Ah, septembre ! Sa frénésie post-vacances, sa soif de renouveau, ses belles journées d’été indien et sa rentrée littéraire ! Certain.e.s trouvent du mal à lire en ce mois où il faut retrouver un rythme, d’autres voient leur motivation décuplée ou trouvent dans la lecture une bulle où se ressourcer. C’est donc, plus que jamais, le moment de partager avec vous nos trouvailles mensuelles !
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Isabelle et ses moussaillons ont eu un coup de cœur pour nouvel album du duo Rascal-Louis Joos. Des pages qui nous entraînent aux États-Unis, en 1884. Les bisons sont en voie d’extinction. Un grand musée d’histoire naturelle dépêche un jeune taxidermiste pour ramener des cornes, des sabots et des peaux avant que l’espèce ne disparaisse. Ce dernier ne se doute pas qu’il va vivre un moment de grâce, l’une de ces expériences qui marquent à jamais et donnent un sens à notre existence… Le texte lyrique et les illustrations à l’encre et à l’aquarelle subliment la beauté des grandes plaines, du soleil couchant et de la nuit qui s’empare de la forêt, où les humains et leurs machines industrielles semblent des intrus. Et pourtant, on assiste dans cet album à une communion bouleversante entre l’homme et la nature. On retrouve les saveurs du voyage et de la liberté qui sublimaient déjà Le voyage d’Oregon. Un immense bol d’air, cet album !
Et en roman, le coup de cœur de L’île aux trésorsva au deuxième volet du diptyque Les Nuées, de Nathalie Bernard. On renoue ici avec tout ce qui nous avait déjà emportés dans le premier tome : une expérience de pensée stimulante (que se passerait-il si une catastrophe faisait voler en éclat nos repères spatiaux et temporels ?), des personnages inoubliables et un univers immersif. Néro est à la fois une suite, puisque l’on suit la protagoniste, Lisbeth, dans la suite de son périple, et un roman-miroir. Car nous allons également revivre le cataclysme du tome 1, d’une perspective différente. Nous avions vécu cette séquence du haut de la station spatiale internationale, nous sommes cette fois au fond des mers, à bord d’un sous-marin, et allons, de nouveau, au-devant d’épreuves inimaginables. Le passé continue de résonner de manière fascinante avec le présent, révélant les rouages de la naissance des mythes et de la construction des sociétés. Une série qui fait forte impression, entre récit post-apocalyptique haletant, épopée, réflexion philosophie et ode poétique à la beauté de notre monde.
Pour Liraloin qui adore faire des trouvailles dans les albums destinés aux plus petits c’est un jeu de cache-cache qui a retenu toute son attention. Voici qu’un visage d’enfant apparaît à travers un buisson de paille haute, petite scène qui va être le témoin d’une succession d’animaux sauvages s’approchant parfois jusqu’à frôler la cachette. Le soleil laisse place à la lune ronde qui éclaire la savane et les animaux venus se repaître d’une douce tranquillité nocturne. Soudain un chien débarque et de son puissant flair semble avoir trouvé cette enfant si bien cachée. S’engage alors une course poursuite qui nous amènera jusqu’à la civilisation.
Cet album sans texte de Jean-Claude Alphen publié aux éditions D’Eux en 2022 fait preuve d’une belle inventivité et cultive le sens du détail. Les illustrations crayonnées émergeant des pages épurées de blanc ou de noir, selon le moment de la journée, sont magnifiques. Le jeu des lumières est complétement réussi. Le mouvement donné à la course-poursuite à travers les habitations est accentué par le geste de tourner les pages le plus vite possible. Mention spéciale pour le crocodile qui donne vraiment les chocottes !
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Pour Linda, il y a eu trop peu de lectures en septembre, mais un album se démarque par la beauté de ses textes et de ses illustrations : Définitivement – Tu peux déjà ; deux textes écrits par Grand Corps Malade pour célébrer la paternité, ou tout simplement la parentalité, sublimés par Thomas Baas, un illustrateur talentueux qui a su « photographier » autant de petits instants qui font la richesse du quotidien de parents et la beauté de ce lien si particulier qui les unit à leur(s) enfant(s).
Après l’immense succès de Wonder, Lucie était curieuse de lire ce que R. J. Palacio pouvait proposer dans un univers différent. Avec ce nouveau roman, l’auteure s’essaie à un nouveau genre : le western. Et c’est une vraie réussite ! L’ambiance, sauvage et inquiétante, mais surtout les personnages, très incarnés. Le jeune Silas entraîne le lecteur à la recherche de son père, enlevé sous ses yeux par des bandits aux raisons troubles. Aventure, rencontres et émotion parsèmeront un périple, duquel il sortira forcément grandi. Il est aussi question de photographie, thème qui illustre finement la difficulté de connaître toutes les facettes des personnes qui nous entourent. Assurément un coup de cœur !
Parce que ces deux romans sont tellement différents qu’il était impossible de choisir, et qu’un nouveau livre d’Annelise Heurtier est forcément un évènement chez Lucie, #Toutlemondedestestelouise doit figurer dans cet article. L’auteure y aborde le thème du cyberharcèlement au collège, qui nous intéresse particulièrement, et fait le choix de nous immerger totalement aux côtés de Louise, seule narratrice de ce roman. Avec elle, on assiste à l’incompréhensible déferlement de ragots et de violence suite à une scène mal interprétée. Louise a beau être équilibrée et entourée, les étapes et les conséquences s’enchaînent avec une précision chirurgicale. Ce roman se lit d’une traite, et laisse le lecteur bouleversé. Essentiel pour comprendre et combattre le mécanisme du harcèlement.
Pour Colette, retour devant le tableau blanc avec des textes pour bousculer ses élèves autour du thème toujours sensible de notre relation aux écrans. Et pour cela, elle a choisi un texte court d’Alain Damasio au rythme haletant, trépidant et particulièrement stressant dont les personnages principaux sont un sportif en mal d’affection et une IA à la voix sirupeuse. Bienvenue dans le monde de presque-demain de Scarlett et Novak ! En quelques pages, l’auteur nous dresse le portrait d’un homme dont le quotidien est entièrement rythmé par son brightphone, présence familière, docile et d’une fidélité à toute épreuve jusqu’au jour où… d’elle le voilà déconnecté.
Scarlett et Novak, Alain Damasio, Rageot, 2021
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Et pour poursuivre la réflexion, rien de mieux que les jolis textes emprunts de poésie de Thomas Scotto et Madeleine Pereira recueillis Dans un brouillard de poche. A travers une vingtaine de « portraits au filtre des écrans » c’est toute l’histoire de notre société contemporaine qu’on se prend en pleine figure, avec délicatesse et force à la fois. Peuple de têtes penchées, d’épaules rentrées, de pouces qui pianotent, de regards perdus. « Nous qui sommes déjà de l’autre côté du miroir… »
Dans un brouillard de poche, portraits au filtre des écrans, Thomas Scotto, Madelaine Pereira, éditions du POurquoi pas ? 2020
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Pour Blandine, deux coups de cœur très différents, qui font la part belle aux mots et aux livres.
Le samedi au paradis. Angela BURKE KUNKEL et Paola ESCOBAR. Kimane Editions, 2021
La couverture de cet album né d’une histoire vraie, est vraiment très réussie. Son sous-titre dit beaucoup de son contenu, mais sans le lire, nous savons déjà que son récit va nous emporter auprès des livres et des mots, qui font rêver et qui nous relient. Cet album nous permet de rencontrer deux José, l’un est un enfant, l’autre est adulte. Ils se connaissent grâce à une bibliothèque, née par hasard et entretenue par un rêve un peu « fou » dans ce quartier défavorisé de Bogota en Colombie. C’est l’histoire de José Alberto Gutierrez, éboueur, qui nous est racontée. Et avec ses garçons, Blandine aime découvrir des parcours de vie. Cet album ne pouvait que leur plaire!
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Les larmes de l’assassin. Anne-Laure BONDOUX. Bayard Jeunesse, 2003
C’est pour accompagner son fils dans sa lecture que Blandine a (enfin) lu ce roman qui nous emmène au Chili, dans un bout de terre aride auprès de l’enfant Paolo, d’Angel qui a tué ses parents (et d’autres avant eux) et qui sont bientôt rejoints par Luis, aventurier raté. Au contact les uns des autres, chacun s’ouvre, développe des nuances d’humanité, Angel en particulier. L’histoire est belle, rude, triste. Au-delà de la violence qu’induit le mot « assassin » du titre, elle nous engage à voir l’humanité de cet et de ces hommes, la manière dont elle s’est révélée et dont elle se manifeste. Ce roman c’est un plaidoyer pour la rédemption, pour découvrir toutes les facettes de l’Homme qui peut se monter tour à tour généreux, horrible, violent, amoureux, paternel, terrifiant, lâche, responsable, et jusqu’où il peut aller. Et en réponse, ce que la société pense de Lui, accepte ou non, et Lui renvoie. L’écriture d’Anne-Laure Bondoux est faite de métaphores, de douceur, et d’empathie, et instille une belle réflexion.
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Et vous, quelle a été votre lecture préférée de septembre ?
Certains romans font frémir toutes les branches du grand arbre à l’unisson. Ainsi en va-t-il du premier tome de Pallas, nouvelle trilogie de Marine Carteron qui revisite la mythologie grecque, que nous avons toutes lu pendant l’été. Il ne s’agit ni plus ni moins que de proposer une lecture alternative des enchaînements qui ont mené à la guerre de Troie, sur la base même des sources qui fondent la mythologie grecque. L’ambition du projet, l’originalité de l’écriture et la force de la proposition ne pouvaient pas nous laisser insensibles : lecture commune !
Pallas, tome 1 : Dans le vendre de Troie, de Marine Carteron. Le Rouergue, 2023.
Isabelle : Aviez-vous déjà lu Marine Carteron ? Vous attendiez-vous à la trouver sur le terrain de la mythologie grecque ?
Colette : Ma réponse va être très rapide : je ne connaissais pas du tout cette autrice ! Comme souvent, c’est grâce à mes chères copinautes que j’ai découvert ce nouvel univers !
Liraloin : Je connaissais cette autrice grâce à sa série des Autodafeurs, véritable phénomène chez les bibliothécaires, nous l’avons conseillé souvent aux ados et ils ont adoré à leur tour. Puis j’ai lu Génération K que j’ai trouvé plus noir mais avec un côté fantastique très bien abordé. Dix était bien mais je suis un peu restée sur ma faim/fin. À vrai dire je pense que Marine Carteron fait partie de cette génération d’auteurs-autrices français à l’écriture rare et qu’elle est capable d’aborder n’importe quel sujet.
Linda : Je la connaissais car ma fille a lu Dix, réécriture du roman d’Agatha Christie, qu’elle m’avait chaudement recommandée mais que je n’ai jamais pris le temps de lire. Mais maintenant que j’ai découvert son style, je sais que je vais pouvoir me lancer sans problème car j’aime beaucoup sa plume. Quant à la question sur la mythologie, c’est un thème comme un autre et on sait que ça fonctionne bien auprès des ados… et des adultes. Il y a d’ailleurs de nombreuses réécritures féministes en ce moment telles que la BD Lore Olympus, ou les romans de Madeline Miller qui semblent rencontrer un vif succès.
Isabelle : Voilà, on connaissait Marine Carteron sur plusieurs registres, de la fantasy à la science-fiction et au thriller/policier avec les titres que vous avez cités, en passant par un registre plus réaliste avec La (presque) grande évasion par exemple. Cela fait trois ou quatre romans que je lis d’elle et c’est bien simple, impossible de savoir à quoi s’attendre, le genre change à chaque fois ! Ce qui reste, c’est sa plume incisive, nerveuse et (je trouve) très contemporaine, que je n’aurais pas associée spontanément à la mythologie grecque (j’avais tort !).
Blandine: Je n’avais encore rien lu de cette autrice même si plusieurs de ses livres m’avaient donné envie. C’est parce qu’Isabelle a parlé de ce livre-ci que j’ai eu envie, enfin, de découvrir son écriture. Je ne suis pas spécialement férue de mythologie grecque, mais après le formidable Ariadnê de Flora Boukri, j’avais bien envie de m’y plonger à nouveau.
Isabelle : Blandine, tu évoques Flora Boukri, Linda, tu parlais aussi des réécritures multiples des mythes grecs en ce moment en littérature jeunesse. Aventures de Percy Jackson, enquêtes d’Hermès, feuilletons de Murielle Szac, romans de Sylvie Beaussier sur Méduse, Cerbère et Polyphème, réécriture du mythe de Pénélope par Isabelle Pandazopoulos… Comme nous l’avions évoqué dans notre sélection consacrée à la mythologie gréco-romaine, les auteurs de littérature jeunesse ne semblent pas se lasser de ce matériau ! En s’emparant à son tour de ces mythes, Marine Carteron ne risquait-elle pas de fouler des sentiers battus ?
Linda : Pas forcément ! La mythologie grecque a de ça d’extraordinaire qu’elle est une source quasi inépuisable d’histoires incroyables qui peuvent être réinterprétées ou tout simplement servir de base à écrire autre chose.
Liraloin : Je ne crois pas non plus car la mythologie a toujours fasciné les auteurs, qu’ils soient sur le registre du conte, du roman fantastique… Il y a tellement d’aspects à exploiter, c’est hyper riche ! Malheureusement je ne lis pas assez de textes mythologiques pour oser la comparaison. Vous êtes beaucoup plus littéraires que moi.
Blandine : La mythologie fascine parce qu’elle aborde des sujets aussi universels que toujours actuels. Cependant, je crois, d’une part, que pour que l’intérêt soit et perdure, il faut la rendre attractive, accessible. Et d’autre part, je crois qu’on la réécrit et la lit à l’aune des questionnements de notre époque/génération/société. Ainsi, on peut actuellement assister à des (ré)écritures très féministes, ou en tout cas, qui déplacent la perspective du point de vue féminin.
Colette : Il me semble aussi que le registre dans lequel s’inscrit la réécriture de Marine Carteron est tout à fait particulier, il y a quelque chose de très exigeant, une volonté de coller au rythme des textes antiques notamment.
Linda : Ici, effectivement, Marine Carteron tente de coller le plus possible aux écrits originaux et d’en proposer un regard plus moderne.
Isabelle : Je suis d’accord avec vous, j’ai trouvé que la démarche dans ce roman se démarquait. Outre l’écriture sur laquelle j’aimerais revenir toute à l’heure, j’ai trouvé très originale la démarche qui consiste à s’appuyer (de façon très minutieuse) sur les sources mêmes des textes mythologiques pour raconter une histoire singulière en sélectionnant certaines séquences et en mettant en lumière certaines perspectives. C’est tout à fait différent de la démarche qui consiste à imaginer une nouvelle intrigue ancrée dans l’univers grec-antique.
Colette : Comme vous, je soulignerai notamment son souci de la référence, de la source, presque universitaire. On sent qu’elle ne veut pas faire dire n’importe quoi à ces personnages de la mythologie, qu’elle leur voue un profond respect.
Isabelle : Ça m’a fait penser à Pierre Bayard, vous connaissez ? Il reprend les éléments des enquêtes d’Hercule Poirot, en pointe les incohérences et parvient à nous convaincre de sa solution alternative. Et bien là, c’est un peu pareil, Marine Carteron travaille à partir du matériau même des différentes versions livrées et nous convainc d’un scénario alternatif.
Liraloin : Je ne connais pas.
Linda : Je ne connais pas non plus cet auteur mais je te rejoins sur le travail de Marine Carteron. J’ai d’ailleurs trouvé assez fascinant de lire ses annexes qui montrent combien le travail de recherche préalable à l’écriture a été conséquent !
Isabelle : Quelles ont été vos premières impressions en ouvrant ce roman ? Y êtes-vous entrées facilement ?
Liraloin : Je n’aime pas particulièrement la mythologie. C’est parce que j’apprécie cette autrice que je me suis empressée de lire ce roman. Je ne suis pas entrée facilement dedans mais très vite l’intrigue se met en place et les personnages ont tellement de consistance que je me suis laissé happer ! Mais j’ai essayé de faire lire le roman à mon fils de 15 ans et il s’est découragé tout de suite…
Blandine: Comme je l’ai écrit plus haut, la mythologie ne m’attire pas plus que ça mais là, l’enthousiasme d’Isabelle a été communicatif. L’entrée dans le roman n’a pas été aisée car il y a beaucoup de noms, de lieux, et d’événements. Et puis les Dieux font rarement dans le simple avec leur capacité à changer d’apparence et de noms, à s’unir comme bon leur semble, à tout bousculer au gré de leurs humeurs, à jouer avec les Humains dont ils ne se soucient finalement que peu… Il m’a fallu m’y retrouver dans les différents personnages, leur nature et leur rôle.
Isabelle : C’est drôle, moi je suis entrée dans ce roman comme dans du beurre. Il y a cette scène d’ouverture très visuelle, à la fois brutale et intrigante qui place le récit sous tension. Puis une scène avec des dieux qui m’a prise de court avec ses punchlines. Et ensuite les rebondissements se succèdent, les registres changent, bref je ne me suis pas ennuyée un seul instant !
Colette : Pour être très sincère, j’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce roman à cause de sa grande violence. Je sais pourtant bien à quel point la mythologie grecque est d’une cruauté inouïe et pourtant sous cette forme là, romancée, je ne m’y attendais pas et me suis sentie très mal à l’aise…
Linda : J’avoue que moi aussi, j’ai trouvé le premier chant assez éprouvant à lire. Il y avait déjà moult personnages et éléments informatifs, c’était presque indigeste. Je me suis d’abord demandée où l’auteure voulait nous emmener, avant de me laisser séduire par l’écriture qui, bien qu’éloignée du style habituel des romans ados, est agréable à lire. C’est assez lyrique en fait, poétique, ce qui correspond bien à la forme du récit.
Isabelle : Je voulais justement revenir sur les émotions qui vous ont traversées à la lecture. Qu’avez-vous ressenti en parcourant ces pages ?
Liraloin : Pour ma part, je me suis sentie le témoin d’une formidable épopée qui se déroulait sous mes yeux comme au cinéma ! L’écriture est visuelle et apporte ce plus recherché en littérature ado. J’espère que les jeunes attirés par Hadès et Perséphone liront tout d’abord Pallas. Je me suis vraiment prise d’amitié pour Hésione. La violence ne m’a pas gênée car je connaissais l’infamie de Zeus et de ses pairs.
Colette : Que ce soit le récit qui ouvre le roman ou celui du chant I mettant en scène le piège tendu à Zeus par Héra, Athéna et Poséidon, cette violence que je soulignais précédemment m’a vraiment incommodée… Comme toujours les violences faîtes aux femmes – ou aux déesses – me donnent envie de vomir ! Je crois que je suis particulièrement sensible quand il s’agit d’aborder ce sujet même à travers la fiction.
Isabelle : En tout cas, je vous rejoins sur la violence qui traverse ce texte. C’est quelque chose qui m’a interrogée et pourtant, tout n’est-il pas déjà dans les mythes ? Les crimes, les viols, les complots et les vengeances ? Je pense que la réécriture du texte du point de vue des femmes révèle cette violence. On ne la voit presque plus car, comme dans les contes, on y est habitué. Les viols à répétition commis par Zeus qui ne recule devant aucun moyen prêtent presque à sourire, on ne réalise pas ce qui se joue. Ici, c’est très concret. Et en même temps, cette violence ne m’a pas braquée car elle est mise à distance en quelque sorte par le ton souvent ironique.
Linda : Compassion, pitié, empathie, dégoût… Je pense avoir ressenti une belle palette d’émotions. Comme le disait Colette, la mythologie est violente et ce n’est pas forcément facile à lire sans ressentir un certain malaise. Zeus est particulièrement répugnant et en plaçant le récit du point de vue des femmes, il est évident que les lectrices vont ressentir plus fort encore l’horreur de ses actes. Cela dit, mon fils aîné a eu du mal avec la violence aussi donc c’est quelque chose qui ne s’arrête pas au genre.
Colette : Justement, nous connaissons cette violence grâce à notre expérience de lectrice et elle nous marque, même adulte. Je me demande comment celle-ci peut être perçue par des adolescent.e.s qui découvriraient à travers ce livre l’horrible pouvoir des dieux et des hommes…
Linda : C’est une question intéressante. Je le fais lire à mes ados mais elles ont déjà de bonnes bases en mythologie et s’attendent donc à y trouver de la violence.
Isabelle : À vrai dire, j’ai lu à mes enfants les feuilletons de la mythologie grecque de Murielle Szac, qui colle de près aux textes de Homère, et ça n’était pas moins trash. Je me souviens notamment du bain de sang au retour à la maison d’Agamemnon…
Blandine: Tu as tout très bien formulé Isabelle. La mythologie est violente, et ce, de multiples façons. Et elle est le reflet de nos sociétés passées et encore actuelles. Effectivement, une réécriture du point de vue féminin l’expose davantage, habitués que nous sommes à la voir, la lire, voire la subir. En inversant le point de vue, s’opère une dénonciation de cet état de fait et un refus qu’elle continue à s’exercer.
Colette : Le fait que, là, les violences sont racontées du point de vue des femmes, change en effet sûrement complètement mon ressenti. Il n’y a plus de mise à distance, je suis dans leur corps et ce qu’elles subissent me bouleverse alors que “d’habitude” en effet il y a une sorte de légèreté dans la manière dont les crimes, les viols, les tortures sont énumérés sans être véritablement racontés… C’est assez fort quand on y pense…
Isabelle : Je pense qu’on ne réalise pas à quel point tout notre patrimoine d’histoires (mythologie mais contes aussi) est traversé de choses très violentes que nous ne voyons plus car nous y sommes habitués et parce que ça s’insère dans un univers un peu déconnecté de la réalité. Mais tout de même ça infuse nos imaginaires… donc quelque part je trouve bienvenu de nous faire prendre conscience de ça.
Colette : Et de ne plus relativiser…
Isabelle : Je pense que nous sommes heurtées par la même chose mais que la différence, c’est que, pour ma part, je suis convaincue que c’est quelque chose qui était déjà dans les textes sans qu’on en ait conscience.
Colette : Oui j’en suis convaincue, combien de fois j’ai hésité à raconter à mes élèves tel ou tel épisode parce que je les trouvais d’une violence folle et qu’à des élèves de 11 ans je n’avais pas du tout envie d’expliquer ce qu’était un viol par exemple parce que Zeus ne se reproduisait que comme ça !
« – Poséidon n’est pas encore arrivé ? se contente-t-elle de lui répondre. – Non… tu l’aurais repéré à l’odeur… et puis, tu le connais, mon frère aime soigner ses entrées. Il arrivera à la dernière seconde, nimbé de lumière et tout le tralala. On aura déjà de la chance s’il ne se fait pas précéder de ses tritons soufflant dans leurs conques… – Des tritons ? En pleine forêt ? sourit Athéna. – Oui, certes, reconnaît Héra, pas les tritons, mais pour le reste, tu vas voir… Comme pour donner raison à sa sœur, Poséidon franchit le cercle de verdure au moment précis où la lumière perce entre les branchages. Les rayons de l’aube tombent autour de lui comme mille lances et les oiseaux tous ensembles se mettent à pépier. »
Isabelle : Malgré tout, j’avoue que j’ai souvent ri, je me demande en vous écoutant si je suis la seule ?
Liraloin : J’ai souris en coin plus d’une fois surtout lors de certaines scènes où Marine Carteron profite bien de la situation pour faire passer certains hommes pour des crétins.
Linda : Après avoir lu ta critique sur le roman je m’attendais vraiment à quelque chose de plus drôle et léger mais en dehors d’un ou deux passages qui m’ont fait sourire, je n’ai pas vraiment trouvé matière à rire.
Colette : Comme Linda, je n’ai pas beaucoup ri. J’ai trouvé ce roman sans espoir aucun… Alors que dans la mythologie, ce que l’on apprécie en général c’est l’incroyable magie qui caractérise les dieux et les déesses – et qui sans doute nous fait oublier leur ignominie. Ici ne reste plus que l’ignominie.
Linda : C’est vrai que pour le moment, il y a bien peu d’espoir !
Isabelle : J’ai ri justement de l’outrance des répliques divines qui tournent en dérision les atours des autres dieux et semblent considérer ce qui se passe sur terre comme un théâtre accessoire. Et je n’ai pas trouvé qu’il y avait peu d’espoir, il y a de l’amour, non ?
Colette : justement je pensais que les divinités avaient un peu plus de considération pour les humains. Ici en effet que nenni ! Les hommes et les femmes sont de vulgaires jouets ! Ils sont l’objet de mesquineries divines contre lesquelles ils ne peuvent absolument rien.
Liraloin : Oui tout à fait, l’amour y est bien présent qu’il soit d’ordre filial ou amoureux. Je pense au lien que Pallas entretient avec Athéna par exemple, c’est puissant !
Linda : Oui il y a de l’amour ! Mais à quel prix ? Les sacrifices sont énormes pour que Hésione puisse vivre de son amour…
Colette : Et va-t-elle vivre son amour finalement ? Je n’y crois pas une minute ! La fin est très ambigüe non ?
Linda : Oui absolument.
Isabelle : Les humains ont peu de latitude parce qu’ils sont soumis aux desseins des dieux, on voit que se joue quelque chose de plus grand et Hésione le voit aussi. Les déesses n’ont pas tant de marges que ça non plus. Mais humaines et déesses se démènent pour essayer d’orienter le cours des choses, c’est précisément cela qui met le récit sous tension et qui me donne envie de lire la suite.
Linda : Probablement… Je lirai la suite également, j’ai hâte de voir ce que l’auteure a encore à dire. Mais c’est plus l’aspect politique qui m’intéresse avec les enjeux que cela soulève.
Isabelle : Qu’est-ce que tu entends par l’aspect politique, par curiosité ?
Linda : Je pense que ça rejoint ce que tu disais plus haut, à savoir que les humains sont les marionnettes des dieux qui dirigent plus ou moins leurs actions. C’est cet aspect de l’histoire qui m’intéresse, voir comment l’auteure va choisir de diriger les querelles entre les dieux pour dessiner l’avenir des humains et de Troie. Alors bien sûr on connaît l’histoire d’Hélène et du Cheval de Troie mais ce sont les tenants et aboutissants de l’histoire qui m’intéressent vraiment. Comment Marine Carteron va-t-elle conduire son récit ?
Linda : Comme je l’ai dit plus haut, Je trouve que l’écriture donne une forme lyrique au récit, presque poétique, chantante.
« Éclairée par la lune, la grande plaine d’Ilion semble couverte d’argent. Dans la lumière laiteuse, les profonds fossés creusés par les hommes autour de la ville sont emplis de ténèbres d’où des piques acérées émergent comme des canines. Au-dessus de ces bouches sombres prêtes à dévorer les pattes des chevaux, les murailles se dressent ; surhumaines, étincelantes. »
Colette : J’ai apprécié le mélange des points de vue, des registres voire des genres. On oscille régulièrement entre poésie et narration, entre épopée et journal intime. C’est dans l’écriture que pour moi réside toute l’originalité de ce texte, dans ses jeux stylistiques, dans ces va-et-vient maîtrisés entre l’ancien et le moderne, là on touche à un texte qui montre sa littérarité.
Isabelle : J’ai été suprise par le style très vif et contemporain avec l’usage du présent et répliques qui claquent dans les premières pages. Mais cela donne un rythme et puis c’est le style de Marine Carteron. Mais vous avez raison, il y a un registre plus lyrique qui donne des respirations, de jolies descriptions aussi. Cela m’a agréablement prise de court.
Blandine: Il y a beaucoup de rythme dans l’écriture, elle est très vive et visuelle, avec des pointes sarcastiques.
Colette : Nous n’avons pas parlé précisément des personnages et notamment de celui d’Hésione qui semble être le personnage principal. Il me semble que c’est un choix intéressant, qui interroge : pourquoi elle ? C’est un personnage de la mythologie que je ne connaissais absolument pas (et dont je ne vois pas le lien avec la guerre de Troie pour l’instant ! Eclairez-moi !)
Liraloin : Houla, le lien Hésione – Guerre de Troie, ça devient trop compliqué pour moi ! Hésione est une future prêtresse, lien entre les dieux et les hommes. Pour moi, elle a cette puissance, cette légitimité que les autres femmes n’ont pas, elle doit être héroïne !
Colette : Je ne parle pas forcément de référence culturelle mais juste de choix narratifs : pourquoi cette princesse là comme héroïne, au delà du fait qu’elle est désignée comme la gardienne de Pallas qui donne quand même son titre au roman ?
Isabelle : Très bonne question ! Hésione, fille de la prêtresse d’Athéna dans ce qui deviendra la ville de Troie, donne une perspective humaine au récit. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne se résigne pas face aux manigances divines. Elle a un destin tout tracé pour elle qui ne lui convient pas, ses marges sont évidemment minimes mais j’ai dans l’idée qu’elle ne va pas se laisser faire. J’ai vérifié, c’est un personnage qui existait bien dans les textes grecs. On ne voit pas tout de suite les liens avec la guerre de Troie, c’est l’un des points intrigants ! Je dirais (ne pas lire si vous n’avez pas terminé le roman) qu’il se profile que la guerre de Troie est en fait au cœur d’un conflit entre Athéna et Zeus. Hésione se retrouve impliquée car c’est elle qui prend la suite de sa mère pour veiller sur Pallas en attendant qu’Athéna trouve un moyen de faire sortir cette dernière de Troie. Par ailleurs, elle est au cœur d’un épisode mythologique qui oppose Céto et Hercule et qui a à voir avec le conflit divin dont je parlais (là encore, c’est dans les textes). On voit le lien avec la guerre de Troie chez Homère à la fin, lorsque le frère d’Hésione, Podarcés, prend une nouvelle fonction et un nouveau nom !
Colette : Merci pour ces précisions Isabelle ! Elle a donc du potentiel notre Hésione ! Elle est au cœur de plusieurs trajectoires majeures qui dessinent l’épaisseur de cet épisode mythologique.
Isabelle : J’avoue que je suis assez bluffée que l’autrice soit allée débusquer des épisodes aussi peu connus pour nourrir son intrigue.
Colette : C’est aussi ce qui m’a le plus impressionnée ! J’ai lu attentivement les annexes ! Ce qui est rare dans mes lectures plaisir !
Linda : Isabelle a tout dit. J’allais évoquer le lien d’Hésione avec Héraclès et celui avec Podarcés donc je n’ai rien à ajouter de plus. Je suis aussi très impressionnée par la mise en avant d’un épisode moins connu porté par un personnage qui ne l’est pas beaucoup plus pour construire et nourrir un récit qui ne perd rien en tragédie et en suspens. Comme Colette, la lecture des annexes a retenu mon attention bien plus que d’habitude, j’ai trouvé vraiment intéressant que l’auteure explique les choix qu’elle a fait.
Isabelle : Pensez-vous qu’il soit nécessaire de connaître la mythologie grecque pour apprécier ce roman ?
Blandine: Nécessaire non, mais c’est un plus incontestable. Pour apprécier les clins d’œil et références, mais aussi les inversions de perspectives.
Liraloin : Oui, c’est peut-être un plus et encore… moi qui ne suis pas une spécialiste, cela ne m’a pas gênée. En effet, ici nous sommes sur de la fiction pure et dure et l’autrice a le droit de prendre des « libertés » même si elle se base sur des chants. Au contraire, je me suis échappée de ces connaissances que je ne possède afin de m’imprégner des relations entre les personnages, de leurs complots machiavéliques…
Linda : Ce n’est pas nécessaire de connaître mais ça peut aider. J’avoue avoir souvent mené des recherches en parallèle de ma lecture pour me rafraîchir la mémoire sur un personnage ou un événement…
Colette : Quelques références aident sans aucun doute à ne pas se sentir perdu dans le dédale des personnages qui peuplent ce récit ! Par exemple pour comprendre la partie du récit dédié à la création du monde – la partie qui est imprimée en blanc sur fond noir – avoir quelques connaissances permet quand même d’expliciter ce passage particulièrement poétique et donc elliptique.
Isabelle : C’est un autre aspect que j’ai trouvé réussi. Il me semble que les incollables de la mythologie pourront prendre plaisir à décrypter les multiples clins d’œil et découvriront peut-être même des séquences moins célèbres et auront envie de faire des recherches comme Linda (à la maison, nous connaissons assez bien les mythes mais j’ignorais qui était Pallas par exemple et je ne voyais plus que vaguement ce qu’était devenue Céto). Mais il me semble qu’on peut lire sans problème le roman sans connaissance préalable (l’arbre généalogique au début est bien utile pour s’y retrouver !).
Au début de cet échange, Blandine disait qu’on a tendance à lire la mythologie grecque au prisme des questionnements contemporains. Avez-vous perçu une résonance actuelle ?
Liraloin : Tout à fait ! le côté féministe y est très présent. D’ailleurs que Madame Carteron en soit remerciée car il ne doit pas être évident de se détacher de cette violence masculine qui caractérise ces textes antiques.
Colette : Clairement, le choix de raconter l’avènement de la guerre de Troie à travers le regard exclusif de femmes et de déesses est caractéristique de questionnements contemporains ! Ici tout est montré à travers un “female gaze” pour reprendre un concept cinématographique propre à notre époque.
Blandine: Cette (re)lecture ne s’effectue pas seulement avec la mythologie, c’est un mouvement de fond que l’on peut observer dans différents genres littéraires, mais principalement historiques, en mettant en avant des parcours de femmes inspirantes, créant des modèles, et parfois en leur prêtant des envies, émotions, possibles, préoccupations qui n’étaient pas les leurs (encore).
Linda : Je rejoins ce que les filles ont dit. L’écriture qui s’axe sur le regard des femmes plutôt que sur celui des hommes est clairement un mouvement contemporain. C’est d’ailleurs parfois trop évident et gênant car pas toujours réussi. Ici c’est parfaitement maîtrisé et donne un nouveau regard sur des évènements connus en mettant en avant des thèmes forts qui sont au cœur de notre société en mouvement sur la place accordée aux femmes.
Isabelle : À qui auriez-vous envie (ou pas !) de faire lire ce roman ?
Liraloin : Je pense que ce roman parle aux jeunes adolescent(e)s en recherche de sensations fortes (ça les changerait de Captive et compagnie où l’écriture laisse à désirer !!). Il n’est pas évident à proposer mais si on insiste sur le côté féministe je crois qu’il peut trouver son public.
Colette : D’habitude les fans de mythologie que je côtoie sont des enfants ou des pré-ados. A eux, à elles je ne conseillerai pas Pallas mais à des ados lecteurs et lectrices averti.e.s là oui !
Linda : Je l’ai déjà fait lire à mon fils ainé et je l’ai recommandé à mes filles. Je pense que certaines de mes amies lectrices devraient également apprécier.
Grâce à nos billets d’été, tout au long des mois de juillet et d’août, vous avez pu voyager vers des horizons livresques variés. Cette semaine, pour clore cette série, je vous propose de prendre le bateau. Mes moussaillons et moi adorons les histoires de navigation. Leurs expéditions à forts enjeux placent toujours le récit sous haute tension tandis que les intrigues d’équipage viennent le pimenter. À l’abordage !
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Jouer au bateau : La Belle équipée de Sophie Vissière (Hélium, 2020)
Quel plaisir de fabriquer, bricoler, bidouiller ce dont on a besoin ! Les enfants n’hésitent jamais à laisser libre-cours à leurs idées. Et leurs créations sont sublimées par la magie de l’imagination : une voile sculptée dans le sable les emmène à l’autre bout du monde, quelques galets sur la plage en font des chasseurs de pierres précieuses, une canne à pêche faite d’une branche et d’un peu de ficelle assure leur subsistance. C’est cet art du jeu que célèbre cet album sur 128 pages. Trois copains punis restent au centre de vacances pendant que les autres partent faire du canoë. Heureusement, nos compères vont allier leurs forces pour organiser une belle équipée. Rassembler le matériel et les outils pour construire leur embarcation, un nécessaire de survie, une boussole et des provisions – et c’est parti !
Expéditions à 2000 mètres sous les mers : Lilly sous la mer de Thomas Lavachery (Pastel, 2021)
Dorures à l’ancienne, format à la verticale, on croit tenir un carnet d’observations datant de l’époque de Jules Verne. Dans le mille : nous voilà embarqués avec la capitaine Bullitt et sa petite famille à bord d’une prodigieuse boule d’acier pour une mission d’exploration des fonds marins les plus abyssaux. Le voyage sera évidemment placé sous le signe de la science, avec force données chiffrées, microscopes, termes en latin et autres schémas délicieusement alambiqués à l’appui. Quel plaisir de déplier (littéralement) la carte et de partir en expédition, de trembler au moment de repousser les frontières de la connaissance ! Avec beaucoup de malice, Thomas Lavachery parodie le genre de la science-fiction et taquine les savants, leurs idées fixes, leurs médailles et les enjeux parfois déconcertants de leurs recherches. Un album original où science, aventure et fantaisie ne semblent faire qu’un.
Rejoindre les Indes par l’Ouest en caravelle : Ana et l’Entremonde, de Marc Dubuisson et Cy (Glénat 2022)
Vous l’aurez compris, cette BD nous ramène en 1492 ! Christophe Colomb s’apprête à larguer les amarres pour une expédition hautement incertaine et peut-être même un peu folle. Restés dans les cales par inadvertance, Ana et Domingo seront du voyage, pour le meilleur… et pour le reste. Entre corvées et farces, intrigues d’équipage et dingueries du Señor Colomb, on ne s’ennuie pas une seule seconde. Mais attendez de voir la cascade qui se profile à l’horizon ! Ce qui s’annonçait comme un réjouissant récit d’aventure dans la plus pure tradition stevensionienne bascule dans une fantaisie colorée, surréaliste et TRÈS intrigante. Vertigineux !
Voyage au bout du monde avec une gorille : Sally Jones de Jakob Wegelius (Thierry Magnier, 2016)
Entre enquête policière, roman historique et récit animalier, ce roman transcende les genres et captive ses lecteurs jeunes et moins jeunes ! L’intrigue se noue autour du chef des machines Henry Koskela, injustement accusé de meurtre et emprisonné. Pour l’innocenter, son amie la gorille Sally Jones ne voit d’autre issue que de mener une contre-enquête, quitte à devoir pour cela se rendre à l’autre bout du monde. L’atmosphère des lieux, du port de Lisbonne au palais du maharadjah de Bhapur en passant par le Caire et la salle des machines de plusieurs cargos est fortement dépaysante. Sally Jones porte un regard intelligent et troublant sur les humains. Un roman qui fait forte impression !
Un périple placé sous le signe de l’imaginaire et de l’aventure : Steam Sailors (Gulf Stream, 2020)
Résisterez-vous au ronronnement des machines et au cliquetis des mécanismes d’horlogerie ? L’univers steampunk de cette trilogie est follement romanesque, à l’intersection entre le monde de la Passe-miroir, les romans de Jules Verne et L’île au trésor de Stevenson. Enlevée par les pirates de L’Héliotrope, Prudence découvre les territoires suspendus du Haut-monde. L’intrigue huilée comme les rouages de la salle des machines est captivante, les rebondissements géniaux mais on découvre aussi un navire-refuge pour les âmes cabossées, un lieu d’entraide où autour d’une pinte de bière ou d’hydromel, les choses peuvent toujours s’arranger.
S’évader en canot : La (presque) grand évasion ou le déconfinement sauavage (et parfaitement illégal) d’une fille, de deux crétins et d’un chien de Marine Carteron (Le Rouergue, 2021)
Bonnie, Jason, Malo et Melting-Pot en ont assez de vivre confinés. C’est décidé, ils vont mettre les voiles au nez et à la barbe de leurs gendarmes de parents ! Leur escapade est placée sous haute tension. D’abord parce que c’est une enquête. Ensuite parce que dès les premières pages, on sait qu’on court droit au désastre. Enfin et surtout parce que malgré tout ce suspense, pas moyen de précipiter les choses, le mode de transport étant… un canot. Un roman déjanté et divertissant à lire pour la gouaille de Bonnie, la drôlerie des situations et la saveur de l’amitié et de l’apprentissage de la débrouille !
Avis de tempête : Plein Gris de Marion Brunet (PKJ, 2020)
Plein gris est de ces romans qui vous happent, vous secouent et vous laissent rincé, mais galvainsé et plus vivant que jamais. Le suspense est à son comble dès les premières pages. En pleine mer, un groupe de copains découvre le corps de l’un des leurs flottant près de leur bateau. Aussitôt remontent les souvenirs d’un garçon charismatique, prince régnant sans partage sur la bande : comment en partant de là, en arrive-t-on au drame ? Nous n’avons pas le temps de nous remettre de nos surprises que la panique gagne le voilier : à l’horizon, une barre monumentale annonce une tempête cauchemardesque. Marion Brunet mène sa barque avec brio entre huis clos et nature incommensurable, roman catastrophe et thriller psychologique. Addictif !
Pour déjà la neuvième année, À l’ombre du grand arbre célèbre la littérature jeunesse avec un prix qui distingue les titres pour lesquels vous avez votés, parmi ceux que nous avons sélectionnés dans nos toutes nos lectures parues l’année précédente. Ce prix, c’est…
… six catégories regroupant des genres s’adressant de la toute petite enfance aux ados
… trois titres sélectionnés dans chaque catégorie (cliquez sur le nom des catégories pour les retrouver)
… 587 votes donnés, merci à vous !
Et maintenant, roulement de tambour, le grand arbre tremble de fierté des racines à la cime au moment d’annoncer LES LAURÉATS !
Le tour du monde en 24 marchés de Maria Bakhareva & Anna Desniskaya, La Partie, 2022.
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Un grand bravo aux lauréats ! Et merci de concentrer tout ce qu’on aime à l’ombre du grand arbre : des couleurs et du rythme, une fenêtre ouverte sur le monde, un souffle de liberté, des perches tendues qui invitent à la réflexion et des plumes vraiment singulières.
À l’ombre du grand arbre, on adore les beaux livres, mais aussi les lectures qui intriguent, font vibrer plusieurs cordes à chaque lecture. Et celles qui parlent de la littérature ! Alors comme en prime, on aime beaucoup Grégoire Solotareff, nous avons trouvé une pépite à partager dans Une nuit, son dernier album pour lequel il s’est associé avec l’illustrateur Julien de Man. Un chouette terrain littéraire pour une lecture commune, comme en témoigne la richesse de nos échanges !
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Isabelle : Connaissiez-vous toutes Grégoire Solotareff et Julien de Man avant de lire cet album ?
Liraloin : Oui, je connaissais Solotareff – son célèbre album Loulou est un incontournable – mais pas Julien De Man.
Lucie : Pareil, je connaissais les albums de Grégoire Solotareff (Loulou, Les garçons et les filles, Les trois sorcières, Le Père Noel et son jumeau…), mais pas du tout Julien De Man.
Colette : Solotareff est un grand auteur qui pourrait donner lieu à une de nos rubriques « Nos classiques préféré.e.s ». Nous avons beaucoup lu les histoires de Loulou notamment avec mes deux garçons et regardé à plusieurs reprises l’adaptation en dessin animé des aventures de ce personnage atypique !
Isabelle : Voilà, c’est un auteur très prolifique de chez L’école des loisirs où il dirige même la collection pour les tout-petits qu’il a créée, Loulou et Compagnie. Il s’associe ici à Julien de Man qui vient du film d’animation.
Blandine : Maintenant que tu le dis, l’influence du film d’animation est bien perceptible dans les jeux de lumières. Je n’ai pas regardé le parcours de Julien de Man que je découvre avec cet album. J’aime beaucoup ce travail en commun. La patte de Grégoire Solotareff est bien reconnaissable mais il n’est pas toujours évident de savoir dans la plupart des illustrations qui a dessiné quoi.
Une nuit, de Grégoire Solotareff et Julien de Man, L’école des loisirs, 2022.
Isabelle : Pour moi, cet album nous a d’abord procuré le plaisir de tenir entre ses mains un bel objet-livre. Qu’en a-t-il été pour vous ? Avez-vous noté quelque chose de particulier ?
Colette : Une reliure en toile bleu nuit, un généreux format à l’italienne : en effet, quel bel objet !
Blandine : Très beau effectivement, et comme toujours, le format à l’italienne confère un truc en plus, comme le dos toilé qui lui donne du cachet.
Lucie : C’est un format de j’aime bien, très immersif et qui convient particulièrement à l’histoire.
Liraloin : Je n’avais pas vu la reliure tissée parce qu’en bibliothèque, les livres sont couverts. C’est la couverture qui m’a intriguée, notamment la lumière qui s’en dégage. On ne sait pas si l’intrigue se passera au lever du soleil ou à son coucher…
Lucie : C’est vrai, cette couverture est très jolie. La lumière est magnifique.
Colette : Et je n’ai pas du tout reconnu le dessin de Solotareff, j’ai été très intriguée du coup.
Lucie : Je rejoins Colette, je n’aurai pas du tout identifié cet album comme une production de Solotareff, il est très éloigné de son style habituel.
Isabelle : C’est vrai. Même si on reconnaît certains protagonistes de ses albums, comme Loulou dans une certaine cabane, mais Julien de Man leur donne un reflet singulier et les décors hyper-fouillés entre ombre et lumière sont tout à fait différents. En tout cas, on voit dans vos réponses que cette belle couverture, ce clair-obscur intrigant en couverture puis ces pages épaisses qui font plaisir à manipuler interpellent. On pourrait déjà se douter qu’on a à faire à un hommage aux livres – on y reviendra ! Est-ce que le titre, particulièrement concis, vous a inspiré quelque chose de particulier ?
Liraloin : C’est une porte ouverte à tous les possibles, la nuit. Il peut s’y passer beaucoup d’aventures, que ce soit en rêve ou simplement dans la réalité. La couverture suggère tout de même que l’aventure va être majeure.
Blandine : Oui, avec l’article « Une », on se doute qu’il va se passer quelque chose de particulier, d’unique. La nuit favorise l’imaginaire, floute les perceptions. Cela crée du mystère. Le titre et l’illustration de couverture forment un oxymore intéressant.
Isabelle : Oxymore parce qu’il ne fait pas (ou plus ?) tout à fait nuit, à en juger par cette lumière étrange qui se répand près de la maison ?
Blandine : C’est cela. Avec le mot « nuit », on s’attend à de l’obscurité, qui peut déboucher sur la peur, l’effroi. Or là, il y a beaucoup de lumière. Dans la maisonnette rouge, si petite parmi ses arbres si hauts. Et cette lumière quasi surnaturelle qui vient de la droite… Elle est presque hypnotique.
Colette : « Une nuit », c’est une fenêtre ouverte sur tous les possibles ! Rêves, cauchemars, imaginaire, peurs, angoisses, monstres. Un mot qui renvoie à d’innombrables thématiques classiques du récit d’enfance. Et puis « une nuit » mis en exergue ainsi, c’est aussi souligner dès la couverture qu’il est question d’un point de bascule.
Lucie : Ce titre est intriguant, un peu inquiétant – la nuit, pour les enfants… Et ces ombres qui entourent la maison… Et en même temps ce « une » reste flou. On sent qu’il va se passer quelque chose de particulier, sans savoir vraiment à quoi s’attendre. Ce côté « nuit » est pourtant très efficace pour créer une attente. On le sent bien avec vos réactions au titre ! Et puis on s’identifie à cet enfant, seul (?) la nuit dans une vieille maison, qui entend du bruit et monte au grenier. Cela pourrait être le début d’un film d’épouvante !
Isabelle : Je vous rejoins, une nuit m’a un peu évoqué un début de conte (je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait penser à « il était une fois ») mais surtout, comme vous le dites, ce titre place d’emblée l’album sous tension. Je ne sais pas par quels états vous êtes passées en lisant cet album mais pour notre part, nous avons été dès la première page suspendus au suspense instauré par les mots et les illustrations. Avez-vous ressenti la même chose ? Comment l’auteur et l’illustrateur s’y sont-ils pris pour arriver à une telle tension ?
Colette : Je l’ai lu à Nathanaël, 9 ans, lundi au moment des histoires et l’effet dont tu parles a été flagrant : il était vraiment dans l’attente de ce que nous allions découvrir à chaque page, la tension était palpable dans la manière même dont il se tenait à mes côtés. Tout est lié, d’après moi, à la manière dont le récit est structuré. À chaque page, la narration se suspend au moment parfait…
Liraloin : On retrouve les codes du cinéma d’animation : l’éclairage sur le visage de l’enfant dans le lit, le gros plan sur la poignée de la porte pour faire monter la pression, la faible luminosité dans le grenier juste pour nous montrer ce qui est important et faire un peu peur lorsque l’œil tombe sur la silhouette de la poupée. Tout est fait pour embarquer le lecteur dans cette tension construite par la lumière.
Blandine : Pour ma part (et mes garçons avec), je n’ai ressenti aucune tension. Mais de la curiosité, le début de quelque chose de fantastique, une formidable aventure à venir… Mais sans aucune inquiétude. Le texte d’ailleurs rassure immédiatement sur l’origine des bruits. Le petit garçon n’est ni effrayé, ni affolé, il est en confiance. Et nous aussi.
Lucie : Pareil. J’ai été intriguée, vraiment curieuse de découvrir l’univers dans lequel allaient nous entrainer les deux auteurs, mais je n’ai pas ressenti de suspens.
Isabelle : Je me demande comment vous avez fait, Lucie et Blandine, pour résister à cette fameuse phrase au tout début du texte : « Dans ces maisons-là, il se passe parfois des choses extraordinaires. Une nuit, voici ce qu’il m’est arrivé. » On est ensuite presque dans un thriller : cliff-hangers à la fin de chaque double-page dont parlait Colette, zones d’ombres qui laissent galoper l’imagination, plans serrés qui laissent là encore concevoir le pire (ou le plus merveilleux !), pas dans le grenier, et ces coups frappés contre la porte de la maison: « Toc, toc, toc« . J’ai presque eu l’impression d’entrer dans une de ces histoires effrayantes que l’on raconte au coin du feu !
Blandine : Personnellement, j’ai pris ce mot « extraordinaires » pour quelque chose de positif, formidable et fantastique. Aussi parce que sa maison se trouve dans un endroit merveilleux – isolé mais près de la mer, et ce soleil couchant… quel panorama de rêve !
Liraloin : Quelle page magnifique effectivement et cet arbre centenaire qui est un élément essentiel dans l’histoire d’ailleurs !
Isabelle : C’est drôle, j’ai perçu les choses tout à fait différemment. Comme si l’album jouait sur une sorte d’ambiguïté pour mieux nous faire douter – cette ambiance crépusculaire sur la première double-page dont on ne sait pas si on doit attendre quelque chose de terrifiant ou de merveilleux, cette obscurité qui semble presque s’emparer du garçon dans son lit, ces doutes quant à l’origine des bruits (« Ce sont sûrement ces deux loirs. Ou alors… »).
Colette : Comme toi, Isabelle, j’ai eu l’impression que l’ambiguïté était le maître mot de cette narration ! Notre jeune héros m’en a semblé d’autant plus courageux mais n’est-ce pas l’apanage des véritables aventurier.e.s ?
Blandine : Avec mes garçons, nous avons d’emblée remarqué que la maison était différente entre celle de la couverture et celle de la première page, tout comme son environnement. Cela nous a questionnés mais sans nous inquiéter. Nous avons plutôt ressenti une sorte d’excitation : « que va-t-il donc se passer ? » Lorsque l’illustration fait un focus sur la poignée et la clé, elle s’est renforcée. Mon 11 ans a juste dit que ça lui faisait penser à Barbe-Bleue avec cette porte fermée mais avec la clé présente : une tentation…
Isabelle : Barbe-Bleue, moi je ne le trouve pas spécialement rassurant ! C’est drôle les associations différentes que nous avons faites, moi j’ai pensé à Max et les Maximonstres de Sendak au moment où le grenier s’estompe pour faire place à une forêt avec la fameuse maison rouge.
Liraloin : Pourtant tout est sous contrôle, les parents dorment donc présents dans la maison et il y a une clef sur la porte donc on ne peut pas entrer facilement. Comme Lucie et Blandine, je n’ai pas été effrayée car (petite anecdote campagnarde) j’ai connu ça, les loirs dans le grenier… C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à Jack et la grande aventure du cochon de Noel de Rowling et ça ne m’a pas quitté de toute ma lecture. Il y a pas mal de détails qui me rappellent ce roman : les doudous et l’enfance, le fait de se retrouver dans un monde parallèle et complétement dans l’imaginaire avec les personnages du lutin et de la sorcière….
Lucie : C’est vrai qu’il y a du Jack et la grande aventure dans cet album ! J’ai aussi pas mal pensé à Sylvain de Sylvanie. De belles références car elles impliquent un monde merveilleux où la créativité rend absolument tout possible !
Blandine : Moi aussi, j’ai pensé à Jack ! Et au dessin animé Vice-versa avec l’éléphant, à Toy Story pour les jouets que l’on délaisse en grandissant et qui s’en attristent.
Isabelle : C’est vraiment fascinant de voir, encore une fois, la manière dont un même album résonne différemment chez chacune. Mais vous avez raison, il y a quelque chose de l’ambiance de Noël dans ces pages avec ce rouge, cette lueur de bougie et les jouets qui peuplent le monde dont parlait Lucie à l’instant. Avez-vous envie d’en dire un peu plus sur ce qui se passe, donc, cette fameuse nuit ?
Lucie : Le garçon monte donc au grenier, attiré par des bruits inhabituels. Il y a un moment de bascule, qui est d’ailleurs hyper bien fait, entre le grenier et le passage dans un autre univers.
Blandine : Nous avons été émerveillés par cette transformation. Nous avons fait des allers-retours entre l’illustration du grenier avec la malle, et celle d’après avec la maisonnette rouge dans la forêt, pour observer les changements. Nous n’avons pas cherché de raisons. Ça s’est passé… et nous étions curieux de voir la suite.
Isabelle : Oui, c’est très intéressant ces parallèles entre le grenier et la forêt, la malle et la maisonnette, la forme de la lumière dans les deux décors. C’est quelque chose qui peut s’expliquer par la suite.
Lucie : Le garçon passe dans un monde étonnant et rencontre Melchior. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir comment vous le qualifieriez !
Isabelle : Alors justement, de quoi cet album parle-t-il au fond ?
Lucie : Ha, c’est la question justement ! Est-ce que c’est juste un rêve que fait l’enfant, est-ce une invitation à écouter son imagination et à se lancer dans l’écriture ? Je pencherais pour la deuxième hypothèse, mais j’aime que l’ambiguïté que vous évoquiez perdure tout au long de l’histoire !
Liraloin : Je penche aussi pour la deuxième hypothèse, c’est tout de même Melchior qui signifie Roi des lumières qui l’invite à se souvenir des choses afin de pouvoir écrire des histoires.
Isabelle : Merci de m’éclairer (c’est le mot !). Je me demandais, pourquoi « Melchior » ?
Colette : Cet album parle des fascinants pouvoirs magiques qui sont ceux de l’enfance quand la nuit tombe ! Des pouvoirs qui nous permettent de passer d’un univers à l’autre avec une incroyable facilité ! Et surtout cet album parle de la fascinante épaisseur des histoires, des récits, des mythes et autres contes dont nous sommes tissés ! Un subtil hommage à la littérature dans toute sa complexité.
Isabelle : Vous en avez parlé toutes les trois, cet album évoque la création littéraire. Et la « fabrication » des histoires, puisque d’après le fameux Melchior, les histoires ne s’écrivent pas, elle se fabriquent ! Qu’avez-vous pensé de cette thèse ?
Lucie : Les auteurs vont même plus loin : les histoires se fabriquent à partir de souvenirs !
Colette : Personnellement, j’ai retrouvé dans l’aventure de notre héros le souvenir de toutes ces nuits où avec ma sœur, on entassait nos peluches dans le lit que nous partagions, nous nous blottissions sous les couvertures entourées de tous nos jouets pour affronter « la tempête ». C’est le nom que nous donnions à ce jeu que nous avons pratiqué maintes fois !
Liraloin : La tempête de Ponti est un de mes albums préférés d’ailleurs. C’est aussi un bel hommage à l’enfance.
Colette : Je n’avais jamais fait le lien entre notre jeu et cet album de Ponti que j’aime tellement !
Blandine : Je crois que nous avons été nombreux à nous entourer de TOUS nos doudous. Cela me conférait un sentiment de sécurité. Mes enfants aussi aimaient tous les mettre dans leur lit, quitte à n’avoir quasi plus de place.
Liraloin : Les histoires se fabriquent de tout ce que l’humain peu glaner, toucher, expérimenter durant sa vie. L’écriture ne sert qu’à coucher sur papier ces sensations justement.
Blandine : Pour moi, cet album parle des histoires que l’on se « fabrique » pour reprendre le terme avant de pouvoir les écrire et les raconter. Il faut les vivre et se les forger en soi. Il y a un rapport intime et sensoriel aux histoires, aux images puis à la verbalisation, aux mots. Il est, à mon sens, question des souvenirs que l’on se forge, de notre mémoire personnelle, que les doudous et objets peuvent nous faire remonter/retrouver. Et de l’inconscient qui sait ce qui est enfoui (et oublié ?). Il y a un rapport au temps, qui passe, qui efface. Une ode à l’enfance, qui hésite entre partir (=grandir) et rester (avec les doudous que l’enfant récupère finalement).
Isabelle : Je te rejoins complètement sur tout ça. L’album montre joliment le trésor que représentent les expériences et souvenirs d’enfance que ce n’est pas facile de retenir. Pour moi aussi, cet album ne parle pas que de la fabrication des histoires, mais de l’enfance. L’imagination galopante, les terreurs nocturnes, le courage immense de tenter des expériences, les doutes et les joies : j’ai eu l’impression de retrouver dans ces pages un condensé de ce qui fait le sel et le charme de l’enfance.
Lucie : J’aime l’idée qu’implique cet « artisanat » de l’auteur qui fabrique, et le fait qu’on a besoin de conserver une part d’enfance. En tout cas c’est clairement préférable pour les auteurs jeunesse !
Colette : Cette idée est très riche me semble-t-il. Cette phrase me fait penser à l’émission « La fabrique de l’Histoire » sur France Inter où il est question d’explorer les liens entre passé et présent à travers toutes sortes de documents. Je trouve cette thèse particulièrement réjouissante, elle « empouvoire » (pour utiliser un néologisme que j’ai découvert récemment et qui me plaît bien, vous savez à quel point j’aime que la langue française soit vivante) le lecteur, la lectrice, car elle suggère que chacun.e porte son lot d’histoires en lui, en elle, grâce à ses expériences, ses souvenirs. « Pour fabriquer des histoires, il faut d’abord se souvenir des choses. Il ne faut rien oublier ». C’est à la fois une ode au littéraire mais aussi à la mémoire et à sa transmission.
Isabelle : Oui, il y a là une belle ode à la littérature ! D’ailleurs, j’ai aimé reconnaître certains personnages de Solotareff derrière la patte de Julien de Man (outre Loulou dont je parlais, il a le crocodile de César, l’éléphant d’un autre album dont je ne retrouve plus le titre…). Et peut-être Max et les Maximonstres dont la maison s’estompait déjà pour laisser place à une forêt. De manière très subtile, l’auteur et l’illustrateur suggèrent peut-être que non seulement les souvenirs vécus mais l’imaginaire et le souvenir laissé par nos lectures peuvent nourrir l’inspiration. C’est un peu comme ça que j’ai vu le parallèle entre le grenier et la forêt. On voit très bien comment la configuration du grenier avec la lumière qui tombe de cette manière sur une malle rouge pourrait inviter à imaginer une telle scène.
Colette : Quelle magnifique page d’ailleurs où on découvre l’intérieur de la maison de Melchior : c’est exactement comme ça que j’ai pu imaginer l’intérieur de nos cerveaux. Des tiroirs, des étagères, des recoins, tous habités d’infimes et précieuses petites choses de notre vie.
Isabelle : Ma préférée, je pense ! J’adore imaginer que notre ciboulot ressemble à un joyeux bazar où toutes sortes de choses semblent s’être accumulées et sédimentées au fil du temps. Avec des jouets et doudous d’enfance, des parties ordonnées comme un bureau, d’autres confortables comme un sofa. Et des livres !
Blandine : Il y a une image intéressante : celle chez la sorcière, lorsque tous les doudous sont attablés devant d’appétissants gâteaux qui semblent beaucoup trop nombreux. Je m’interroge sur sa signification. Il y a un côté sorcière d’Hansel et Gretel. Nourrir pour grossir, mais quoi ? L’imaginaire, la mémoire ? Et en arrière-plan, on pourrait croire qu’il s’agit du tronc, comme une palissade retenue par les racines, mais ce sont des livres, des rayonnages pleins à craquer. Je trouve le symbole et la métaphore très forts. Et on rejoint l’idée de la transmission émise par Colette.
Isabelle : Cette scène nous a aussi taraudés, mes moussaillons et moi. L’album évoque la fabrique des histoires de façon métaphorique et on voit par exemple qu’il n’est pas facile pour le garçon de retenir ce qui a pourtant le potentiel de nourrir de belles histoires. Mais après, le voilà soumis à des épreuves dont nous n’étions pas sûrs de comprendre ce qu’elles symbolisent : cette sorcière qui attire les souvenirs et les assoit, l’air consterné, devant une table débordant de splendides pâtisseries (chapeau à l’illustrateur). Nous nous sommes demandé comment interpréter cette scène.
Liraloin : Je pense que tu as raison Blandine. J’ai vu aussi dans cette page sublime une référence à Hansel et Gretel mais aussi à l’album Un goûter en forêt de Miyakoshi, là aussi les animaux regardent la petite fille de manière hypnotique. Est-ce pour mieux la/le faire traverser définitivement dans ce monde parallèle ?
Lucie : Il m’a semblé que les personnages de Melchior et de la sorcière étaient les parfaits opposés : pendant que l’un ouvre à la créativité, l’autre veut tout garder pour elle de manière égoïste. Il m’a d’ailleurs semblé les reconnaître côte à côte sur la quatrième de couverture. Avez-vous eu la même impression ?
Blandine : Je (re)découvre la 4e de couverture – j’avoue très peu les lire et regarder. Tu as parfaitement raison, et cela fait parfaitement sens.
Colette : Mais oui Melchior et Abigaël ce sont les deux loirs sur la 4e de couverture ! Ce sont eux qu’on entend marcher la nuit dans le grenier !
Lucie : Pour moi la sorcière est seule et a besoin d’histoires pour vivre (comme nous tous !). Elle dit d’ailleurs clairement qu’elle ne veut pas attirer les doudous mais le garçon, pour qu’il lui raconte des histoires. Cela fait écho à un besoin vital, mais ce faisant elle priverait le garçon de sa liberté (comme la sorcière d’Hansel et Gretel tu as raison Blandine) et l’empêcherait de retourner dans la réalité écrire ses histoires.
Colette : Peut-être est-ce le moment où dans l’enfance on sent qu’on bascule vers un autre temps, un autre âge ? Où on se demande si on va garder ses doudous, si on ne doit pas passer à autre chose ? Aujourd’hui j’ai demandé à Nathanaël pourquoi il ne jouait plus avec ses figures d’animaux dont il était encore friand il y a un an à peine, et il m’a répondu : « je les garde en souvenir ». Je pense que mon petit bonhomme doit avoir le même âge que notre jeune héros, un âge où l’enfance prend une autre tournure mais où on a encore envie d’être entouré de ses jouets, même si on ne joue plus avec.
Isabelle : Je ne suis vraiment pas sûre mais je me suis demandé, face à cette opposition, s’il s’agit d’opposer la créativité, le fait de cultiver son imaginaire aux plaisir rapides et superficiels dont ces gâteaux, certes très appétissants, constituent presque une caricature avec leur saupoudrage de sucre, leur coulis et glaçages. Ces plaisirs faciles sont très tentants, mais ils détournent de quelque chose de plus profond qui pourrait être beaucoup plus épanouissant. Le côté impulsif et égoïste de la sorcière (« J’adore les gâteaux ! Je vais tous les manger ! […] Je veux qu’il m’en raconte ! ») va dans ce sens.
Blandine : Il y a un petit côté triste tout de même, chez cette sorcière qui dit « personne ne me raconte plus d’histoires ! Jamais ! » Pourquoi ? Parce qu’elle a grandi ? Parce que c’est une sorcière ? Cela m’a renvoyée à Peter Pan qui veut une Maman pour (entre autres certes) lui raconter des histoires.
Isabelle : Tu as raison. C’est dommage d’ailleurs, qu’on ait souvent le réflexe de cesser de raconter des histoires aux enfants qui grandissent. Même en tant qu’adulte, j’aime encore qu’on me raconte des histoires.
Blandine : Souvent les parents/adultes disent aux enfants qu’ils peuvent lire seuls puisqu’ils savent et puisqu’ils sont « grands ». C’est « bébéisant » que de se faire raconter des histoires. Et davantage si c’est un album. Format roman, format de grand ! Comme si ça n’allait pas les aider, mais les faire régresser. Je disais souvent à mes enfants (et le fais toujours d’ailleurs), « ce soir, c’est vous qui racontez une histoire à Maman ». Et tant pis s’ils butent sur les mots ou que l’intonation fait défaut.
Isabelle : Pas évident de conclure une telle aventure : qu’avez-vous pensé du dénouement ?
Liraloin : L’enfant se dirige vers cette porte rouge qui le ramène sans doute et surement dans sa maison, j’adore la cavalcade dans les escaliers, cette précipitation vers un endroit rassurant et protecteur. Tout comme le sont les doudous si précieux doudous.
Isabelle : Oui, c’est vraiment un sentiment libérateur de voir ce garçon si bien entre ses chers doudous.
Lucie : C’est plus une étape qu’une fin. L’enfant quitte le grenier en disant « À bientôt ! Je reviendrai sûrement vous voir ! » Il sait quels trésors se trouvent au grenier et se laisse l’opportunité de retourner s’y ressourcer.
Isabelle : Pour moi, les deux niveaux de l’histoire – le premier degré et le niveau métaphorique – parviennent à un dénouement heureux. Le garçon parvient à échapper aux pièges qui lui sont tendus, donc métaphoriquement il ne se laisse pas distraire des belles histoires qu’il va fabriquer. Et il se réjouit à l’avance des escapades futures dans son imaginaire et de ce qu’il pourra écrire à partir de là. Il peut donc s’endormir heureux et confiant, « comme quand il était petit ».
Lucie : J’adore quand les enfants disent « quand j’étais petit ». Pour nous ils sont encore petits, mais comme le disait Colette toute à l’heure, il y a un stade où ils sentent qu’ils ont franchi une étape et marquent ainsi l’avant/après. Et cette image de l’enfant endormi au milieu de ses doudous. C’est beau, apaisant. Après cette aventure, qu’elle ait été réelle ou non d’ailleurs, pour l’enfant elle aura eu lieu, il se retrouve à nouveau en sécurité dans son lit.
Blandine : C’est tout à fait ça. Mais je ne dirais pas « en sécurité » : malgré la sorcière, je ne pense pas qu’il ait jamais été en danger. Je dirais « serein », entouré de ses souvenirs. Un petit côté nostalgique et tangible qui fait du bien.
Colette : La nuit se termine sur la promesse que se fait l’enfant à lui-même de raconter… la nuit qu’il vient de vivre ! Et c’est exactement ce qu’il a fait visiblement puisque nous tenons entre nos mains ce livre intitulé « Une nuit ». Pour moi l’album se termine par une mise en abyme de l’histoire annoncée sur la couverture ! Je suis très friande de ce procédé en littérature car c’est vraiment un moyen ingénieux de faire réfléchir au littéraire, à ce qui le constitue, à ce qui le nourrit.
Isabelle : Merci à toutes pour votre enthousiasme pour cet album et pour la richesse de ces échanges !
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