en me promenant à la librairie Mollat de Bordeaux lors d’une après-midi de liberté imprévue ! Et j’ai été complètement happée par la fin de l’album, par la note de l’auteur que j’ai pris le temps de lire sur place, et qui m’a sincèrement bouleversée. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler j’imagine car cette note est vraiment un élément essentiel du livre. Sinon, je connaissais l’auteur grâce au superbe album Rébellion chez les crayons que nous avons lu, relu et rerelu avec mes garçons !
Lucie.- Parlons un peu de la couverture : j’avoue avoir été un peu étonnée par l’illustration associée à « Notre histoire » et ne pas avoir bien su à quoi m’attendre en ouvrant ce livre. Et toi, quelles attentes a-t-elle créées chez toi ?
Colette.- Je m’attendais à un documentaire pour tout te dire, un peu dans le style de Nous, notre histoire d’Yvan Pommaux et Christophe Ylla Somers, un album qui reprendrait les étapes de l’histoire de l’humanité. La 4e de couverture m’a induite en erreur d’ailleurs car elle invite à lire “les grandes étapes de notre évolution”.

Mais au final ce n’est pas vraiment le sujet de cet album, non ? Quel est le véritable sujet de ce livre qui semble aux confins de l’histoire, de la philosophie, de la sociologie et de l’anthropologie (même si sans doute l’auteur ne se reconnaîtrait dans aucune de ces sciences humaines !) ?
Lucie.- Tu as raison, ce livre est au croisement de plusieurs domaines, et c’est ce qui m’a intéressée. Il me semble que le sous-titre est plus explicite, cet album est vraiment en trois temps (quatre avec la longue note de fin dont nous reparlerons) : « comment nous en sommes arrivés là » donc le passé, une pause sur le temps présent et ce fameux « où nous pourrions aller » pour le futur. En tant que professeure de français, j’imagine que tu as été sensible à ce conditionnel ?
Colette.- Très intéressante cette analyse des 3 temps initiée par le titre de l’album ! En effet, il y a déjà la quintessence du projet de l’album contenu dans ce titre (même si au premier abord, je ne l’ai pas trouvé génial ce titre, sans doute un peu long pour moi !) et toute la beauté du projet réside d’après moi dans le conditionnel que tu soulignes ! Un conditionnel qui a plus parlé à la mère et à la citoyenne éco-anxieuse qu’à la professeure de Français ! Car dans ce conditionnel, il y a à la fois la lumière et l’abîme de l’espoir que constituent les chemins que nous choisirons de prendre en temps qu’humanité à l’avenir. Mais revenons à la question du sujet de l’album. Est-ce que tu saurais le présenter en quelques mots ?
Lucie.- Pour moi, cet album est la réflexion d’un auteur – d’un père de famille, car ce rôle a son importance comme il l’explique dans sa note de fin – sur l’aventure humaine. L’humanité a mis des millénaires pour évoluer, arriver où elle en est. « Et maintenant ? » semble se demander l’auteur. Je l’ai vraiment abordé de cette manière, pour moi Oliver Jeffers nous place à un moment charnière où l’essentiel de l’évolution est accomplie et nous avons un choix à faire quant à notre avenir en tant qu’espèce. Est-ce que cette présentation te convient ou tu l’aurais formulé autrement ?
Colette.- Cette présentation correspond tout à fait à ce que j’ai lu dans ce livre. Et je dirai que la forme du dialogue choisi par l’auteur pour rythmer sa narration va dans le sens de ton analyse. L’échange peut être lu comme celui d’un père avec son enfant. Il est aussi l’échange que l’auteur mène avec nous, lectrice, lecteur. J’ai trouvé que le choix du dialogue était très judicieux et nous engageait vraiment dans la réflexion initiée par l’artiste. Est-ce que tu as été sensible à cette forme ?
Lucie.- Oui bien sûr. Cela m’a donné l’impression qu’Oliver Jeffers invitait son lecteur à réfléchir avec lui. Même pour des éléments communément « acquis » comme lorsqu’il se penche sur l’histoire de l’évolution, il s’interroge sur ce qui a marqué le début de l’humanité et propose plusieurs pistes successivement. On le sent en chemin, et ça m’a beaucoup plu d’être associée à ce processus en tant que lectrice.
Colette.- D’ailleurs dans ce cheminement, l’auteur interroge la créativité qui semble nous distinguer des animaux non-humains, et bizarrement cette créativité apparaît dans toute son ambiguïté. Je ne m’attendais pas à ça de la part d’un artiste. Comment le comprends-tu ?
Transférer notre énergie de l’estomac… au cerveau, pour nous permettre de créer des MOTS de percevoir des schémas, de raconter des histoires, d’inventer l’avenir.
Lucie.- Je ne suis pas sûre que ce soit ambigu en soi (je ne l’ai pas pris comme ça en tout cas). Pour moi cela n’a rien de négatif à ce moment-là et ça a contribué à l’évolution. Mais quand on réalise plus tard dans l’album que ce sont aussi ces éléments (les mots, les schémas et surtout les histoires) ont permis de nous séparer, oui cela prend une tournure plus négative. Car si les mots peuvent rassembler, ils peuvent aussi exclure.
Colette.- Tu as raison de le souligner, il n’y a rien de négatif ou de positif au moment où la créativité apparaît et permet d’inventer, raconter, créer. C’est d’ailleurs un aspect de l’album que j’ai beaucoup apprécié : ni jugement, ni dénonciation, ni critique. Contrairement à d’autres livres – jeunesse ou non – sur le sujet, cet album adopte vraiment et sincèrement la posture du doute philosophique.
Lucie.- Tout en nuances, comme toujours avec cet auteur. J’adore ! Mais on sent quand même qu’il identifie un moment où cela a commencé à déraper : celui où « tout s’est accéléré.”

Colette.- Oui, tout à fait, ce moment où “l’avenir s’est réduit aux limites de notre propre vie”, j’imagine qu’il parle de l’avènement de l’individualisme fortement lié au système capitaliste. Car malgré une belle neutralité de ton, sans dogmatisme, c’est un album pour moi éminemment politique, un album engagé qui au lieu de dénoncer propose de s’interroger ensemble et de raconter ensemble une autre histoire de l’avenir.
Lucie.- Tu as raison ! Et c’est précisément à ce moment-là qu’il s’interroge avec le lecteur : “Où cela nous mène-t-il ? Où allons-nous ?” Ces questions sont très engageantes avec ce “nous” qui nous met tous dans le même bateau. Est-ce que ses propositions de réponses t’ont convaincue ?
Colette.- L’avenir sera solidaire – ou ne sera pas ! Je suis complètement convaincue que “la recherche de sens et d’amour” est l’unique solution pour ne pas foncer yeux bandés dans l’abîme comme les personnages de l’album à un moment donné ! Ce sont des questions que je me pose tout le temps en fait !!! Sans doute parce que je travaille tous les jours avec des enfants et des adolescent.e.s et que l’avenir est là chaque jour devant moi. J’imagine que tu ressens aussi cette urgence du sens et de l’amour dans ta classe ?

Lucie.- Ce passage est très fort, il nous met en face de nos responsabilités, des conséquences de nos choix quotidiens. “Ces mêmes mains capables de construire des fusées, nous les utilisons pour tirer les autres en arrière… convaincus, encore et toujours, qu’il est plus important d’avoir raison que de s’améliorer, que le bien est l’ennemi du mieux.” C’est effectivement très politique ! Mes élèves sont plus petits que les tiens, je ressens moins l’urgence du sens que celui du plaisir d’être ensemble et de coopérer qui a besoin d’être construit à cet âge là. J’ai tendance à penser que si on arrive à s’entendre et à se respecter dans une classe malgré nos différences c’est déjà un grand pas accompli. Mais je suis peut-être (sûrement !) optimiste…
Colette.- En tout cas, l’album nous invite à inventer ENSEMBLE une suite à notre histoire, et c’est aussi de ça dont nos élèves – petit.e.s ou grand.e.s – ont besoin pour se projeter. Avant de parler de l’esthétique de l’album, peut-être pouvons-nous évoquer la note de l’auteur, une longue note pour un album jeunesse. Qu’en as-tu retenu ?
Lucie.- Elle m’a beaucoup intéressée parce qu’il partage son expérience, ses doutes et ses réflexions. On le sent investi, ancré dans la société. Bien loin de certains artistes hors-sol. Le fait qu’il soit irlandais joue, comme il l’explique, dans sa compréhension du monde. Je suis admirative de ces gens qui ont vécu la violence au quotidien et qui trouvent la force de sortir de la revanche, cela donne beaucoup d’espoir !
Colette.- Et son discours sur l’art dans sa note est vraiment très inspirant, je trouve, à une époque où la culture n’est plus trop à l’honneur (je pense que je suis influencée par le gel du pass culture – je ne m’en suis toujours pas remise !). J’adore sa phrase :
L’art, ce n’est pas la cerise sur le gâteau. Ce n’est même pas le gâteau. C’est la table sur laquelle repose le gâteau.
Lucie.- Tellement d’accord avec toi ! Cette phrase est géniale. Effectivement, la place de l’art est centrale, nous en sommes toutes les deux convaincues mais il y a encore du pain sur la planche (le gel du pass culture, je te rejoins, c’est très significatif…) J’aime qu’il étende son propos à l’art en général, mais même dans l’album, j’ai aussi été très sensible à la place centrale qu’Oliver Jeffers donne au récit dans la construction de l’identité personnelle, familiale, nationale et mondiale.
Colette.- Le récit, c’est notre humanité, notre identité.
Lucie.- Pour le meilleur comme pour le pire, comme il le montre. C’est aussi ce qui nous dresse les uns contre les autres.
Colette.- Mais il faut en effet que ces récits nous unissent, nous rappellent ce qui nous lie. D’ailleurs, l’album fait aussi la part belle au lien, à la recherche de celui-ci.
Lucie.- Oui, et la note d’espoir à la fin de l’album est hyper importante et bien amenée. Parce qu’après tout cela on aurait été en droit d’être un peu déprimés. Mais non, on peut ralentir, créer de meilleurs récits où chacun a sa place pour garder une place pour l’espoir. Mot de la fin on ne peut plus signifiant !
Colette.- Ah ! L’espoir ! En effet, c’est un joli mot de fin !
Lucie.- Fin qui n’en est pas une car il y a des bonus : un poème et cette fameuse note. As-tu envie de parler du poème ?
Colette.- Il est si simple et si juste, ce petit texte poétique. Il rappelle les besoins essentiels de chaque humaine, chaque humain. En quelques mots. Un petit texte puis un long texte, comme si l’artiste avait voulu explorer toutes les manières de dire ce qu’il avait à dire : l’album, la poésie et le texte d’idées. Pour poursuivre notre lecture commune, est-ce que tu aurais envie de parler des illustrations, du choix des couleurs, de l’importance des blancs… ?
Lucie.- Les illustrations sont très “Jeffers”, il a un style identifiable au premier coup d’oeil ! Mais les couleurs sont différentes cette fois-ci, tu as raison de le souligner. Essentiellement du bleu et du rose, parfois très tranchés, parfois mélangés dans un violet… Je n’ai pas trop réfléchi au sens de tout cela, j’ai choisi de me laisser porter. Tu as une interprétation à proposer ?
Colette.- Non, pas d’interprétation. J’ai été surprise par le choix des couleurs, je ne me souviens pas avoir lu d’autres albums de lui avec si peu de teintes. J’ai surtout été sensible au rythme des pages illustrées et des pages colorées sans illustrations. Je trouve que la composition choisie met en valeur le texte, l’engagement de la réflexion à laquelle l’artiste nous invite. C’est un magnifique objet, ce livre ! Aussi bien pour le fond que pour la forme !
Lucie.- Tout à fait d’accord, tu t’en doutes ! Avant de passer à notre traditionnelle question de fin, je me faisais la réflexion que j’avais lu deux autres albums (qui sont d’ailleurs des documentaires) pour le prix ALODGA m’avaient fait penser à celui-ci bien que très différents : Qu’est-ce qu’une frontière ? et Je suis un citoyen américain. Est-ce que tu crois qu’on assiste à une mouvance de fond en littérature jeunesse, un mouvement qui invite à prendre du recul et à considérer l’espèce humaine dans son ensemble ? Il serait temps !




Colette.- Je constate en tout cas dans les propos d’artistes ou de journalistes dont je suis régulièrement le travail que la question des récits à inventer, collectivement, pour échapper à la catastrophe climatique et politique en vue, est une question très actuelle. Je pense au travail de Cyril Dion notamment dans son livre Petit manuel de résistance contemporaine ou encore au propos de Salomé Saqué dont j’admire l’investissement et dont j’ai offert le livre Résister à mon fils aîné, justement parce qu’elle invite à mettre de la joie dans la résistance politique.
Lucie.- J’espère que ces graines vont pousser et que nous allons enfin transformer l’espoir qui nous anime en quelque chose de concret ! Et donc, pour finir : A qui conseillerais-tu cet album ?
Colette.- Je pense que je le conseillerai à des familles qui ont plaisir à discuter ensemble politique, philosophie. Je l’ai lu en lecture enregistrée pour une amie très chère et ses deux filles âgées de 15 ans ont adoré l’album. Tu me connais, je ne mets pas de limite d’âge à un excellent livre, je pense qu’on peut l’apprécier à tout âge mais qu’il suscitera débats et réflexions chez les plus grands. Et toi ?
Lucie.- Tout à fait d’accord avec toi. Je trouverais dommage que des lecteurs réservent cet album aux plus petits en se basant sur son graphisme simple (et non simpliste). Alors que très clairement il invite à la discussion, au débat, à la mise en projet pourquoi pas. Je le recommanderais donc à des familles entières, et notamment à tous ceux qui ne se satisfont pas du récit actuel qui divise plutôt que de rassembler !
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Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir ce magnifique album d’Olivier Jeffers, et pourquoi pas les autres titres auxquels il nous a fait penser !