Lecture commune : Le domaine de Jo Witek

Le domaine de Jo Witek, Actes sud junior, 2016

« Je n’écris pas pour les adolescents, j’écris avec un souffle adolescent. Et quel adulte n’a pas conservé en lui la tempête émotionnelle des ses 15 ans ? « 

Jo Witek

Nous sommes trois à l’avoir lu, à l’avoir dévoré plutôt ce thriller angoissant qui joue avec les nerfs du lecteur ! Et nous avons eu envie de se questionner sur cette lecture.

La voici !

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Pépita : « Le domaine » : un titre fort simple et une couverture énigmatique avec ce corbeau noir. À quoi vous attendiez-vous avant d’ouvrir ce roman ?

Carole : Je m’attendais évidemment à du suspens, rapport à la collection Thriller, et à des personnages forts connaissant la plume de l’auteure. Mais concernant le titre et la couverture, à rien de bien précis.

Alice : Ah, un peut spoilé en fait. Ayant eu la chance de rencontrer l’auteur et d’assister à la lecture du premier chapitre avant d’ouvrir le livre, je ne me suis pas posée la question de ce qui pouvait lier le titre et l’image de couverture. Mais en y regardant de plus près, cet oiseau au bec ouvert est annonciateur d’une fiction sombre (très sombre). Et comme dit Carole, connaissant Jo Witek, on ne pouvait que s’attendre à une histoire effrayante comme elle sait si bien les écrire.

Pépita : Ce titre m’a beaucoup intriguée en fait avec le contraste de l’image de couverture, très noire. Et comme vous, connaissant l’auteure, je m’attendais à une lecture frissonnante, quoique je l’ai trouvée différente de ses autres écrits mais on y reviendra.
Bon, on va pas couper au court résumé mais sans trop en dire ! Une petite phrase chacune juste pour planter le décor ?

Carole : C’est l’été, Gabriel accompagne sa mère dans un domaine où cette dernière est employée comme domestique. Il va y rencontrer Eléonore.

Alice : Le domaine, c’est un thriller menaçant avec pour trame de fond une romance passionnelle et ornithologique.

Pépita : Et j’ajouterais : à la construction diabolique !
Trois parties qui vont crescendo : comment l’avez-vu ressentie cette construction ?

Carole : C’est presque théâtral : en trois actes. Mise en place du décor et des personnages, puis l’intrigue qui se met en route avec péripéties et rebondissements, et enfin chute et dénouement. En fait c’est la structure d’une tragédie avec effet cathartique etc…

Alice : Oui c’est ça, une première partie qui pose les éléments (peu palpitante, d’ailleurs), puis l’arrivée d’Eleonore et les choses vont commencer à remuer. On sent un danger menaçant qui plane dans une atmosphère qui s’assombrit, pour enfin arriver à un dénouement tendu et inattendu comme Jo Witek les manie si bien ; une explosion étourdissante de la crise émotionnelle. Pour revenir à la question de Pépita, cette construction a sûrement participé au sentiment que j’ai eu tout au long de la lecture de me retrouver comme au cœur d’un entonnoir. Vous voyez, cette image de resserrement mais aussi de tourbillon perpétuel…

Pépita : Oui je vois très bien ce que tu veux dire Alice avec ton image d’entonnoir. Et Carole oui le mot théâtral sied à merveille. Pour ma part, j’ai ressenti cette angoisse dès les premières lignes, dès l’arrivée de Gabriel avec sa mère au domaine. Notamment la mort de l’oiseau, je l’ai trouvée très forte et à la fin de la lecture, cette image m’est revenue de plein fouet. Comme une sorte d’avertissement. Parce que quand même, ce roman c’est aussi et surtout une passion dévorante de Gabriel pour les oiseaux. On perçoit d’emblée que soit elle va le sauver ou au contraire l’ensevelir.
Ce qui me permet d’aborder les personnages du roman : Trois parties comme on l’a indiqué mais aussi deux mondes qui s’opposent. Qu’auriez-vous à en dire sur la façon de l’auteure d’instiller les choses ?

Alice : c’est sûr, Jo Witek joue de la confrontation de deux mondes diamétralement opposés. Très vite d’ailleurs, on sent la soumission de Gabriel et de sa mère face à cette famille hautaine. D’un côté, une mère est son fils aimants, se respectant, ayant des valeurs humaines, de l’autre une famille où tout n’est que faux-semblants, préjugés et orgueil. Le lecteur a vite fait de choisir son camp !

Carole : Oui Alice, deux mondes sociaux opposés, et deux types de familles aussi. Une des forces des romans de Jo Witek réside justement dans ses personnages : on les découvre peu à peu, dans leurs forces et dans leurs failles, on les observe, on les analyse, on croit les connaître et bim ! Surprise ! Ce qui ajoute au suspens, à la tension, et qui joue avec les nerfs du lecteur. Perso, c’est souvent cet inattendu final qui me plaît particulièrement !

Pépita : Oui d’accord avec vous ! La construction en trois parties accentue ce ressenti face aux personnages. On les découvre peu à peu puis on a vite fait de les cerner, même si pour certains on perçoit que tout n’est pas réellement dit.
Cependant,et je pense que vous serez d’accord avec moi, il y a un point de basculement dans le roman : l’arrivée des cousins de cette riche famille, et notamment de la belle Eléonore. Le roman entre alors dans la passion amoureuse. Par petites touches, l’auteure lui donne peu à peu toute sa dimension, y compris métaphorique. C’est fort non ? Votre avis sur ce point crucial du roman ?

Carole : La scène de rencontre entre Gabriel et Eléonore est pour le moins surprenante en effet ! A partir de ce moment, Gabriel bascule dans une autre dimension/passion/obsession. Elle le dévore et le met à nu complètement.

Alice : Avec cette rencontre, c’est le personnage de Gabriel qui change complètement. Jusqu’alors sauvage et solitaire , on ne va plus le reconnaître. Il va essayer de se glisser dans un moule, de s’intégrer à un groupe, de se subordonner à un mode de vie qui n’est pas le sien pour approcher Eléonore. Si jusque là Gabriel n’était pas à l’aise dans cet univers, en voulant l’intégrer il s’éloigne de lui-même. L’attirance et la passion qui le dévorent lui font perdre le contrôle de sa vie. Son observation des oiseaux se fait plus rare, il participe à des soirées qui ne lui ressemblent pas, il a des attitudes étranges, … Bref, il se perd lui-même en voulant se fondre dans la masse.

Pépita : Oui excellente analyse ! On a mal pour lui, on sent la manipulation de la jeune fille imprégnée du dédain et d’un mépris raciste de sa propre famille. On le sent perdu, agressif, en train de renier ce qu’il est. Je n’ai jamais rien lu de si puissant sur le fantasme amoureux.
Tu soulèves aussi un point important Alice dont que je voulais aborder : la force de la nature qui imprègne ce roman. Elle est un personnage à part entière, tantôt accueillante et tantôt inquiétante. Perso, je me suis fait un tas de supputations sur les oiseaux, le rôle du jardinier aussi, sur le poste d’observation dans les arbres,…j’ai eu peur pour Gabriel qu’il se laisse engloutir (d’ailleurs c’est un peu le cas, on reviendra sur la fin après mais sans trop en dire non plus), est-ce votre cas aussi ?

Alice : Oh oui, bien d’accord sur l’attitude du jardinier. Pour reprendre mon image du début, tout au long de la lecture, je ne savais pas dans quel « camp » il était. Il est froid, distant, on ne sait pas s’il va tendre la main à Gabriel ou pas, s’il « fricote » avec sa mère ou pas, si on peut lui faire confiance…. Et finalement, … un personnage qui a toute son importance.
Quant à la nature, c’est pour moi un fil conducteur métaphorique. Cette symbolique des oiseaux, à la fois synonyme de liberté ou bien annonciateur de mauvais présage, comme cette forêt omniprésente qui est tantôt accueillante (comme un cocon rassurant), tantôt angoissante (pendant les virées nocturnes). Un univers animalier et sauvage qui participe à l’univers pesant qui nous accompagne tout au long de la lecture.

Pépita : Et cette fin dans la fin, comment l’avez-vous ressentie ? Un soulagement ? Ou au contraire de la déception ? Ou bien la surprise totale ?

Alice :  Quels qualificatifs emploierai-je pour ce dénouement ?
Déroutant, …Imprévisible, …Redoutable…
Jo Witek nous mène par le bout du nez et la surprise est telle qu’on ne pouvait l’imaginer malgré toutes les hypothèses envisagées au fur et à mesure de la lecture.

Carole : Cette fin est en effet une grosse surprise ! Jo Witek a le don pour tout faire voler en éclat dans les dernières pages, c’est le moins qu’on puisse dire ! Comme Alice, j’ai supposé des choses au fur et à mesure de la lecture, j’ai imaginé des fins possibles et non.

Pépita : Cette fin, elle m’a beaucoup surprise mais aussi je l’ai trouvée nécessaire. Passé le choc après toute cette tension, elle fait redescendre le soufflé en quelque sorte et replace l’histoire dans l »humain. C’est fort, très fort !

Et pour terminer, donnez un mot pour donner envie de lire ce roman !

Alice : Atmosphère…

Carole : A lire sans modération !

Pépita : accrochez-vous !

Vous savez ce qui vous reste à faire…

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*L’avis d’Alice sur son blog :

Le domaine, c’est une lecture sous tension qui nous comprime petit à petit dans une angoissante asphyxie où Jo Witek ménage à la perfection l’exactitude des personnages et leurs zones d’ombre.

Le domaine, c’est un huis clos destabilisant, insidieux, psychologique, lugubre… inoubliable.

* L’avis de Pépita sur son blog :

J’ai beaucoup aimé cette construction menée de main de maître sur les enjeux profonds de cette histoire, aux thématiques abordées très riches. Mais surtout l’auteure a su dépeindre la force du fantasme à l’adolescence comme jamais je ne l’avais lu jusqu’ici. C’est là l’aspect principal du roman je trouve. Et chacun de nous peut s’y identifier, à tout âge : le jeu de l’amour, sa force, son déni, sa souffrance et sa flamboyance. La chute aussi, douloureuse où l’être humain se sent alors en morceaux et doit se reconstruire.

Un roman fort, amené par petites touches, singulièrement juste sur la passion amoureuse.

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