Entretien avec Guillaume Chansarel

Guillaume Chansarel, dit Guiyome, est un artiste français qui peint de très grands paysages urbains sur des toiles recouvertes de pages de livres. Depuis longtemps, il portait en lui le personnage d’Ange Ségur. Ayant décidé de lui donner vie, dans un roman jeunesse, il nous a proposé de le découvrir.

Intriguées tant par sa démarche artistique que par son passage à l’écriture, nous avons décidé de lui poser quelques questions auxquelles il a gentiment accepté de répondre.

source : artistics.com

Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à peindre sur des pages de livres ?

J’ai toujours crobardé sur des petits carnets, notamment lors de mes voyages, et j’ai toujours recherché des papiers originaux. Des papiers qui aient une matière et une teinte.
J’aime ajouter moi-même le blanc et l’utiliser comme une couleur.
Un jour, n’ayant rien d’autre sous la main qu’un vieil ouvrage imprimé, j’ai commencé à dessiner directement sur le texte, comme s’il s’agissait d’un support vierge.
L’interaction avec l’encre de chine m’a immédiatement séduit. Je suis rapidement passé aux grands formats pour approfondir cette technique, qui ne cesse d’évoluer depuis.

Est-ce qu’en utilisant des pages de livres comme support vous considérez que vous leur offrez une seconde vie ?

Lors de ma première exposition, en 2001, il y avait pas mal de réflexions sur le fait que je détériorais les livres. Aujourd’hui 20 ans plus tard, tout le monde, instinctivement, y voit une démarche écologique de recyclage…

Récup, Guillaume Chansarel, 2012.

Comment choississez-vous les livres sur lesquels vous peignez ?

Je choisis mes livres non pas en fonction de leur thème, mais de leur papier ; la qualité de leur patine et de leurs caractères d’imprimerie. Je discerne, avec l’expérience, ceux qui me permettront d’appliquer au mieux ma technique.
Cependant certains livres me surprennent encore et me forcent à m’adapter. Les matières et les gris colorés changent d’une exposition à l’autre.

Récemment, afin de répondre à une commande grand format d’un architecte, j’ai recherché et travaillé sur un vieux dictionnaire qui traite de l’histoire de Paris.

Arches Landscape, Guillaume Chansarel, 2019.

Comment vivez-vous le fait que quelqu’un puisse peindre sur votre livre dans quelques années ?

Je n’ai pas réfléchi à l’idée que quelqu’un puisse peindre sur Ange Ségur… Il faudrait que je lui en parle ! 🙂

Est-ce qu’en avoir écrit un vous-même a changé votre rapport aux livres ?

C’est uniquement pendant la phase d’écriture que mon rapport aux livres a changé. Difficile de se laisser embarquer dans une histoire sans essayer de savoir comment c’est fichu. Sans chercher à tout décortiquer… Fort heureusement, après, c’est passé.
Mais je suis encore plus admiratif aujourd’hui lorsque je tombe sur une formule qui fait mouche !

Quand on vit déjà de son art, qu’est-ce qui pousse à se « mettre en danger » en s’essayant à un autre support d’expression ?

La mise en danger, c’est tout le paradoxe de la création. Vitale, mais potentiellement destructrice. « Créer, c’est vivre deux fois », disait Camus.
Je ne me sens jamais aussi vivant que lorsque je crée. Et rien à part cette « rencontre » avec Ange ne m’a porté aussi haut. C’est quelque chose d’inexplicable.
La vraie mise en danger serait de renoncer à cela.

L’écriture et le dessin sont les deux modes de communication graphique de l’être humain. De ce fait, je pense qu’il y a, au-delà de l’aspect pictural, quelque chose d’universel et de rassurant dans mes peintures. Peut-être un écho aux romans illustrés de notre enfance ? …

Un exemple des illustrations d’Ange Ségur

Comment est né le projet Ange Ségur ?

Je ne sais pas exactement… Je crois qu’il toquait à ma porte depuis longtemps, et qu’il fallait juste que je lui ouvre.

Ange Ségur, Guillaume Chansarel, Imprimerie solidaire, 2022.

De quel manière le partenariat avec le Secours Populaire est-il apparu ?

Comme une mise en abime, comme si Ange, par un lien direct avec son histoire, avait dégagé la voie et m’avait montré le chemin, j’ai décidé de reverser les bénéfices au Secours Populaire : un coup de fil, une rencontre, des sourires, une évidence, et voilà le logo du SPF apposé aux côtés d’Ange Ségur.
Chose incroyable, le logo du Secours Populaire, c’est une main tendue qui vole… avec des ailes d’ange !

Quels sont vos prochains projets ?

Je suis en train de travailler sur ma prochaine exposition, mais pour tout vous dire, je viens de recevoir un mail d’une certaine A.S., qui est visiblement quelque part à New-York…

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Merci à Guillaume Chansarel pour sa disponibilité et son enthousiasme !

Vous pouvez vous procurer ce roman sur le site dédié, retrouver Ange Ségur sur Instagram.

La lecture d’enfant de Théo est ICI, et le site du Secours Populaire LA.

L’art dans tous ses états : les documentaires !

Suite à leur lecture commune des Tableaux de l’ombre en juin dernier, Colette et Lucie ont proposé aux arbronautes de mettre en avant leurs coups de cœur sur l’art. Et grâce à leur enthousiasme, ce ne sont pas une mais deux sélections que nous vous proposons ! Cette semaine, les documentaires et les ouvrages de non-fiction sont à l’honneur, et la semaine prochaine ce seront les fictions dans lesquelles l’art tient un rôle particulier.

Parce que l’art, tout comme la culture, nous est essentiel !

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Olalar, éditions Faton, uniquement sur abonnement

Le magasine Olalar propose aux enfants de 4 à 7 ans de découvrir chaque mois un artiste, un courant artistique, une thématique. Le contenu est à la fois adapté et de qualité pour une première approche ludique.

Plus d’informations sur le site de l’éditeur.

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Couleur Renoir, Marie Sellier, RMN.

Un livre cartonné à manipuler pour découvrir les couleurs à travers l’œuvre de Renoir : voilà la très belle idée de La Réunion des Musées Nationaux avec ce bel objet qui ravira les tout-petits.

L’avis de Colette ICI.

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Mes 10 premiers tableaux de Marie Sellier, Nathan, 2011.

C’est à une approche très ludique que Marie Sellier invite les petits lecteurs. Il s’agit d’observer les détails d’une œuvre à travers des découpes, aiguillés par une question. En tournant le cache, l’enfant découvre l’œuvre dans son ensemble, accompagné par une courte présentation poétique.

L’avis de Lucie ICI.

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Mon premier livre d’art : le Sommeil de Shana Gozansky, Phaïdon, 2019

Autres titres à découvrir dans la même collection : l’Amour, le Bonheur, l’Amitié.

Petite histoire du soir, une plongée dans l’art : ce livre tout cartonné est un voyage dans les œuvres de nos chers artistes. A offrir : « Fais de beaux rêves, de la part de : » ou simplement à lire tout en cheminant à travers le bienfait du sommeil. « Tout le monde dort » et pour illustrer les étapes du sommeil, le texte va plus loin en apportant des informations sur la peinture choisie. A la fois reposant et éducatif, ce petit documentaire se partage dans un moment calme et propice à la découverte de l’art.

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Du bruit dans l’art, Andy Guérif et Edouard Manceau, éditions Palette.

Voilà un livre qui nous invite à un voyage sonore à travers des œuvres de tous les styles, de toutes les époques. Idéal pour faire découvrir l’art aux tout-petits mais c’est aussi un régal pour les plus grands. Car l’art a cette faculté incroyable de nous emporter dans cet au-delà où les étiquettes, les classes d’âge, les catégories n’ont plus leur place !

L’avis de Colette ICI.

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DADA, la première revue d’art, au numéro ou abonnement.

La revue artistique DADA propose une initiation à l’art en famille, dès 6 ans. Chaque mois, un artiste ou un courant artistique est mis en avant de façon ludique et accessible à tous. L’originalité de cette revue tient dans le fait que toutes les formes d’art cohabitent : de la peinture à la sculpture en passant par la photographie, le cinéma ou encore l’architecture, DADA se veut une ouverture totale à l’art.

Plus d’informations sur leur site internet, sur lequel on retrouve d’autres propositions artistiques.

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L’art du bout des doigts, des tableaux, des histoires, Annick de Giry, Seuil Jeunesse, 2016.

Dans cet album carré, nous sommes invités à parcourir de célèbres œuvres du bout des doigts pour faire surgir au fil des pages, au fil des formes chaque élément qui les composent. C’est interactif, c’est innovant, c’est magique !

L’avis de Colette ICI.

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L’art en bazar, de Ursus Wehrli, Milan Jeunesse, 2013.

Les adeptes du ménage et de l’ordre vous le diront : ranger, c’est tout un art ! Mais en matière d’art, justement, l’ordre n’est pas la priorité. Ce registre de création ne peut-il pas être défini précisément en opposition à la rationalité, à la fonctionnalité et aux formes d’activités séquencées et réplicables ? N’est-il pas un lieu par excellence de questionnement subversif, voire de contestation des ordres établis ? Ursus Wehrli interroge ce qui constitue une œuvre d’art en prenant nos convictions à contre-pied, avec un projet aussi provocateur que réjouissant : l’artiste entreprend en effet de « mettre de l’ordre » dans d’illustres tableaux ! Qu’il s’agisse de toiles de la Renaissance, de peintures expressionnistes ou d’art abstrait, rien ne lui résiste ! Tel un maniaque du rangement, il procède avec méthode et une approche systématique redoutablement efficace. L’entreprise a beau sembler absurde, on ne peut qu’admirer la méticulosité du travail réalisé et la beauté surprenante du résultat. Un album fascinant permettant de découvrir ou de revisiter des œuvres incontournables !

L’avis d’Isabelle

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Le musée des émotions. 40 chefs-d’oeuvre livrent leurs secrets, d’Elsa Whyte, La Martinière Jeunesse, 2020.

Le musée des émotions est un gros coup de cœur des branches du grand arbre (il figure dans la sélection des trois documentaires actuellement soumis au vote pour le Prix ALODGA). Ce bel objet-livre déploie une galerie d’œuvres associées chacune à une émotion. Parmi les incontournables, comme La Joconde, le Cri de Munch ou Guernica de Picasso, Elsa Whyte glisse des peintures, des sculptures et des photographies moins célèbres. Ces œuvres esquissent une palette d’émotions aux quarante nuances, montrant ce que tristesse, chagrin, colère, sérénité, déception, honte, souffrance, etc. font aux corps. Le classement par ordre chronologique nous entraîne dans un voyage dans le temps fascinant car il donne à voir comment les émotions et leur expression, que l’on pourrait croire universelles, changent au fil des siècles. Le texte interroge chaque scène et tend à éveiller la sensibilité artistique des jeunes lecteurs, en leur faisant prendre conscience que chaque œuvre renferme une histoire. Beau et captivant !

Les avis d’Isabelle, de Linda et de Lucie

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Comment parler d’art aux enfants de Françoise Barbe-Gall, Adam Biro, 2008.

Parce que même si on aime visiter des musées, nous n’avons pas toujours les connaissances permettant de répondre aux questions de nos enfants, Françoise Barbe-Gall propose des conseils pratiques par tranche d’âge (5-7 ans, 8-10 ans et 11-13 ans), des pistes de réponses pour certaines questions ou remarques (« Quelle est la différence entre un commanditaire et un mécène ? », « Faut-il qu’un peintre soit mort pour être célèbre ? », « C’est mal fait, mal dessiné », « Qu’est-ce qu’un tableau abstrait ? », etc.) et, évidemment, les éléments-clés pour expliquer 31 tableaux. Pour aller plus loin, l’auteur a décliné son concept avec un second tome puis des ouvrages thématiques par époque (Comment parler de l’art du XXème siècle aux enfants) ou par thème (Comment parler de l’art et du sacré aux enfants).

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La ruée vers l’art, de Clémence Simon, Arola (revue Dada), 2019.

Le street art appartient sans doute aux mouvements artistiques contemporains les plus dynamiques. La ruée vers l’art nous permet de découvrir près d’une vingtaine d’œuvres de street-artistes de renommée, qui ont toutes en commun de détourner des peintures ultra-célèbres. Chacune est présentée par une grande photo s’étendant sur une double page, assortie d’un rabat proposant une description, quelques pistes d’interprétation et des informations sur l’œuvre d’art détournée : un choc stimulant entre chefs-d’œuvre ayant marqué l’histoire et street art. Choc également entre art et objets du quotidien, comme ce seau ménager qui, déversé, déverse une vague qui ressemble à s’y méprendre à celle de Hokusai. On s’amuse en découvrant ces œuvres, d’en reconnaître d’autres parmi les tableaux détournés dont certains, comme la Joconde, sont célébrissimes. On admire les prouesses techniques des artistes : les photos montrent bien comment ils jouent sur les échelles. Le texte éclaire le contexte de création autour de questions artistiques, sociales et politiques passionnantes. Voilà une façon très ludique de découvrir en famille l’histoire et l’actualité de l’art !

L’avis d’Isabelle

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Le code de l’art d’Andy Guérif – Palette…, 2013

Tous ces panneaux sur la route que l’on soit automobiliste ou piéton font partie de notre vie quotidienne et nous n’y prêtons guère plus attention sauf en cas de besoin bien évidemment ! De cette signalisation Andy Guérif a trouvé des références dans l’art pour s’y amuser. Tout a coup, ce qui a de plus abstrait devient vivant et matière à discussion un peu comme la première de couverture réalisée avec un hologramme.

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Et vous, quel documentaire vous a apporté une nouvelle vision de l’art ?

Lecture commune : Rosa Bonheur, l’audacieuse

Quelle incroyable figure on découvre avec ce roman sur Rosa Bonheur qui ne se laisse décidément enfermer dans aucun des rôles auxquelles elle semblait destinée en ce début de 19ème siècle : non seulement elle ne souhaite pas se marier mais préfère embrasser la carrière de peintre à une époque où les femmes n’ont pas le droit d’étudier aux Beaux arts, mais elle privilégie la peinture animalière, complètement à contre-courant des canons de son époque. Et rêve de porter des pantalons ! Il fallait un livre qui raconte cette histoire, Natacha Henry l’a fait – et nous sommes évidemment au rendez-vous pour en parler.

Rosa Bonheur, l’audacieuse, de Natacha Henry, Albin Michel, 2020.

Solectrice : Connaissiez-vous cette peintre avant de découvrir ce roman ?

Isabelle : J’avais vaguement entendu parler de Rosa Bonheur mais non, je ne la connaissais pas vraiment. Je me suis rendu compte après que je connaissais certains de ses tableaux, notamment ceux que j’ai pu voir au musée d’Orsay, mais je ne les avais pas associés à cette peintre dont je ne savais presque rien. Je ne voyais même pas précisément à quelle époque elle avait vécu. Qu’il aurait été dommage de ne pas découvrir son histoire !

Pépita : Pour ma part, c’est plus à travers son nom donné à une multitude d’écoles que je la « connaissais » ! Je savais qu’elle était peintre, j’avais déjà vu quelques-uns de ses tableaux (j’ai eu envie d’aller les voir après cette lecture, et j’en ai reconnu et découvert bien d’autres !) mais son parcours, je l’ignorais et quel destin ! Quelle femme avant-gardiste !

Solectrice : Pour ma part, je ne connaissais pas cette peintre – quel personnage ! – et j’ai également été surprise de plonger avec ce roman autobiographique dans le XIXe siècle. Qu’est-ce qui vous a interpellées ou amusées sur cette époque et sur la peinture à ce moment-là ?

Isabelle : J’ai aimé que l’histoire se situe dans la première moitié du 19ème siècle, c’est une période qui n’est pas abordée souvent en littérature, et particulièrement en littérature jeunesse. Et j’ai trouvé que Natacha Henry parvenait bien à brosser le bouillonnement social, politique et artistique de cette époque, même si c’est en toile de fond. Par exemple, c’est l’époque des prémisses du socialisme utopique et le père de Rosa est un saint-simoniste, ce qui donne l’occasion de parler brièvement de leurs idées. Le cheminement de Rosa nous donne aussi l’occasion d’assister aux obsèques de Napoléon, de découvrir la passion pour l’anatomie au Jardin des Plantes, ou encore le monde des abattoirs parisiens… Et bien sûr, le statut des femmes à une époque où le féminisme n’existait pas !

Pépita : Sur la peinture, j’ai trouvé cela étonnant cet attachement à la peinture animalière ! Mais réjouissant. Aller à contre courant des classiques, c’était osé ! La façon d’appréhender le monde aussi : aller au musée pour trouver l’inspiration plutôt que de plonger dans le réel. Même si Rosa Bonheur a eu l’intuition d’aller à la campagne pour se frotter à ses modèles grandeur nature. J’ai beaucoup aimé l’émulation intellectuelle rendue dans ce roman, propre à cette époque. On sent un mélange de curiosité avide mais aussi de freins, surtout pour les femmes.

Solectrice : J’ai aussi été sensible aux clivages entre les hommes et les femmes à cette période. Mais grâce à la détermination de Rosa, nous découvrons des univers alors réservés aux hommes, comme les abattoirs ou la section anatomie du musée d’Histoire Naturelle. Rosa se passionne toute jeune pour la peinture. Comment avez-vous réagi au choix du père d’écarter sa fille d’une carrière artistique ?

Pépita : J’ai trouvé que la réaction du père de Rosa part d’un bon sentiment : qui voudrait que son enfant rencontre les mêmes difficultés que soi ? Mais il a aussi l’intelligence de permettre à sa fille de se lancer dans sa passion, une fois qu’il a bien mesuré la force de sa détermination ! Ensuite, il reconnait son talent et l’encourage. Puis, il la regarde cheminer avec attendrissement. Cette famille d’artistes est impressionnante !

Isabelle : Tout à fait d’accord avec toi. On comprend dès les premières pages que l’enjeu de cette opposition est la conscience qu’a Raimond Bonheur de l’importance de l’indépendance matérielle pour conserver des marges de manœuvre en tant que femme et échapper aux contraintes qui vont de pair avec le mariage. Or, le peintre a fait l’expérience des obstacles à une telle carrière, même en tant qu’homme. En tant que femme, c’est une autre paire de manches, il semble qu’elles n’avaient même pas le droit d’étudier aux Beaux-Arts à cette époque ! Comme le dit Pépita, Raimond a pourtant l’intelligence d’accompagner Rosa dans son cheminement opiniâtre, cette évolution est très inspirante et émouvante.

Pépita : Mais en même temps, on sent chez ce père la certitude qu’il ne pourra pas aller contre le désir de Rosa. Au fond de lui, il le sait. Sa protestation n’est que pure forme. Il veut la protéger comme un parent le fait. C’est une forme d’amour aussi. Il est fier de sa fille, déjà. Rosa est d’une étonnante modernité : dans ses choix de vie, de rencontres, de projets mis à exécution malgré les obstacles mais elle a une façon bien à elle de pousser les portes et d’affranchir les distances entre les sexes. J’ai trouvé cet aspect particulièrement bien rendu dans ce roman. Je me suis même dit que son nom de famille Bonheur y était pour quelque chose ! Elle est très inspirante pour les femmes. Êtes vous du même avis ?

Solectrice : Oh, oui, quel nom ! Être gratifié·e d’un tel patronyme doit en effet donner envie d’adopter une certaine posture. J’ai bien pensé aussi que la jeune femme n’allait pas rester à se morfondre ainsi dans l’atelier de couture.

Isabelle : Je vous rejoins, quel personnage impressionnant ! De sa volonté sans faille, elle trace sa route à tous les niveaux, choisissant la peinture qui semblait réservée aux hommes, se spécialisant dans la peinture animalière qui n’avait pas le vent en poupe, mais faisant aussi le choix de ne pas se marier et de garder son indépendance, partageant pendant la vie de Nathalie Micas jusqu’à la mort de cette-dernière. Sa vie est pleine d’anecdotes réjouissantes, même si on imagine aisément les obstacles et le courage qu’il a fallu pour s’imposer. Par exemple, elle obtint une dérogation lui permettant de porter des pantalons !

Pépita : Pensez-vous que sa vie puisse être un exemple pour aujourd’hui ?

Isabelle : Absolument ! Et à plusieurs égards ! Elle est inspirante car elle suggère qu’il est possible d’inventer sa voie hors des carcans et des sentiers battus, même s’ils ne sont plus exactement les mêmes qu’à l’époque (en creux, on mesure l’ampleur de certaines conquêtes des deux derniers siècles). De façon plus concrète, j’ai été sensible à l’importance accordée par Rosa et ses proches à l’autonomie matérielle pour l’émancipation féminine, cela reste clé encore aujourd’hui. Je ne sais pas ce qui relève des faits, et ce qui est suggéré par l’autrice, mais le roman dit aussi quelqu’un chose d’important sur l’importance de l’amour et du soutien des proches pour trouver le courage de conquérir de nouveaux droits. Cela donne de l’espoir, je trouve, même si on n’a pas l’impression d’être si fort. C’est vraiment à l’opposé de la vision des « grands hommes », Rosa est exceptionnelle, mais elle est aussi très bien entourée et soutenue – et elle a l’intelligence de savoir s’entourer.

Solectrice : Je suis tout à fait d’accord avec toi sur l’espoir qui naît d’une telle ambition. Je pense aussi que lire ses aventures donne à réfléchir sur les freins de la société et sur les barrières qui se sont levées depuis grâce à l’audace de femmes comme elle et du soutien qu’elles ont pu recevoir. L’entourage de Rosa occupe d’ailleurs une place importante dans le roman. L’autrice insiste sur la position de faire-valoir attribuée à Nathalie. Pensez-vous que cette relation ternit l’image de la peintre ou nous montre au contraire sa fragilité face aux remords qu’elle exprime ?

Pépita : On voit bien dans ce roman que les relations jouent une place importante à l’époque : on se fait recommander, on a telle connaissance qu’il faut aller visiter… Je ne pense pas que cette relation ternit l’image de Rosa, je ne pense pas que son a-priori de départ vis-à-vis de Nathalie et son remords qui a suivi fait qu’elle l’a faite entrer dans sa vie. Je pense au contraire qu’elles ont été très complémentaires, chacune étant la bouffée d’oxygène de l’autre : à deux, elles se sont soutenues face aux hommes. Et naturellement les sentiments sont arrivés et elles l’ont assumé avec un naturel qui force l’admiration pour l’époque ! Du coup, je ne peux pas envisager que cette relation soit purement opportuniste.

Isabelle : Peut-être faisais-tu allusion, Solectrice, au fait que Rosa signe seule des toiles auxquelles plusieurs personnes peuvent avoir directement ou indirectement contribué ? Notamment Nathalie qui travaille sur les décors, puis organise par exemple les relations avec les acquéreurs des peintures. Moi non plus, je n’ai pas trouvé que cet aspect ternissait l’image de la peintre. Comme je le disais plus haut, je suis convaincue que c’est presque toujours le cas, les œuvres ne se créent pas en solitaire et c’est quelque chose que le roman souligne de façon pertinente. J’aimerais bien savoir comment l’autrice a travaillé, dans quelle mesure cette division des tâches est documentée ou interprétée. En tout cas, dans le roman, Rosa finit par prendre conscience du rôle que son amie joue dans l’ombre. Et comme le dit Pépita, leur soutien est mutuel : Rosa aide, à plusieurs égards, aussi Nathalie à vivre hors des carcans qui l’entravaient. Leur relation qui triomphe malgré les obstacles immenses de l’époque est magnifique. Pépita évoquait rapidement plus tôt la peinture de Rosa Bonheur : est-ce que cette lecture a modifié la façon dont vous voyez ces toiles, et la peinture animalière plus largement ?

Solectrice : Cette lecture m’a incitée à observer de plus près ces toiles figuratives. La grande précision des couleurs dans le roman m’a fait réfléchir aux multiples teintes dans la robe des animaux minutieusement représentés. J’ai aussi regardé d’un autre œil les détails anatomiques des chevaux peints, en pensant aux audacieuses explorations de Rosa dans les abattoirs. La peinture animalière m’a alors semblé beaucoup plus aventureuse…

Pépita : J’ai beaucoup aimé aller voir ses tableaux, celui pour lequel Rosa a gagné le concours, je le connaissais mais du coup, j’ai pris plaisir comme Solectrice à le voir différemment grâce à la lecture du roman. E j’ai aimé en découvrir d’autres et connaitre leur genèse. J’ai trouvé ça incroyable d’ailleurs cette émulation à l’époque pour la peinture, ces cercles dynamiques autour des genres et des styles, cette recherche des modèles et le choix de Rosa pour la peinture animalière, à contre-courant, donne vie à la campagne, la sublime, et porte sa beauté à la ville. C’est vraiment très moderne comme vision et si valorisant pour ces métiers agricoles mal connus. Une avant-gardiste dont il faut s’inspirer !

La peinture du « Labourage Nivernais », l’un des tableaux les plus célèbres de Rosa Bonheur

Et vous ? Aviez-vous entendu parler de Rosa Bonheur et de ce roman, l’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, nous espérons vous avoir donné envie de les découvrir. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire la chronique d’Isabelle.