Lecture commune : Lonely Club

Il y avait un moment que les membres du blog ne s’étaient pas connectées pour parler bande dessinée. Lucie, Blandine et Liraloin se sont bien amusées à lire cette BD qui véhicule de nombreux messages sur le milieu du livre… vous allez vite comprendre en lisant cette lecture commune !

Lonely Club de Pelle Forshed, L’Agrume, 2025

Lucie : Connaissiez-vous le travail de Pelle Forshed ?

Liraloin : Pas du tout, je ne connaissais pas cet auteur alors que je participe tous les mois à un comité BD ! Je n’ai pas pris le temps de me renseigner sur ses autres publications par contre… Et vous ? 

Blandine : Non, je ne connaissais absolument pas. J’ai entendu parler de l’album grâce à une publication du rendez-vous BD auquel je participe en ligne quasi tous les mercredis. Et lorsque j’ai vu que vous souhaitiez lire cette BD, forcément, ça m’a donné envie de vous rejoindre. Et j’aime bien le titre en oxymore !

Lucie : Moi non plus. Mais je me suis aperçue depuis que Pendant ce temps était à la bibliothèque, je l’emprunterai certainement.
La couverture a un côté « super héros » avec ce titre qui fait penser à la typo de Superman, la posture typique de Batman du personnage sur le côté… si je n’avais pas lu la présentation, je me serais attendue à un comic. Et vous, quelles étaient vos attentes ? à quoi vous a fait penser cette couverture ?

Blandine : Alors je ne m’attendais à rien du tout. J’avais même plutôt pensé à une femme voilée dans un pays du Moyen-Orient, plus qu’à autre chose, ou à un déguisement.  Je pensais, avec ce titre, à un club littéraire clandestin, de résistance. Impression d’autant plus renforcée que je ne lis que très rarement les 4ème de couverture ! J’aime être surprise, et là, ce fut clairement le cas !

Lucie : C’est amusant les écarts d’interprétation, je n’aurais pas du tout pensé à la résistance Blandine, mais c’est très pertinent !

Liraloin : Moi non plus ! mais je comprends pourquoi tu as eu cette impression. 

Liraloin : La couverture est très bien choisie, attirante et vraiment typique du roman graphique. Comme tu le dis Lucie, c’est trompeur avec ce personnage sur le toit mais le côté comics aurait été le personnage accompagnée de la faux de la Mort. La typo du titre fait un rappel au cinéma. On verra par la suite que finalement le titre est une référence à la musique. Je n’avais pas d’attente particulière mais en lisant la 4ème de couverture je me suis dit : j’espère que c’est un peu barré et absurde. 

Blandine : Effectivement, c’est barré, un peu absurde concernant le milieu littéraire, ses surprises, ses éclats, ses rendez-vous aussi ! Et les interconnexions qui peuvent exister au sein de ce milieu, mais aussi avec d’autres, et ici, la publicité, et la cartomancie. Toute la couverture est en oxymore, dès le titre. Avec une typo très vintage, très cinématographique comme l’a bien remarqué Liraloin, très occidentale. Si je reste sur mon impression première de résistance, ça prend sens aussi. 

Lucie : Niveau absurde, c’est vrai que nous avons été servies ! Justement, L’Agrume publie des albums jeunesse mais celui-ci n’est pas particulièrement dédié aux jeunes lecteurs. Il aborde des thèmes difficiles comme la dépression, l’alcoolisme, la tentation du suicide… En quoi ce roman graphique peut être intéressant pour eux, selon vous ?

Liraloin : Bizarrement tous les sujets que tu évoques sont indéniablement présents mais ils sont traités de telle façon que cela passe car, que ce soit l’alocoolisme, la dépression ou la tentative de suicide, et bien il y a une certaine légèreté dans les propos de manière à ce que le lecteur ne soit pas forcement “atteint” à la première lecture. Pour moi, il peut trouver son public auprès des ados sans problème mais je crains malheureusement que ces derniers n’y soient pas ou peu sensibles.

Blandine : De mon côté, et peut-être parce qu’en tant que libraire j’appartiens à ce “milieu littéraire”, ce qui m’a immédiatement percutée, c’est justement ce milieu-là. L’attente pour un auteur de voir son “bébé de papier” publié, puis lu, puis encensé, ou tout du moins apprécié par les “professionnels”, ici un libraire, mais surtout LE critique BD DU journal. Cela devient risible car l’auteur, évidemment subjectif, ne mise que sur cette reconnaissance. Et dans ce milieu hyper concurrentiel, une critique, même négative, est attendue car synonyme d’intérêt du lectorat qui, sans cela, ne pourrait, ou ne saurait, s’y retrouver dans ce flot de publications continuel.

Lucie : C’est justement une question que je voulais vous poser : pensez-vous, comme semble le dénoncer l’auteur, que le monde de l’édition est profondément arbitraire ?L’anecdote du critique sur la pile de C.V. dont le patron jetterait la moitié à la poubelle en se disant « ça c’est ceux qui n’ont pas de bol, je n’en veux pas dans mon entreprise » est assez parlante à ce niveau-là !

Liraloin : Mais complètement ! Il y a énormément de publications et sortir du lot de la P.A.L devient un enjeu de taille d’où le comportement de Benedikt. Tout est bon pour se faire reconnaître dans ce flot de BD publiées chaque année ! Dernièrement nous avons eu un débat avec un membre de mon comité de BD qui expliquait qu’il ne comprenait pas pourquoi A l’intérieur de M. Sapin était dans notre PAL de ce mois-ci (ouvrage de commande – hyper politisé…)

Blandine : En effet, le monde de l’édition croule sous les publications (même s’il tend à en réduire le nombre – en tout cas en France). Cette BD ne vise pas seulement ce monde-ci mais aussi, avec beaucoup de dérision, voire de sarcasme, les critiques littéraires comme les auteurs eux-mêmes. Arbitraire, je ne saurais dire, mais dans la maison d’édition de Benedikt, Grunk, la ligne éditoriale semble très floue lorsqu’on compare le livre de Benedikt et celui de Boel Flood.

Liraloin : En effet Blandine, le critique littéraire est aussi très mal en point dans cette BD. Visiblement toute la chaîne du livre souffre.

Lucie : Je rebondis sur le terme “sarcasme” utilisé par Blandine, tellement adapté au ton de ce roman graphique ! L’auteur pousse le curseur assez loin, l’humour (noir) est très présent. Vous a-t-il séduit ?

Blandine : J’ai été totalement séduite par cet humour noir. Il me semble aussi juste qu’attractif.

Liraloin : J’adore ! Je suis fan surtout quand l’auteur se compare à Paul Auster ! Il est à fond et il a raison de croire en sa BD, il se fait son cinéma seul, c’est très drôle. Je trouve que le scénario est fin (un gros travail de traduction). 

Lucie : Cela ne m’étonne pas que ça t’ai fait rire. De mon côté, je l’ai pris comme une farce, un moyen d’exorciser la peur de l’échec que ressent tout auteur, impression renforcée par la ressemblance physique entre le personnage et l’auteur, d’autant que la mise en abîme est jouée jusque dans le titre de l’œuvre. Mais Benedikt peut aussi sembler assez égocentrique et prétentieux : comme tu l’évoquais il se compare successivement à Paul Auster, Baudelaire…(!) Qu’avez-vous pensé de lui ?

Liraloin : Il ne supporte pas le succès de Boel Flood au point d’en faire des rêves complètement barrés ! (les seules planches couleurs d’ailleurs). Il n’est plus du tout connecté à sa famille tellement il est mégalo.

Blandine : Benedikt ne m’a pas paru spécialement sympathique. Il est tellement obnubilé par sa BD qu’il estime géniale et incontournable, comparant – comme vous le disiez – sa “flânerie” à Paul Auster (un auteur que j’aime énormément) et à Baudelaire, qu’il m’a paru très égocentrique, évidemment pas objectif, et absolument pas ouvert d’esprit. Sa femme, Frida, ne semble même pas (ou plus) s’en émouvoir. Est-ce parce qu’elle a l’habitude de ce genre de comportement chez son mari ou par simple désintérêt ? Elle semble quand même beaucoup porter la stabilité de la famille (j’imagine financièrement si les livres de Benedikt sont des flops – d’autant qu’il a mis 5 ans à écrire et faire publier celui-ci ; parentalement avec leur fils, dans leurs loisirs de couple…) Benedikt semble être un homme très passif dont l’humeur est invariablement liée à l’opinion qu’ont les autres de lui, donc de son œuvre. Il n’a rien d’indépendant, alors que son métier l’y obligerait..
Quant à Magnus Kjellander, l’éditeur, il semble n’en avoir rien à faire du raté de Benedikt et être totalement assujetti à Boel Flood (financièrement, le succès de l’une peut peut-être compenser le flop du premier). 

Liraloin : Ce qui est assez extra c’est que Mathias Ortiz le critique littéraire est également égocentrique et complètement dépressif alors que Benedikt le porte “aux nues” ! c’est très bien vu. 

Blandine : Tout à fait Liraloin ! L’imagination, les fantasmes, les craintes sont portés à leur paroxysme concernant les autres. Chacun estime les autres, les imagine tellement mieux et plus qu’ils ne sont en réalité. Et chacun se trompe sur la réalité de ce que chacun est et surtout ressent. Serait-ce une invitation à davantage et mieux communiquer?

Liraloin : C’est pas faux ce que tu évoques Blandine, oui mieux communiquer pour mieux saisir les intentions de l’autre. Ici les intentions d’un auteur.

Lucie : Oui, tout à fait : le Club Lonely ce sont tous ces personnages seuls même si entourés (d’une famille, de sollicitations, de collègues…), essentiellement par manque de communication, d’écoute, de temps partagé (vraiment partagé, la séance d’escalade en amoureux vaut son pesant de cacahuètes !). En tout cas, c’est ainsi que je l’ai compris.

Blandine : Pelle Forshed joue avec ses personnages en nous dévoilant, à nous lecteurs, leurs pensées, nombreuses et très diverses, quand leurs dialogues se résument souvent à des phrases laissées en suspens.

Liraloin : Oui je l’ai vu comme toi Lucie. Il ne reste plus qu’à Benedikt d’incarner la Mort et ainsi faire “peur” à son pire ennemi LE critique littéraire. Il pousse le bouchon un peu loin Maurice.

Blandine: Je vous rejoins totalement. Ce que tu dis Liraloin est très juste : on vit dans une crainte permanente, qui est devenue l’unique moyen de dialogue et de communication.

Lucie : Les personnages ne sont pas très attachants, on l’a compris, et c’est ce qui me rend curieuse : quel personnage avez-vous préféré ?

Liraloin : Mon personnage préféré c’est Oddie j’adore cette planche très borderline. Blague à part, je dirais que je n’ai pas de personnage préféré. Tous les protagonistes se ressemblent un peu. La voisine de Mathias Ortiz est aussi gratinée que les autres. Sans doute Frida me semble garder les pieds sur terre en prenant un grand recul, Blandine en a bien parlé plus haut.

Blandine : Je ne crois pas avoir de personnage préféré. Peut-être Frida, mais elle me semble assez froide tout de même.

Lucie : De mon côté, la figure du critique Mathias Ortiz que tu évoquais Liraloin m’a beaucoup plue : il est complexe à souhait. Pédant mais terriblement seul et triste, conscient de son pouvoir sur la carrière des auteurs mais lassé d’une production homogène… Il est aussi perclus de doutes que les autres mais veut le cacher à tout prix, je trouve ce type de personnage très intéressant.

Blandine : Ton analyse de Mathias Ortiz est très pertinente ! Effectivement, son “pouvoir” lui pèse terriblement. Tandis que l’éditeur n’endosse absolument pas son rôle, il a fait parvenir le livre au critique mais ne s’assure pas de sa lecture, ne s’occupe pas de son auteur oublié, ne s’offusque qu’en privé du faux-bond de sa star d’autrice à une dédicace…

Liraloin : L’éditeur joue les faux-jetons, il n’est pas crédible pour un sou ! Ton analyse est juste Blandine.

Blandine : Selon vous, qu’est-ce qui fait le succès d’un livre? 

Liraloin : Je dirais que certaines critiques littéraires sont pour beaucoup dans le succès d’un livre ou plutôt dans la recommandation. La meilleure et plus belle façon d’obtenir du succès est le bouche à oreille, enfin je pense…

Lucie : Je dirais la chance de sortir au bon moment, l’écho dans les médias, certainement (et donc en partie l’investissement financier de l’éditeur dans la communication), et le rôle des libraires qui vont (ou non) le mettre en avant sur leurs présentoirs. J’aimerais pouvoir répondre « simplement le talent de l’auteur » mais j’avoue que je n’y crois pas.

Blandine : Nombreux sont les auteurs à s’être vus refuser la publication de leur manuscrit ici ou là, et tout d’un coup, voir le succès leur sourire. Les prescripteurs sont nombreux, et  chaque tranche d’âge a le sien. Et comme toi Lucie, je pense que chaque maillon est important. C’est une coordination, une collaboration même. En tout cas, cela devrait.

Liraloin : J’aimerais avoir votre ressenti sur le personnage de Maria ?

Blandine : Mère célibataire qui habite un appartement grâce à son père dans un quartier cossu (en tout cas couru), absolument pas à l’aise dans son métier de publicitaire (voire même carrément à côté de la plaque), et qui trouve son épanouissement dans la cartomancie, dont elle délivre les significations et pouvoirs dans des vidéos en ligne, pour lesquelles elle se grime.
Elle ne semble pas du tout à l’aise dans sa peau, ni dans ses goûts, n’ose pas dévoiler son amour (ou son attirance) pour Mathias, n’ose pas affronter son père. Elle semble très fade en comparaison des autres qui, par leur mal-être et égocentrisme, sont des personnages marquants. Et puis la cartomancie passe pour une activité au mieux ludique, en tout cas pas sérieuse. Je ne suis pas d’accord puisque je la pratique. Mais au fond, n’est-elle pas celle qui cherche le plus à s’en sortir, en tout cas, à chercher des solutions ?

Liraloin : J’avoue que ce personnage ne m’a pas paru essentiel sauf pour une chose, rendre Mathias Ortiz doté de sentiments.

Lucie : En tout cas, dans une BD où les situations gênantes ne manquent pas, c’est elle qui a la palme avec la scène de la salle de bain. Pour moi elle est spectatrice de sa vie (c’est peut être pour cela qu’elle s’intéresse à la cartomancie, pour ne pas se sentir responsable de ses choix) et le peu d’initiatives qu’elle prend tournent systématiquement à l’échec. On peut comprendre qu’elle peine à s’y résoudre. Même si elle essaye, parfois…

Blandine : Ton analyse de l’usage de la cartomancie par Maria est totalement contraire à la mienne, c’est intéressant ! Et la salle de bains, oui mais par gêne, ou pudeur, ou culpabilité, elle n’est pas totalement passive, elle s’en va, tandis que Mathias se lamente (sur son propre sort).

Blandine : Qu’avez-vous pensé du style graphique de Pelle Forshed ? Personnellement, je l’ai trouvé à la fois épuré et sobre, mais aussi très particulier. Il m’est difficile de le qualifier de “beau” mais il sert très bien le propos, car il n’y a pas de fioritures, de décors ou de détails. D’autant que le découpage des cases et les cadrages sont quasi uniformes tout du long. Son usage de la couleur, tout en bichromie peut sembler monotone mais sert la détresse psychologique de ses personnages. Les couleurs, plus vives, sont utilisées pour le spectaculaire ou le rêve. Il y en a donc peu.

Lucie : Pelle Forshed va à l’économie et l’efficacité. Son trait semble simple, même s’il ne l’est évidemment pas, et va à l’essentiel. Comme vous l’évoquez, il utilise très peu de couleurs pour un rendu aussi gris que le moral de ses personnages principaux. Le lecteur est plongé dans le doute et la tristesse des personnages mais, rappelons-le, avec beaucoup de recul et d’humour !

Liraloin : Son style est assez classique. Le découpage est linéaire sans inventivité. Oui parfaitement cet usage de la couleur bichromie est le reflet de cette détresse psychologique. 

Lucie : Aucun extrait de la fameuse œuvre « maudite » n’est dévoilée au lecteur, au contraire de celle de sa concurrente. Elle est en revanche souvent qualifiée par l’auteur lui-même et parfois de manière très différente. Je trouve ce parti-pris très pertinent, cela laisse le lecteur s’imaginer un chef d’œuvre – ou non – mais au moins pas de déception à ce niveau-là, contrairement à La vérité sur l’affaire Harry Quebert par exemple dans lequel les extraits de la « Grande Œuvre » m’ont tellement déçue que j’ai décroché. Et vous, qu’avez-vous pensé de ce choix ?

Blandine : Tu as tout à fait raison. Sur ce “chef d’œuvre”, nous n’avons que le point de vue de son auteur et le silence, l’absence, criants, des critiques (de tout le monde autour de Benedikt). Et j’aime ce parti-pris. On ne peut en effet qu’imaginer. Et je reconnais que sa comparaison avec Paul Auster m’a rendue plus que circonspecte. A relativiser tout de même, car lorsqu’on lit les planches de Boel Flood, on peut se questionner sur la qualité et la qualification d’un “chef d’œuvre”. Et c’est justement ce à quoi veut nous mener Pelle Forshed, je pense : nous forger nous-mêmes, en tant que lecteur.ice.s, nos propres avis, indépendamment de tous les acteurs du monde du livre. Sans influences, sans parti-pris, en toute honnêteté et conscience. Est-ce seulement possible ?

Liraloin : Je comprends tout à fait le point de vu de Blandine sur les intentions de Pelle Forshed. Il y a tout de même un passage très intrigant qui nous en dit un peu plus sur Benedikt. Ce que j’aime c’est que dans son inconscient il puisse donner le titre de sa BD qui était le nom d’un DJ Crew d’un ancien camarade de classe (p.105). Personnellement, je pense que sa BD n’est pas terrible enfin c’est cela à quoi je m’attendrais pour finir sur une note très absurde bien évidemment ! 

******

Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir cette BD et que vous prendrez autant de plaisir que nous à découvrir cette histoire. Merci à l’Agrume de nous avoir envoyé ce titre auquel nous souhaitons plus de succès que son double de papier !

Lecture commune : Les mystères de Mika, tome 1 : Le corbeau de nuit, de Johan Rundberg

Quel plaisir de dénicher un peu par hasard une pépite littéraire dont on n’avait pas entendu parler ! Isabelle a eu un vrai coup de cœur en lisant Le corbeau de nuit, premier tome d’une série jeunesse suédoise développée autour du personnage de Mika et signée Johan Rundberg. Lucie et Linda se sont montrées partantes pour une lecture commune. L’occasion aussi de découvrir le lauréat du prestigieux Prix Astrid Lindgren 2023 !

Les mystères de Mika, tome 1 : Le Corbeau de nuit, de Johan Rundberg. Éditions Thierry Magnier, 2023.

Isabelle : Un roman, c’est d’abord une couverture et celle-ci annonce la couleur de multiples manières ! Qu’en avez-vous retenu ?

Linda : La couverture est très sombre et évoque une grande ville. Avec cette enfant habillée de guenilles au centre, cela m’évoque fortement Oliver Twist de Dickens, d’autant qu’il est difficile d’identifier le genre du personnage.

Lucie : Cette couverture est sombre en effet ! Tant dans les tons que dans le visage fermé du personnage principal. Personnage dont on ne sait pas tout de suite si c’est une fille ou un garçon d’ailleurs. Sombre, donc, mais aussi très intriguant. Je suis d’ailleurs curieuse de savoir ce qui t’a attirée vers ce roman Isabelle ?

Isabelle : Je regarde assez systématiquement les nouveautés de mes éditeurs préférés et les éditions Thierry Magnier en font partie. Le résumé a piqué ma curiosité et aussi le fait que ce roman vienne de Suède, j’ai un faible pour la littérature qui ouvre des fenêtres vers d’autres époques et pays ! Et justement, la couverture m’a intriguée par sa noirceur inhabituelle pour un roman jeunesse (même si l’énergie de la protagoniste en couverture nous situe bien en littérature jeunesse), ainsi que l’atmosphère à la fois suédoise et 19ème siècle. Au moment où je commençais ce livre, j’apprenais que l’auteur était le récipiendaire du prix Astrid Lindgren, ce qui a décuplé ma curiosité !

Johan Rundberg. Source : Babelio.

Isabelle : Une fois plongées dans ce roman, quelle a été votre première impression ?

Lucie : Elle a été immédiatement confirmée ! Le froid, la faim, la tristesse des orphelins… le roman nous plonge dans un contexte très difficile, mais aussi très réaliste. Heureusement le personnage de Mika, avec son énergie et son humour, parvient rapidement à insuffler un peu d’espoir.

Linda : Et bien cela confirme l’ambiance des romans de Dickens avec ses orphelins, la vie difficile du peuple, surtout quand l’hiver est rude, la faim qui les tenaille et la vie qui semble ne tenir qu’à un fil. En fait, sur certains aspects : abandon, mystère autour de l’enfant, personnage dissimulé dans l’ombre, on retrouve aussi des similitudes avec le Sans Famille de Malot.

Isabelle : Oui, j’ai aussi pensé à Dickens. C’est un 19ème siècle des quartiers pauvres plongé dans un hiver absolument glacial et où règne une grande misère. J’ai trouvé que l’auteur n’y allait pas par quatre chemins d’ailleurs et n’occultait rien des souffrances des pauvres à cette époque à ses jeunes lecteurs : entre la pénurie de bois qui fait planer l’ombre de la mort un peu partout (et à un moment on se demande si la mort ne serait pas une délivrance), les rapports sociaux qui semblent durcis par le froid, les orphelins et gamins des rues livrés à eux-mêmes… et la compromission à tous les niveaux, si l’on pense (un peu plus tard dans le roman) ce fossoyeur qui semble piller les cadavres ! 

« Si elle rencontrait Dieu, elle aurait deux mots à lui dire. Comment se fait-il que des enfants de six ans se retrouvent à devoir avaler du hareng saur tous les jours, à en avoir des crampes d’estomac ? Pourquoi les dames des beaux quartiers ne font pas de dons quand les pauvres en ont le plus besoin ? Ils ne vont pas pouvoir tenir comme ça bien longtemps.
Grâce aux portes et aux verrous, on peut toujours tenter de maintenir la mort à l’écart, mais si la faim s’invite, ils ne servent plus à rien. La mort est déjà là, à ses côtés. »

Isabelle : Avez-vous trouvé cela pesant ?

Lucie : Etonnamment, non, pas vraiment. Peut-être effectivement parce que ce type de récit s’inscrit dans une tradition dans laquelle on sait que l’orphelin va surmonter les difficultés en trouvant des ressources inattendues. Il y a de très dangereuses rencontres, on sent que la vie de ces orphelins ne vaut rien. Mais cela nourrit le récit et dramatise les enjeux. On est immédiatement emportés !

Linda : Non au contraire je trouve aussi que cela nourrit le cadre du récit. Et cette misère est centrale à l’histoire, comme on le découvre plus tard. Si l’auteur veut réussir à plonger le lecteur dans l’époque, la lui décrire sans fioriture me semble essentiel.

Isabelle : Et bien je vous rejoins. C’est une question que je me suis posée à la relecture, notant tout de même une grande franchise dans la description de la misère. Par exemple à un moment l’auteur parle des enfants « aux yeux caves qui boivent bruyamment le lait dilué contenu dans leurs tasses ». Mais je trouve que cette dimension sociale donne de la force au récit sans aucunement l’appesantir. D’un côté parce que l’énigme policière place le récit sous tension comme vous le disiez, de l’autre parce qu’il y a cette héroïne incroyable qui parvient à tout mettre à distance avec son ironie à toute épreuve.

Linda : Mika est totalement lucide sur ce que la vie à lui offrir et cette ironie dont tu parles est probablement ce qui démontre le plus sa force de caractère. Elle a besoin de rire de sa situation, leur situation à tous, car c’est ce qui l’aide à tenir, à continuer de vivre.

Isabelle : Justement, comment décririez-vous la protagoniste au cœur du roman et de la série qu’il initie ?

Lucie : Mika est étonnante. A la fois dans la lignée de ces personnages féminins très conscients des faiblesses liées à leur sexe, ici amplifiées par son statut social et son jeune âge. Et à la fois, on a le net sentiment que c’est cette conscience du danger qui lui a permis de développer les incroyables capacités dont elle va faire preuve dans le roman. Ce qui permet de rendre ces talents plus que crédibles. C’est très bien vu.

Linda : Comme Lucie, je pense que Mika a su développer son incroyable capacité d’observation parce qu’elle a très tôt compris que la vie ne lui ferait pas de cadeau. Les orphelins sont en danger à chaque instant et ils ne doivent leur salut qu’à eux-mêmes.

Isabelle : Je vous rejoins sur tout ! Dans l’adversité, Mika a développé des réflexes de survie qui font d’elles une vraie rivale de Sherlock Holmes. Elle est aussi très lucide sur sa condition, comme vous le dites, mais refuse de se résigner au sort qui semble tout tracé.

Linda : Mais ce que j’aime aussi chez elle, c’est qu’elle est prête à se sacrifier pour les plus petits, ceux qui sont encore plus faibles qu’elle. Son empathie est une qualité incroyable au regard de sa situation…

Isabelle : Oui. J’ai aimé sa générosité vis-à-vis des autres enfants qu’elle materne et auxquels elle souhaite sincèrement un meilleur sort – et surtout la manière dont elle sait les distraire, les rassurer ou les faire marcher avec l’ironie dont on a parlé ! Pourtant, ses talents ne sont guère appréciés à leur juste valeur au début du roman. On l’accuse de jacasser, etc.

Lucie : Elle a parfois aussi un côté un peu cruel, notamment quand elle effraye volontairement les orphelins sous couvert de leur changer les idées. Mais cela dénote de sa force de caractère face à l’adversité et la rend plus “réelle”.

Isabelle : À un moment, il est dit qu’elle sait qu’il faut rire de ce qui effraie le plus. C’est ce qu’elle essaie de faire.

“Je n’ai pas de famille, et je suis une fille. Les gens peuvent faire de moi ce qu’ils veulent, de la même manière que vous êtes en train de le faire, là. Je travaille dans une taverne où des ivrognes menacent de me couper les oreilles. Vous dédaignez le cimetière des pauvres, mais où est-ce que vous croyez que je vais finir ? S’il m’arrive quelque chose, il n’y aura aucune enquête, je serai jetée dans une fosse commune comme un chien. Voilà pourquoi je dois faire attention à tout. Si je ne regarde pas autour de moi, je risque d’y laisser ma peau.”

Isabelle : Avez-vous envie de dire quelques mots sur l’intrigue qui se noue autour de Mika ?

Linda : Mystère autour des origines… Comme je le disais plus haut, cela me rappelle l’histoire de Rémi dans Sans Famille. On sent bien que l’auteur se réserve le droit de nous en cacher beaucoup, ne donnant que de très maigres informations qui nous laissent sur notre faim.
Mais ce n’est pas le propos de ce premier volume. On y parle ici de l’abandon d’un nouveau-né, un abandon auréolé de mystères entre un bracelet tressé autour du poignet de l’enfant, un personnage tapi dans l’ombre, une identité non donnée… Puis plus tard un cadavre est trouvé et quand la police vient enquêter à l’orphelinat, les réponses de Mika démontrent son sens de l’observation, ce qui éveille l’intérêt d’un inspecteur. Après l’avoir « testée » et observée, il l’engage pour mener l’enquête à ses côtés. 

Isabelle : J’ai aimé que cette enquête entraîne le duo dans des lieux si romanesques, comme la Prison centrale de Långholmen.

Lucie : Ce qui m’a interpellée, c’est que l’intrigue se noue plus à coté de Mika (avec cette conversation entendue dans la taverne et l’arrivée de ce nouveau-né) qu’autour d’elle. Comme si l’auteur en « gardait sous le pied » pour la suite de la série. Elle devient actrice de l’histoire parce qu’elle s’y engage, mais elle aurait pu continuer à vivre sa vie sans se préoccuper des morts. D’autant que si le Corbeau est terrifiant, les victimes n’appartiennent pas à sa classe sociale. On comprend plus tard qu’au fil des tomes l’intrigue va se resserrer autour de Mika. Vous avez eu la même impression ou pas du tout ?

Isabelle : Oui, bien sûr, c’est une sorte d’intrigue d’ordre supérieur qui se noue ici à l’arrière-plan et qui pique irrémédiablement la curiosité à l’égard du prochain tome de la série, annoncé pour 2024 ! C’est très bien fait, on est doublement intrigué.e et les pages de ce roman se lisent toutes seules, j’ai trouvé.

Lucie : Dans cette construction qui s’annonce un peu comme une spirale, le lecteur est finalement assez rassuré que Mika puisse compter sur un partenaire tel que Valdemar Hoff ! 

Linda : Oui tout à fait. Une façon d’attiser la curiosité du lecteur et de l’encourager à lire la suite. Mais c’est tellement bien fait !

Isabelle : On l’a compris, Mika se retrouve impliquée dans une enquête criminelle et elle ne va pas la mener seule, mais dans un improbable duo. Comment avez-vous perçu cette coopération ?

Linda : Dans un premier temps, je dirais surprise ; Valdemar Hoff n’est pas décrit comme le plus aimable des hommes. Mais rapidement j’ai ressenti son réel intérêt pour Mika, alors qu’elle-même semblait émettre des réserves tout en nourrissant un infime espoir d’un avenir meilleur. Hoff prend du temps pour se lier avec la fillette, mais elle gagne peu à peu sa confiance. Et cela est aussi vrai dans l’autre sens. Cette confiance réciproque est le moteur de leur relation, ils avancent côte à côte mais en même temps chacun dans une direction, leurs origines différentes les amènent à aller vers ce que chacun connaît. Ils se complètent naturellement, comme si cela coulait de source.

Lucie : Johan Rundberg a construit un duo extra ! Tout les oppose, comme de juste, mais ils se complètent parfaitement. La jeune fille fragile, victime toute désignée et l’homme de justice à la force brute. Ce qui m’a vraiment plu, c’est la relation qui se tisse très naturellement entre eux, et le fait que l’équilibre entre les deux personnages soit sans cesse remis en cause. Ils se méfient l’un de l’autre, et en viennent progressivement à vouloir se protéger l’un l’autre dans un monde où le danger les guette (littéralement) à chaque coin de rue. Car l’enquête les emmène des bas-fonds de la ville jusqu’aux plus hautes sphères.

Isabelle : C’est vrai que l’agent de police Hoff n’est pas commode au premier abord, il semble assez rustre et comme Mika a un fort tempérament, on se demande où cela nous mène. Mais s’ils semblent peu assortis a priori, ils sont tous les deux intègres et semblent trouver un mode de fonctionnement. Là aussi, si ce premier tome se suffit à lui-même, j’ai hâte de voir où cela va nous mener.

Lucie : J’ai aussi été très intéressée par cette opposition de deux mondes : les notables qui exploitent sans vergogne les miséreux, et les pauvres qui combattent avec les moyens du bord. Il y a, y compris dans le choix des victimes et les motivations des meurtres, quelque chose de très social. Qu’avez-vous pensé de cet aspect, pas si fréquent en littérature jeunesse ?

Isabelle : Je trouve aussi que c’est quelque chose qui contribue à l’originalité de ce roman. Il prend sacrément ses jeunes lecteurs et lectrices au sérieux et leur parle inégalités sans y aller par quatre chemins. Le décor historique est vraiment bien brossé aussi (avec la touche suédoise dans les noms de lieux et la fréquence à laquelle on mange du hareng saur !). Par exemple quant on pense aux métiers qui sont évoqués : blanchisseuse, tanneur, cocher, ramoneurs, maréchal-ferrand (je ne parle pas du bourreau !).

Linda : Je n’ai pas fait attention à l’âge conseillé pour ce titre, mais l’auteur semble penser qu’ils pourront y voir ce que les inégalités sociales peuvent engendrer en opposant fortement les riches aux pauvres. Ces derniers étant généralement réduits à l’état d’esclavage, comme écrasé par le poids de la pauvreté dans laquelle ils sont nés et condamnés à y mourir. 

Isabelle : en même temps, ce n’est pas du tout manichéen, non ?

Lucie : Non. Les riches ont la possibilité légale d’obtenir de la main d’œuvre à bas prix, ils le font. On sent que chacun fait son possible pour s’en sortir avec ses moyens, moraux ou non. Loin d’être manichéen, et sans parler de la résolution de l’enquête, j’ai trouvé qu’au contraire cela apportait une possibilité de réflexion sur : jusqu’où  la nature humaine peu aller dans l’exploitation si elle n’est pas encadrée. On peut légitimement penser qu’avec des lois protégeant les plus pauvres et leurs conditions de travail, des morts auraient été évitées. Débat d’ailleurs toujours d’actualité même si déplacé géographiquement.

Isabelle : Il y a aussi, à un moment donné, des réflexions sur la nature de « monstre » que j’ai trouvées très intéressantes.

Stockholm. Source: John Nature Photos.

Que diriez-vous de la plume de l’auteur ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous a particulièrement frappées dans l’écriture ?

Lucie : Je trouve qu’il est toujours difficile de parler de la plume de l’auteur dans le cas d’une traduction. Ce qui est sûr, c’est que ses descriptions du quotidien, sa caractérisation des personnages et la construction de l’intrigue sont extrêmement maîtrisées. On sent qu’il a dû se documenter (tu as raison, entre les métiers choisis et la consommation du hareng saur, on est immergés !), sans que cela ne pèse sur le récit.

Linda : J’aime la façon dont il a su « tourner » son histoire en éveillant tout un tas d’émotions à force de descriptions sur la misère ambiante, la rigueur de l’hiver, la peur des plus démunis et la froide indifférence des nantis… Il parvient également à rendre l’intrigue policière intéressante en donnant un rôle central d’enquêtrice à une enfant à laquelle on ne peut que s’attacher. Son caractère la rend tellement sympathique, on a envie de croire en un avenir meilleur pour elle ! 

Isabelle : J’ai trouvé la plume vraiment agréable, assez classique mais très fluide, sensorielle aussi. On sent le froid mordant, passe par différentes odeurs plus ou moins agréables. Les ambiances sont immersives, comme tu le disais Lucie. Je pense que si je devais retenir une chose du style de l’auteur, ce serait sa manière d’ajouter une touche d’humour aux passages les plus noirs – cet humour sombre qui par exemple donne à la taverne le nom de « Chapelle » et au type qui la dirige (loin d’être un saint) le titre de « Curé ». J’ai adoré son ton ironique, en particulier dans la bouche de Mika qui a un bagout impressionnant.

Lucie : Oui, cet aspect m’était un peu sorti de la tête mais maintenant que tu en parles c’est tout à fait vrai. Cela apporte de l’humour et dédramatise des situations terribles !

Isabelle : Avez-vous envie de proposer à quelqu’un de lire ce roman ?

Linda : Aux lecteurs amateurs d’enquêtes et de classiques !

Lucie : J’ai très envie de le faire lire à mon loulou. Je suis sûre qu’il va adorer. N’importe quel (pré-)ado, bon lecteur, qui a envie d’une enquête solide avec un soupçon de réflexion sociale serait conquis je pense. Linda, c’est bien vu, et je pense même que cela pourrait fonctionner dans l’autre sens : on pourrait commencer par Le Corbeau de Nuit et poursuivre sur Dickens par exemple.

Isabelle : Je vous rejoins à 100% ! Cette lecture a vraiment été une super pioche, je vais très certainement la proposer aux jeunes lecteurs et lectrices de mon entourage.

******

Nous espérons vous avoir donné envie de lire Le Corbeau de nuit et que vous trouverez ce roman aussi palpitant que nous !