Entretien avec Thomas Scotto

Devoir choisir un ouvrage de Thomas Scotto pour les besoins d’un article sur cet « essentiel », relire quelques titres, en découvrir de nouveaux, être émues – encore – par la plume délicate de l’auteur… nous ne manquions pas de raisons de souhaiter lui poser nos questions. Et c’est avec beaucoup de gentillesse qu’il a accepté de nous répondre !

Crédit photo : Séverine, Salon du livre Mange-livres à Grateloup, 2023.

Comment choisissez-vous les sujets de vos romans/albums ?

Je ne suis pas certain que « le sujet » soit la motivation première de mon écriture. Un mot, une phrase, une voix, un langage bien plus sûrement. J’espère tellement que chaque texte sera une nouvelle aventure que j’aime l’idée de me surprendre. Comment ne pas se répéter au bout de 26 ans de publications ? Comment tourner autour des grandes questions avec un regard neuf ? C’est aussi l’un de mes moteurs… les questions que je me pose. Il faut que cela me ressemble et tant pis si ce n’est pas grand public. Alors, sans sujet de départ, à l’arrivée, je sais que chaque roman, chaque album, chaque ovni sera moi.

Nous serions très curieuses d’en savoir plus sur la manière dont vous travaillez concrètement. Avez-vous des rituels d’écriture ? Des horaires définis ?

Au risque de répondre dans le vague… aucune journée ne se ressemble. Parce qu’écrire n’a jamais été pour moi être en ermitage. Aujourd’hui, à moins d’un succès littéraire, il est très difficile de ne vivre que de la vente des livres. Je suis donc beaucoup plus souvent sur les routes que derrière une table d’écriture. Je n’ai, d’ailleurs, aucun endroit précis pour écrire. Chez moi, dans le train, dans la rue… tout dépend où je me trouve. Avant, j’avais toujours des carnets sur moi pour noter des idées, des phrases, aujourd’hui mon téléphone est mon dictaphone. Mais si je sens que le texte sera long, je préfère me lancer tout de suite à l’ordinateur…pour gagner du temps ! 

J’ai adapté également mon rythme d’écriture au rythme de ces nombreux déplacements. Écoles, médiathèques, salon du livres, ateliers d’écriture, lectures à voix haute. Mon activité se cale donc beaucoup sur les rythmes scolaires. L’écriture elle, se cale sur ma seule décision. Mes mots sont mon seul métier. C’est une passion avant tout. Une liberté quasi totale. Même si cette liberté se paye ! Pas d’écriture : pas de texte. Pas de texte : pas de livre. Pas de livre : sans doute moins d’invitations ici ou là.

Pour beaucoup, écrire s’apprend en écrivant. Mais je crois encore apprendre à écrire en « rencontrant ». Depuis le premier livre publié, c’était une évidence : rencontrer. Parce que j’ai décidé que ce métier serait multiple. Lectures dessinées, lectures dansées, lectures scénographiées, lectures musicales, vidéo… Mes journées sont décidément de transmission ! Tenter de faire passer en mots, en voix, ce en quoi je crois.

Travaillez-vous généralement sur un seul projet ou vous arrive-t-il d’en développer plusieurs en même temps ?

C’est exactement ça ! j’ai toujours une foule d’histoires en cours. Certaines qui patientent avant que je les reprenne, d’autres que je m’impose de terminer, parce que c’est une demande d’illustratrice, d’illustrateur ou d’édition, d’autres encore qui n’auront jamais de fin. Mais, en commencer plusieurs, c’est aussi mon joli moyen d’être toujours en histoire. De ne pas avoir peur de la fameuse page blanche… du fameux écran blanc, en ce qui me concerne ! Et comme tout et à n’importe quel moment peut faire entrer en création… Je veux être réactif à l’idée, je veux ne pas bouder ma curiosité. Un seul projet récent m’a contraint à ne m’occuper que de lui !

Une comédie musicale commandée par le CREA d’Aulnay sous-bois pour 30 jeunes adolescent.e.s, une cheffe de chœur, un metteur en scène, une chorégraphe. Avec Hervé Suhubiette à la création musicale, nous avons été en « work in progress » pendant presque un an. Et comme c’était une grande première pour moi : des dialogues de théâtre et une dizaine de chansons, je m’y suis plongé entièrement. C’est San Francisco 78. Elles étaient tellement belles et beaux sur scène ! J’ai tellement pleuré à les voir si engagé.e.s…

Il n’y aura sans doute jamais de livre de ce texte de scène, mais celui-ci m’a offert la possibilité de croire que j’étais capable de me poser dans une histoire du début jusqu’à la fin.

Comment est né ce projet inédit ? Quel est votre rapport à la musique ? à la danse ?

C’est Hervé Suhubiette, auteur, compositeur, interprète qui m’a embarqué dans cette aventure folle. C’est lui que le CREA, lieu de création, de formation et de ressources dédié à la pratique vocale et scénique, accessible à tous.tes depuis plus de 30 ans… est venu chercher pour sa nouvelle création.
C’est lui qui a proposé mon nom d’auteur pour imaginer le livret… de cette comédie musicale.
Et, connaissant son univers, son chemin de musique, son goût du partage et nos chanteuses aimées communes… j’ai dit : « oui ». Ce « oui », c’était être invité à un grand repas où l’on ne connaît personne, ne pas être certain dans un premier temps d’avoir le costume approprié, mais ne pas douter, au final, de pouvoir assurer la conversation jusqu’au bout de la nuit… Et nous sommes partis de zéro.
J’ai eu envie de voir les 30 jeunes (12 / 17 ans) en plein cœur de San Francisco, 1978. Nous sommes l’année de l’assassinat d’Harvey Milk, dans une ville emblématique de la cause homosexuelle, une ville à la pointe dans le domaine de la mutation écologique et des revendications des libertés. Deux groupes de jeunes se retrouvent aux abords d’une grande palissade qui renferme les ruines d’une maison détruite.
Les un.e.s ont besoin de planches pour une manifestation proche, les autres viennent aider deux ami.e.s à y retrouver des souvenirs sous les gravats. Leurs souvenirs…
Et si de cette rencontre naissait un même combat ?
Et si sur cette terre, ils et elles reconstruisaient une terre utopique ?
Que construit-on, justement, quand le monde explose autour ?
Et si la jeunesse pouvait se faire entendre ? Toute la suite a été de grands questionnements, d’enthousiasmes et de pas à pas tremblants. Une nouvelle fois, dire beaucoup en peu de temps. Faire vivre plusieurs voix d’âges différents, plusieurs personnages aux personnalités propres. Savoir que ce serait un spectacle complet. Avec la musique qui me porte déjà au moment de l’écriture. Surtout la musique de films. Avec de la danse, art dont l’une de mes filles a fait sa raison d’expression… Tout cela fait que San Francisco 78 était un projet dingue !

Crédit Photo : CREA

Qui vous inspire ?

Toutes celles, tous ceux qui me nourrissent culturellement, humainement. Par leur cinéma, leur musique, leurs illustrations, par leurs textes bien sûr. Ceux qui m’ont tracé une voix d’écriture : Jo Hoestlandt, Thierry Lenain, Christophe Honoré, Anne Sylvestre, Richard Brautigan… et celles.eux que je côtoie aujourd’hui dans les salons du livre, les amis, ceux qui comptent dans la littérature.

Anne Sylvestre, par Albin de la Simone, 2020.

Avez-vous un livre de chevet, et si oui lequel ?

Je suis un lecteur de plus en plus lent. Parce que je sais souvent que le livre choisi va me plaire et que j’aime rester longtemps au cœur d’une histoire. Parce que je suis tout aussi happé par les séries et les films. Mais, là où je suis en ce moment, j’ai emporté : De délicieux enfants de Flore Vesco et Au nom de Chris de Claudine Desmarteau, dont j’aime tellement la langue.

Qui est votre premier.e lecteur.ice ?

Toujours un.e adulte. Souvent un.e ami.e. Jamais le.la même en fonction du texte écrit et de l’écho dont j’ai besoin pour rebondir, ou retravailler, ou me conforter. Enfin, l’éditrice ou l’éditeur, évidemment.

Quels sont les auteur.e .s et illustrateur.ice.s, qui vous émeuvent le plus ?

C’est une question si compliquée ! Une question de moments… Il y a, bien sûr, mes compères de l’Atelier du Trio Cathy Ytak et Gilles Abier qui, de manière très différente m’emportent par leurs écritures, leurs engagements, leur drôlerie, leur manière de raconter les émotions où l’aventure. Il y a forcément Anne Sylvestre dont je parle si souvent… pour les fondations solides d’une certaine idée de la liberté, du féminisme, de l’humanité. Jo Hoestlandt assurément qui est devenue ma marraine d’écriture un soir de 1999, alors que je n’étais pas encore beaucoup de mots. Et tant d’autres….

En illustrations, je suis épaté d’une Carole Chaix, qui trace un chemin d’images d’une force incroyable, Joanna Concejo et Régis Lejonc, Alfred et Natali fortier, Elodie Nouhen et Olivier Tallec, Marc Majewski et Cédric Abt, Arno Célérier et Lucie Albon, Thomas Baas et Julia Wauters… je pourrais ne m’arrêter que dans six forêts de pages… Oui, cette question est décidément bien compliquée !

Avec quel(les) auteur.e.s aimeriez vous travailler?

Si Pierre Lapointe me proposait de mettre en musique mes paroles, alors qu’il écrit les siennes… là, maintenant, tout de suite… je dirais oui. Si Rachel Corenblit a besoin d’un point d’exclamation venu d’ailleurs… Si Samuel Ribeyron a l’envie d’un scénario de film d’animation… Si Taï-Marc Le Thanh… Si  Beatrice Alemagna… Si Alfred…

Vous avez choisi d’écrire mais vous lisez à voix haute sur scène, vous venez de créer une compagnie, pourquoi cette envie ?

Lire à voix haute est depuis longtemps le prolongement de mon écriture de papier. En solitaire ou accompagné, que ce soient mes textes ou ceux des autres. J’ai été élevé à ça : les histoires enregistrées, les intonations, les silences, les « quand vous entendrez la clochette, tournez la page ».

L’écriture, même si elle m’est viscérale – je le sais aujourd’hui – n’est pas ce qui m’accapare le plus. « Dire » l’est tout autant. Alors, ce qui me guide, c’est avant tout le plaisir et la possibilité de me surprendre, l’idée que mes livres n’existent que parce qu’ils sont lus ou écoutés et que j’aime les partager. Je ne suis alors qu’une voix parmi tant d’autres possibles mais tout vient des textes. On ne lit pas de la même manière un polar et un album, un conte et un dialogue de cours d’école. Lire ne va pas de soi, c’est un vrai apprentissage, et je vois bien la difficulté qu’ont beaucoup d’enfants et d’ados à lire. Je veux dire, pas simplement déchiffrer, lire entre les lignes les silences de l’auteur.ice. C’est justement ce qu’offre la littérature : la subtilité. Et c’est une évidence que lire à haute voix ouvre des portes insoupçonnées à des oreilles qui n’auraient jamais lu ces textes-là. 

Et je tiens au livre entre les mains. Pour que l’objet soit au centre. Parce que c’est lui qui renferme les mots qui font les émotions.  C’est lui dont il ne faut plus avoir peur. Il s’agit là de donner l’envie. Cela passe donc par le choix de textes exigeants mais adaptés.

Logo créé par Carole Chaix

« Les Voix de poche », ma compagnie,  est née en 2022 de ce désir d’aller plus loin, de structurer l’aventure. Pouvoir, pragmatiquement, trouver des subventions. Être sur le terrain et les réseaux du spectacle vivant. J’en rêvais depuis longtemps sans vraiment le formuler. Je remercie pour cela mon compagnon (qui est dans la partie !) qui m’a poussé et fait confiance. Pour le premier projet de la compagnie, il fallait un texte nouveau et ambitieux. L’envie s’est aussitôt portée sur la création d’une histoire originale écrite avec Gilles Abier. Après des semaines de résidence d’écriture, elle s’appelle :  Rien de grave.

Rien de grave alterne entre deux voix, entre dialogues du temps présent et narration du souvenir, deux périodes de vies et des années de silence. Un texte que nous avons voulu âpre pour questionner les nœuds de l’adolescence et ce qui se joue de (dé)constructions dans le fil ténu des relations humaines, jusqu’à laisser souvent son empreinte dans les vies adultes. L’occasion d’être emportés plus loin par Laetitia Botella à la mise en scène. Salles de théâtres, auditoriums de médiathèques, de lycées… nous sommes prêts à venir partout !

Certain.es d’entre vous, auteur.e.s jeunesse, se lancent dans l’aventure d’écrire pour les adultes; seriez-vous tenté ? Pourquoi ? Pourquoi pas ?

Non, ça ne m’a jamais tenté, jamais effleuré l’esprit. Je le dis très sincèrement, je ne pense pas y avoir ma place. En tout cas pour le roman. J’imagine que la seule littérature qui me ferait mettre un pied en adulte, ce serait les paroles de chanson. Une nouvelle fois la forme courte pour dire beaucoup.

Vous avez illustré Libres d’être, écrit avec Cathy Ytak, chez les Edition du Pourquoi pas ?, avec vos collages poétiques. Vous avez une boutique en ligne de créations graphiques, photographiques, artistiques… Avez-vous envie d’illustrer vos propres albums plus souvent ?

Même réponse ! Non, ça ne m’a jamais tenté. J’aime l’image ponctuelle. J’aime en proposer comme un prolongement sincère de moi. En revanche, je côtoie trop d’illustrateur.ices talentueux.ses pour imaginer tenir un album entier. Mon petit compte de boutique en ligne est bien suffisant !

Si j’ai fait les collages du Libres d’être partagé avec Cathy, c’est vraiment à la demande des Éditions du Pourquoi Pas qui ont réussi à me présenter les choses si habilement que je n’ai pas pu refuser : faire des images comme je fais mes dédicaces dans les livres.

Libres d’être, de Thomas Scotto et Cathy Ytak, Editions du pourquoi pas ?, 2016.

Vous avez récemment été sacré Chevalier des Arts et des Lettres, vous avez été nommé pour, ou lauréat de plusieurs prix littéraires, quel est votre rapport à la reconnaissance du monde des lettres, de vos pairs ?

Ces distinctions n’arrivent pas tant que ça. Ma grande chance reste la fidélité et la reconnaissance de celles et ceux qui me lisent, m’invitent, m’interviewent (!) et m’offrent à chaque instant la légitimité d’une place au monde. Celle des Chevalier des Arts et des Lettres, je la dois à mon amoureux qui en a fait la demande. J’avais avoué, par jeu, une petite tristesse qu’aucun éditeur (surtout le premier) ne pense à fêter, à l’époque, mes vingt ans d’écritures. En voyant passer le dossier de candidature, il s’est dit « pourquoi pas ! ». Et voilà. Au début, je n’ai pas voulu croire que c’était important. J’ai balayé l’affaire, un peu gêné. Il a fallu que j’élargisse le propos pour l’accepter.

Photo personnelle de Thomas Scotto

Cette distinction était bien plus que la mienne. Elle est celle de notre littérature jeunesse, adolescente… notre littérature, tout court. Chacune et chacun, sur les routes depuis longtemps, nous savons l’importance de la transmission. Celle des questions posées entre nos lignes, au cœur de nos images. Celle qui fait rêver et puis qui bouscule, qui engage, pour ouvrir à toute humanité. Alors oui, je suis chanceux que le garçon que j’aime se soit dit que cela valait mes pages de poésies, mes années de mots, de sourires, de larmes, d’engagements…

Si vous n’aviez qu’une seule personne à remercier pour l’ensemble de votre carrière, qui serait-elle ?

Depuis plusieurs jours je cherche. Une personne n’est pas assez, évidemment. Qu’elle soit de famille, d’ami.e., d’enfance, d’inspiration, de tremplin ..J’ai fini par me dire… moi ?! Ce n’est pas grand-chose et c’est tout à la fois. Tout simplement parce que je veux pouvoir regarder ce « chemin de mots » et d’écritures, à la fin de ma vie, et être certain que j’étais entièrement entre chacune de mes pages d’histoires, que je me suis donné toutes les émotions pour cela… Heureusement, tellement d’humain.e.s me le prouvent déjà. Merci.

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Un immense merci à Thomas Scotto pour sa disponibilité, malgré un agenda surchargé, et son enthousiasme ! Pour poursuivre la découverte de cet auteur nous vous invitons à consulter son site internet : https://thomas-scotto.net/.

Billet d’été : Résister, c’est du sport !

Après Lucie et son billet Courir pour résister, Séverine était aussi dans les starting-blocks pour présenter quelques ouvrages sur la résistance grâce au sport. Résistance au racisme, résistance politique, résistance aux stéréotypes de genre, ou simplement, résistance à la difficulté de vivre heureux.se en étant soi-même, la littérature jeunesse propose, sous toutes ses formes, un large panel d’histoires vraies ou de fictions, pour affirmer toujours plus haut, toujours plus fort que, l’important, ce n’est pas de participer, c’est de lutter ! Et, comme le disait Pierre de Coubertin : “Le sport va chercher la peur pour la dominer, la fatigue pour en triompher, la difficulté pour la vaincre.

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Black liv(r)es matters

La photo du poing levé Black Power , lors de la remise des médailles du 200 mètres aux Jeux olympiques 1968, trône dans le salon de Séverine. Tout un symbole. Pour elle, la BD Plus fort que la haine y fait particulièrement écho. Sauf que le racisme, c’est le poing ganté que le héros inoubliable de ce one-shot particulièrement fort, le combat. Louisiane, années 30. La ségrégation et la violence contre les Noirs fait rage. Alors qu’il aurait pu se laisser submerger et assouvir son désir de vengeance contre les Blancs, Doug Winston, doté d’une force herculéenne, découvre la boxe et sa puissance à la fois canalisatrice et émancipatrice. Sur le ring, plus de Blancs, plus de Noirs, juste des hommes. Egaux. De combat en combat, jusqu’au titre de Champion du monde, il comprendra que, quoi qu’il arrive, la haine n’est jamais la réponse. Ce message, optimiste s’il en est (voire un peu naïf ?), dont on aimerait qu’il soit enfin compris par le monde entier, définitivement, est ici sublimé par des illustrations de toute beauté…en noir et blanc. Un uppercut.

Plus fort que la haine de Pascal Bresson et René Follet- Glénat, 2014

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Un « truque » en moins

Séverine est également séduite par deux albums jeunesse dans lesquels le sport, détourné par le Pouvoir en outil de propagande, devient à l’inverse, pour de courageux sportifs, l’arme du refus de la soumission, un acte de résistance, jusqu’à en mourir.

Le premier traite d’une part méconnue de l’Histoire, celle de la Résistance autrichienne à l’union forcée avec l’Allemagne nazie, en imaginant une fiction autour d’un personnage réel. « Le Mozart du ballon rond« , tel était le surnom de Matthias Sindelar, Capitaine de l’équipe nationale d’une Autriche tout juste annexée par Hitler, en ce printemps 1938. Il est le héros absolu du jeune Marcus, dont le père est chargé de dissuader le footballeur de participer à l’ultime rencontre Autriche-Allemagne, car le match est truqué. Les Autrichiens doivent laisser gagner la grande Allemagne. Mais contre toute attente, le Capitaine est bien là et malgré le danger, il fait ce qu’il sait le mieux faire : il joue au football, et il gagne ! Par ailleurs, il ne lève pas le bras au ciel en signe d’allégeance au Führer. Le même Matthias Sindelar refusera de jouer sous le maillot nazi et l’Allemagne sera éliminée au premier tour de la Coupe du monde suivante. Neuf mois plus tard, Sindelar et son épouse juive seront retrouvés morts…Un étrange accident dû au gaz…Avec ce texte vibrant, servi par des illustrations magnifiques, tous deux venus d’Italie, la littérature jeunesse prouve une fois de plus qu’elle sait se saisir des sujets graves, tout en les enveloppant de beauté.

Carton rouge, de Fabrizio Silei et Maurizio A.C.Quarello, Ane bâté, 2014.

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Le second est une dystopie qui n’en a pas vraiment l’air… Un pays, une dictature, le sport comme enjeu de pouvoir. Là aussi, il est question de grand match. L’équipe d’un Gouvernement totalitaire qui nous rappelle évidemment quelque chose, grâce aux superbes illustrations sépia et aux références assumées, doit absolument prouver sa supériorité sur l’ex-équipe nationale, déjà « purgée » des minorités de toutes sortes. Ici, le ballon est ovale, on se lance dans la mêlée de toute sa virilité ! Mais comme dans l’album précédent, le match est truqué. Le Régime exige de sortir vainqueur et grandi aux yeux du peuple, pour asseoir toujours plus sa domination. C’est sans compter ceux pour qui le sport doit rester libre. Au cours d’un premier match, ils refusent de se soumettre et l’emportent. A leur grande surprise, ils sont épargnés, mais prévenus : le match retour sera perdant ou ils mourront…On devine la suite… Un récit intense et lyrique, porté par des images fortes pour dénoncer le totalitarisme et mettre en valeur le courage de ceux qui luttent. Petit plus : à la fin de l’album, quelques exemples de sportifs qui, de tous temps, ont résisté contre l’obscurantisme, dont un certain…Matthias Sindelar.

Le grand match, de Fred Bernard et Jean-François Martin, Albin Michel jeunesse, 2015.

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Championnes poids plume, championnes de la vie !

Enfin, parce que les filles ne sont pas en reste quand il s’agit de faire du sport un allié pour résister…Seule ou en équipe, celles-ci ont décidé d’exprimer par le sport, leur révolte face aux diktats de genre et à la société patriarcale. Et d’être heureuses.

Pavlina est menue, mais pas fragile. C’est la combativité faite fille. Son père veuf est un immigré russe qui se tue à la tâche. Cadette d’une famille de garçons, moquée par ses frères, chargée des corvées domestiques, seule face aux questionnements sur sa féminité naissante, la vie de la petite surnommée Brindille n’est pas rose, loin de là. La tendresse n’est pas vraiment de mise à la maison. Elle trouve le réconfort en jouant du piano, mais un jour, c’en est trop, en lieu et place de la pratique instrumentale, elle décide d’apprendre la boxe, afin d’établir un nouveau rapport de force et de se battre avec les seuls arguments compris par ses frères. Elle s’entraîne dur, progresse rapidement, jusqu’au fameux combat qui révèlera finalement que, sous leur rudesse et leur maladresse, les hommes qui l’entourent cachent en réalité, foi en elle et beaucoup d’amour. Cet album jeunesse fracassant, graphiquement très inventif, est plein d’humour, de force, de sensibilité. Il dénonce sans se faire moralisateur, il invite à la discussion et à la réflexion, comme souvent avec cet illustrateur/auteur de grand talent.

Brindille, de Rémi Courgeon, Milan, 2012.

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Dans le roman ado Championnes, son héroïne résiste, elle prouve qu’elle existe… grâce au football, qui devient un personnage à part entière. Il est sas de décompression quand l’adolescence et ses tourments amènent au bord de l’explosion, il devient messager d’espoir et de rage de vaincre quand, ballon au pied, plus rien ne compte que la victoire. Pour Pénélope et ses coéquipières, oubliés le harcèlement scolaire, la maladie d’un proche, l’abandon d’un parent, les questions de genre et d’identité, de sexualité, de précarité, qui les empêchent parfois de respirer. Il est, enfin, un coach fiable pour gagner en confiance, se dépasser, apprendre à perdre, parfois, mais avec les honneurs. Rien de différent, somme toutes, avec ce qu’apporte ce sport populaire et fédérateur, aux garçons qui le pratiquent. Dans un style dynamique, très proche du langage des adolescents, avec la juste dose d’émotion et de réalisme, ce roman file droit au but, sans temps mort, et confirme une vérité qu’il faut répéter, encore et encore, et encore, aux jeunes générations : le sexisme, dans le sport, ou ailleurs, c’est hors-jeu ! Vive le football féminin !

Championnes, de Mathilde Tournier, Gallimard Jeunesse-Scripto, 2024.