Lecture commune : Brexit Romance, de Clémentine Beauvais

Avec Brexit Romance, Clémentine Beauvais a signé l’un des romans les plus attendus de l’automne. Ce livre à mi-chemin entre roman, théâtre et opéra, sur un sujet d’une actualité brûlante, avait tout pour faire parler de lui ! Ce que nous avons fait, bien entendu, à l’ombre de notre grand arbre. Et comme nos avis divergeaient, la discussion a été animée ! N’hésitez surtout pas à prolonger ces échanges en nous faisant part de vos ressentis…

 

Brexit Romance, de Clémentine Beauvais. Éditions Sarbacane, 2018

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Pepita : Brexit Romance et Clémentine Beauvais + Sarbacane : vous vous attendiez à quoi en ouvrant ce roman ?

Hashtagcéline : J’ai beaucoup aimé les autres titres de Clémentine Beauvais donc j’y allais plutôt de façon assez enjouée. En revanche, non pas que je ne m’intéresse pas à l’actualité, le sujet du Brexit ne m’attirait pas particulièrement. J’avais un peu peur que cela rende l’histoire indigeste. Surtout qu’il fait tout de même 450 pages… Après, si je l’ai ouvert c’est que je faisais confiance à Clémentine Beauvais pour rendre le tout intéressant et surtout amusant. Et vous 450 pages sur le Brexit, ça vous tentait ?

Isabelle : De mon côté, le sujet du Brexit me parle énormément puisque je suis amenée professionnellement à travailler sur la politique européenne. Pour changer des publications scientifiques que je côtoie toute la journée au travail, j’essaie généralement, quand je lis pour le plaisir, de choisir des choses qui me changent les idées, surtout lorsque le contexte est particulièrement déprimant, comme en ce moment. Et je dois dire que je n’y connais rien en « romances » car je n’en lis jamais ! Mais là, j’étais très intriguée : la couverture suggère quelque chose de léger et joyeux, et même le titre est presque un oxymore… Comment Clémentine Beauvais pouvait-elle bien s’y être prise pour associer romance, humour et Brexit ? C’est donc avec énormément de curiosité que j’ai ouvert le livre !

Carole : J’attends toujours avec impatience un roman de Clémentine Beauvais. Celui-ci peut être avec une certaine appréhension, après le sublime Songe à la douceur. Quant au thème du Brexit, j’observe la politique européenne en général, et sachant que Clémentine vit en Angleterre où elle y enseigne, son sens de l’humour, et sa maîtrise des deux langues, je me doutais du ton de ce roman. Il n’en reste pas moins que j’ai été très agréablement surprise du fond (social pour résumer) qui cette fois a vraiment pris le dessus sur la forme !

Pepita : Alors justement, il parle de quoi ce fond ? Un petit résumé à plusieurs mains s’impose !

Isabelle : Il me semble qu’il s’agit avant tout d’une génération que Clémentine Beauvais croque à merveille : celles des « millenials » qui, de part et d’autre de la Manche, sont complètement pris de court par le vote pour le Brexit. Étudiants, fondateurs de start-ups, militants féministes, végétariens-écolos ou conservateurs, d’origine modeste ou aisée, ils sont surtout profondément ouverts sur le monde et attachés à leur liberté de circuler à travers le continent européen. L’une d’entre eux, la jeune et pétillante Justine Dogson, imagine un complot complètement farfelu : marier ensemble des Français et des Anglais pour permettre à ces derniers de conserver un passeport européen – tout en faisant « un gros fuck au gouvernement et aux abrutis qui ont voté Brexit » (et au passage à l’institution du mariage !). Mais rien ne se passe évidemment comme prévu…

Hashtagcéline : Pour ma part, j’ai eu du mal à entrer dans l’histoire… Il m’a fallu une centaine de pages pour me faire aux personnages et à l’univers. Une fois lancée, en revanche, j’ai vraiment apprécié ma lecture. Avez-vous eu ce même ressenti ?

Isabelle : Je me demande si cette difficulté à garder le fil n’est pas lié au fait que l’autrice jubile tellement à incarner ces personnages et leurs échanges que l’intrigue semble parfois passer au second plan… J’ai parfois eu l’impression qu’avec cette intrigue loufoque qui ne semble pas se prendre au sérieux, Clémentine Beauvais voulait surtout évoquer notre époque et une certaine génération.

Pepita : Oui, tout à fait, c’est bien le ton de ce roman, une génération décomplexée, qui ne souhaite pas que le politique empiète sur sa liberté.

Isabelle : Comment caractériseriez-vous les personnages principaux ?

Pepita : Il y en a tellement je trouve ! Je dirais que pour certains ils sont complètement à l’opposé. Si certains vivent pleinement leur époque, d’autres semblent d’un autre temps, ce qui donne des situations parfois loufoques.

Isabelle : C’est vrai qu’il y a beaucoup de personnages qui forment une sorte de kaléidoscope de notre époque qui est à la fois celle de la modernité, de l’ouverture sur le monde et des flux de communication perpétuels, et celle d’une société de plus en plus polarisée… J’ai trouvé que Clémentine Beauvais faisait preuve d’un énorme talent pour brosser ces différents portraits – celui des startupers « bobos », de l’intellectuel de gauche français, de l’avocate féministe américaine, des militants anticapitalistes, des dirigeants de UKIP… Ils sont décrits de façon très juste.

Pepita : Du coup, tu me permets de rebondir Isabelle : je te rejoins mais en même temps cela donne un côté artificiel qui m’a un peu agacée, du coup. A trop vouloir tout démontrer, on en devient superficiel.

Isabelle : Je pense que la réaction dépendra un peu des affinités du lecteur ou de la lectrice : personnellement, j’ai beaucoup ri des dialogues, des idées bien trempées et de l’excentricité des personnages (qui m’ont pour beaucoup évoqué des personnes rencontrées dans la vraie vie). J’ai donc pris du plaisir à me laisser promener au fil de ces digressions… Mais je peux concevoir que d’autres lecteurs puissent perdre un peu le fil de l’intrigue.

Pepita : Un peu compliqué à appréhender pour des 13 ans, la cible affichée de ce roman par Sarbacane non ?

Isabelle : Je suis complètement d’accord avec toi. La collection et la couverture bleu layette visent un lectorat jeune. Il me semble que rares sont les lectrices et lecteurs de cet âge-là qui pourront saisir l’ensemble du propos et vu que la dimension sociale et politique est ce qui donne l’essentiel de la chair de ce roman, je le destinerais plutôt à des adultes – jeunes ou moins jeunes !

Un mot sur la forme ? Le roman est original aussi de ce point de vue, non ?

Carole : Comme toi, j’ai vraiment ri sur les dialogues, et notamment la repartie de Kamenev (certainement plus du même âge que moi que les autres personnages). Les dialogues sont quasi théâtraux en fait, hyper rythmés, inclus dans le récit par le retrait des tirets et le choix de guillemets simples. C’est assez surprenant d’ailleurs, mais la lecture reste fluide. Il oscille vers le vaudeville et l’opéra par moments. L’écriture inclusive et le bilinguisme y sont maîtrisés et élégamment distillés je trouve. Tous ces éléments lui confèrent une forme stylistique assez originale et discrète (par rapport à Songe à la douceur notamment, beaucoup plus visuel).

Isabelle : Oui, j’ai moi aussi trouvé cette forme très rafraîchissante. Clémentine Beauvais navigue entre théâtre, opéra et roman, mais avec une bande-son et des incursions de conversations par SMS et des échanges parallèles sur les réseaux sociaux ! Je n’avais jamais rien lu de tel !

Si vous deviez résumer ce roman en un seul mot, quel serait-il ?

Pepita : Audace !

Isabelle : Oui, je te comprends ! Pour ma part, je dirais peut-être modernité… Je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si Clémentine Beauvais n’avait pas fait un pari risqué, en proposant un roman qui risque de paraître daté lorsque Facebook, Twitter, Uber et le UKIP seront passés de mode et lorsque les innombrables allusions à notre époque seront devenues difficiles à décrypter pour celles et ceux qui ne l’auront pas vécue. Mais en attendant, cela fait sacrément du bien de rire de tout cela…

Un mot de la fin ?

Pepita : Un roman qui pour ma part ne m’a pas laissé beaucoup de souvenirs,j’admire profondément l’intelligence de l’autrice, sa verve, sa vivacité mais j’ai eu du mal à adhérer au sens politique de ce roman.

Isabelle : Nos avis divergent là-dessus, j’ai trouvé que la génération au cœur du roman et ses multiples paradoxes y étaient évoqués avec beaucoup d’intelligence… Mais ce sont aussi les différences de sensibilité et de lecture que nous pouvons avoir qui font la richesse des lectures communes à l’ombre du grand arbre !

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Lecture commune : P.O.V. de Patrick Bard

Il est de ces lectures dont vous sortez un peu abasourdie.

Vous êtes un peu comme le héros du livre que vous venez de refermer :  vous avez le sentiment d’avoir vécu une expérience nouvelle dont vous avez du mal à vous relever. 

Dans ces moments là, sans nul doute, au sein de ce blog collectif, une lecture commune s’impose.

P.O.V. de Patrick Bard. Editions Syros, 2018

 

Alice : P.O.V. un titre en forme d’acronyme, qu’il est peut être nécessaire de développer et d’expliquer au regard de la thématique du livre. Qui se lance ?

HashtagCéline : Avant de lire ce roman, j’avoue que « P.O.V. » ne m’évoquait rien. Pour le rendre plus explicite, je trouve que cet extrait du roman est parfait : «Ce qui l’a excité, c’est justement que, du coup, la fille le regardait dans les yeux. Du moins en a-t-il eu l’impression. Il ne savait pas encore qu’on appelait de telles vidéos des POV, point of view, terme anglo-saxon pour « caméra subjective ». Il ne comprenait pas non plus que l’homme forniquait tout en cadrant et en tenant la caméra. Deux emplois pour une seule personne, ça permet de réduire les coûts et d’optimiser les bénéfices. Mais de cela, Lucas ne savait rien alors, pas plus qu’il ne comprenait le sens réel de l’image qu’il voyait. » P.O.V. de Patrick Bard, c’est ça. Le ton est donné.

Solectrice : Ce titre ne m’évoquait rien non plus, pas plus que le grand X rose sur fond noir de la couverture (imperceptible si on ne connaît pas déjà le sujet). Seul le téléphone m’invitait à considérer le sujet : réseaux sociaux, objet de manipulation,… ? J’ai vraiment découvert cet univers du cybersexe, estomaquée, au fil des pages.

Alice : En effet, j’aime beaucoup ton extrait Céline, très intéressant. On comprend qu’il s’agit d’un gamin naïf qui tombe par inadvertance sur une video porno . Mais cela va plus loin, ce n’est pas une simple expérience, c’est un rendez-vous qui va se réitérer . Vous m’en dites un peu plus ?

Carole  : Oui, expérience qui va assez rapidement se transformer en véritable addiction. Et qui dit addiction dit chronophagie, obsession, frustration, insatisfaction, engrenage. Lucas tombe dans une spirale qui l’engloutit, à la recherche incessante de sensations originelle et nouvelle, et qui de facto va avoir des conséquences sur sa vie personnelle et familiale. Avec une écriture ultra-réaliste, l’auteur nous embarque alors avec lui et par répercussion avec ses parents.

Solectrice : L’adolescent découvre ainsi par étape, guidé par sa curiosité, par son excitation, un incroyable choix de vidéos pornographiques. Il découvre des anatomies, des pratiques et des postures qu’il ne soupçonnait pas. Il s’en nourrit, jusqu’à la boulimie. Et le lecteur le suit dans cette dimension, jusqu’à l’écœurement

Alice : Les parents, parlons en des parents. J’ai deux questions qui viennent à mon esprit :
– leur rôle tout d’abord dans ce roman. Leur attitude face un sujet tabou et à l’addiction de leur fils, les différentes phases qu’ils traversent. Vous nous en dites plus ?
-Et puis je pense aussi au parent que je suis (ou dans lequel vous pouvez vous transposer), le parent qui est l’adulte qui lit ce livre, l’adulte qui découvre un monde qu’il n’avait pas imaginé, l’adulte qui est porteur d’une éducation et qui se trouve confronté à une terrible réalité. Je crois que c’est dans ce rôle que ce livre m’a le plus chamboulé. Et vous comment l’avez vous vécu ?

HashtagCéline : L’attitude des parents peut paraître étonnante. On les sent détachés et on a surtout l’impression qu’ils prennent les problèmes apparents de leur fils (prise de poids, fatigue, chute des notes) à la légère. Il y a des signes ! Lucas est un ado et je pense que cela justifie beaucoup de choses à leurs yeux. Sa mère le dit lors d’un rendez-vous avec le prof principal « Tous les ados sont un peu comme ça, non? » Il a 16 ans et ce n’est plus un petit garçon que ses parents peuvent sans arrêt surveiller. Le père qui découvre le problème pense que grâce à son sermon et le visionnage d’une vidéo sur les dessous du porno, Lucas va passer à autre chose. Mais non. Je crois surtout que si l’on peut envisager certaines choses, l’addiction et l’ampleur de celle du héros est inimaginable. Et ses parents sont loin d’avoir saisi à quel point leur fils était accro. A quel moment un comportement devient véritablement inquiètant? Des modifications dans le comportement de Lucas donnent pourtant l’alerte mais je crois que ses parents n’ont pas envie de voir ou pas envie de croire que le problème est plus profond. Ca passera… Et puis, l’adolescence est une période trouble.
J’ai souvent eu envie de leur dire : »Mais vous ne voyez rien? Vous ne voyez pas comme votre fils est obsédé par son écran et ses vidéos?? » Mais en même temps, malgré tout, je me disais qu’eux, à l’inverse de moi lectrice, n’avaient pas toutes les cartes en main. Mais j’avoue que ça m’a beaucoup fait réfléchir également. J’ai repensé à mon comportement d’ado envers mes parents et celui que j’aurai quand mes enfants seront ados eux-mêmes. On ne peut pas tout contrôler et il faut l’accepter. Et être très vigilant quoi qu’il arrive. C’est tellement compliqué !

SolectriceLes parents…
Le père semble prendre les choses en mains, à sa façon : il réagit en confisquant le téléphone et l’ordinateur, en imposant des images fortes pour culpabiliser son fils. Puis il redonne sa confiance, sans voir le malêtre de son fils, jusqu’au déni. Il refuse de questionner, d’échanger, de recourir à une aide. La mère, elle, paraît d’abord désemparée. Puis, comme elle a connu une dépression, elle cherche à tendre la main à son fils, voudrait l’emmener consulter un psychologue, mais elle abandonne face à la détermination de son mari, qui s’est toujours occupé de l’éducation de leur fils.
Quant à la mère que je suis, bien sûr, j’ai reçu ce livre en pleine face. J’ai pensé aux échanges fréquents que j’ai avec mes filles sur l’utilisation d’internet, aux limites que je pose comme l’extinction et la mise à distance des objets connectés la nuit. J’ai pensé aussi aux parents démunis ou insouciants que je croise et qui n’ont pas conscience de ces risques.

Alice : Je comprend leur désarroi, mais ils ont eu un côté culpabilisateur en montrant cette video, non ? Je rajouterai que pour moi, ils n’ont pas forcément était à l’écoute ou du moins dans la communication. Privé l’ado des moyens techniques, et alors ? Ne fallait -il pas plutôt l’informer, l’éduquer différemment ? Ce sevrage brutal n’a finalement pas pu éviter la « rechute » ?

Ce livre est clairement en deux partie : après l’addiction, il ya le sevrage. Lucas change d’environnement, de fréquentation. que diriez-vous de cette période ?

Solectrice : J’étais soulagée en lisant la deuxième partie : autant je me sentais étouffer dans le huis clos tragique de la première partie, autant j’ai aimé vivre la renaissance de Lucas par son ouverture aux autres, par la bienveillante présence de la mer, par le recours à la psychologie, par l’atelier d’écriture. Cette période est aussi l’occasion de confronter différentes addictions et d’envisager l’espoir d’en sortir.

HashtagCéline : C’est ce que j’ai particulièrement aimé dans ce roman. Il y a la descente aux enfers, un moment-choc puis la lente reconstruction. L’auteur aborde l’addiction et le sevrage avec le même franc-parler. Après une première partie oppressante, dérangeante et inquiétante, j’étais moi aussi soulagée, une fois remise de mes émotions, que Lucas soit enfin pris en charge. Confronté à des adolescents de son âge, il découvre que l’addiction peut toucher n’importe qui et prendre sa source dans beaucoup de choses. Jeux vidéo, nourriture, cannabis, alcool… J’ai trouvé ça vraiment intéressant de parler de toutes les formes que pouvait prendre la dépendance. Et aussi de montrer que s’en sortir était possible sans cacher les difficultés rencontrées lors d’un sevrage, quel qu’il soit. Patrick Bard n’édulcore pas trop la réalité.

Alice : Certes cette deuxième partie est rassurante mais elle a quand même un peu continué à me secouer. C’est là que l’on se rend compte des dommages collatéraux (comme on dit), et notamment la vision faussée que Lucas a de la femme, de la sexualité et des rapports sexuels. Le choc du virtuel qui ne se transpose pas dans la réalité, c’est rude !
Et malgré tout je pense que c’est cette confrontation et cette innocence qui rendent Lucas touchant. Il est hyper attachant, vous ne trouvez pas ?

SolectriceLucas m’a touchée aussi mais j’avais du mal à comprendre que la relation amoureuse ne le transforme pas aussitôt. Ses progrès dans la réalité et ses rapports aux autres sont très justement abordés.

HashtagCéline : Oui, la seconde partie reste tout de même assez perturbante, on ne peut pas le nier. Lucas est un personnage qui, même si on a bien compris l’engrenage dans lequel il est tombé, nous déstabilise tout au long de ce roman car on le sent complètement déconnecté de la réalité. Et outre son addiction qu’il doit combattre, il doit aussi réapprendre à vivre avec les autres. Il n’a pas les codes! Et son rapport avec les filles et les relations qu’ils imaginent vivre avec elles sont effectivement complètement déplacées. Mais Lucas est une victime, formatée par les images avec lesquelles il s’est construit une vision fausse de la femme et de la sexualité. Oui, il est touchant car il a tout à réapprendre pour espérer avoir une relation amoureuse et plus largement une vie normale. Je ne sais pas si je me suis vraiment attachée à Lucas mais son histoire m’a bouleversée.

Alice : Oui c’est ça, c’est un roman bouleversant sûrement par le sujet traité (de mes souvenirs jamais abordé en littérature jeunesse) mais aussi par le traitement qui en est fait. Un sacré défi relevé haut la main par Patrick Bard, vous ne trouvez pas ? 

HashtagCéline : Honnêtement, j’étais plus que sceptique en débutant ce livre. Je me disais que clairement cela allait être difficile de parler de cybersexe sans tomber dans le glauque voire peut-être un côté racoleur… Et pas du tout! J’ai eu certains moments difficiles pendant ma lecture mais j’ai trouvé que Patrick Bard savait nous parler de ce sujet très « casse-gueule » avec beaucoup de réalisme et de justesse. J’ai refermé ce livre avec l’impression d’avoir lu un véritable témoignage. Il y a des détails, mais pas un étalage de tout et n’importe quoi. L’auteur a su nous en dire assez pour que l’on comprenne cette addiction aussi grave que toutes les autres et dont il est très difficile de parler. Et ce roman surtout, il fallait aussi avoir le courage de l’écrire. Bravo vraiment à Patrick Bard!

Alice : Oui, voilà, un livre qui a eu un accueil particulier auprès de nous, adultes. Mais qu’en est-il des ados ? Qui a déjà conseillé ce livre ? Personnellement, cela me pose question, car je ne pense pas qu’il puisse être conseillé  » à partir de … » mais plutôt en connaissance de la maturité de l’ado, de son éducation, … et tout cela est bien subjectif. Avez vous vendu/ prêter/conseiller ce livre ? Quel en a été le retour ?

HashtagCélineC’est tout le problème avec ce livre. J’avoue que je ne l’ai pas dans la Médiathèque où je travaille. Je n’ai pas eu de retour sur ce titre de la part des ados. C’est donc mon ressenti et mon regard d’adultes qui sont les seuls juges de ce livre. Et c’est vraiment dommage. Et c’est à cause de cela que contrairement à d’autres romans, je pense que spontanément, je ne me verrais pas l’offrir ou le conseiller en premier lieu. Sauf si on me demande un roman sur le sujet de l’addiction ou une histoire qui se rapproche d’un témoignage. C’est idiot au final car je suis sûre d’une chose : ado, j’aurais adoré lire un texte comme POV…

Alice : Qu’aurai je oublié de dire que vous souhaiteriez ajouter ? Un petit mot pour la fin ?

HashtagCéline : Rien de plus à dire si ce n’est que ce texte difficile et compliqué à conseiller est un roman qui a tout à fait sa place dans les rayons des librairies et bibliothèques. C’est pour moi presque une nécessité.

Alice : Bien d’accord avec toi !

 

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HashtagCéline 

Lecture commune : Une histoire de sable

Pour bien continuer cette nouvelle année, Pépita, HashtagCéline, Bouma, Solectrice et YokoLulu vous proposent une lecture commune aux avis divergents sur Une histoire de sable de Benjamin Desmares aux éditions Rouergue.

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Jeanne, une adolescente souvent en colère, doit passer ses vacances d’hiver au bord de la mer avec ses parents dans un village déserté. Cela ne la réjouit pas du tout, elle pense qu’elle va bien s’ennuyer. Mais sa rencontre avec Alain et Bruno va tout changer…

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Pépita : Une histoire de sable…un titre qui vous a évoqué quoi ? Et une couverture étonnante aussi ?

Hashtagcéline : La couverture, seule, m’évoque l’adolescence, les fêtes et peut-être les excès… Le titre, en revanche, me fait m’imaginer une histoire d’amour au bord de la mer… Plutôt dans la douceur et la délicatesse. Le mot « sable » peut-être… Ensuite, j’avoue que ce titre et cette couverture, j’ai du mal à les associer. Et avec le recul de la lecture, je trouve que la couverture ne donne pas une idée de l’ambiance de ce roman. C’est, à mon sens, un peu dommage.

Yoko Lulu : Ce titre bien mystérieux m’a fait surtout pensé à des châteaux de sable et des maisons en bord de mer. Je trouve la couverture en total décalage par rapport à l’histoire, moi elle m’évoque une tentative de suicide.

Hashtagcéline : Je suis assez d’accord avec toi, si on pousse jusqu’au bout l’idée de l’excès dont je parlais, on peut penser au suicide.

Bouma : Autant le titre n’a eu aucune résonance en moi, autant la couverture m’a fait pensée à un lendemain de fête, un reste d’anniversaire, ce moment où l’on s’accroche à ses souvenirs. Je l’ai trouvé très belle.

Solectrice : Il faut dire que je n’ai pas découvert ce livre par hasard mais dans un contexte bien particulier : il se trouvait dans une boîte représentant une plage, entouré de petits cadeaux et d’adorables attentions pour mon swap d’anniversaire ! Alors, évidemment, je m’imaginais déjà une histoire de vacances, en bord de mer, douce et romantique…

Pépita : Et moi à un sablier qu’on retourne. Ce qui m’évoque le temps qui passe. Et la couverture à quelque chose de magique et de relaxant. Bien mystérieux tout ça !

Solectrice : C’est vrai qu’avec la tête à l’envers et les cheveux en pointe, on peut penser au sable qui coule. Mai les confettis nous envoient sur une autre piste et le geste d’abandon de la fille m’évoque plutôt l’insouciance d’un moment heureux.

Bouma : En tout cas, cette couverture elle ne donne pas trop d’indice sur le contenu du roman, non ?

Pépita : C’est certain ! Si on ne résiste pas à l’appel de la 4 ème de couverture, effectivement, aucun indice. Mais même le résumé est bien loin de ce qu’on y trouve !

Solectrice : En effet, on est aussitôt plongés dans un autre univers avec cette narratrice ado à vif. « Le matou miaulait par intermittence. […] Trois cents kilomètres à supporter ça. J’avais envie de l’épiler à la cire chaude, cet abruti. »

Solectrice : Vos attentes se sont-elles rapidement brisées quand vous avez commencé à lire ?

Pépita : Pas du tout ! je me suis laissée embarquer direct par cette atmosphère entre deux eaux, dans une sorte de lâcher prise et je ne me suis posée aucune question.

Hashtagcéline : Pas du tout, bien au contraire. J’ai été happée dès les premières pages par la voix de Jeanne et le ton très dur qui contrastait avec la première impression que le livre m’avait donné. Séduite, dès les premières pages, j’ai su que ce roman allait être un coup de coeur.

Bouma : Moi, j’ai trouvé le début plutôt sombre. La solitude de Jeanne face à ses parents si occupés m’a touchée. Et puis j’ai retrouvé cette envie d’être ailleurs, pas forcément propre à l’adolescence, mais accentué à cette période de la vie.

Yoko Lulu : Comment caractérisez-vous l’attitude du personnage principal ? L’avez-vous trouvée attachante ?

Pépita : Jeanne,elle m’a plu immédiatement, j’ai aimé son regard sur les choses, son auto-dérision, son sens de l’observation, sa faculté à réagir au quart de tour, à assumer sa solitude. Et encore plus quand j’ai relu ce roman pour cet échange.

Hashtagcéline : Pareil. J’ai été très touchée par Jeanne que l’on sent à fleur de peau. Sans vouloir caricaturer les ados (désolée Yoko Lulu), je trouve qu’elle sonne juste dans ses attitudes, ses excès, sa fureur et quelque part sa violence. Elle est effectivement surtout complètement perdue et peu sûre d’elle-même. Je l’ai trouvée injuste à certains moments mais vraie. Un très beau personnage.

Bouma : Je te rejoins complètement. Jeanne est très attachante, elle fait vraie (en tout cas par rapport à mes souvenirs d’ado) et m’a fait sourire à plus d’une occasion.

Yoko Lulu : J’ai au contraire eu beaucoup de mal à la supporter. Je la trouvais insupportable et bien trop en colère. Sa façon de toujours parler vulgairement m’a déplue, comme si une ado ne pouvait jamais être de bonne humeur (ou très rarement) et parler correctement.

Solectrice : Je dois avouer que son regard corrosif m’a dérangée de prime abord. Puis j’ai cherché à comprendre, à estimer la situation, la gêne avec ses parents, l’ambiance étouffante de cette petite maison. J’avais aussi envie de m’évader avec elle pour découvrir ce qui lui redonnerait le sourire.

Bouma : Et quelle évasion, non ? Avez-vous, comme moi, été charmée par ce paysage maritime hivernal ?

Solectrice : J’ai imaginé sans peine le décor gris, le sable volant et les maisons aux volets clos. Un univers propice aux détails décalés avec l’effervescence estivale d’une ville balnéaire. Une ambiance qui se prête au mystère aussi.

Yoko Lulu : Je trouve au contraire la description que Jeanne en fait plutôt repoussante. Mais à certains moments le paysage est effectivement attirant.

Pépita : Je ne dirais pas ça non. ça m’a plutôt oppressée. Cette désolation du paysage. Surtout ce qu’en ont fait les hommes à vrai dire. C’est un thème fort du roman. Car oui, tu as raison de le souligner, ce paysage hivernal a sa beauté mais aussi sa laideur. Jeanne ne perçoit que sa laideur puis peu à peu elle y perçoit autre chose. La rencontre avec Bruno et Alain y est pour quelque chose !

Solectrice : C’est vrai que son humeur fait varier son regard. Du gris, après l’affrontement avec ses parents, au rose, suite aux moments de romance où elle s’abandonne avec Alain.
« Je suis rentrée à la maison en longeant la mer.
Je veux dire, je marchais à un mètre d’elle, juste à côté. Quelqu’un nous aurait vu marcher ainsi l’une à côté de l’autre, il aurait pensé « tiens, deux vieilles copines qui se baladent ». Les vagues s’amusaient à essayer de tremper mes chaussures. C’était marrant. Tout était marrant. »

Hashtagcéline : A vrai dire, moi, ça m’a plutôt déprimée. Je trouve que le bord de mer, l’hiver, c’est triste. Un peu comme Jeanne quand elle en parle :  » En hiver; la mer est moche et elle pue du bec ». Du coup, je ne me suis pas franchement sentie bien. Mais j’ai trouvé que ce paysage hivernal, désertique et complètement abandonné donnait le lieu parfait pour laisser exploser la révolte de Jeanne, nourrissant également son ennui. Et puis, pour la suite, cet endroit est aussi le décor idéal. En tout cas, je trouve que Benjamin Desmares nous décrit tellement bien les lieux, qu’on a vraiment l’impression d’y être !

Solectrice : Avez-vous perçu aussi la recherche d’un refuge dans ce village déserté ?

Pépita : Oui, on sent Jeanne en recherche de rapports humains même si elle apparaît comme une ourse mal léchée ! Je ne sais pas si ça vous l’a fait mais quand elle découvre enfin la rue avec le supermarché et le bar (que ses parents avaient bien omis de lui communiquer), je me suis sentie soulagée pour elle ! Et là elle se met en mode « détective ». Elle perçoit des choses dans cette ville. L’auteur a déjà glissé des indices mais on ne les voit pas encore. J’ai aimé cet aspect « puzzle » où tout n’est pas donné d’avance, un peu comme ce paysage hivernal changeant et ce sable en mouvement perpétuel.

Yoko Lulu : Tout à fait. Le fait qu’elle y passe ses journées mais aussi qu’elle se sente seule le montre bien. Elle se sent oppressée chez elle et aimerait au plus profond d’elle avoir un refuge et des amis.

Hashtagcéline : Peut-être pas au début mais petit à petit, le calme et la solitude permettent à Jeanne de se poser. Elle s’apaise. Elle n’a pas le choix. Il n’y a rien d’autre à faire et pas grand monde contre qui s’énerver…

Bouma : Peut-être est-ce pour ça, que contrairement à vous, j’ai été charmée par ce village et son paysage hivernal… La découverte d’un nouveau lieu en dit beaucoup sur la personne en fonction des choses qu’elle retient. Le terme de refuge est bien trouvé en tout cas Sophie.

Solectrice : Quels passages vous reviennent où Jeanne et le décor semblent parfaitement s’accorder ?

Yoko Lulu : Je pense au moment où elle longe la mer, heureuse, laissant les vagues lui lécher les pieds, après sa dernière journée passée avec Alain.

Pépita : Sa vision du paysage et de cette station balnéaire change au fur et à mesure qu’elle s’attache à Bruno et Alain. Tant et si bien que la semaine de vacances vue comme un calvaire au début du séjour, elle regrette qu’elle soit passée si vite . Ces ados, j’vous dis !

Hashtagcéline : Celui-ci que je trouve très parlant de l’état d’esprit de Jeanne : « J’ai trouvé une petite niche entre deux rochers, bien humide, bien moche. Je m’y suis blottie et j’ai attendu. Au niveau de ma tête, coincée entre deux rochers, il y avait des algues noires et sèches, pleine de petites boules, ainsi qu’une boîte de jus en carton tout aplatie. Personne ne pouvait me voir. Le vent donnait en plein sur ma cachette. Le pluie tombait selon un angle parfait qui envoyait les gouttes en plein dans mon visage. Ma tête était dans le même état que la boîte de jus. Vide et aplatie »

Pépita : Parlons alors de cette rencontre avec Bruno et Alain. Bizarre ou pas du tout ? Vous l’avez ressentie comment ?

Solectrice : Grignotée par ce malêtre, tourmentée par sa rage, agitée par les bourrasques de mauvaise humeur, Jeanne semble se laisser gagner par une folie qui pourrait l’adoucir, la sauver. Alors, elle entre dans un autre univers, absurde, mais plus simple, doux et accessible comme on enfouit la main dans le sable et qu’on laisse filer les grains en ouvrant les doigts. Je me suis laissée emporter par cet échange surprenant mais bienvenu dans cette grisaille.

Yoko Lulu : Le jour où ils se sont rencontrés -Jeanne marchait dans la rue quand elle s’est sentie observée, elle s’est retournée et a aperçu deux garçons au look rétro, elle s’est alors enfuie- m’a paru plutôt réaliste, même si certains détails clochaient un peu : leur style, le fait qu’elle soit passée devant eux sans les voir. Et pour parler plus précisément de leur relation, la tournure qu’elle a prise m’a beaucoup déstabilisée. Je ne m’attendais pas à ça et espérais une explication plus rationnelle. Malgré tout, cette relation a eu du bon sur Jeanne et lui a permis de voir ce qui l’entoure d’un autre regard, comme ce village déserté ou même ses parents.

Pépita : Pour ma part, j’ai particulièrement adoré les passages de leurs premières rencontres, même si tu le soulignes à Raison Yoko Lulu, certains détails clochent. Leurs dialogues sont savoureux, leurs regards aussi sur ce qui les entoure, ce désœuvrement qui pourrait les faire couler, ils le rendent lumineux. Et là on découvre une autre Jeanne, qui se laisse engloutir par ses sentiments. On sent que c’est nouveau pour elle mais en même temps, elle s’y abandonne. J’ai trouvé que ce roman est une belle métaphore de la découverte amoureuse et du lâcher-prise que cela comporte.

Solectrice : La découverte amoureuse est en effet abordée avec pudeur. Le rythme du récit change aussi et on se surprend à attendre les rencontres pour en découvrir davantage sur ces frères.

Hashtagcéline : Bon, j’avoue que tout de suite je les ai trouvés bizarres, Bruno et Alain. Pourquoi? Je ne sais pas. Peut-être à cause de l’ambiance qui se dégageait de leur village et qu’ils avaient l’air d’être là, seuls, au milieu de nulle part. Je trouvais ça louche. Plus que leurs vêtements ou leur façon de parler, c’est le pourquoi de leur présence, ici, au même endroit, tout le temps, qui m’a mise mal à l’aise…Mais après tout, pourquoi pas. Comme Jeanne, ils n’avaient rien à faire de leurs journées.

Bouma : J’ai beaucoup aimé la relation qui existe entre les deux frères. Elle sonne juste. Leur relation à leur maison m’a beaucoup intriguée et je me suis longtemps demandée ce qu’ils pouvaient bien y cacher… Famille de fous ? Parents irritants ? Cadavres dans le placard ?

Solectrice : Entre la folie, la perception d’un malaise chez les habitants et les indices d’une autre époque, on bascule dans le fantastique ? Comment avez-vous ressenti ce glissement ?

Pépita : Oui, l’auteur apporte une part de fantastique ( je ne sais pas si c’est le bon mot mais je n’en ai pas d’autre) qui est déstabilisante -je te rejoins- mais en même temps la rationalité arrive avec le voile qui est levé sur une injustice. Ce roman oscille en permanence entre le réel et le fantasmé. Du moment qu’on l’accepte comme tel, sa beauté et son mystère sont époustouflants.

Yoko Lulu : Je me répète mais cela m’a vraiment déstabilisée. Je ne dirais pas que l’histoire relève du fantastique, plutôt que Jeanne est en quelque sorte folle.

Pépita : Ça ne m’a pas du tout effleurée la folie, mais alors pas du tout. Puisqu’au final il y a une explication. Après on y croit ou pas du tout. Mais certains faits sont tangibles et raccord avec la mutilation du paysage qui elle est bien réelle et la maison aussi. Mais je ne veux pas trop en dire au risque de spoiler.

Hashtagcéline : Moi non plus, je n’ai jamais songé un seul instant que Jeanne puisse être folle. Des éléments bien réels nous l’indiquent. C’est juste qu’il faut se laisser porter par ce côté un peu étrange et irréel. Mais je comprends aussi que cela puisse être déstabilisant.

Bouma : Tout à fait d’accord avec Céline, j’ai adoré ce côté « parallèle » que je n’avais pas vu venir (mais les prénoms auraient du me mettre la puce à l’oreille). Je n’avais pas vu le rapport à la folie, mais je comprends Yoko Lulu que tu es pu y lire autre chose que moi. C’est d’ailleurs une des forces de ce roman, à mon sens. Chacun peut y trouver un écho différent en fonction de sa propre vie.

Solectrice : J’aime bien ton hésitation sur les mots, Pépita, car le passage de l’investigation à la relation passionnelle n’est pas évident à caractériser. On accepte en effet cette double narration car elle nous transporte facilement et que les malaises se trouvent aplanis. Deux histoires de sable qui sont finalement soufflées par le vent, entre mirage et dessin fugace tracé sur la plage.

Pépita : En fait, pour préciser ma pensée, j’ai plutôt vu ce roman comme une invitation à accepter le merveilleux qui peut parfois surgir dans nos vies. Jeanne, cela la transforme. Elle repart avec ce jardin en elle. Ce secret. Par-delà ses parents. Elle en avait besoin pour exister par elle-même non ?

Hashtagcéline : J’ai trouvé que c’était vraiment bien amené. Et j’ai adoré ça! J’aime ces roman qui justement l’air de rien vous emmènent là où vous ne vous y attendiez pas. Benjamin Desmares y parvient merveilleusement bien tout en abordant un thème très fort avec ce village complètement défiguré par des constructions immenses et inutiles. Ce côté fantastique ne m’a pas du tout gênée, bien au contraire. C’est pour moi toute la force de ce texte ! Cela le rend très émouvant et apporte une dimension supplémentaire très intéressante.

Solectrice : Une histoire pas si sombre au final ?

Pépita : Non un roman pas si sombre en effet, mais plein d’espoir sur notre capacité à grandir.

Bouma : En fait, pour moi, elle ne l’a jamais été. Donc je ne dirais pas « au final ». Il y a parfois des moments dans la vie où l’on peut dire qu’ils font « date », qu’il y a un avant et un après. Pour moi, c’est à ça que fait référence Benjamin Desmares. Son héroïne est revenue changée et elle seule sait pourquoi, ce qui rend cette expérience d’autant plus précieuse.

Yoko Lulu : En le lisant je le trouvais au contraire bien sombre, mais finalement en y repensant je décèle un grand côté poétique et plus léger.

Hashtagcéline : Pour moi, cette histoire est loin d’être sombre. Elle est même plutôt optimiste. Jeanne, durant ces quelques jours, a grandi et pris conscience de beaucoup de choses. Elle a connu une aventure hors du commun qui, je pense, va avoir changé son regard sur ses parents et le monde qui l’entoure. Donc non, même s’il y a un côté assez triste et dramatique, c’est aussi une très belle histoire qui se termine comme on veut bien la prendre. Et aussi avec une note d’humour, celui de Jeanne.

Mais… qu’y-a-t-il au delà de la forêt ?

Qu’y-a-t-il au-delà ? Au-delà de ma chambre, de ma ville, de mes amis, de ma famille ? Au-delà de la Terre ? De la voie lactée ? De l’univers ? Voilà une question existentielle qui vient tous nous tarauder un jour ou l’autre ! C’est pour répondre à cette ancestrale question que la père d’Arthur se lance dans un projet insensé : il décide de monter, pierre après pierre, une immense tour qui lui permettrait de voir… Au-delà de la forêt. Il entraîne alors son jeune fils dans son incroyable projet. A force de volonté, à force de travail, à force de soutien, notre famille de lapins semble parvenir à ses fins…

Au-delà de la forêt de Gérard Dubois et Nadine Robert.-Seuil jeunesse

Colette : Au seuil de l’album, une couverture qui nous accueille avec son titre énigmatique, précieuse invitation au voyage : Au delà de la forêt… Et deux lapins anthropomorphisés qui gravissent un je-ne-sais-quoi de pierres sombres. Sur quelles hypothèses de lecture êtes-vous parties en découvrant ce livre ?

Pépita : Je suis partie sur une aventure entre un parent et un enfant. Mais aussi à une ascension difficile et ardue avec ce fil d’attache qui les relie dans l’escalade.

Isabelle : Toutes les hypothèses sont possibles avec cette couverture qui instaure immédiatement le suspense ! Puisque le titre annonce, comme tu le rappelles, qu’il s’agit d’aller « au-delà de la forêt », mais la couverture ne nous montre pas grand-chose avec cette focale très resserrée sur les deux héros… Cela nous place un peu dans la même situation qu’eux : on devine l’ampleur de l’obstacle à franchir, mais notre regard est cantonné à l’horizon limité des deux lapins. Au-delà, tout est donc envisageable, du plus merveilleux au plus terrifiant… J’ai trouvé cela très intriguant et la curiosité a aussi gagné tout de suite mes garçons avec qui j’ai lu cet album !

Bouma : Pour moi, le titre comme la couverture ont tout du livre d’aventure. Je m’attendais donc à traverser une épaisse forêt aux mille dangers, à naviguer entre les arbres… pour atteindre un monde mystérieux.

Colette : Et effectivement aventure il va y avoir dans un endroit que nous découvrons dès les premières pages : une forêt dense et obscure présentée comme « habitée par des loups, des ogres et des blaireaux ». A quoi avez-vous associé cette forêt ?Pépita : Je l’ai clairement associée aux légendes à cause des mots « loups » et « ogres », mais le mot « blaireaux » m’a fait sourire car on peut le prendre à différents niveaux. Cela rajoute de la légèreté au coté obscur de cette forêt. Quoique l’animal blaireau ne soit pas très sympathique non plus !

Isabelle : La forêt représentée sur l’album est effectivement pour le moins sombre et dense. De quoi frissonner et voir défiler immédiatement dans sa tête toutes sortes de forêts effrayantes issues des contes et histoires de notre enfance – surtout à l’évocation des « loups et des ogres » ! Mais la référence teintée d’ironie aux « blaireaux géants » a tout de suite détendu l’atmosphère ! D’un point de vue symbolique, ce thème m’a beaucoup parlé car j’y ai vu une manière de parler de tous les obstacles qui semblent d’autant plus infranchissables qu’on ne s’en est jamais approché.

Bouma : Je rejoins mes camarades sur le jeu de mots autour des contes (avec le côté malicieux-méfiant sur les blaireaux). Mais je trouve vraiment qu’elle incarne quelque chose à elle toute-seule, comme une entité entière et pleine de laquelle émergeraient ces habitants pas comme les autres.

Colette : La petite famille que nous découvrons est composée d’un jeune lapin, de son père et de leur chien Danton. Qui avez-vous préféré ? Et pourquoi ?Pépita : Ouh là ! Difficile à dire ! J’ai bien aimé de suite leur relation pleine de confiance, de complicité et d’entraide.

Bouma : Difficile de dissocier les personnages de cette famille tant ils sont solidaires les uns des autres. Après, comme Pépita, je me suis plus identifiée au narrateur, le jeune lapin, et j’ai admiré la détermination et l’espoir qui se dégageait de la figure paternelle.

Isabelle : Découvrant l’histoire à travers les yeux du jeune lapin, il est difficile de ne pas ressentir de tendresse à l’égard du père : curieux, hardi et volontaire, il développe une idée folle, littéralement « gigantesque », du type de celles que peuvent en réalité seulement avoir les enfants – de quoi susciter l’enthousiasme de ses petits lecteurs ! Le jeune héros est très sympathique également : on sent toute l’admiration qu’il a pour son père, mais aussi son souci de l’aider et de le soutenir dans son projet.

Colette : Quant à moi justement c’est la figure du père que j’ai vraiment trouvée enthousiasmante : le père a un projet et met tout en œuvre pour aller jusqu’au bout de son projet, avec une simplicité et une sincérité si vraies qu’il peut entraîner son fils avec lui entièrement, intensément. Il y a une complicité rare entre le père et le fils, une complicité que je trouve précieuse, à offrir comme un trésor à nos jeunes lecteurs et à leurs parents. Que diriez-vous du projet qui guide leur quotidien le temps de l’album ? Comment avez-vous interprété l’ambition du père de l’histoire ?

Bouma : Pour moi, il est apparu comme une échappatoire, un but à atteindre coûte que coûte, de celui dans lequel on est capable de se lancer pour oublier. L’absence d’une mère, la rudesse de la vie ou les choix de l’existence, peut-être ?

Pépita : Oui c’est ça : une envie de se prouver quelque chose ou bien de retrouver son rêve d’enfant et de le partager avec son fils. De se confronter à ses limites aussi pour les repousser.

Isabelle : Comme vous, j’y ai vu une dimension de défi, de dépassement, avec aussi un petit côté subversif : ce père qui ne s’arrête pas aux histoires qu’on raconte et qui décide de faire ce qu’apparemment personne n’a jamais osé entreprendre jusque-là. Ce que j’ai trouvé sympathique, c’est qu’il n’agit pas en héros tout-puissant, mais s’efforce plutôt de fédérer de plus en plus largement autour de son idée.
Et il y a quelque chose de délicieusement enfantin dans cette idée de tester, voire de repousser ses limites, comme le dit Pépita. Quel enfant ne s’est pas lancé dans la construction de la tour la plus haute, du collier le plus long, etc.? En tout cas, les miens se sont immédiatement identifiés au projet qui les a littéralement enthousiasmés !

Colette : Et ce qui m’a semblé tout à fait génial et intéressant dans le projet du père, c’est que ce projet se base sur le TRAVAIL, une valeur dont il est finalement peu question dans l’album contemporain, surtout qu’ici c’est une valeur très positive. Le travail a en effet une place centrale dans cet album : avez-vous adhéré à l’image qui en est donnée ?

Pépita : Oui tu as raison de le souligner car quelle entreprise tout de même ! Oui j’ai beaucoup aimé car au début, il y a l’idée, puis son partage et puis l’ébauche de plan à deux. Enfin, on s’y met et on découvre la fatigue et le découragement. Puis vient le rebond et la solidarité via l’idée de ce troc qui se rajoute. J’ai trouvé que cela allait plus loin que la simple démonstration du travail. C’est un système qui est décrit là…vers quoi tendre à nouveau ?

Bouma : Moi je n’en ai pas du tout fait cette lecture. La persévérance et l’effort ne sont pas forcément liés au travail pour moi. D’autant plus que ce père est boulanger en premier lieu. Par contre, j’y ai lu la force que représentent une foule, une société quand elles se mettent à avancer ensemble. On pourrait presque y voir une métaphore de l’expression « déplacer les montagnes ».

Isabelle : Tout ce que vous dites est vraiment intéressant et vos interprétations me parlent toutes énormément. Je n’y ai pas réfléchi sur le moment, mais la lecture de cet album nous a laissé, à mes garçons et à moi, un sentiment intense de bien-être et d’accomplissement. Rétrospectivement, je pense que cela vient à la fois de la satisfaction de voir ce projet prendre forme et progresser efficacement, de l’ivresse d’avoir repoussé des limites qui semblaient infranchissables et du bel élan collectif suscité par cette entreprise… Tout cela fait vraiment du bien ! Et c’est vrai, ce que tu dis Pépita : ce travail n’est pas seulement enthousiasmant parce qu’il est achevé avec brio, mais aussi parce qu’il s’organise dans un esprit d’entraide qui n’a rien à voir avec l’organisation du travail dans les entreprises traditionnelles.

Colette : Comme vous le soulignez toutes, cet album offre une symbolique très très riche : on y parle de solidarité, de famille, de coopération, de société, d’idéal à atteindre, de rêve à construire… de l’autre aussi, cet étranger si semblable à nous. Quel aspect de cette fable vous a le plus touchée ?

Isabelle : En effet, tu as tout à fait raison de le souligner ! Pour ma part, j’ai été avant tout emballée par le côté presque révolutionnaire de ce que tu appelles joliment « rêve à construire ». Mais aussi très touchée par la belle solidarité et les formes de partage qui émergent dans le village autour de ce rêve. Des valeurs qui font trop souvent défaut, mais qui parlent spontanément aux enfants !

Pépita : Ce qui m’a vraiment le plus touchée, c’est la réponse du fils lapin à l’épuisement de son père et l’élan de solidarité qui suit : ça met du baume au cœur de voir que tous œuvrent pour une construction dont ils ne connaissent finalement pas l’issue, seulement être là sans arrière pensées. C’est très positif !

Isabelle : Ce qui met aussi du baume au cœur, façon madeleine de Proust, c’est le côté « vintage » des illustrations qui m’ont évoqué ma propre enfance. L’objet-livre est très beau, avec sa couverture rigide et texturée et un côté rétro des illustrations, travaillé jusque dans les moindres détails – graphismes, couleurs un peu estompées… Cela donne au livre des allures de contes et un effet réconfortant – on croirait presque retrouver un album de Beatrix Potter, non ?

Bouma : une belle image effectivement et des valeurs qui parlent à tous, petits et grands. Et comme Isabelle, j’ai craqué pour l’aspect vintage de cet album aux couleurs surannées.

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Et si vous souhaitez en savoir plus :

Et sur nos sélections thématiques sur le thème de la forêt : Forêts fabuleuses et Forêts magiques et mystérieuses.

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Lecture en duo : Capitaine Rosalie

Hier le monde s’est souvenu de la fin de la Grande guerre. Il y a 100 ans l’armistice était signé. Il n’y a pas une famille qui ait été épargnée par ce conflit.

C’est un des thèmes de ce sublime album de Timothée de Fombelle au texte et Isabelle Arsenault aux illustrations, publié chez Gallimard jeunesse.

CAPITAINE ROSALIE  : Alors que son père est à la guerre, Rosalie se lance dans une mission secrète.

Nous sommes deux à l’avoir lu sous le Grand Arbre (pour l’instant !) et nous avons eu envie d’échanger sur notre ressenti, Céline et moi-même, avec une pensée émue pour nos aïeuls qui ont combattu ainsi que pour tous ceux qui ne sont pas revenus.

Des photos de l’album vont illustrer nos propos et à la fin, une lecture d’un passage à voix haute.

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Pépita : Qu’est-ce qui t’a donné envie de te plonger dans cet album ?

Céline : Déjà, je suis une grande fan de Timothée de Fombelle. J’aime ses histoires, sa façon d’écrire et sa sensibilité. J’ai eu l’occasion de l’entendre parler de cet album et il a su, comme à chaque fois, me toucher. Il m’a complètement conquise avant de l’avoir en main. Et toi ?

Pépita : Comme toi, je suis une grande fan de cet auteur que j’ai découvert grâce à la passion d’un des membres de ce blog ! Pour celui-ci, je l’ai acheté les yeux fermés et waouh ! Quelle émotion ! Je connaissais son illustratrice aussi pour d’autres albums et je me suis dit que ce devait être une pépite !
Qu’est-ce que ce titre a d’emblée évoqué pour toi ? Il est vrai que le sous-titre éclaire un peu non ?

Céline : Le titre m’a évoquée la notion de combat, nécessairement. Mais en même temps, il m’a rendue très curieuse de connaître l’histoire de cette petite fille. Comment pouvait-elle être impliquée aussi jeune dans ce conflit ? Et surtout, quelle pouvait bien être sa mission secrète ? Mais je me suis surtout dit que c’était un joli titre plein de promesses, connaissant TDF.
Les illustrations occupent une place importante, qu’en as-tu pensé ?

Pépita : Oui et tant mieux ! J’ai beaucoup aimé leur résonance avec le texte et leur symbolisme : grisaille, bleu des lettres et flamboyance de l’orange dans les cheveux de Rosalie. Les double pages arrivent à point comme une respiration nécessaire à ce texte lourd de sens.
Un texte dont on ne peut dévoiler le mystère qui plane : cette mission que s’assigne Rosalie n’est-ce pas ?

Céline : Impossible d’en dire trop effectivement car j’avoue que si j’avais eu le fin mot de l’histoire avant, je n’aurais pas eu la même émotion… T’es-tu doutée de quelque chose durant ta lecture? Car honnêtement, pas moi. Pas un instant. Je me suis juste laissée portée par le texte et par l’ambiance… Aveugle aux indices.

Pépita : Je me suis doutée de quelque chose mais je n’ai pas voulu m’y attarder. J’ai laissé le texte se dérouler et faire son oeuvre émotionnelle. Et puis quand j’ai réalisé réellement de quoi il s’agissait comme mission, j’ai trouvé cela terrible, presque même plus que la guerre et ses conséquences car concernant son papa, je n’étais guère positive quant à l’issue. TDF aborde là un sujet grave : la guerre vue par les enfants, même si elle est loin et donc moins présente. Elle est présente à travers les lettres du papa. Il aborde la vérité qu’on doit aux enfants. Mais en même temps, on ne peut s’empêcher de se dire : qu’aurais-je fait à la place de la maman ? Il arrive aussi à introduire du merveilleux à travers plein de petites choses à première vue anodine. Il est vraiment très fort pour ça.

Céline : Qu’as-tu pensé de Rosalie? L’as-tu prise au sérieux, elle mais également cette mission secrète ?

Pépita : oui totalement. C’est une petite fille de 5 ans et demi et on se doit de faire confiance à l’enfance dans ce qu’elle se donne comme but absolu. J’ai beaucoup aimé cet aspect-là : ce respect de l’enfant. Car si on ne respecte plus l’enfant, que reste-t-il ? TDF, c’est l’auteur de l’enfance. Car dans l’histoire, le maître semble l’oublier au fond de la classe, tous l’oublie sauf Edgar le cancre, tous ne savent même pas la nommer sauf quand elle est en danger. L’appeler par son prénom, c’est la prendre au sérieux, pour un être humain.

Céline : Bizarrement, je crois que je me suis vraiment positionnée du côté de Rosalie. Je me suis glissée, le temps de quelques pages dans sa peau. Et en réalité, un peu comme elle, je pressentais les drames, les non-dits et les mensonges qui arrangent tout le monde, sans trop vouloir m’y attarder, concentrée sur la mission secrète. Du coup, j’ai foncé droit dans le mur et je me suis pris la réalité en face, un peu durement. J’avais bien compris certaines choses mais pas l’essentiel. Et l’émotion a été très forte. Il m’a fallu lire, et relire cet album avec la connaissance du secret de Rosalie. Et j’ai vu toutes les choses que j’avais manquées. L’as-tu relu ? As-tu eu besoin, comme moi, de le relire? Comment l’as-tu perçu ?

Pépita : Oui je comprends ce que tu veux dire. En fait, j’ai eu une première lecture silencieuse seule et submergée par l’émotion , j’ai eu envie de le lire à haute voix de suite car j’entendais la voix de l’auteur le lire. Très troublant. Puis je l’ai fait lire à mes filles qui ont fondu en larmes, et à mon mari, idem. Plus tard, je leur ai lu à haute voix et ce texte est d’une telle fluidité ! Les illustrations sont parfaites aussi. Il m’a été difficile de mettre des mots dessus. Et puis TDF a le chic de mettre de la poésie là où ne s’y attend pas au détour de petites phrases courtes mais qui en disent tant ! Elles sont comme des marches sur lesquelles s’appuyer pour ne pas trop sombrer dans l’émotion. Comme celle-ci : « Elle a le visage que j’aime. Celui des jours fragiles. »

Céline : Les adultes sont assez distants vis-à-vis d’elle et cela m’a fait mal au cœur tout du long… En même temps, le contexte de l’époque explique aussi que l’esprit des hommes et des femmes de l’époque soit occupé par une seule chose :la guerre. En tout cas, moi aussi bien sûr je l’ai prise au sérieux. Et même si sa mission avait été moins importante, étant aussi cruciale pour Rosalie, elle était quoi qu’il arrive à prendre en compte. Il est clair que TDF sait nous parler des enfants, sait nous rappeler ce que c’est qu’avoir cinq ans et demi. Elle est très touchante. Elle donne envie d’être protégée et en même temps, elle est très déterminée. C’est une grande héroïne !
J’ai trouvé ce passage la concernant tout simplement magnifique : « Les taches de rousseur sous mes yeux, les animaux que je dessine sur la page, les grandes chaussettes jusqu’aux genoux, tout cela n’est que du camouflage. On m’a dit que les soldats se cachent avec des fougères cousues sur leur uniforme. Moi, mes fougères sont des croûtes aux genoux, des regards rêveurs, des petits airs que je fredonne pour avoir l’air d’une petite fille. » 

Pépita : Toi qui t’es identifiée de suite à elle, as-tu eu peur pour Rosalie ? De ce qu’elle allait découvrir ?

Céline : J’avais peur mais en même temps, j’avais quand même le sentiment qu’elle n’était pas dupe et qu’elle cherchait justement le moyen de découvrir ce qu’on lui cachait depuis un moment. Les enfants sont malins, sensibles et on les met parfois à l’écart pour les protéger. C’est sans doute une erreur de vouloir penser qu’ils ne verront rien… Je pense au passage où sa maman lui lit les lettres de son père parti au combat… C’est assez parlant, non ?

Pépita : Oui je suis d’accord avec toi.Rosalie veut la vérité, elle ne pense pas à ce qu’elle va lui révéler, elle veut juste la vérité qu’elle pressent bien différente de ce qu’on lui sert.

Céline : Quel regard portes-tu sur les autres personnages de ce récit ?

Pépita : J’ai été très touchée par Edgar le cancre qui lui semble percevoir le côté déterminé de cette petite personne. Par le maître aussi qui même s’il reste dans son rôle est tout aussi surpris par cette détermination. Par la maman bien sûr car c’est une maman et comme toutes les mamans, elle fait ce qu’elle peut. Le passage de la neige d’anniversaire (neige d’anniversaire ! si on n’est pas dans l’enfance là !) est magnifique dans ce qu’il révèle de leur relation, de ce que cette relation devrait être s’il n’y avait pas la guerre. Et toi ?

Céline : Effectivement, ce sont les trois personnages qui se détachent du récit. La maman m’a beaucoup touchée. On la sent désemparée mais voulant bien faire. Elle est fatiguée, par son travail, par ce quotidien qu’elle vit seule et par la guerre… Lors de ma deuxième lecture, je me suis penchée sur le cas des autres personnages. Comment tous ces hommes et femmes ont trouvé le courage de faire face à la guerre ? Il le fallait, certes pour nous, c’est difficile à imaginer. Cela remet les idées en place et fait relativiser…

Pépita : La guerre c’est terrible, on ressent vraiment ce désarroi chez les personnages mais là elle est loin, presque irréelle, elle est ressentie par l’absence, par les stigmates dans les corps (le maître d’école), par les usines d’obus, par les privations (peu de nourriture),…Je trouve que c’est une façon de parler de la guerre qui est moins violente à première vue mais si insidieuse qu’elle en est tout autant violente dans ses symboles.

Mes filles m’ont dit : mais maman, on ne peut pas lire cette histoire à des enfants ! J’ai été surprise par leur remarque mais en même temps…J’ai une amie qui hésitait aussi à la lire à sa fille de 9 ans. Tu en penses quoi ?

Céline : Je me suis aussi posée la question de l’âge. Gallimard le propose à partir de 7 ans. Clairement, je trouve ça un peu tôt. Même si on adopte le point de vue d’un enfant et que certaines choses nous sont cachées, cela ne reste pas moins une histoire dans un contexte qui sera peut-être difficile à faire comprendre à des enfants trop jeunes. Après, c’est aussi un album qui s’accompagne d’explications sur un sujet qui se discute et un thème qu’il faut aborder. Alors je suis assez partagée. Et toi ?

Pépita : C’est toujours compliqué l’âge mais je pense que c’est un livre que les enfants peuvent comprendre car on est dans l’enfance. On projette souvent trop des impressions d’adultes dans cette question. Il faut faire confiance aux enfants…

Si tu devais définir cet album (j’ai vu roman graphique mais non, pour moi, c’est un album) en un SEUL mot, quel serait-il et qu’aimerais-tu dire à son auteur et à son illustratrice si tu les rencontrais ?

Céline : Un seul mot : émotion. Et je crois que j’aurais envie de les serrer dans mes bras et de leur dire merci pour cet album qui m’a profondément bouleversée. Capitaine Rosalie va me rester longtemps à l’esprit. Et toi ?

Pépita : Le même mot que toi et je leur dirais juste merci pour cet album d’une sensibilité si rare. Je n’ai pas réussi à me résoudre à le ranger dans ma bibliothèque…

La lecture du passage : le début du livre

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