Entretien avec Stéphane Servant à propos de son roman Félines

Ceux qui suivent régulièrement nos publications le savent, Stéphane Servant fait partie des auteurs que nous aimons particulièrement lire, à l’ombre de notre grand arbre ! Cette année, son album Le Nid a même remporté notre prix « Brindille » du meilleur album pour tous petits. Son roman Sirius avait fait partie des parutions les plus remarquées de 2017 et raflé le prix Sorcières. Avec Félines, paru en août 2019 aux éditions du Rouergue, Si Stéphane Servant retrouve plusieurs de ses thèmes de prédilection (l’animalité de l’être humain, les dérives humaines et les formes de domination…), il renouvelle profondément sa manière d’écrire avec ce nouveau roman. Il y est question d’une transformation mystérieuse affecte les adolescentes qui voient leur aspect évoluer. De quoi susciter beaucoup de questions ! Auxquelles il a très gentiment accepté de répondre.

Vous avez exercé plusieurs métiers avant de devenir auteur. Comment en êtes-vous venu à écrire ?

Depuis l’enfance, j’ai toujours écrit. Avant tout parce que j’adorais lire et que j’étais ébloui par le pouvoir des histoires et de la littérature. Cette chose magique qui fait qu’on peut vivre mille vies au fil des mots, blotti entre les couvertures.

J’ai continué à l’adolescence parce qu’écrire me permettait de mettre à plat ce que je ressentais, ce que je ne pouvais exprimer autrement. Et aussi parce que l’écriture permet d’explorer des endroits intimes qui sont loin de la conscience. Écrire, c’est aller à la découverte de soi. Et ça résonne particulièrement avec l’adolescence.

Après des études de littérature anglophone assez « flottantes », j’ai travaillé en tant qu’animateur en milieu scolaire et associatif. Je suis allé conter dans les écoles, j’ai donné des cours de cirque, j’ai programmé des spectacles en milieu rural, j’ai fait du spectacle de rue, du graphisme et j’ai également travaillé pour la presse jeunesse. Durant tout ce temps-là, j’écrivais mais sans penser à partager ces textes.

C’est dans la bibliothèque d’une école primaire que j’ai découvert Le voyage d’Oregon de Rascal et Joos, j’ai alors réalisé l’extraordinaire liberté de création de la littérature jeunesse et je me suis mis à écrire des textes d’albums. C’est une écriture particulière, proche de la poésie d’une certaine façon, qui m’a demandé beaucoup de travail. J’ai eu la chance de bénéficier du regard bienveillant de Cécile Emeraud, alors éditrice au Rouergue. Elle n’a jamais publié mes textes mais elle m’a encouragé à persévérer. Quelques années plus tard, en 2006, j’ai publié Le Machin, illustré par Cécile Bonbon, chez Didier Jeunesse et Cœur d’Alice, illustré par Cécile Gambini, chez Rue du Monde. Mon premier roman, Guadalquivir, est paru en 2009 chez Gallimard.

Comment vous est venue l’idée d’écrire Félines ? Avez-vous été inspirés par des personnes réelles pour imaginer les Félines ?

Dans Sirius, mon précédent roman, j’évoquais la façon dont notre société occidentale capitaliste exploite et épuise le vivant, animaux, hommes et végétaux, faisant de toute vie une donnée purement comptable, niant par là-même la vie elle-même.

En miroir de ce motif, je mettais en scène une secte religieuse qui entendait dominer le monde, arguant que le monde leur avait été donné par dieu et que « les élus » pouvaient donc en jouir à leur guise et sans limites.

Dans un cas comme dans l’autre, ces deux systèmes de domination légitimaient le pire et menaient l’humanité à sa perte.

Rien de bien nouveau finalement, les exemples historiques sont nombreux : quand il y a domination, la barbarie n’est jamais très loin.

Les mois qui ont suivi l’écriture de Sirius, j’ai poursuivi cette réflexion sur la domination et je me suis demandé quels étaient les interstices, les failles, les lignes de fuite possibles dans un monde où, soit disant pour le bien du plus grand nombre, tout doit être calibré, standardisé, évalué, étiqueté, où tout ce qui ne rentre pas dans la norme est rejeté. Et je parle là aussi bien des tomates, des vaches que de nous-mêmes, hommes et femmes, cela participe du même mouvement.

Les publicitaires, les religieux, les politiques nous disent tour à tour quoi et comment être. Tout est borné à l’aune d’une prétendue paix sociale : notre façon de penser, d’interagir, d’aimer, de protester de voyager, d’habiter, d’occuper l’espace public,… jusqu’à nos corps qui doivent correspondre à une norme supposée idéale et qui sont dans le même temps l’objet d’injonctions contradictoires – particulièrement ceux des femmes.

Ces représentations avec lesquelles nous avons grandis sont une violence et engendrent une violence envers celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas, qui sont hors-cadre ou qui ne veulent pas s’y soumettre.

J’ai donc imaginé un acte d’insoumission définitif : que se passerait-il si les corps eux-mêmes ne répondaient plus aux injonctions ? Comment réagiraient ces jeunes filles ? Quelle serait la réaction de leurs proches, de la société ? C’était le début de la Mutation….

Dans Félines, je parle donc du corps des jeunes filles mais c’est une sorte de fil rouge pour interroger de façon plus large notre rapport au monde, dans une trame générale tissée de nombreux autres motifs qui se rejoignent : violence sociale, exclusion, harcèlement, racisme, xénophobie mais aussi joie, amours, sexualités, radicalité, révolte et liberté,…

Vos romans, et Félines en particulier, reflètent densément notre société et les grandes questions politiques et sociales de notre temps. Est-ce qu’il y a des sujets dont vous teniez à parler, avec Félines, ou ces grandes questions politiques se présentent-elles plus spontanément dans le fil du travail d’écriture ?

Écrire, c’est précisément questionner le monde, se questionner soi et partager ces interrogations avec les lectrices et les lecteurs.

Depuis longtemps, la question de la liberté est au centre de mes romans. Les personnages principaux sont souvent des ados cabossées par la vie, atypiques, marginalisées, qui cherchent leur place dans un monde cadenassé par la peur et les préjugés, comme dans Le cœur des louves ou La langue des bêtes.

Pour Félines, je me suis nourri très directement de l’actualité, et de ce qu’elle nous dit de la liberté aujourd’hui. Il suffit de voir comment le pouvoir réagit face à l’opposition à la Loi Travail, la ZAD de Notre-Dame des Landes, les Gilets Jaunes, la mobilisation des jeunes contre la réforme du lycée, l’action de SOS Méditerranée, la parole de Greta Thunberg, Extinction Rebellion et tant d’autres mouvements collectifs.

Dans ce monde standardisé, tout ce qui ne fait pas et n’admet pas le consensus est perçu comme un danger pour le système, présenté comme une menace envers la démocratie elle-même. Toute radicalité est devenue suspecte. Hors, sans radicalité, il n’y a plus de mouvement et une société qui ne bouge pas est selon moi destinée à s’éteindre.

C’est une réflexion permanente mais parfois il y a collision avec l’écriture. Dans Félines, il y a par exemple une scène où la police force les adolescentes à rester à genoux, les mains sur la tête, « bien sages ». C’est évidemment inspiré de ce qu’ont subi des adolescents de Mantes-la-Jolie en décembre 2018 lors d’une manifestation contre la réforme du lycée. J’étais en train d’écrire Félines et il y a eu une vraie collision entre la fiction et le réel, cette collision a nourri mon écriture – et le livre est d’ailleurs aussi dédié à ces jeunes-là.

Ce roman se présente sous la forme d’un témoignage. Comment s’est imposée cette forme ?

Pour chacun de mes romans, je cherche une forme particulière. Celle qui portera le mieux la narration, bien entendu, mais aussi celle qui me permettra d’explorer de nouvelles formes d’écriture. Fond et forme sont pour moi indissociables. D’où par exemple la construction labyrinthique du Cœur des louves ou l’épopée presque lyrique de Sirius.

Pour Félines, je voulais donner à entendre la voix de Louise, une jeune fille radicale et révoltée et ça m’a semblé évident de choisir une forme très brute, presque brutale parfois. D’où le témoignage.

Pour autant, il me semblait nécessaire de construire ce texte comme une adresse, non pas à un hypothétique lecteur extérieur mais bien à un témoin direct, présent, ici et maintenant aux côtés de Louise – ce qui renforce l’effet de réel. De plus, quand Louise interpelle l’écrivain qui recueille sa parole, ça me permet d’interroger indirectement le lecteur, de l’amener à réfléchir, à prendre position, pour ou contre, peu importe, et peut-être à changer de position au cours du récit.

Une autre question de curiosité en lien avec la forme du témoignage. Le roman est dédié à Camille, fille de l’auteur. Cette dédicace a piqué notre curiosité : elle est réelle ou fait-elle partie de la « mise en scène » de ce roman ?

Ah ah ! Comme les magiciens, je préfère ne pas vous dévoiler les ficelles et laisser le mystère entier…

Dans le prologue de Félines, vous écrivez : « Réfléchir, c’est commencer à désobéir. Lire, c’est se préparer à livrer bataille ». Ces mots prennent un relief particulier dans le contexte de narration de ce roman. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Le témoignage de Louise n’est pas un manifeste. C’est un cri. Elle ne cherche pas à convaincre, elle dit sa vérité, tout simplement, en assumant parfaitement sa subjectivité et elle laisse le lecteur se faire son opinion.

C’est pour moi cette position qui éclaire la phrase  « Lire, c’est se préparer à livrer bataille », et ce à deux niveaux.

Le premier niveau de la bataille c’est celui de l’intime. Soi face à un texte. Un texte, ce sont des questions, une vision, un « autre » qui se livre à vous. La bataille se joue non pas avec l’autre mais avec soi-même, avec ce qu’on savait, ce qu’on croit, ce qu’on croyait savoir, ce qu’on entrevoit et qu’on n’avait pas vu. Ça me fait penser à cette formule un peu facile et galvaudée : « Un livre dont on ne sort pas indemne » ou à la formule de Kafka qui comparait la littérature à une hache qui vient briser la mer gelée en nous. Lire pour être bousculé, pour nous mettre en mouvement.

Le second niveau de la bataille se joue au-delà du livre après l’acte de lecture. L’imagination a été mise en mouvement par le texte. On devine d’autres chemins, d’autres voies, d’autres façons d’être au monde, d’autres mondes peut-être. Vient alors le temps de refermer le livre, d’aller se frotter au réel, d’éprouver de façon tangible, d’argumenter, de refuser, de protester, de créer, d’inventer individuellement et collectivement avec d’autres qui ont une autre expérience singulière. C’est ce que vivent les Félines quand elles se retrouvent derrière le stade de cette petite ville et décident de réagir collectivement en organisant une manifestation et en revendiquant des droits. La bataille se livre là contre la passivité, la fatalité, les assertions comme « c’est comme ça et pas autrement », « il n’y a pas d’autre solution », « il n’y a pas de plan B ». L’imagination, au delà de la fiction, sert à ça. A se dire : « oui, c’est possible. Personne n’y croit, mais c’est possible. Et je vais me battre pour ça. »

Ayant énormément aimé le roman, nous serions intéressées de connaître d’éventuels prolongements. Avez-vous par exemple prévu des lectures publiques ? Peut-être une adaptation cinématographique ?

C’est encore un peu tôt pour en parler mais je travaille avec mon complice musicien Jean-Marc Parayre à la création d’une lecture musicale à partir de Félines.

Il en existe déjà une sur Sirius où Jean-Marc m’accompagne avec des instruments anciens (nyckelharpa, vielle à roue, flûte hamonique) sur une bande-son originale. Pour Félines, j’aimerais développer un univers hip-hop, quelque chose de très contemporain. Nous y réfléchissons ensemble.

Pour ce qui est du cinéma, je n’ai pas encore eu de proposition. Mais je pense que Félines pourrait être la base, pourquoi pas, d’une série télé.

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Un grand merci à Stéphane Servant d’avoir accepté de répondre à nos nombreuses questions !

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