Toucan, lion, rhinocéros, cochon, éléphant… Ils marchent, tête baissée, une valise à la main, un baluchon sur l’épaule. Ils migrent. Et nous avons voulu suivre cette étrange migration. Dans l’obscurité la plus totale, nous leur avons emboîté le pas.
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Quelle belle couverture ! A la fois sombre et lumineuse ! Qu’a-t-elle suscité en vous quand vous l’avez découverte ?
Frédérique. – D’abord, je n’ai pas pu m’empêcher de l’ouvrir entièrement pour y voir tout un portrait d’attroupement de personnes en file indienne, formidable couverture en format paysage. Le gris tout d’abord du rhinocéros et les couleurs très lumineuses qui contrastent tellement avec ce noir. Il n’y a aucune chaleur à part dans certains vêtements colorés mais plutôt de l’inquiétude très palpable dans la nuit.
Isabelle. – J’ai d’abord été happée par la beauté de ces illustrations, la lumière qui entoure ces migrants aux vêtements bariolés. Puis j’ai pris conscience de l’obscurité inquiétante dont Frédérique vient de parler. Et des images dramatiques de « migrants » sont venues se superposer dans mon esprit à cette couverture. J’ai immédiatement eu envie d’ouvrir cet album tout en me demandant si je confronterais mes enfants à la noirceur de ce que ces pages avaient probablement à évoquer…
Linda.– Ce n’est pas tant les couleurs que les personnages qui m’ont interrogée. Tous différents mais avec ce même regard triste tourné dans la même direction. Je trouve que cela en dit déjà beaucoup sur le poids des valises qu’ils transportent tant au sens propre qu’au sens propre. Cela nous confronte directement à nos émotions et ne laisse aucun doute sur celles qui vont nous submerger au fil des pages.
Vous avez raison de souligner les expressions tristes des visages des animaux car c’est assez rare de représenter les animaux de cette manière dans l’album jeunesse. C’est ce qui m’a interpellée dans cette couverture. En plus du titre qui l’accompagnait. Avant de nous pencher plus avant dans l’analyse de ce livre, pourriez-vous nous dire comment les enfants avec qui vous l’avez « lu » l’ont-ils perçu, compris, appréhendé ?
Frédérique. – Je l’ai lu avec mon fiston de bientôt treize ans, il a remarqué tout de suite le personnage à la tête de mort, en marge du groupe et la mine fermée des autres.
Linda. – Je ne l’ai lu qu’avec Gabrielle qui, du haut de ses presque douze ans, a de suite fait le parallèle avec les migrants de la « jungle de Calais » dont elle entend parler. La traversée de la mer est un exemple vraiment concret pour elle, encore plus depuis qu’elle a vu les images terribles des migrants parvenus à entrer dans l’enclave espagnole de Ceuta. Le premier personnage qu’elle a identifié est la mort qui suit le groupe d’animaux d’un bout à l’autre de leur voyage mettant l’accent sur les dangers, les risques qu’ils vont rencontrer. J’ai trouvé qu’elle gérait mieux ses émotions que moi. Le ton est lourd, l’absence de texte nous laisse vraiment le temps de vivre l’histoire, de la ressentir, et pourtant de son côté la « lecture » n’a pas été si désagréable même si elle a été touchée.
Colette. – C’est très intéressant ce témoignage qui montre qu’il faut avoir une certaine connaissance de ce qu’est une migration pour comprendre la portée de l’album. En effet avec mon Nathanaël de sept ans, nous n’avons pas du tout vécu la même lecture. Je l’avais malencontreusement averti que ce livre était triste, ce qui lui a mis la puce à l’oreille. Mais en finissant le livre, il m’a dit « pourquoi tu as dit que c’était triste ? ». Il n’a jamais vu de reportages ou de documentaires sur les migrants et n’a donc pas du tout identifié le sujet de l’album. On a donc discuté à la fin de ce que moi, adulte, j’avais projeté dans cet album. J’ai du expliquer ce qui pouvait pousser quelqu’un à quitter un endroit pour un autre endroit. Et cela nous a obligés à reprendre l’album en détail pour identifier les épreuves rencontrées pendant le voyage de nos animaux migrants. C’est pour moi un album qui nécessite donc un accompagnement, d’autant plus que c’est un album sans texte.
D’ailleurs comment l’avez-vous lu ? Avez-vous eu besoin de mettre des mots pour accompagner les illustrations ou l’avez-vous lu en silence ?
Isabelle. – C’est drôle que tu poses cette question parce que d’habitude, les albums sans texte, c’est compliqué chez nous. Les enfants me regardent et attendent que je dise quand même quelque chose. Or, nous avons parcouru cet album dans un silence assourdissant. Juste une question inquiète de mon fils de dix ans tout au début, qui m’a serré le cœur: « Où sont les parents de l’éléphanteau ? » Et un peu plus loin, son grand frère : « Cela me fait penser aux migrants qui essaient de traverser la Méditerranée. » Silence grave donc, et pour rebondir sur ce que tu disais, Colette, ils ont manifestement fait le lien avec la réalité, parce qu’ils sont déjà grands et peut-être parce qu’en Allemagne, où nous vivons, c’est un sujet plus visible auquel ils ont été personnellement confrontés.
Frédérique. – Oui, j’ai eu besoin d’expliquer car mon fils, après la lecture, m’a dit « maman je crois que je n’ai pas tout compris », nous avons repris la lecture et au fur et à mesure de l’histoire, il a exprimé ce qu’il pensait de telle ou telle scène. De manière générale, la lecture se fait toujours une première fois, c’est ensuite que l’explication intervient, si besoin est. Pour moi, l’enfant prend ce qu’il a à prendre.
Linda. – Pour nous ce fut une vraie lecture silencieuse; qui a alourdi un peu plus l’atmosphère qui m’était déjà pesante. La discussion est venue après. Les albums sans textes ne font pas l’unanimité à la maison, les filles aiment quand je raconte l’histoire mais avec cet album ce n’est pas possible, les illustrations parlent d’elles-même.
Justement que disent les illustrations ?
Isabelle. – Ce n’est pas une question facile car il y a ce que les illustrations montrent de façon concrète et ce qu’elles représentent. Si je m’en tiens à ce qu’on voit : un groupe de marcheurs silencieux, des animaux de tous horizons, de toutes espèces et de tous gabarits, vêtus de couleurs vives qui détonnent sur le noir du décor. S’ils semblent dépareillés (ce n’est pas tous les jours qu’on croise un flamand-rose côte-à-côte avec un lion et un coq), ils sont aussi unis par la direction de leur voyage et par l’accablement qui se lit sur leur visage. On voit aussi une curieuse créature décharnée qui semble suivre le groupe, enveloppée dans un drap fleuri. Puis, au fil des pages, les étapes de ce qui se révèle un vrai périple, ponctué par des pauses, des moments de repos et de doute. Après, il y a ce que représentent ces images et c’est là que les lectures peuvent sans doute être différentes.
Linda. – Pour moi ces images montrent un groupe d’individus différents mais semblables dans l’expression de leurs visages, la tristesse dans leur regard. Ils vont dans la même direction et partagent une histoire similaire qui les pousse à fuir. La mort qui les suit nous fait ressentir les difficultés, les dangers de ce voyage. Leur regard porte aussi l’espérance dans un avenir meilleur.
Frédérique. – Pour moi elles sont terribles, quel contraste entre les attitudes fatiguées et préoccupées des animaux et leurs vêtements colorés (comme un message d’espoir). Il n’y a que le rhinocéros qui est gris comme si c’était son énième et dernier voyage : dernière tentative de trouver un monde meilleur. Les bosquets sont aussi remarquables (scène de la rencontre entre la mort et l’ours blanc). Pour moi, les fleurs rouges représentent l’espoir, le passage vers un ailleurs où tout est possible. Ces mêmes fleurs rouges que le lecteur peut voir sur la scène finale. Cette petite souris qui tend les bras et regardent vers ces fleurs de l’espoir.
Isabelle. – Ces bosquets m’ont intriguée aussi. La petite figure qui représente la mort offre une branche grise à l’un des marcheurs, à un moment donné, qui semble tenté. La forme des plantes est la même, il y a seulement un contraste dans les couleurs puisque les plantes vivantes, comme tu le dis Frédérique, ont de belles couleurs éclatantes. Je suis arrivée à peu près aux mêmes conclusions : cette page symbolise un moment de doute dans lequel l’ours migrant est tenté d’abandonner.
Avant de revenir à la dimension symbolique de certaines images de l’album que vous avez déjà soulignée, je souhaiterais vous inviter à parler de la structure de ce livre hors du commun. Cet album, même sans texte, obéit à un rythme silencieux, celui d’un mouvement. Comment décririez-vous ce mouvement ? Quelles en sont les étapes ? Lesquelles vous ont le plus touchées ?
Frédérique. – Le rythme est lent malgré le fait que la lecture puisse être rapide c’est souvent le cas lorsqu’il n’y a pas de texte. Et pourtant c’est paradoxal, le lecteur s’arrête car ce noir est enlisant, lourd. Le mouvement est presque figé pour moi comme si le lecteur contemplait un tableau, une nature morte mais avec des êtres vivants. D’ailleurs, les visages sont graves, fermés. Là où tout s’accélère c’est lorsque les personnages montent sur le bateau, l’eau apporte un autre mouvement. L’étape qui me touche le plus c’est celle, où encore une fois, il faut rassembler ses dernières forces et regarder cette mer, ce sable qui a sûrement pris un des nôtres. Une scène puissante pour moi, le sable gris apporte une tristesse poignante.
Isabelle. – Frédérique résume bien les choses, je trouve. Les premières pages montrent une marche lente, laborieuse, fatiguée. Le moment de pause, qui permet aux marcheurs d’assouvir leurs besoins essentiels, de manger un morceau, se laver tant bien que mal ou simplement s’asseoir, enveloppé dans une mince couverture, est un soulagement que l’on ressent avec eux en tournant ces pages. L’accélération du rythme au moment de se précipiter sur le bateau n’en est que plus angoissante : comment trouvent-ils la force ? Puis, après avoir dépensé ses dernières énergies pour survivre, il faut reprendre la marche, toujours dans la même direction.
Revenons aux symboles qui peuplent ce bel ouvrage :
– que représentent pour vous le squelette qui ouvre l’album et son immense oiseau bleu au bec rouge ?
– Et cette minuscule valise vers laquelle ils se dirigent à peine le livre ouvert ? On dirait que cette valise contient quelque chose que le groupe d’animaux a oublié car le petit squelette semble presser de la ramener au groupe.
– Et surtout pourquoi son bel habit aux motifs floraux si élégant change-t-il à plusieurs endroits de l’histoire ?
Frédérique. – Il symbolise la mort, celle qui décide. L’oiseau, lui, symbolise le renouveau, un espoir de recommencement. Pour moi la valise est le moyen de rejoindre le groupe. Et si elle appartenait au grand lièvre en fin de cortège? Il ne porte rien, donne la main à des enfants. Et nous verrons plus tard son funeste destin.
Enfin, je dirais que l’habit de ce personnage squelette est changeant selon le message apporté et la situation. La robe change lorsqu’il offre la fleur au passeur (l’ours) et dessus, une cape or comme pour symboliser l’argent donné. Cette robe fleurie réapparaît lorsqu’il vole au-dessus de l’embarcation, il y a espoir mais hélas… la robe redevient terne à nouveau.
Isabelle. – Comme Frédérique, j’ai vu dans cette figure squelettique le symbole de la mort et j’ai fait le parallèle entre son drap imprimé et ceux qu’on voit lors de la fête de la mort au Mexique – et aussi entre cet oiseau et l’ibis qui symbolisait Thot, dieu la mort en Egypte ancienne. Cette figure ne lâche pas les marcheurs mais elle n’est pas toujours menaçante, elle peut représenter une délivrance – on le voit bien quand l’ours polaire est tenté de lui manger dans la main, ou quand elle enveloppe doucement la victime du naufrage. J’ai l’impression comme Frédérique que les motifs de la cape sont un reflet – tantôt fleuri, tantôt doré, tantôt gris – de ces manières de voir la mort, mais je n’ai pas complètement compris cette symbolique – ni d’ailleurs ce que représente exactement la petite valise. Avais-tu une idée là-dessus, Colette ?
Colette. – Je me suis dit que si cette étrange créature squelettique tendait une valise, c’est qu’elle symbolisait ce qui les pousse à partir, à quitter leur foyer, à la fois menace et espoir.
Un mot de conclusion ? Votre illustration préférée ?
Frédérique. – Mon illustration préférée se déroule sur deux pages. C’est celle de la fuite vers l’embarcation, on y voit une partie du groupe sur la page de gauche qui va sans doute dévaler la pente qui s’offre à lui sur la page de droite et lorsque le lecteur tourne la page, l’urgence se fait ressentir. Cette urgence de vite monter dans l’embarcation. Pour la première fois dans l’histoire, le lecteur voit de l’émotion sur les visages : celle de la peur.
Isabelle. – Peut-être celle de la couverture, qui place en pleine lumière celles et ceux dont le sort insoutenable reste malheureusement largement invisible.
Une recommandation pour les futur.e.s lecteurs et lectrices de l’album ?
Isabelle.– Déjà, de ne pas hésiter à le découvrir : c’est un album hors du commun qui témoigne du talent des auteur.e.s jeunesse pour parvenir à parler, à hauteur d’enfant, de tous les sujets.
Frédérique. – Cette lecture m’a énormément touchée et les échanges m’ont permis de mieux analyser ô combien cet album doit être lu. Il donne matière à discussion avec les grands et les petits. Je recommande donc vivement cet album difficile, mais essentiel, et qui sera malheureusement toujours d’actualité.
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Pour en découvrir un peu plus, rendez-vous sur le site de l’éditeur.
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