On ne sait pas vous, mais les polémiques du mois dernier autour de la « théorie du genre » –traduction volontairement fausse des gender studies, soit dit-en-passant– ont un peu fait frissonner les feuilles de notre grand arbre. Ici ou là, de féroces défenseurs des valeurs traditionnelles (entendez patriarcales, chrétiennes, hétérosexuelles) se sont déchainés, ont voué des auteurs aux gémonies, les ont menacé(e)s (lire le billet « intolérance » sur le blog d’Anne Percin), ont bombardé des sites ou blogs à vocation culturelle de commentaires haineux à la pertinence discutable. On a même pu lire dans la presse que certains voulaient retirer des livres des bibliothèques. Si de nombreux auteurs, éditeurs, et blogueurs ont fait front pour défendre la littérature jeunesse contre ces attaques aussi infondées que nauséabondes, les détracteurs poursuivent leur travail de sape.
L’objet de leur hargne : qu’un livre puisse caractériser un personnage sans le réduire à son sexe biologique. Qu’il puisse donner vie à un personnage qui pense, ressente, agisse autrement qu’un stéréotype de « fille » : (douce, docile, frivole, timorée, coquette) ou de « garçon » (courageux, bagarreur, intrépide, capricieux). Parce qu’ A l’ombre du grand arbre, nous pensons que les livres ne servent pas à enfermer mais à libérer, parce que nous défendons la littérature dans ce qu’elle a de riche, d’inventif, d’original et de varié, parce que nous aimons les livres qui enchantent l’imaginaire, ouvrent l’esprit, chatouillent et gratouillent les certitudes, éveillent la pensée, nous vous proposons aujourd’hui — et continuerons à vous proposer– une sélection de livres qui bousculent un peu les stéréotypes de genre.
Et ne ratez pas, pour finir en beauté l’interview croisée de Delphine Beauvois, auteure de On n’est pas des Poupées et Mélanie Delcourt, cofondatrice des éditions Talents Hauts.
Pour commencer, et parce que les héros jeunesse ont cela de commun avec les chefs d’entreprise d’être en majorité masculine écrasante, une petite sélection d’ouvrages dont les héros sont des héroïnes, et pas moins valeureuses :
Bacha Posch de Charlotte Erlih. Actes Sud, 2013
Un roman qui interroge sur l’émancipation des femmes et leur place dans certaines sociétés. Tel un témoignage : bouleversant.
Lire le billet chez Alice
Marre du rose de Nathalie Hense et l’histoire de Julie qui avait une ombre de garçon de Christian Bruel et Anne Galland :
Chez Carole
Alors que certaines maisons d’édition, croyant chevaucher un filon, multiplient encore des collections vulgaires, sexuées de façon désuète voire idiote, Marre du rose est un livre salutaire, destiné aux tout-petits des deux sexes.
L’Histoire de Julie est une démonstration magnifique et poétique des ravages de l’assignation de genre imposée aux enfants dès la naissance, une illustration de la souffrance provoquée par l’obligation de rentrer dans l’une des deux seules cases que nous propose la société patriarcale régie par des normes hétérosexuelles. Mais c’est aussi une lumineuse fenêtre ouverte sur la possibilité de se libérer de ces carcans, et tout commence par l’éducation ! Un collector des 70’s, malheureusement plus disponible.
.
.
Poursuivons avec quelques albums qui tordent le cou aux stéréotypes :
Drôle de planète !, CE1 de l’école Jateau et Gwen Keraval
Talents Hauts, 2013.
Mais qu’est ce qui différencie les terriennes des terriens ? C’est la question que se posent les Glatifusiens, qui nous observent de loin. Ils ont bien quelques idées, mais à bien observer la Terre et celles et ceux qui la peuplent, ni les vêtements, ni les cheveux, ni les comportements ne semblent obéir aux mêmes lois partout… L’occasion d’un petit tour du monde pour apprendre à se poser les bonnes questions. Drôle, pertinent et bouillonnant d’intelligence.
Retrouvez la chronique de Céline dans le tiroir et de Pépita
On n’est pas des poupées, mon premier manifeste féministe, Delphine Beauvois et Claire Cantais
La ville brûle, 2013.
Comme son nom l’indique, cet ouvrage est un album « coup de poing » dans lequel une voix de fille démonte un à un les présupposés dans lesquels on voudrait l’enfermer. Le message est clair, plein d’énergie et illustré des collages vitaminés et colorés de Claire Cantais. Un livre à lire et à relire, à discuter et à mettre entre toutes les mains!
Le billet du Tiroir à histoires :
.
Boucle d’Ours, Stéphane Servant et Laetitia Le Saux. Didier Jeunesse, 2013.
Quand petit Ours décide de se déguiser en Boucle d’ours avec des couettes et une jupette pour carnaval, cela met papa Ours dans une colère monstrueuse !
Mais tel est pris qui croyait prendre, à ce jeu sexiste, c’est papa ours qui en paye les conséquences ! Drôlissime à souhait !
Le billet d’Alice
Je porte la culotte/Le jour du slip, Thomas Gornet/ Anne Percin
Le Rouergue
Ce livre à quatre mains a beaucoup fait parler de lui – plutôt malgré lui- le mois dernier après avoir subitement été pris pour cible par des opposants au concept du genre visiblement mal renseignés. Une fille se réveille un matin dans la peau d’un garçon… et inversement. La collection boomerang du Rouergue propose judicieusement un « double-roman » avec deux histoires en miroir.
Alice, Kik et Céline l’ont lu pour vous.
Vanilles et chocolats de Florence Hinckel
Un roman court et juste pour aborder les inégalités et le respect de l’autre. Une mise au point intelligente et pleine d’humour sur les stéréotypes, parfois inconscients (l’effet Pygmalion bien connu du milieu enseignant notamment). Une lecture nécessaire qui rappelle que rien n’est acquis et que l’éducation à l’égalité et au libre-arbitre est essentielle.
Chez Carole 3 étoiles
.
Des albums qui mettent le doigt là où ça fait un peu mal : inégalités, oppression, parce que les droits des femmes sont le fruit d’une lutte pas tout à fait achevée (comme en témoigne la récente actualité)
A Calicochon, Anthony Browne
Kaleidoscope, 2010 (réédition)
Chez la famille Porchon, c’est maman qui fait tout. (Attention toute ressemblance avec des situations vécues serait purement fortuite!) Un album qui parle avec intelligence et beaucoup d’inventivité graphique des inégalités quotidiennes. Le tout avec l’humour subtil et le talent scénographique d’Anthony Browne.
.
Egaux sans ego
Collectif
Locus Solus
Plusieurs auteurs et illustrateurs pour cinq histoires sur cinq situations de sexisme au quotidien. L’apparence, les réseaux sociaux, l’orientation scolaire, les relations amoureuses, voilà autant de sujets qui peuvent être au cœur du sexisme. Cette BD les évoque simplement pour inviter à la discussion et surtout à la réflexion sur nos comportements.
Chez Sophie
.
Pour finir, n’oublions pas les garçons, car c’est à leurs côtés qu’on avance vers plus d’égalité, et parce qu’autant que les filles, ils se retrouvent enfermés dans des présupposés sclérosants. Une sélection de livres ayant pour héros des garçons pas machos, ou sensibilité peut se conjuguer aussi au masculin :
La poupée d’Auguste de Charlotte Zolotow et Clothilde Delacroix.
Talents hauts, 2012
Quand un petit garçon rêve de jouer à la poupée et quand son rêve devient réalité, c’est le bonheur absolu !
Lire le billet chez Pépita
Cerise sur le gâteau : Delphine Beauvois, auteure de On n’est pas des Poupées et Mélanie Delcourt de Talents Hauts ont répondu à nos questions. Elles évoquent leur travail, les rapports garçons-filles, les représentations et les inégalités, et leur attachement à la littérature jeunesse « engagée » :
Un mot d’abord sur le féminisme : comment y êtes-vous venues ? (Culture familiale, nécessité qui s’est imposée plus tard …)?
Delphine Beauvois : Plus tard ! J’ai été élevée dans une famille de modèle plutôt à l’ancienne en terme de représentations. J’ai une soeur, et si nos parents visaient bien sûr notre réussite, on a toujours été élevées dans cette idée qu’étant des filles nous étions confrontées à plus de dangers, qu’il fallait nous protéger, etc. Mais nous avions toutes les deux des caractères assez fort, tendance « grande gueule »… Puis j’ai fait mes études à Jussieu, où j’ai été sensibilisée à la question du genre par des professeurs comme Michelle Perrot. J’ai abordé la question homme-femme d’abord par le biais historique dans mes études. En fait, le féminisme n’est pas «inné», c’est un parcours qui se construit, un cheminement plus ou moins facile selon son origine et son éducation, puisqu’il demande de déconstruire des choses intimes. C’est pas évident d’accepter l’idée qu’on est dominé, et encore moins de reconnaître qu’on participe parfois à ce système. Typiquement en tant qu’enseignant, c’est toujours difficile de remettre en question ses pratiques, de regarder la façon dont on distribue la parole, etc, qui peut parfois ne pas être égalitaire. Tout cela est un cheminement qui demande de la remise en question.
Mélanie Delcourt : Le militantisme n’est pas du tout dans ma culture familiale, mais ma mère avait une conscience assez aigue des inégalités femmes-hommes, filles-garçons et nous avons été élevée de façon très égalitaire avec mon frère et ma sœur. J’ai beaucoup entendu petite que mon frère n’était pas dispensé, notamment des tâches ménagères, parce qu’il était un garçon. Ensuite des amies très proches ont créé l’association Mix-Cité (mouvement mixte pour l’égalité des sexes). Je suis allée à une réunion par curiosité et par amitié, mais aussi parce que le sujet m’intéressait, même si je pensais, comme beaucoup de filles de cet âge (j’avais 22 ans), qu’il n’y avait plus besoin de militer. Je suis allé à une réunion, j’ai adoré les échanges, l’intelligence, l’engagement, la rigolade, cette sensation de pouvoir faire bouger les lignes, changer les choses, et je suis restée plusieurs années.
Ensuite quand Laurence Faron (mon associée) et moi avons eue envie de créer une maison d’édition jeunesse, il a été naturel d’envisager de faire des livres en phase avec nos convictions. Non pas de militer au travers des livres ou de mettre des banderoles dans les mains des enfants, mais de proposer des livres plus ouverts, aux choix plus larges, notamment en termes de supports d’identification pour les petites filles et les petits garçons. Nous nous sommes penchées sur la littérature de jeunesse et avons pu vérifier notre impression de départ : les livres de jeunesse, comme le reste de la société et des supports culturels, sont remplis de stéréotypes sexistes, y compris dans les très bons livres publiés chez des éditeurs bien intentionnés. À côté de ce sexisme « par inadvertance », il existe des livres, de collections, des maisons d’édition assumant une vision du monde clairement sexiste à laquelle ils veulent préparer les enfants. Ces livres sont de plus en plus nombreux et se vendent en quantités industrielles.
Sachant qu’il n’existe pas de littérature neutre et que tout livre contient un message, nous avons décidé de nous positionner en éditeur engagé, conscient et responsable du message véhiculé dans ces livres.
Le pourquoi (on devine), mais surtout le comment de ce livre (On n’est pas des poupées/Drôle de planète) : d’où est partie l’idée, comment s’est monté le projet?
M.D : Drôle de planète fait partie d’un projet particulier puisqu’il a été écrit dans le cadre du Concours Lire égaux. C’est un concours que nous organisons depuis cinq ans dans l’académie de Créteil pour les classes de CP-CE1. Les classes candidates rédigent le manuscrit d’un album pour notre collection « pour les filles ET pour les garçons », la classe gagnante voit son texte illustré par un-e professionnel-le et publié sous forme de livre par Talents Hauts.
Cette histoire a été écrite au cours de l’année scolaire 2011-2012 par la classe de CE1 de Sandrine Oui, à l’école Jatteau de Moissy-Cramayel (77). Nous avons ensuite choisi Gwen Keraval dont nous apprécions énormément le talent et l’humour pour illustrer le texte. Il a rencontré les jeunes auteurs, puis a réalisé les illustrations.
D.B : L’idée est celle de Marianne, l’éditrice de La ville brûle, qui est militante à Montreuil. Nous nous sommes connues parce que j’intervenais à La maison des femmes de Montreuil. C’est elle qui nous a mis en lien avec Claire, la mayonnaise a pris. C’est grâce aux éditeurs militants qui publient des livres qui leur tiennent à coeur et qui leur semblaient manquer (même s’ils ne correspondent pas à des attentes commerciales) que On n’est pas des Poupées a pu voir le jour.
Quelles questions se sont posées dans le travail, ont -t-elles fait évoluer l’idée de départ ?
D.B : On a su assez vite comment construire On n’est pas des Poupées, nous avions cette idée de lecture partagée. Ce temps de débat manque souvent, et nous voulions lui faire une place au moment de la lecture du soir, ce temps où les parents et enfants peuvent discuter. Nous avions envie d’en faire un outil à l’usage des adultes et des enfants dans le cadre d’un échange, pour interroger aussi les parents. Un stéréotype par double page, qu’on voulait déconstruire le plus simplement possible. Puis, en cours de route on a ajouté le petit topo historique, avec les portraits des femmes qui ont marqué l’histoire, pour montrer que cette bataille pour l’égalité a eu lieu à plusieurs moments dans le passé. La technique d’illustration de Claire – le collage– s’y prêtait parfaitement. La seule difficulté, c’est d’arriver à pointer du doigt les stéréotypes sans en oublier, et sans culpabiliser, ni d’un côté, ni de l’autre. L’idée est de déconstruire un système de pensée sans chercher le coupable.
M.D : Pour Drôle de Planète, c’est un cas très particulier de travail éditorial car nous ne pouvons pas changer le texte puisque c’est le texte tel qu’il a gagné le concours qui doit être publié. Nous le modifions à la marge, pour le style et la fluidité, mais c’est tout. En revanche, nous nous sommes posés plein de questions avec Gwen, en particulier sur la dernière image : comment faire comprendre immédiatement au lecteur qu’il s’agit d’une fille et d’un garçon (sinon la chute n’est pas efficace) sans tomber dans les stéréotypes dénoncés avec humour tout le long du livre ?
Puis, en cours de route on a ajouté le petit topo historique, avec les portraits des femmes qui ont marqué l’histoire, pour montrer que cette bataille pour l’égalité a eu lieu à plusieurs moments dans le passé. La technique d’illustration de Claire – le collage– s’y prêtait parfaitement.
La seule difficulté, c’est d’arriver à pointer du doigt les stéréotypes sans en oublier, et sans culpabiliser, ni d’un côté, ni de l’autre. L’idée est de déconstruire un système de pensée sans chercher le coupable.
Quelles ont été en général les réactions des enfants (et des parents) puisque vous avez toutes les deux participé à plusieurs lectures publiques/goûter-philo ?
D.B : Globalement enfants sont hyper réceptifs : Ces stéréotypes, ils les voient bien, en ont bien conscience, et ils trouve ça amusant de voir qu’on peut les inverser. L’idée était de redonner le pouvoir aux filles, avec ces douze personnages filles qui savent ce qu’elles veulent. Les filles, ça leur fait du bien. Les garçons, (qui ont souvent montré à leurs parents à quel point ils peuvent concentrer la parole !), avaient eux aussi des choses à dire. Notamment qu’eux aussi aiment faire des trucs « de filles ». Ce sont donc eux qui nous ont montré l’utilité de faire un 2è volet au livre [qui déconstruit les stéréotypes dans lesquels on enferme les garçons –à paraître en octobre]. De la part des parents, de la bienveillance, et des attentes.
M.D : Des éclats de rire !
La littérature jeunesse a récemment été la cible de la droite réactionnaire française (auteurs spammés et harcelés (Anne Percin et Thomas Gornet Le jour du slip/je porte la culotte), le dérapage de Copé sur A poil pas plus tard qu’hier [ndrl: interview réalisée en février], le livre à paraître de Farida Belghoul : un signe des temps pour le moins inquiétant. Un commentaire, un conseil à tous les lecteurs ?
D.B : C’est une honte, à quand les autodafés !? 1er conseil : publier et diffuser le plus largement possible la liste de ces livres, les acheter, les lire, c’est le premier soutien qu’on peut apporter. Les chroniquer partout, continuer à en parler le plus possible. La censure a toujours eu lieu, et la droite s’est toujours attaquée à l’école laïque, républicaine émancipatrice, du fait de son intérêt à maintenir les dominations de classe comme de sexe : on préfère des moutons qui se cantonnent à leurs rôles… Là, elle relance une vague de pensée d’extrême droite, de façon artificielle et délirante ! C’est aussi mépriser le travail des enseignants qui font un travail de réflexion avec leurs élèves autour des livres… Je continuerai dans ma classe a passer Tom boy, à lutter contre les stéréotypes de genre, a promouvoir l’égalité homme femmes. Si on abandonne sur ce terrain là on est foutus. Les racines du racisme su sexisme, se construisent dans la petite enfance. C’est à ce moment là qu’il faut éduquer, faire réfléchir, pour que plus tard il y ait moins de violence, plus de mixité dans le travail, c’est le rôle de l’école. L’enfant fera ses choix plus tard, mais l’école doit l’ouvrir sur tout. En l’ouvrant aux différences, elle ne rendra pas un enfant homosexuel, ne le perturbera pas ses repères. Elle ouvre des portes. Elle montre différents points de vue.
M.D : Chez Talents Hauts, du fait de notre ligne éditoriale, nous avons subi pressions et menaces. Mais nous avons aussi reçu plusieurs messages de soutien qui nous ont aidé à ne pas céder au désenchantement en cette période nauséabonde… Je retiens la phrase d’une enseignante de maternelle : « accrochons nous, serrons nous les coudes, parlons simple, parlons haut, et surtout, ensemble. »
Ping : 3 albums de la collection "jamais trop tôt" La ville brûle - Litterature Enfantine