Lecture commune : Torben Kuhlmann met la science à hauteur de souris

Vous l’aurez peut-être remarqué, ce mois d’avril est placé sous le signe des étoiles sous notre grand arbre ! Dès lors, impossible de ne pas parler de l’album Armstrong, une incroyable aventure à la conquête de l’espace qui nous a fait forte impression.

Notre enthousiasme débridé a finalement fait que c’est finalement de toute la série imaginée par l’auteur allemand Torben Kuhlmann que nous vous parlons dans ce billet ! Quatre tomes qui nous font découvrir, à hauteur de souris, des avancées scientifiques parmi les plus prodigieuses. Cela vous intrigue ? Cette lecture commune est faite pour vous !

Torben Kuhlmann, photo disponible sur son site

Isabelle : Les albums de Torben Kuhlmann sont devenus absolument incontournables en Allemagne, ils ne sont pas (encore) aussi connus en France. Comment les avez-vous découverts et qu’est-ce qui vous a donné envie de vous y plonger ?

Linda : En 2019, mon libraire mettait en avant Armstrong parmi une sélection de livres plus documentaires pour fêter le cinquantième anniversaire des premiers pas de l’homme sur la Lune. Ce fut un énorme coup cœur, et depuis j’ai continué à découvrir ses albums.

Colette : J’ai connu les albums magnifiques de cet artiste grâce au comité de sélection du prix des Incos niveau CM2-6e auquel je participe. Edison était dans la sélection (il a d’ailleurs été retenu). Ce qui m’a donné envie de plonger dans ce livre, c’est cette étonnante association entre l’univers des souris et l’univers scientifique. Je me suis tout de suite demandé comment ces deux univers allaient se rencontrer. Cela me paraissait improbable.

Isabelle : Pour notre part, nous avons découvert ces albums d’abord en allemand avec le premier tome, Lindbergh, suite à la visite de mes parents au musée du Zeppelin près du lac de Constance. Nous avons tout de suite été sous le charme des illustrations, puis de l’histoire, nous précipitant ensuite sur chaque nouveau tome de cette série. J’ai donc été ravie de voir que la maison d’éditions Nord-Sud permettait aux lecteurs francophones d’en découvrir la traduction !

Lindbergh, Armstrong, Edison, Einstein : plusieurs fils rouges traversent ces albums, avez-vous envie de résumer leur sujet et la façon originale dont il est traité ?

Linda : Chaque volume présente une avancée technologique et scientifique dans un domaine différent: l’aviation dans Lindbergh, la conquête spatiale dans Armstrong, l’ampoule électrique pour Edison, la théorie de la relativité pour Einstein. L’auteur place la recherche dans un univers fantastique dans lequel des souris passionnées feraient des recherches en parallèle, voir un peu avant, les scientifiques dont les albums portent le nom. Ces souris évoluent dans les murs de notre propre monde et doivent se montrer prudentes pour préserver le secret de leur vie.

Isabelle : Voilà ! À lire ces pages, on se dit qu’on était à mille lieues de soupçonner l’effervescence fébrile qui semble régner parmi ces adorables petits rongeurs. Dans l’imagination de Kuhlmann, leur manie de se lancer des défis complètement fous n’a d’égale que leur obstination à se jouer des obstacles liés à la gravité, à l’absence d’air ou à la pression hydrostatique ! Pour moi, les fils rouges de cette série sont une rencontre improbable entre science et fantaisie, une forme vraiment à la charnière entre le roman (avec un texte relativement long déroulant une histoire aux rebondissements multiples) et l’album illustré, et justement, à ce propos, un univers graphique vraiment singulier.

Que pensez-vous, donc, de cette rencontre entre science, histoire et fantaisie ?

Linda : Les personnages attirent le regard et permettent à l’auteur d’aborder des sujets riches tout en créant une histoire pleine d’aventures, de dangers sous-jacents en plaçant la recherche scientifique au cœur du récit. C’est un procédé vraiment pertinent. Le texte se veut assez long pour intéresser le lecteur un peu plus grand qui pourrait se détourner du format l’album, trop souvent destiné aux jeunes enfants. Ici le support permet d’éveiller la curiosité, de la nourrir tant au travers du texte que de l’image.

Colette : J’ai parfois trouvé le « prétexte » à l’évocation de la découverte scientifique tiré par les cheveux : la foire aux fromages dans Einstein n’a pas constitué pour moi une raison suffisante pour pousser notre petite souris à déployer tant d’énergie, tant d’effort, tant d’ingéniosité pour comprendre la théorie de la relativité et créer une machine à remonter le temps – et pourtant je me délecte de toutes sortes de fromages ! J’ai préféré l’élément déclencheur de la quête de Peter dans Edison : une vieille carte, un trésor à retrouver, un passé familial glorieux, voilà qui a le don de m’entraîner dans l’aventure ! De manière générale, je trouve que la structure des albums de Torben Kuhlmann nous invite à pousser la porte du passé et des progrès techniques qui jalonnent l’histoire de l’humanité à la manière d’une enquête, qui progresse étape par étape. L’auteur allie science, histoire et fantaisie avec aisance et maîtrise. Il me semble que les illustrations jouent beaucoup dans la construction de cette cohérence, ce sont les illustrations qui d’après moi rendent cette alliance plausible, crédible (alors qu’en fait si on y réfléchit bien, c’était un pari risqué : des souris qui aident les plus grands scientifiques du monde à aller au bout de leurs idées géniales, hum, hum, c’est complètement dingue !

Isabelle : Oui, cela reste une fiction un peu décalée, mais très sérieusement, en tant que chercheuse, je trouve qu’elle montre comme rarement les côtés les plus chouettes de la science : la soif de comprendre, les cogitations et expériences ratées face à des problèmes qui peuvent paraître insolubles, la recherche d’hypothèses plausibles, l’exaltation de l’expérimentation et de l’exploration de territoires inconnus… Le fait que cela soit raconté à hauteur de souris lui permet, en plus, de mettre en scène ce cheminement scientifique comme une aventure impliquant des bonds vertigineux et la fuite de redoutables prédateurs. Et mine de rien, pris dans ce flot de péripéties, on remarque à peine qu’on apprend une foule de choses.

L’univers graphique de cet auteur m’a semblé très singulier. Comment l’avez-vous trouvé ?

Linda : Je trouve la mise en page très dynamique. L’alternance d’illustrations pleine page, d’accumulation de vignettes ou de double pages crée la surprise à chaque page tournée. Très réaliste, le dessin de Kuhlmann regorge de détails qu’on prend plaisir à chercher et à trouver avec plus ou moins de facilité. C’est un vrai plaisir pour les yeux ! Chaque album prend des airs de journal de recherches avec ses croquis, photographies et textes.

Colette : Je me suis aussi délectée des doubles pages qui nous offrent de vastes paysages, peints avec une précision d’horloger. Certaines pages en appellent à l’infiniment grand, d’autres nous ramènent au minuscule. Il y a un véritable mélange de styles entre cases de bande-dessinée, photographie polaroïd, double page sans texte, pages de croquis, imitation de documents anciens… Il y a un petit côté grimoire avec ces albums, renforcé par la matérialité du livre, son épaisseur, sa belle couverture rigide. L’artiste joue aussi souvent des cadrages, avec des alternances de gros plans et de plans généraux qui invitent le regard à explorer l’espace avec curiosité, avidité comme les personnages le font avec leurs inventions. Pour moi les images de Torben Kuhlmann sont un univers à part entière à explorer.

Isabelle : Je vous rejoins sur la qualité des illustrations dont certaines sont vraiment à couper le souffle. Elles ont un côté vintage que j’ai trouvé réjouissant et original et comme vous le disiez, elles débordent de détails qu’on découvre au fil des lectures et de clins d’oeil aux mondes de la littérature et de la science. Quelle virtuosité ! Tu avais raison toute à l’heure, Colette, de souligner que ces illustrations sont essentielles pour nous faire entrer dans cette abracadabrante histoire de souris astucieuses.

Colette : Et qu’avez-vous pensé du dossier documentaire à la fin des albums ? Est-ce que vous le trouvez nécessaire ? On peut bien entendu ne pas le lire mais je me suis demandée en relisant celui sur Einstein à qui il s’adressait vraiment (je n’ai pas tout compris et j’ai éprouvé un immense regret de ne pas m’être plus intéressée à la physique…)

Linda : Pour ma part je trouve ce dossier intéressant car il permet d’aller plus loin pour découvrir un scientifique, un chercheur et ce qui le rend célèbre.

Isabelle : Moi aussi, j’ai bien aimé. Bon, c’est quand même un peu le choc : l’auteur parvient d’abord presque à nous faire avaler son histoire de souris pionnières de la connaissance pour ensuite nous révéler la véritable histoire de l’invention du Zeppelin, de l’avion, de l’éclairage électrique et de la théorie de la relativité, telle que la racontent les encyclopédies. Je n’aime pas trop que les fictions aient des intentions didactiques trop explicites, mais là, j’ai trouvé que c’était attrayant et vraiment intéressant – même moi non plus, je ne suis pas sûre d’avoir tout compris ! Ces pages finales ont en tout cas fait forte impression à mes enfants. Cela dit, comme je le disais plus haut, je retiendrais plus de ces albums quelque chose sur l’esprit et la méthode scientifique que sur la technique ou la théorie en question.

Isabelle : Finalement, qu’est-ce qui vous a emportées, ou moins plu dans ces albums ?

Colette : Ce qui m’a complètement convaincue dans ces albums, c’est vraiment l’univers graphique de l’auteur, ce talent pour représenter un monde à explorer. Ce qui m’a moins plu, même si je trouve cela joyeux et original, c’est le récit animalier, c’est d’avoir choisi la souris comme personnage principal, mais ce petit bémol est sans nul doute lié au fait que vraiment, vraiment, j’ai une peur panique des souris. Cela n’empêche pas que ce choix semble aller avec le classicisme des œuvres de Kuhlmann : la souris est un animal que l’on retrouve dans maintes comptines enfantines, dans de nombreux albums jeunesse, c’est un animal très familier dont on peut facilement imaginer que son petit monde s’étend sous le nôtre, dans les murs et sous les toits de nos maisons, derrière les étagères de nos librairies. La souris est souvent associée d’ailleurs aux expériences scientifiques mais ici pour une fois elle n’en est pas la victime mais l’initiatrice. Joli renversement, me semble-t-il !

Linda : Absolument. La souris me semble être un très bon choix car, comme tu le dis, c’est un animal très familier. Sa vie et la nôtre sont étroitement liées. Les rongeurs vivent dans nos murs et se nourrissent de notre nourriture. C’est aussi un petit rongeur réputée très intelligent. Ici, Torben Kuhlmann a su leur donner un air plutôt mignon qui doit jouer un rôle dans l’attrait de ses livres chez les enfants pour qui le titre n’est pas forcément parlant. Je crois qu’au final c’est ce mélange fantaisie, science, histoire qui me plait le plus. Mais bien sûr, le style graphique y est pour beaucoup aussi. Ces petites souris sont tellement mignonnes !

Isabelle : Je suis d’accord sur l’univers graphique et l’originalité de la proposition qui restent les énormes points forts de cette série et de cet auteur. Mon principal regret concernait l’absence de femmes scientifiques en quatre tomes. Il y aurait là une belle manière de les mettre en avant et j’espère fortement que Torben Kuhlmann y viendra !

Alors, ces albums, à qui avez-vous envie de les faire lire ?

Linda : À tous les enfants, curieux par nature, afin d’enrichir leur culture générale sans en avoir l’air.

Colette : À mes fils sans aucun doute ! Ils ont adoré découvrir les différentes aventures des petites souris de Kuhlmann. Mais sans doute pas du tout pour les mêmes raisons : mon fils aîné a aimé la part documentaire de ces albums, alors que mon cadet s’est régalé des aventures improbables des petites souris, il les a vraiment lus comme des récits d’aventures. Et je suis ravie que l’un de ces albums soit dans la sélection des CM2-6e des Incos de l’année prochaine. Proposer des albums riches, des lectures longues illustrées à ce lectorat là, c’est un super défi ! Garder le lien avec l’album à un âge où souvent on commence à s’en éloigner, c’est une belle promesse de lectures variées, diverses, multiples. Lire un texte, lire une image – et quelles images ! – ce sont deux processus différents qu’il m’importe de cultiver avec des adolescent.e.s.

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Et pour le plaisir de goûter aux superbes illustrations de l’artiste, nous avons chacune choisi une image en particulier à vous présenter.

Pour Colette, ce sera cette magnifique double page qui ouvre Edison, la fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan.

Edison, La fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan, Torben Kuhlmann,
NordSud, 2019.

Parce que j’adore cette atmosphère, ce mur couvert de livres jusqu’au plafond, ces tables chargées d’œuvres, et pas n’importe lesquelles, il n’y a qu’à voir les œuvres au premier plan qui comme des indices de l’aventure qui nous attend, que ce soit les œuvres de Jules Verne, d’ H-G Wells, Moby Dick, ou L’île au trésor. La vitrine, les voitures que l’on devine garées dans la rue, la petite clochette au dessus de la porte, le tourniquet qui présente les journaux , les cadres sur le mur, cette caisse enregistreuse en bois et puis ce libraire aux lunettes rondes, ce garçon en culottes courtes, tout nous invite au voyage dans le temps. Et puis il y a dans le mur du fond ce petit trou de lumière vive, ce petit trou qui nous happe, passage vers un autre monde, un monde minuscule…

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Le choix (cornélien) d’Isabelle s’est porté sur cette illustration tirée de l’album Einstein. Le fantastique voyage d’une souris dans l’espace-temps.

Einstein, Le fantastique voyage d’une souris dans l’espace-temps, Torben Kuhlmann,
NordSud, 2020.

On y retrouve l’identité graphique singulière de Torben Kuhlmann, son trait tendre et énergique pour dessiner les petites souris et son univers vintage – mécanismes d’horloge à l’ancienne, livres à l’épaisse reliure en cuir, tableau noir… Mais surtout, parole de chercheuse, cette illustration représente parfaitement les différentes facettes du travail scientifique : la formulation d’une énigme et la cogitation sur les hypothèses envisageables qui seront souvent schématisées comme ici à la craie à gauche, la lecture des nombreux travaux déjà disponibles qui viennent s’empiler sur un coin du bureau, la définition d’un protocole expérimental permettant de tester ses intuitions, phase à laquelle notre apprenti chercheur semble intensément consacré. De quoi susciter des vocations, non ?

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Après de longues hésitations pour Linda, le choix s’est finalement arrêté sur la double page qui ouvre Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune.

Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune, Toben Kuhlmann, NordSud, 2016.

Parce qu’elle résume parfaitement l’univers de Torben Kuhlmann avec son graphisme si réaliste et sa façon si singulière de placer le monde des souris à hauteur d’humain. Ses illustrations présentent très souvent des plans dessinés en plongée ou contre-plongée, une façon de montrer l’immensité du monde à l’échelle de ce petit mammifère. Sans parler de la richesse des décors qui en disent beaucoup, un tableau par-ici, un livre par-là, la maquette d’un avion dans ce coin, un globe dans un autre. Et en son centre, l’objet de toutes les questions. C’est un monde plein de curiosités qui s’ouvre pour son personnage mais aussi pour le lecteur qui doit prendre le temps de regarder partout pour ne rien manquer ni oublier.

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Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire nos critiques :

  • Les avis de Pépita et de Linda sur Lindbergh, la fabuleuse aventure d’une souris volante
  • L’avis de Linda sur Armstrong, l’extraordinaire voyage d’une souris sur la Lune
  • Les avis d’Isabelle et de Linda sur Edison, La fascinante plongée d’une souris au fond de l’océan
  • L’avis d’Isabelle sur Einstein, Le fantastique voyage d’une souris dans l’espace-temps

N’hésitez pas non plus à nous dire si vous en avez lu certains et ce que vous en avez pensé !

Lecture commune : Momo

Michael Ende est un auteur incontournable de la littérature jeunesse allemande : un talent de conteur immense, un imaginaire ahurissant, mais aussi et surtout un art de s’approprier de grandes questions philosophiques pour en faire de captivants récits d’aventure.
Dans Momo, il est question du temps. À l’heure de la course à la productivité et des écrans qui viennent combler chaque seconde de vide, nous avons eu envie de nous arrêter autour de ce livre et de méditer la valeur du temps passé à ne rien faire, à rêver, à jouer et à partager avec les êtres aimés…

Momo, de Michael Ende, 2009 pour la traduction en français, Bayard Jeunesse.

Isabelle : Michael Ende est un auteur absolument incontournable de la littérature jeunesse allemande, mais semble beaucoup moins connu en France. Aviez-vous déjà entendu parler de lui avant de lire Momo ?

Colette : Oui… grâce à toi ! Par le biais de ton article sur Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive notamment, et par une discussion que nous avions eue sur LHistoire sans fin que nous étions plusieurs à connaître grâce à l’adaptation cinématographique qui nous avait enchantées enfant ! Mais sinon en effet, il n’a pas, en France, la renommée qu’il semble avoir en Allemagne.

Lucie : Je connaissais L’Histoire sans fin de nom, mais je ne l’ai ni lu, ni vu l’adaptation. Cela me semble être son œuvre la plus connue en France.
Cela dit, suite à tes conseils et à la lecture de Momo, je l’ai acheté et je compte bien m’y plonger bientôt !

Isabelle : Pourquoi lire ce roman paru en 1973 en 2020 ?

Lucie : Ce roman est d’une perspicacité incroyable sur notre rapport au temps et ce que nous choisissons d’en faire. En réalité, le fait qu’il ait été écrit il y a près de cinquante ans m’a poussée à me demander si cette espèce de fuite en avant, de frénésie dans laquelle nous vivons est finalement si récente. J’ai vraiment eu le sentiment que ce roman avait été écrit par un de nos contemporains. Cela en dit long sur le talent et la justesse de Michael Ende !

Isabelle : Tout à fait d’accord avec toi. C’est vraiment bluffant de voir à quel point cette histoire est prémonitoire des évolutions de notre société, y compris les plus récentes. Je vois là une caractéristique des « classiques » de la littérature dont la pertinence résiste aux décennies qui passent parce qu’ils ont quelque chose d’universel. Michael Ende a vraiment, je trouve, un talent pour imaginer des contes philosophiques auxquels il insuffle une bonne dose d’aventures et de péripéties.

Lucie : Tu as parfaitement raison, cette résonance à travers le temps est vraiment la marque des classiques. Nous nous étions déjà fait la remarque à propos de L’étrange cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde, il me semble.

Colette : Ce récit a quelque chose qui tient véritablement du conte plus que du roman, par conséquent il en découle une certaine intemporalité qui justifierait notre impression que ce livre peut être lu avec le même intérêt encore aujourd’hui. L’histoire de Momo ne semble pas liée à une époque particulière même si c’est vrai qu’on y lit clairement l’avènement d’une société capitaliste où le rendement serait la valeur suprême. Mais les surnoms des personnages, le fait que les « méchants » n’aient pas de nom, la présence constante du merveilleux en filigrane, les créatures imaginaires qui guident notre jeune héroïne misérable, tout nous rappelle la structure des contes classiques.

Isabelle : La thématique centrale du roman est celle du temps – d’ailleurs, le titre original en allemand est Momo et les voleurs de temps : est-il possible de le voler ?

Lucie : Voler le temps… Vaste programme ! Le titre allemand fait visiblement référence aux Messieurs gris. Selon moi il y a deux types de temps volé dans ce roman. D’abord celui qu’effectivement les Messieurs gris volent aux adultes, en les convaincant que le temps passé à autre chose qu’à travailler est du temps perdu. Mais il y a aussi la conception opposée, associée au personnage de Momo, qui est que le temps passé à jouer avec ses amis, à écouter, à rêver… C’est alors du temps volé aux Messieurs gris, c’est à dire au travail et à la rentabilité. Cette idée-là a trouvé un écho très fort chez moi.

Colette : Voler le temps n’est pas possible et les voleurs de temps ne volent rien finalement, ils thésaurisent sur ce que les humains veulent bien leur céder. D’après moi c’est leur liberté qu’ils troquent – mais j’avoue que je n’ai pas vraiment saisi contre quoi… Qu’ont-ils à y gagner ? Je ne l’ai toujours pas compris mais j’attends vos éclaircissements avec impatience ! En tout cas, l’introduction de cette notion dans le récit, lui donne une portée philosophique, faisant de Momo non seulement un conte mais un conte philosophique.

Isabelle : C’est vrai que ces messieurs gris sont inquiétants, on ne sait pas précisément ce qu’ils représentent. Mais en tout cas, ils ne sont pas humains et ne répondent pas à des motivations humaines. J’y ai vu plutôt la métaphore d’un système aliénant, louant la rationalisation du temps et l’élimination des temps non-productifs en faisant miroiter aux gens des bénéfices futurs. Un système qui n’est qu’une supercherie, puisque les fleurs de lys qui incarnent le temps épargné sont utilisées par les hommes gris pour fabriquer leurs cigares, un symbole des nantis qui pourrait renvoyer, comme tu le disais, à la critique de la société capitaliste.

Lucie : C’est exactement ça. Les humains « épargnent » du temps qui ne leur sera jamais rendu puisqu’il est utilisé par les Messieurs gris pour vivre. Ces personnages sont clairement présentés comme des parasites. D’ailleurs ils se multiplient au fur et à mesure du récit, plus ils parviennent à convaincre les adultes, plus ils deviennent nombreux. C’est un cercle vicieux !
Justement, comment interprétez-vous le fait qu’ils ne peuvent s’en prendre aux enfants que de manière indirecte ?

Isabelle : Peut-être les enfants restent-ils imperméables à l’idée de troquer d’hypothétiques rêves de futur contre des renoncements présents parce qu’ils vivent avant tout dans le présent et n’aiment pas différer leurs plaisirs. Et le bonheur de prendre le temps, ici et maintenant, de jouer, de se raconter et d’imaginer des histoires, qui le connaît mieux que les enfants ? Ils ont une approche intuitive et spontanée des choses qui les protège, en l’occurrence, contre des raisonnements en apparence logique, mais en réalité complètement bancals. Chez Momo, c’est peut-être encore autre chose, elle a quelque chose d’une résistante.

Colette : J’adhère complètement à cette interprétation ! Les enfants ne peuvent pas être sensibles aux arguments des voleurs de temps parce qu’ils ne vivent pas le temps qui passe comme les adultes. Ils ne se projettent pas, me semble-t-il, avant l’adolescence (et souvent parce qu’ils y sont forcés par les adultes…). Le jeu est le moteur de leur quotidien dans le roman, d’ailleurs c’est aussi grâce au jeu que les hommes en gris les ont piégés dans leurs dépôts. C’est d’ailleurs un des aspects caractéristiques de l’enfance me semble-t-il, cette insensibilité au temps qui passe. Cela m’évoque le Neverland de Peter Pan (ou de Timothée de Fombelle !)

Isabelle : Nous n’avons pas vraiment parlé de l’héroïne du roman. Qu’est-ce qui la rend si singulière ? Que vous-a-t-elle inspiré ?

Colette : Momo est une énigme… mais elle a un pouvoir incroyable : celui de savoir ÉCOUTER ! Je crois que savoir écouter les gens, c’est la plus grande preuve d’amour. Et Momo en est capable pour n’importe qui, ce qui en fait une créature hautement humaniste, généreuse, altruiste. Pure. Une héroïne dans le sens classique du terme.

Lucie : La capacité d’écoute de Momo est effectivement une caractéristique essentielle du personnage. Il est clairement expliqué qu’en écoutant les gens qui l’entourent ceux-ci se révèlent, soit par une imagination exacerbée dans les histoires ou dans les jeux, soit en trouvant eux-mêmes des pistes pour résoudre le problème dont ils étaient venus discuter. Cette vision de l’écoute est vraiment très inspirante. Ainsi que le fait qu’elle profite aussi bien aux enfants qu’aux adultes, qui sont traités sur un pied d’égalité avant d’être séparés par les messieurs gris.

Isabelle : Je vous rejoins tout à fait, cette écoute tranquille et attentive qui désamorce les disputes, apaise et suscite des idées, des histoires et des jeux est assez fascinante, cela donnerait envie d’en être capable ! Ça n’a pas l’air si extraordinaire, dit comme ça, comparé aux super-pouvoirs d’autres héros, mais on est finalement surpris, à la lecture, par ce que ce pouvoir de « perdre son temps » à écouter les autres implique. J’ai aussi vu Momo comme une résistante sur laquelle l’idéologie fallacieuse des épargneurs de temps semble glisser et qui lutte contre leur emprise avec beaucoup de courage et de générosité.

Lucie : J’aime beaucoup cette interprétation de Momo comme résistante. Il me semble que cela correspond aux discussions que l’on peut avoir par ici sur la manière dont on utilise notre temps, quels choix nous faisons vis à vis des réseaux sociaux, etc. Nous essayons d’avoir des utilisations réfléchies et raisonnées, et le personnage de Momo est inspirant dans cette optique de garder du temps pour l’essentiel.

Colette : Je vous rejoins sur le fait que Momo incarne une figure de résistante mais je ne la vois pas comme un personnage militant, elle ne revendique pas ce qu’elle incarne, c’est ce qu’elle est qui résiste au système des voleurs de temps. Même si Gigi à un moment essaye de transformer cette résistante en mouvement politique ou en tout cas en revendication des enfants, la cohésion du mouvement ne dure pas.

Isabelle : Il me semble que Michael Ende a un peu sa propre façon d’écrire, même si beaucoup d’auteur.e.s pourraient avoir été influencés depuis par sa plume. Comment avez-vous trouvé son écriture ?

Colette : Je n’ai lu qu’une œuvre de cet auteur, je ne peux donc pas en dire grand chose mais en tout cas c’est certain que c’est une écriture particulière, qui m’a mise mal à l’aise parfois. Je ne saurais pas trop l’expliquer, j’avais l’impression d’être dans un monde post-apocalyptique, où il n’y a plus que des miettes d’humanité, un monde où le langage a perdu de sa verve, de sa poésie, où il en est réduit à sa plus simple expression. Heureusement la fin du récit avec l’intrusion du merveilleux, de Maître Hora, de la tortue Cassiopée, des fleurs horaires, a comblé ma sensibilité aux belles choses !

Isabelle : Sur le style, je te rejoins Colette sur l’art qu’a l’auteur d’insuffler du merveilleux, et même de la poésie, à ses récits. Ces fleurs horaires sont quand même fascinantes ! Les livres de Michael Ende débordent de trouvailles dont je me demande vraiment où il va les chercher. Comme Cassiopée, la doyenne-tortue qui avance à petits pas tranquilles vers le futur, capable de connaître les événements avec une demi-heure d’avance même si elle n’a pas pour autant de prise sur les événements… Je trouve que l’auteur a un peu le défaut de ces qualités : ses livres sont toujours un peu foisonnants comme si l’auteur se laissait entraîner par son imagination sans bornes, avec des intrigues secondaires qui peuvent parfois se déployer sur des pages (par exemple ici les jeux des enfants ou les longs discours des Messieurs gris). C’est encore beaucoup plus fort dans L’Histoire sans fin où il semble ouvrir sans cesse de nouvelles portes comme s’il voulait nous faire pressentir tout ce qu’il a sous le pied. On peut trouver le découpage de l’intrigue un peu heurté de ce fait et je proposerais ce roman plutôt aux lecteur.ice.s confirmés, capables de garder le fil. En même temps, c’est bien raconté et il y a quelque chose de réjouissant à cette luxuriance !

Lucie : C’est amusant, le merveilleux qui vous a enthousiasmée est peut-être ce qui m’a le moins plu dans ce roman (toute proportion gardée). J’ai lu ce passage de manière assez distanciée et j’y ai vu la seule marque de l’époque d’écriture du roman : années 70, flower power, etc. En vous lisant j’ai l’impression d’être passée un peu à côté, sauf de la tortue que j’ai beaucoup aimée. Il faut vraiment laisser sa rationalité de côté pour la troisième partie !

Isabelle : Je voulais aussi vous interroger sur quelque chose qui m’intrigue depuis la lecture de Momo : ce livre est très souvent comparé en France au Petit Prince de Saint-Exupéry, ou présenté comme une version féminine/allemande. Que pensez-vous de ce parallèle ?

Colette : Alors là, j’avoue que je n’ai pas du tout fait le parallèle ! Il y a en effet peut-être un peu de la même innocence chez Momo et Le Petit Prince mais le héros de Saint-Exupéry est bien plus volubile que Momo, il a tout un passé auquel il tient énormément alors que Momo n’en a absolument aucun. Il me semble que ce sont deux œuvres bien à part, mais chacune dans son style.

Isabelle : C’est quelque chose qui m’a surprise aussi, j’ai plutôt eu envie de penser à Orwell à la lecture ! Le Petit Prince est une lecture plutôt contemplative, alors que Momo est un roman plein d’aventures, avec une bonne dose de frissons. Le parallèle n’est probablement pas très pertinent, je me dis qu’il se réfère peut-être à la façon dont le regard « neuf » d’un enfant peut être révélateur du monde et des choses de la vie.

Lucie : Je suis d’accord avec vous. Ma lecture du Petit prince date un peu, mais je ne vois pas bien le lien entre ces deux œuvres. Je te rejoins, Isabelle, cela tient à mon avis plus au fait que l’on rencontre dans ces deux romans des enfants d’une grande sagesse qui peuvent changer notre regard sur le monde.

Isabelle : Peut-être encore un mot sur la couverture ?

Colette : J’ai lu quelque chose d’intéressant sur le blog Le saute-Rhin. Il explique que l’éditeur de Michael Ende a refusé que Maurice Sendak illustre la couverture de son livre, et qu’il aurait lui-même fait le dessin (il est super !) mais que Bayard n’aurait pas repris la couverture allemande pour lui préférer ce dessin très pauvre et un peu amateur de la couverture que nous lui connaissons…

Couverture allemande et couverture française de Momo

Lucie : La couverture est effectivement assez malheureuse. C’est sur cette seule image que mon fils a refusé de le lire, je trouve ça tellement dommage ! Mais j’avoue que comme je ne l’aurais probablement ni acheté, ni même feuilleté sur cette base, je ne peux pas le lui reprocher…

Isabelle : Auriez-vous envie de faire lire ce roman à quelqu’un ? À qui ?

Colette : À mes petits élèves de 6e ! Ce serait l’occasion d’un super débat philosophique !

Lucie : J’ai envie de faire découvrir ce roman à tous mes proches, adultes comme enfants. Comme il interroge notre rapport au temps ce serait un excellent point de départ pour une discussion. Mais il leur faut passer outre la couverture, ce n’est pas gagné ! Et toi Isabelle, à qui aimerais-tu le faire découvrir?

Isabelle : J’ai déjà été ravie que vous ayez été partantes pour le lire ! Et j’aime bien offrir aux enfants de notre entourage ce roman que nous avons tellement aimé que nous l’avons lu deux fois à voix haute.

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Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire les chroniques de Lucie, Linda et Isabelle.

En bonus : dans cette émission de France Inter, Alice Zeniter cite (à partir de 17:09) Michael Ende comme l’un de ses remèdes à la mélancolie, et parle notamment de Momo !