Lecture commune : Forêt des frères – Yukiko NORITAKE

Un grand format qui immerge
Des couleurs qui attirent
Un titre intriguant qui fait des mystères
Une couverture sereine, apaisante, sensorielle

En ses pages, une forêt, deux frères, des choix différents qui dessinent deux modes de vies, qui deviennent deux sociétés (très) différentes, qui représentent toutes deux nos réalités, aspirations, idéaux.

Des illustrations, en plongée, qui nous happent.
Un texte, lapidaire, qui nous saisit.

C’est grâce à Colette que nous avons découvert cet album qui nous a toutes conquises, marquées, interrogées. Car il ne laisse pas indifférent.
Il nous pousse à nous questionner sur notre manière de vivre en tant qu’être humain, membre d’une famille et citoyen d’un pays, du monde, de la Terre.

Ensemble, nous avons échangé nos impressions et ressentis, partagé nos émotions et points de vue sur cette lecture qui se livre petit à petit.

Forêt des Frères. Yukiko NORITAKE. Actes Sud Junior, 2020

Blandine – Première question quant à l’objet-livre : quelles ont été vos impressions premières sur le format, la couverture, les couleurs, le titre ?

Colette: J’ai tout de suite été séduite par le format incroyable de l’album. C’est d’ailleurs un des aspects du livre qu’il fallait que vous découvriez par vous-même. Un format qui souligne l’importance de la matérialité de l’objet-livre. Un format qui, je l’imagine, suggère quelque chose de l’immensité de la nature, de la forêt dont il va être question. Une immensité qui sera peut-être ici sublimée, là tristement rognée…

Liraloin: J’aime les albums à la première et quatrième de couverture parlantes. Ici, deux hommes se reposent sur une plage. À gauche une jeune femme entourée d’arbres et d’animaux. Lorsqu’on déplie la première et la quatrième de couverture pour en faire un tableau, on découvre que ces hommes viennent de la mer à bord d’un kayak. C’est un grand format d’où cette impression d’immensité dans l’image, on devine une forêt dense.

Isabelle : C’est justement ce grand format qui m’a fait forte impression. J’ai été intriguée par le titre : était-il à comprendre au sens que cette forêt était celle des frères, leur propriété ? Et par les couleurs étranges de ce paysage de forêt. Bref, cette couverture a tout suite piqué ma curiosité.

Livres d’Avril: Certains albums nécessitent un grand format. Comme l’élément principal est une forêt, il était important de montrer son immensité, tous les possibles qu’elle contient. Cette couverture m’a, moi aussi, tout de suite attirée : cette plage, ces sapins, cette eau verte… Une invitation à se poser pour découvrir cette « Forêt des frères ». Comme Isabelle, je me suis tout de suite demandé qui étaient ces « frères ».

Blandine: J’adore les albums grand format qui nous transportent en leurs pages. Le titre m’a immédiatement plu et interrogée alors même que son illustration n’augure rien du contenu.

Blandine: Que pensez-vous des illustrations intérieures ? De leur place dans la page, de leur apparente symétrie, de leurs détails et couleurs ? De l’atmosphère qu’elles dégagent?

Colette : Au départ, je ne comprenais pas trop où cet album allait me mener car les deux premières pages sont semblables, aussi bien au niveau du texte que de l’illustration. Enfin c’est ce que j’ai cru car en le relisant, je me suis rendue compte que les hommes dessinés à l’orée de la forêt étaient en fait habillés différemment : l’un de blanc et de noir, l’autre de noir et de blanc. Comme s’ils étaient le négatif l’un de l’autre. Puis dès la page suivante, des choix s’opèrent qui vont façonner le paysage, transformer cette si belle « forêt des frères ». Cet album semble raconter une histoire qui au départ est la même pour tous, mais qui au fil de nos décisions modifient en profondeur le monde. L’histoire que raconte les images semble anecdotique, celle de deux hommes anonymes, uniques, mais le texte lui, avec ses infinitifs, nous racontent une histoire universelle. Une histoire qui me chagrine, m’inquiète, l’histoire de la relation de l’Homme avec la Nature.

Liraloin: Cette vue en plongée nous incite de suite à poser notre regard sur tous les détails pour comprendre.

Isabelle : Effectivement, on voit le paysage de haut, mais dans ses détails qui sont représentés finement et de façon assez réaliste. La texture du feuillage des arbres, les vêtements des personnages, les animaux, tout cela est dessiné en détails et invite à laisser promener son regard dans cette forêt aux couleurs douces. Cela m’a fait penser aux jeux vidéo qui consistent à développer une civilisation en partant de l’âge de pierre. Leur perspective ressemble tout à fait à celle du livre et après tout, le parallèle n’est pas si absurde…

Livres d’Avril: J’ai trouvé les illustrations simples et belles, très cohérentes avec le propos de l’album. La symétrie est étonnante au début, mais on comprend rapidement que les choix vont être différents. Je rejoins Colette sur les personnages en négatif : c’est pour moi la grande qualité de cet album. Un simple regard suffit à saisir son message. Le choix du cadrage me semble important. Le lecteur est placé suffisamment loin pour avoir une vue d’ensemble, tout en ayant accès à certains détails. Cette plongée donne l’impression d’emprunter le point de vue d’un oiseau. Cela peut donner l’impression que la nature elle-même nous observe. Je n’avais pas pensé aux jeux vidéos, mais maintenant que tu le dis je suis tout à fait d’accord avec toi, Isabelle !

Blandine: J’ai tout de suite été séduite et immergée dans cette forêt partagée, dans laquelle les détails, subtils puis plus éloquents, illustrent les divergences des frères. Tout est en délicatesse et suggestion : par exemple, sur la double page de la nuit où chacun festoie avec des amis, à sa façon. À gauche, autour du feu de camp, l’obscurité et le bleu de la nuit, enveloppent les personnages. Quand, à droite, il sont « combattus » par une forte quantité de lumière, artificielle. Il y a le vert de la forêt, des arbres, naturel. Et celui, recréé, millimétré, de l’environnement urbain (dernière double page). Ce souci du détail est impressionnant! Et ton parallèle avec les jeux vidéos très pertinent, Isabelle!

Blandine: Le choix des mots, aussi concis que précis, laisse cependant place à une grande discussion/débat sur ces choix individuels, puis collectifs, jusqu’à devenir de société. Qu’en pensez-vous?

Colette : Pour moi, c’est la grande force de cet album : ce texte, concis, ciselé. Ces infinitifs qui se répondent et se contredisent. Il y a quelque chose de manichéen à présenter les choses sous cet angle mais en même temps, cela permet en un coup d’œil de percevoir ce qu’est un choix et les conséquences immédiates de ce choix.

Blandine : Je te rejoins Colette sur cette force des mots. Leur sobriété, leur polysémie, parfois une seule lettre diffère et c’est tout le message qui prend un autre sens. Ces mots, ces phrases sont-ils la transcription d’un caractère, d’une décision, la conséquence d’un choix ou « simplement » une description? Je pense qu’ils sont un peu tout cela à la fois. Le texte illustre l’image, parfois s’en éloigne, va plus loin, ou fait silence pour qu’on l’observe davantage.

Isabelle : Cela m’a semblé très fort. Avec quelques images et finalement très peu de mots, l’album donne aussi à voir comment des choix de vie qui peuvent au départ paraître infimes finissent par façonner une société dans son ensemble. Les choix différents faits par les deux frères les entraînent sur une sorte de pente, de sentier qui va les conduire vers des modes de vie radicalement opposés. C’est vraiment inspirant, même si on sait que ce ne sont pas seulement les choix individuels qui façonnent la société, mais aussi les choix collectifs et politiques. Cet album n’est absolument pas manichéen.

Liraloin : Je dirais même plus, l’Homme a le choix. Quel aurait été le destin de cette femme si elle avait choisi tel ou tel homme? Et bien Noritaki y répond parfaitement en juxtaposant ces deux destins.

Livres d’Avril : D’ailleurs, il me semble que la compagne du frère de droite s’enfuit en même temps que les animaux. Je ne la retrouve pas sur les illustrations des pages suivantes. Ce serait peut-être le seul passage manichéen parce que cela sous-entend que la décision s’est prise seul et que la femme n’y adhère pas (alors qu’on sait toutes combien beaucoup de femmes seraient ravies d’avoir une villa avec piscine au bord de l’eau, n’est-ce pas ?! – rires). Comme Colette, j’apprécie beaucoup que le texte suggère plutôt que d’insister, il est très didactique. C’est minimaliste mais très efficace. J’aime l’idée qu’un mot, une petite expression change tout. Dès « se faire une petite place » / « se faire de la place », on sent la différence de conception des deux frères, dont va découler tout le reste. Pour moi, il n’y a pas de jugement, juste deux conceptions qui s’opposent. On peut parfaitement comprendre que les enfants soient attirés par les choix du frère de droite (la grande maison, la piscine, la fête…) malgré ses effets désastreux pour la nature. Et c’est ce qui m’a plus, Yukiko Noritake n’impose pas une vérité.

Pour revenir au texte, j’ai aussi trouvé le passage « admirer le résultat » / « faire voir le résultat » très pertinent. Cela m’a renvoyée à cette mise en scène de sa vie, de son quotidien sur les réseaux sociaux notamment. Ce besoin du regard de l’autre est associé au frère de droite, alors que le frère de gauche se satisfait de son propre travail. Pareil pour « se rapprocher » / « s’entourer », cela m’a évoqué les multiples « amis » sur ces mêmes réseaux.

Blandine : Ce parallèle avec les réseaux sociaux est très intéressant, mais ne concerne pas simplement le frère de droite à mon sens. Tous, nous mettons notre vie en scène, en en exposant ou taisant certains aspects (peut-on le supposer pour le frère de gauche?). Pour autant, Il ne ressort de cette album aucune injonction pour un modèle ou un autre.

Lucie, tu as raison concernant la jeune femme de droite, elle disparaît assez vite et apparaît pour la dernière fois avec « Faire ce qu’on fait ailleurs ». Les attitudes de ces deux compagnes sont d’ailleurs fortes de sens. Le jeune homme de gauche agit de concert avec son amie, celui de droite n’en a finalement que faire (la femme serait-elle finalement qu’une consommation comme une autre?) et son attitude autocentrée me semble montrée dès le début sur la page « Penser à la suite » où il tourne le dos à la jeune femme dans une attitude presque de défi, quand elle semble catastrophée par ce comportement et ses actions. L’éditeur indique à propos des jeunes femmes : « une mystérieuse jeune fille est là pour les accueillir, symbole de l’esprit de la nature. » Cela apporterait une dimension spirituelle, ésotérique à l’album.

Isabelle : J’ai fait les mêmes associations. Mais j’ai trouvé chacune de ces oppositions interpellantes : prises ensemble, elles dessinent des systèmes. Elles permettent de prendre conscience des impensés derrière des choix qui n’apparaissent pas forcément problématiques à première vue : avoir envie de planifier, d’accumuler, de consommer… Des mécanismes au fondement du capitalisme. Mettre le doigt sur le comportement miroir met en relief ce que tout cela implique : une difficulté à vivre dans l’instant et en harmonie avec la nature, une dilution des liens et une frustration permanente qui empêche de se contenter de ce qui est là plutôt que de chercher à en faire voir une surface bien vernie. Et qui justifie de plier notre environnement à nos envies et nos humeurs du moment.

Blandine : Le mot « frère » du titre ne m’a sauté aux yeux qu’après coup. Je l’avais pris dans un sens large, celui de Frères en humanité, et non deux frères d’une même famille. Ce qui est encore plus fort et dit beaucoup de nos caractères et différences individuels alors même que nous nous pensons semblables et élevés de la même façon, parce que de la même famille.

Liraloin : Il se peut que ces deux hommes soient simplement amis, c’est mystérieux. Mais si tu fais le choix qu’ils le soient, oui, la question se pose. Une fratrie élevée avec les mêmes valeurs peut, à un moment, prendre des chemins très différents.

Isabelle : Très bonne question que je ne m’étais pas du tout posée, partant du principe que les deux protagonistes étaient des frères au sens familial. Comme tu le dis Liraloin, cela souligne qu’on a beau être frères, on peut faire des choix radicalement différents – on en revient à la responsabilité individuelle dont nous parlions précédemment. Cela m’a rappelé ces contes où des frères (ou sœurs) prennent des chemins divergents. En même temps, l’idée de fraternité a une dimension de solidarité, je trouve. Cette forêt est la leur, il me semble que ces frères devraient se sentir responsable de la préserver de façon solidaire.

Colette : Je comprends complètement cette hypothèse mais je n’ai pas lu l’album avec ce regard là. Les deux personnages masculins ne se ressemblent pas (je sais bien que ce n’est pas une condition suffisante) alors je ne les ai pas vus comme deux frères issus d’une même famille. Pour moi ce livre se lit vraiment comme un livre de philosophie et par conséquent les personnages en sont des « concepts ».

Livres d’Avril : Le résumé indique : « Au commencement, il y a deux frères : un sur chaque page. Chacun hérite de la moitié d’une forêt.  » Ce seraient donc deux frères « de sang » faisant des choix de vie radicalement différents. Comme le dit Liraloin, cela ne me semble pas si improbable. En revanche, le lien avec l’humanité est très clair : ils ont hérité d’une forêt, comme nous avons hérité de la Terre. A chacun de faire ses choix en fonction de ses convictions pour « se nourrir » ou « s’enrichir ». J’aime bien l’idée de Colette de lire cette histoire comme un conte philosophique dont les deux personnages ne seraient que des concepts. Cela invite aussi à plus de nuances : dans notre quotidien nous naviguons évidemment d’un frère à l’autre, même si nous tendons idéalement à nous rapprocher du frère de gauche !

Blandine : Je trouve le fait qu’ils soient des « frères de sang » davantage enrichissant. Nous sommes de la même famille mais nous sommes d’abord des individus indépendants avec des opinions, des choix, des actes qui nous sont propres, nous laissant rapprochés ou nous éloignant.

Blandine: Quelle a été la réaction de vos enfants?

Isabelle: Même si cet album n’est pas manichéen, mes enfants ont très vite eu envie de souligner énergiquement leur approbation des choix du frère « de gauche ».

Blandine: Mes garçons, eux aussi, ont de suite adhéré au « modèle » de gauche tout en reconnaissant que l’un et l’autre comporte avantages et inconvénients, et que la société dans laquelle nous vivons est plutôt celle de droite. Dès lors, que faire? Ils se sont beaucoup interrogés sur la manière d’allier les deux modèles plutôt que d’aller vers l’un ou l’autre.

Pour aller plus loin, découvrez les avis de BlandineLindaLivres d’Avril

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Et vous, quelles sont vos impressions sur cet album qui ne se lasse pas d’être lu, admiré, commenté, et de nos échanges? N’hésitez pas à nous les partager!

Lecture commune : De la dictature / De la démocratie

Parler aux enfants de politique, de dictature et de démocratie, c’est aussi les encourager à prendre conscience de leurs droits, à forger leur esprit critique et à débattre dans le respect. Mais voilà, ces sujets ne sont pas souvent abordés en littérature jeunesse. Quand ils le sont, c’est souvent dans des documentaires peu engageants. Les arbronautes ont donc été ravies de voir l’éditeur Rue de l’échiquier rééditer deux albums percutants et attrayants, initialement parus en Espagne, au lendemain du franquisme : nous avons eu envie de partager nos impressions de lecture !

De la dictature, Equipo Plantel et Mikel Casal, Rue de l’échiquier, 2020.
De la démocratie, Equipo Plantel et Marta Pina, Rue de l’échiquier, 2020.

Isabelle : Démocratie, dictature… Faisons-nous l’avocate du diable : est-ce que ce ne sont pas des notions très abstraites pour des enfants ? N’ont-ils pas le temps pour découvrir comment fonctionnent les régimes politiques ?

Blandine : Ce sont des notions abstraites mais des mots que nous employons très souvent et que nous peinons à définir paradoxalement. On parle et on les applique finalement tout le temps (et davantage en cette période de pandémie avec les prises de paroles hebdomadaires du gouvernement, aussi attendues et commentées par les enfants que par nous). La politique, on en parle d’abord en famille avec le choix du film, de la sortie, du jeu, mais aussi à table, à l’école (dans la cour, en cours ou lors des élections de délégués), pour résoudre un différend entre enfants, lorsqu’ils évoquent « leurs droits », pendant un jeu de société, mais aussi par rapport à une lecture, un film, un reportage ou une célébration/commémoration, telle celle du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier (le 5 mai). Et bien sûr, lorsqu’on va voter pour les élections locales ou nationales. Je crois que c’est nous, adultes, qui complexifions le mot, et le réduisons à nos instances officielles alors que dès notre plus jeune âge, nous y sommes confrontés.

Linda : Je dirais aussi qu’à partir du moment où le sujet questionne l’enfant, cela ne peut être trop tôt. Sans entrer dans des explications compliquées, il me semble possible de leur faire comprendre, ou du moins entendre, la différence entre une démocratie ou une dictature. Ils vivent dans le même monde que nous, il me semble donc normal qu’ils cherchent à le comprendre.

Lucie : Je pense qu’il n’est jamais trop tôt pour planter la graine de la citoyenneté. Entre l’abstentionnisme et la situation que l’on vit en ce moment avec la pandémie, je me dis qu’il est essentiel de donner quelques clés de compréhension dont certains adultes manquent aussi parfois ! En revanche, je pense que c’est justement parce que ce sont des notions abstraites qu’il est si difficile de trouver des supports adaptés aux enfants.

Isabelle : Je vous rejoins tout à fait, ce sont des sujets qui intéressent, peut-être plus qu’on ne le pense, les enfants qui sont sensibles à ce qui préoccupe les adultes, mais aussi plus généralement aux questions de justice. Ils font vite des parallèles d’ailleurs : la famille n’aurait-elle pas vocation à fonctionner de façon démocratique ? Et l’école ? Qu’est-ce que cela impliquerait ? Tout cela intéresse les enfants et leur en parler, c’est aussi les encourager à prendre conscience de leurs droits, à forger leur esprit critique et à débattre dans le respect.

Cela dit, nous sommes là dans des sujets assez abstraits qu’il n’est pas évident de traiter à hauteur de jeune enfant. Comme Equipo Plantel s’y prend-il ? Cela vous paraît-il réussi ?

Lucie : La grande réussite d’Equipo Plantel est d’arriver à aborder ces notions pour le moins abstraites à hauteur d’enfant. Alors c’est sûr, il y a des raccourcis et des manques, mais Linda en parle très bien dans sa critique : comparer d’un côté la démocratie à un jeu qui ne fonctionne que si on en respecte les règles et de l’autre la dictature à une dictée est très parlant pour les enfants.

Linda : Je rejoins complètement Lucie. Equipo Plantel réussit complètement à se mettre à hauteur d’enfant en faisant des analogies qui sont parlantes pour eux.

Isabelle : C’est quelque chose qui m’a bluffée. Pour travailler en tant que chercheuse sur plusieurs des aspects abordés, je constate souvent à quel point il est difficile de parler simplement, même à des adultes, de concepts abstraits comme la division des pouvoirs, ce que nous appelons « rule of law » ou encore l’idée de mandat. Et là, c’est à la fois limpide et assez complet – on va largement au-delà des lieux communs habituels. Les analogies que vous évoquiez sont géniales parce qu’elles parlent facilement aux enfants, un très, très bel exemple de vulgarisation !

Blandine : Oui, c’est tout à fait réussi. D’abstraites, ces notions deviennent concrètes et simples grâce à des exemples que les enfants vivent et utilisent quasi quotidiennement et des choix illustratifs qui rendent ces albums attractifs. Le contexte de parution de ces albums est aussi très intéressant.
Parus juste au sortir du franquisme en Espagne, ils ont été écrits par un collectif composé de deux économistes et d’une pédagogue, à destination de la jeunesse, mais pas seulement. Une jeunesse qui n’avait pas connu autre chose que la dictature. Ils s’inscrivaient dans un vaste mouvement culturel et artistique aspirant au renouveau et à la modernisation (avec notamment la relance de l’économie, évoquée dans la question suivante), appelé la Movida Madrileña, qui s’inspirait des contre-cultures européennes et notamment britannique. Avec un seul mot d’ordre, repris et clamé dans ces albums : La Liberté ! Celle des corps et des esprits. La grande force de ces albums c’est donc d’être inscrits dans un contexte politique, social, sociétal et culturel, et pourtant d’avoir un propos universel et intemporel.

Lucie : Il me semble que « De la dictature » est le plus évident, pour commencer, car les dictateurs ont un côté fascinant pour les enfants. Qu’en pensez-vous?

Linda : Plutôt que le personnage du dictateur, ne pensez-vous pas que c’est plutôt la liberté totale dont jouissent les dictateurs qui est fascinante pour les enfants? Ils sont soumis à tellement de règles, que ce soit dans leur foyer ou dans le monde extérieur, que toute cette liberté peut paraître enviable. Et peut-être plus encore pour l’enfant qui vit sous une dictature. Cela me fait penser au jeune héros du film Jojo Rabbit. Il n’a aucun libre-arbitre, son éducation étant faite chez les jeunesses hitlériennes pour l’essentiel. On peut se demander si l’absence de son père et ses amitiés quasi inexistantes ne le rendent pas plus fragile et donc plus sujet à « l’endoctrinement ». Après tout les dictateurs vendent du rêve de par leur élévation au plus haut niveau de la société alors que rien ne les y prédestinait ; cela peut être rassurant pour un enfant qui souffre d’un manque de confiance en lui.

Blandine : Tout à fait ! Le tandem de la volonté et de l’avoir en toute impunité attire irrémédiablement. Parce qu’ils n’ont pas conscience de ce que cette « liberté » affichée exige. C’est comme lorsqu’ils nous disent à nous, adultes, que nous pouvons faire tout ce que nous voulons, comme nous le voulons. Sans contraintes pensent-ils. Les dictateurs véhiculent aussi une image de force, de toute puissance même, et de solidité à laquelle ils sont sensibles. Les enfants connaissent très tôt leurs droits (qu’ils revendiquent beaucoup) mais oublient souvent leurs devoirs, pourtant intimement liés. En discutant avec des exemples concrets, ils se rendent compte que ce n’est pas aussi simple, que « la liberté des uns commence là où s’arrête celle des autres » et la manière dont elle s’obtient. Et là de prolonger avec les notions de respect, partage, vivre ensemble.

Lucie : Que pensez-vous des illustrations ? Elles sont très différentes d’un ouvrage à l’autre, trouvez-vous ce choix pertinent ?

Blandine : J’ai beaucoup aimé aussi ces partis-pris graphiques, très différents l’un de l’autre mais qui se complètent bien. Foisonnement d’un côté contre apparente simplicité de l’autre. Les collages à l’esthétique vintage de Marta Pina sont fourmillants de détails, de vie, de possibles même. Ce sont des images qui sont très prisées de nos jours. Ils renvoient à un « avant » certes un peu idéalisé, très « american way of life » lorsqu’on croyait encore que tout était à faire, réalisable, accessible. Elle met en image la démocratie grâce à laquelle chacun, homme ou femme, peut s’accomplir comme il le désire, exercer ses passions, aussi farfelues soient-elles, acquérir toutes sortes d’objets, choisir son métier et donc sa vie, etc. Le tout en Liberté. Il s’en dégage beaucoup de vie, d’énergie et une forme de positivité.
En contraste, le dessin de Mikel Casal semble plus simple, mais aussi plus accessible. J’aime beaucoup le rappel historique fait sur les pages de garde avec les portraits des (nombreux) dictateurs mondiaux. J’aime d’autant plus cela que ça inscrit cet album dans un cadre historique qu’on voudrait ne pas oublier et transmettre, pour que cela ne se reproduise pas. Ces portraits peuvent permettre de prolonger les discussions, d’aborder leurs similitudes et différences, l’Histoire et la géographie. Son dessin très coloré crée un contraste intéressant avec le thème abordé et les mots d’Equipo Plantel, qu’il prolonge ou contredit. Là aussi, se retrouvent de nombreux détails à retrouver ou à mettre en relation avec des références passées ou actuelles.

Isabelle : J’ai été frappée, moi aussi, par les différences entre les illustrations des deux albums. Les couleurs des illustrations de Mikel Casal sont attrayantes, je trouve. Leur côté satirique dédramatise en apportant une touche d’humour, un peu dans l’esprit du film de Chaplin Le dictateur. Elles n’en disent pas moins certaines choses de façon impitoyable, par exemple avec cette illustration montrant un dictateur âgé arrosant son jardin qui s’épanouit sur un sol plein de crânes… Les illustrations de Marta Pina m’ont laissée un peu perplexe. Elles sont plus décalées, un peu surréaliste et parlent sans doute moins facilement aux jeunes lecteurs. Mais pour ma part, je les ai trouvées drôles et stimulantes, avec mille détails à découvrir au fil des lectures dont beaucoup semblent symboliques. Ces images polysémiques invitent à la réflexion et prolongent astucieusement le texte, lui permettant de s’en tenir à l’essentiel. Donc j’ai bien aimé.

Linda : Ces choix me semblent très pertinents. Mikel Casal est caricaturiste et l’humour qu’il met dans ses dessins permet d’alléger le ton sur le difficile sujet de la dictature. Alors que les collages vintages de Marta Pina rappellent ceux que pourraient faire un enfant avec tous ces détails qui en mettent plein les yeux. Mes filles ont préféré le ton humoristique de Mikel Casal alors que j’ai préféré celui de Marta Pina qui m’a semblé plus original et plus à même d’attiser la curiosité.

Blandine : J’ai le sentiment que le premier album s’adresse presque plus aux adultes, pour retrouver cette part d’enfance qui croyait en l’avenir, et qui peuvent agir maintenant pour conserver la liberté (puisque la démocratie est entre nos mains avec le choix et le vote); et le deuxième plus à destination des enfants comme un contre exemple, quand ce sera à eux de choisir et de voter, pour préserver la liberté.

Isabelle : Par contre, n’avez-vous pas trouvé la façon dont les idéologies sont expliquées et illustrées un peu manichéennes ?

Lucie : Si ! Tu l’as écrit dans ta critique et je suis tout à fait d’accord avec ton analyse. Les illustrations ont été refaites pour cette réédition, mais je trouve qu’ils ont su conserver l’esprit d’origine et que cela nécessite de remettre dans le contexte. Comme l’expliquait Blandine, ces documentaires sont parus à la fin du franquisme, à destination des enfants… Favoriser les usines et l’économie n’avait peut-être pas le côté péjoratif que cela a pris de nos jours. Les dictatures laissant les pays exsangues, c’est aussi un choix qui peut être fait en toute conscience par un nouveau gouvernement pour relancer l’économie. Cela dit, j’ai nettement préféré les illustrations de l’opus sur la dictature, qui sont plus lisibles et ont en plus le mérite d’initier à la caricature. Un vrai besoin de nos jours…

Linda : Je rejoins Lucie sur ce point. Si on remet l’écriture dans son contexte, cela me semble normal de vouloir valoriser la relance de l’économie. Après quarante années de dictature, il devait être important de mettre en avant l’avenir du pays par son économie.

Isabelle : J’ai quand même ressenti un côté manichéen. Il y a la gauche qui favorise les familles, le productivisme noyé dans les fumées d’usine et le libéralisme économique avec des gros sous sur l’illustration (littéralement). Je le dis d’autant plus facilement que je partage ces valeurs, je trouve dommage de ne pas présenter les différentes idéologies de façon plus neutre, c’est tellement intéressant de voir les réactions des enfants ! Mais sinon, la façon de représenter la compétition politique, les élections et l’importance de tout ce qui se passe entre, est très pertinente.

Vos enfants ont-ils été intéressés par ces albums ? Qu’est-ce qui leur a parlé, qu’en ont-ils retenu ?

Lucie : Le mien oui. Il les a trouvé très instructifs. Il avait déjà lu des romans se passant dans une dictature, par exemple. Mais le fait que les différents éléments soient regroupés dans un même livre lui a permis d’avoir une vision d’ensemble qu’il n’aurait peut-être pas eue (en tout cas pas aussi tôt) sans ça. Nous avons commencé par De la dictature et j’ai trouvé intéressant de poursuivre sur De la démocratie parce qu’il avait été vraiment intéressé et que c’est tout de même le régime qui nous concerne directement ! Dans De la dictature, il a particulièrement aimé les caricatures, et le fait de retrouver des noms de dictateurs tristement célèbres. De la démocratie lui a moins parlé mais nous a permis de discuter de ce qui motive nos choix lors des élections, de nos valeurs et du fait qu’on trouve rarement un candidat qui leur corresponde parfaitement, mais aussi de l’abstentionnisme. Je trouve que ces petits livres sont faciles d’accès et ouvrent à de nombreuses discussions. C’est ce qui nous a vraiment plu ici.

Blandine : Mon 9 ans a d’abord été attiré par De la démocratie, quand mon 11 ans, par De la dictature, choix qui reflètent tout à fait leurs caractères et manières d’être à chacun. Nous les avons lus à la suite, en commençant par De la dictature et sa galerie des portraits qui a fait écho. Le choix illustratif leur a tout de suite parlé avec ces carrés que l’on retrouve partout (et de poursuivre avec des expressions liées au carré).
Ils ont été moins sensibles aux illustrations de De la démocratie. Tout en lisant, nous avons fait des parallèles avec leurs cours à l’école / collège, comme à nos instances politiques. Et moi qui pensais qu’ils se représentaient bien notre régime politique, j’ai pu constater que non. À l’inverse de la dictature. Mais il est vrai que dans les histoires des livres ou celles qu’ils se racontent, c’est souvent un régime dictatorial / une injustice qu’il faut combattre. Le parallèle avec le jeu et les équipes est vraiment bien trouvé. La discussion s’est donc faite en même temps que la lecture.

Linda : Nous en avons rediscuté récemment et c’est De la dictature qui a laissé une plus forte empreinte. Nous avons d’ailleurs enchaîné avec la lecture de romans dont les personnages évoluent sous une dictature. Ce régime politique pose plus de questions car nous ne le vivons pas directement. Par ailleurs Gabrielle a trouvé le livre plus parlant avec ses caricatures et a apprécié l’humour qui se dégage de l’album. Cela a d’ailleurs soulevé une autre question chez elle : « Comment peut-on rire d’un sujet aussi grave? » À la relecture de De la démocratie, il apparaît cependant que même si nous vivons sous ce régime, certains points interrogent car, probablement au même titre que nous, parents, elle prend conscience qu’il y a des éléments qui ne collent pas entre la description de la démocratie et la politique de notre pays. Cela a permis de discuter des élections et de ce qui motive nos choix pour un candidat plus qu’un autre ou pour un vote blanc. Même si cela reste confus, on sent que la réflexion est engagée et que cela donne du grain à moudre.

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Et vous, avez-vous lu ces livres, ou avez-vous envie de les découvrir ? Si vous n’êtes pas encore décidé.e et que vous avez envie d’en savoir plus, n’hésitez pas à lire les avis de Blandine, Linda, Lucie (ici et ) et Isabelle (ici et ). Et plus généralement, si vous êtes intéressé.e par des lectures qui mettent la politique à hauteur d’enfant, n’hésitez pas à consulter la sélection thématique de jeudi dernier !

Parlons politique !

A la veille des élections régionales, Le Grand Arbre a décidé de vous proposer plusieurs articles dédiés aux sujets politiques. Et nous voulions commencer notre exploration de ce territoire de la littérature jeunesse en vous proposant une sélection de titres qui invitent à regarder de près le fonctionnement politique et qui font la part belle à des personnages engagés.

Des livres qui interrogent le fonctionnement politique

La fiction, et les dystopies en particulier, permettent d’imaginer une société ayant fait des choix politiques différents et ainsi de sensibiliser à l’importance de s’intéresser aux décisions. La série des Hunger Games est particulièrement intéressante de ce point de vue-là, et particulièrement le dernier tome paru l’année dernière : La Ballade du serpent et de l’oiseau chanteur qui nous entraîne dans les coulisses des jeux.

Hunger Games : La Ballade du serpent et de l’oiseau chanteur de Suzanne Collins, Pocket Jeunesse, 2020.

L’avis de Lucie ICI.

Mais certaines autres dystopies moins connues sont tout aussi pertinentes et questionnent ce que nous serions prêts à sacrifier pour une société pacifiée. C’est le cas d’Un bonheur insoutenable de Ira Levine ou encore du Passeur de Lois Lowry (qui a écrit quatre autres romans autour de l’univers qu’elle a créé).

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Isabelle et ses moussaillons ont été très intéressés par l’adaptation sous forme d’album jeunesse de la fable politique Le Pays des Souris. Cette histoire de souris qui ont le droit de vote mais élisent systématiquement de vilains matous évoque, sur un mode outrancier, la question du pluralisme, invite à oser concevoir des alternatives hors des schémas existants, à rester attentifs à ce que font nos représentants entre deux élections. Et pose une question excellente : si les chats ne sont pas les mieux à même de représenter les souris, les majorités ne sont peut-être pas les mieux placées pour gouverner les minorités, voire les hommes pour parler au nom des femmes, les plus âgés pour agir au nom des jeunes, etc. Autant dire que les grands comme les petits trouveront matière à réflexion dans ces pages !

Le Pays des Souris, d’Alice Méricourt et Ma Sanjin. Éditions Père Fouettard, 2020.

L’avis d’Isabelle

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Incroyable de voir à quel point les fables de la Fontaine peuvent encore résonner plus de trois siècles plus tard. Quelle idée de génie a eue Olivier Morel de donner à lire Les animaux malades de la peste à hauteur d’enfant, en jouant sur la typographie et des gravures très modernes ! Vous connaissez forcément cette fable dans laquelle on cherche un responsable du fléau de la peste. Si chaque animal bat sa coulpe, on ne peut pas vraiment dire que chacun soit logé à la même enseigne… Cette critique de la justice à géométrie variable exercée par les puissants est très percutante et ne manquera pas de parler aux plus jeunes. Une lecture puissante et réjouissante, qu’Isabelle et ses moussaillons aiment redécouvrir régulièrement.

Les animaux malades de la peste. Jean de La Fontaine, illustrations d’Olivier Morel. Éditions courtes et longues, 2013.

L’avis d’Isabelle

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Comment imaginer que le décor bucolique de Watership Down puisse être le théâtre de d’événements terrifiants ? Ce conte fleuve est avant tout une extraordinaire intrigue à rebondissements qui se noue à partir de l’exil forcé d’une poignée de lapins suite à la prophétie de la destruction imminente de leur garenne. Mais on peut aussi voir une allégorie dans ces lapins qui s’efforcent de « faire société », une fable qui parle des migrations, des fondements (démocratiques ou autoritaires) du pouvoir, de rébellion, des vertus de l’entraide, des rapports entre humains et animaux. Un livre culte à découvrir absolument, réédité magnifiquement en 2020 par Monsieur Toussaint Louverture !

Watership Down, de Richard Adams. Monsieur Toussaint Louverture, 2020.

L’avis d’Isabelle

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Des livres qui invitent à s’engager

Et si s’engager, aujourd’hui encore plus qu’hier, c’était désobéir ? Dans la collection « Nouvelles » de chez Thierry Magnier, un recueil de 8 nouvelles de Christophe Léon a particulièrement retenu notre attention, un recueil justement intitulé Désobéis ! Un vrai petit manuel de désobéissance civile, où peut-être trouver de quoi se former une âme de militant.e.

Désobéis !, Christophe Léon, Thierry Magnier, 2011.

L’avis de Pépita par là.

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Et si pour encourager nos jeunes à agir nous éveillions leur conscience et les aidions à développer leur esprit critique? Dans le roman à 7 voix qu’est On n’a rien vu venir, les auteures présentent comment un état totalitaire se met en place insidieusement et combien il faut de courage et l’importance du soutien pour se lever contre les injustices.

On n’a rien vu venir, AG. Balpe, S. Beau, C. Beauvais, AL. Heurtier, A. Laroche, F. Robin, S. Vidal, Alice édition, 2012.

Les avis de Bouma, Linda et Pépita.

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Et si agir, c’était réfléchir, s’engager au quotidien ? Un album qui invite à ne pas être des moutons…

On n’est pas des moutons ! Claire Cantais
et Yann Fastier, La ville brûle

L’avis de Pépita

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4 destins de jeunes qui pourraient être ceux de jeunes d’aujourd’hui : des destins lumineux désireux de s’engager pour des causes importantes dans un esprit de solidarité et militant. Quand petite histoire et grande Histoire se rencontrent…

Camarades, Shaïne Cassim, EDL

L’avis de Pépita

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