Lecture commune : « La leçon » de Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo

Un loup et une maison sur la couverture, un homme armé d’un fusil dès les premières pages, un titre assez vague La leçon et une collection au nom très ouvert La question. Et pour tout ça un auteur Michaël Escoffier et une illustratrice Kris Di Giacomo pour un duo plutôt coutumier des livres humoristiques. Mais attention, là on change de style pour passer à une histoire plus sombre et philosophique…

Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo - La leçon.

Commençons avec l’auteur et l’illustratrice de cet album. Connaissiez-vous déjà Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo et en particulier les albums qu’ils ont déjà réalisé ensemble ? Qu’en pensiez-vous ?

Pépita : Oui je les connais et c’est toujours un duo de choc qui se complète à merveille.

Aurélie : Oui je les adore. J’ai pu travailler avec Kris di Giacomo il y a plusieurs années avec des classes. Des livres aux chutes incroyables.

Colette : Et bien non, à part La tarte aux fées que nous avons découvert dans un « casier surprise », nous ne connaissions pas ce duo.

Penchons-nous maintenant sur la couverture. À quoi vous attendiez-vous avec cet album au titre énigmatique accompagné d’une silhouette de loup inquiétante ?

Aurélie : J’ai pensé à une histoire de bête un peu mystique, un peu à la manière de la bête du Gévaudan. J’aurais bien vu un conte reprenant cette histoire du XVIIIe avec des illustrations moins vieillottes.

Colette : Je m’attendais à une histoire de cauchemar car cette longue et immense ombre de loup qui encercle cette petite maison orange évoquait pour moi plutôt un danger irréel, fantasmé qui planerait, tel un fantôme, plutôt qu’une menace concrète.

Pépita : À une histoire de loup, d’inquiétude aussi, de mort même. À quelque chose amenant une réflexion aussi.

Effectivement, l’idée est de nous faire réfléchir. En lisant l’histoire, vous avez réfléchi sur quoi vous ?

Aurélie : L’histoire m’a fait réfléchir sur le fait qu’il y a toujours deux versions d’une même scène. Nous sommes focalisés sur notre vision des choses pensant être la bonne sans se mettre à la place de l’autre. Nous sommes souvent égocentriques en oubliant que l’autre agit parfois par nécessité et pas par pur envie de nous faire du mal.

Pépita : En lisant, j’avais toujours en tête le titre : La leçon. Et je m’attendais à la voir surgir d’un moment à l’autre. Et ce n’est pas tout à fait celle que j’attendais. Elle a dépassé mon intuition première, est allée beaucoup plus loin dans la complexité. Et je rejoins Aurélie sur les deux versions d’une même scène. Cela est renforcé par les illustrations et par les mots dits avec précision et justesse.

Colette : Comme une fable, cet album nous annonce d’entrée de jeu que nous allons recevoir une « leçon ». Pour l’enseignante que je suis la « leçon » est quelque chose d’éminemment sacrée. Dans une leçon on souhaite transmettre quelque chose, une vérité, une connaissance qui permettra à notre interlocuteur de progresser, d’avancer, de mieux connaître un aspect du monde. Et c’est effectivement ce qui se passe ici. Il y a les êtres et les préjugés qui les entourent, des préjugés véhiculés par l’expérience au départ, peut-être, puis bien souvent seulement par le bouche à oreille. Si on dit que la bête est dangereuse, c’est qu’elle doit être dangereuse, même si finalement on n’y a jamais été confronté… Et puis vient le jour de la rencontre véritable. Et dans la rencontre véritable apparaît la vérité. L’homme en fait l’expérience et sa réalité en est toute bouleversée. Il progresse. Je trouve cette « leçon » formidable, d’un optimisme incroyable malgré la noirceur des illustrations. Je m’accroche à cette petite lumière à la fenêtre sur la dernière page qui n’y était pas au début. La bête a gagné sur l’obscurantisme et c’est pour moi l’objectif principal des « leçons ».

Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo - La leçon.

©Librairie Decitre

Comme Colette, j’ai interprété la fin de l’histoire grâce à cette lumière à la fin. Mais tout le monde ne voit pas la même chose, qu’en avez-vous pensé ?

Pépita : On peut voir cette fin de différentes façons en effet. La lumière donne un indice par rapport à la première page qui a la même image. Ce que j’ai aimé c’est la force tranquille de la bête en contraste de l’absolue supériorité de l’homme qui ne croit pas ce qui va lui arriver. J’ai eu aussi le réflexe de me dire : oh non ! pas ça ! pas de violence ! tout ça pour posséder ! C’est une belle leçon en effet qui nous dit que tout peut être remis en cause à tout moment. Le suspense est à son comble à un moment donné, on a presque peur de tourner la page !

©Blog Vivrelivre

Aurélie : La leçon nous montre que nous ne sommes au-dessus du monde mais un maillon comme les autres, nous avons tous besoin les uns les autres. Si un maillon disparaît, l’équilibre est bouleversé. J’ai beaucoup aimé la façon dont les auteurs amènent la prise de conscience du lecteur. Elle est bouleversante mais progressive. Et la sagesse de la bête qui s’oppose tout à fait au nom qu’on lui donne. Ça me fait beaucoup penser à Yakouba de Dedieu.

J’aimerais revenir sur ce que dit Pépita au sujet de la violence. Elle est très présente dans cet album, déjà dans l’ambiance sombre et pesante, mais aussi très clairement avec le fusil, le sang, les pièges, le tir laissé en suspend… Qu’en avez-vous pensé ?

Michaël Escoffier et Kris Di Giacomo - La leçon.

©Librairie Decitre

Pépita : C’est une violence à la fois symbolique (dans ce qu’elle suggère) et explicite (dans ce qu’elle représente) : l’effet est double je trouve, à la fois terrible au sens de ce qui va surgir et impensable au sens de ce qui ne peut se réaliser. Le lecteur oscille entre les deux et l’imaginaire fait le reste comme une soupape nécessaire.

Colette : Cette violence subtilement suggérée sert la leçon de manière symbolique. C’est très efficace sans être choquant.

Aurélie : Je partage l’avis de Colette, ils ont fait ça tout en finesse. La violence est là et bouscule juste comme il faut sans que cela choque. Je reviens juste sur le fait que c’est assez inhabituel dans l’univers des deux auteurs.

Je vous propose maintenant de conclure avec LE mot que vous a inspiré cet album.

Pépita : Liberté sera mon mot. Cette leçon interroge cette notion pour moi.

Colette : Altérité serait pour moi le mot-clé.

Aurélie : Respect, arrêtons de nous croire au dessus du lot.

 

Pour en savoir encore plus sur ce qu’on a pensé de cet album, retrouvez les avis de Pépita et Sophie.

Lecture commune : Le grand lapin blanc

Une fois n’est pas coutume, voici une lecture commune autour d’un album proposée par Pépita et l’exercice s’est avéré plus difficile qu’il n’y parait (que sur un roman par exemple).
L’album en question s’intitule « Le grand lapin blanc » de Michaël Escoffier, illustré par Eléonore Thuillier publié en 2010 aux éditions Kaléidoscope. Pour ne pas trop dévoiler le contenu, disons qu’il aborde une thématique d’actualité, celle des couleurs.
Bouma (Un petit bout de Bib), Sophie (La littérature de Judith et Sophie) et Gabriel (La mare aux mots) ont donné leur point de vue sur cet album. Michaël Escoffier a très gentiment accepté de répondre à nos questions en fin de débat.

Pépita : Pouvez-vous chacun dire en quelques mots de quoi parle cet album ? un rapide « résumé » de chacun ?

Sophie : Chez les lapins, c’est l’inquiétude, depuis plusieurs jours, on ne trouve plus ni carottes, ni navets. Un grand lapin blanc annonce que c’est la faute des lapins noirs, il faut les exclure mais cela ne résout rien. Un petit lapin tente alors de trouver l’explication de la pénurie de nourriture. Et si celle-ci était toute proche…

Bouma : Un gentil p’tit lapin est obligé de se nourrir de caillou. Pourquoi ? Mais parce qu’il n’y a plus une seule carotte, plus un seul navet. La faute aux lapins noirs expose le Grand lapin blanc (celui du titre), il faut donc les mettre dehors. Et puis il ne faut pas oublier les lapins gris qui sur-peuplent le pays. Le gentil p’tit lapin (qui est gris) décide donc de mener une enquête. Car il est persuadé que les lapins de couleurs n’y sont pour rien.
Pour moi, cet album essaie d’aborder les notions de différence et de racisme.

Pépita :A première vue, la couverture du livre vous a-t-elle renseigné sur son contenu ? Et la quatrième de couverture ? Quelles premières impressions avez-vous eu ?

Bouma : Le titre choisi pour cet album ne laisse en aucun cas présager de l’histoire. La couverture donne quelques indices mais c’est vraiment la quatrième de couverture qui permet de se faire une idée sur l’intrigue. D’ailleurs, je ne l’avais pas lu au départ et j’ai donc été très surprise à la fin de ma première lecture. Je suis ressortie de là avec beaucoup de questions : quelles sont les intentions de l’auteur ? un livre sur le racisme ? une mini-enquête ? et puis cette fin ? pourquoi ?

Gabriel : En fait je ne lis jamais les quatrièmes de couverture (c’est vrai aussi pour les romans ou les jaquettes de films), j’aime découvrir les histoires au fur et à mesure de ma lecture. J’ai donc été surpris mais comme toujours en fait.

Sophie : La couverture comme la quatrième de couverture ne correspondent pas vraiment à l’histoire selon moi. Sur la couverture, on a l’impression que les lapins gris et blanc communiquent sauf que dans l’histoire ce n’est pas le cas. Pour le résumé de la quatrième de couverture, c’est un peu plus proche de la réalité sauf qu’on a l’impression que le lapin gris est un héros qui vient sauver tout le monde. Certes il a un rôle important mais plus discret que celui de héros.

Pépita : Que vous inspire cette histoire ? Les intentions de l’auteur notamment ?

Sophie : Pour moi, on aborde les thèmes du racisme et du mensonge. En fait, j’ai eu l’impression qu’on parlait un peu de dictature : un personnage charismatique impose sa pensée et il est suivi sans qu’on se pose de questions !

Bouma : Je pense que Michael Escoffier (auteur que j’adore) a voulu au moins parler du racisme, voire comme le dit Sophie de dictature. Tout les éléments sont là : la prise de pouvoir, l’exclusion de la population dans les décisions, la personnalité charismatique du leader, la rébellion… le tout condensé dans les 26 pages que compte l’album. Ça fait beaucoup même un peu trop selon moi.

Gabriel : Oui je suis d’accord avec ce qui a été dit et je ne vois pas grand chose à ajouter.

Pépita : Racisme, mensonge, charisme, dictature semblent en effet constituer les thèmes de cet album. Bouma nous dit avoir été gênée par la juxtaposition de ces sujets en si peu de pages. Pour ma part, je le pense aussi.
Qu’avez-vous pensé de la façon qu’a l’auteur d’amener ces sujets, et en particulier celui du racisme, dans un livre pour enfants (tranche d’âge visée : 3-5 ans) ?

Gabriel : Je suis assez partagé… Je pense que les enfants ne comprennent pas complètement de quoi ça parle mais en même temps c’est intéressant… cela dit est-ce vraiment un livre sur le racisme…

Pépita : Pourrais-tu développer ton point de vue, Gabriel ?

Gabriel : Disons que comme les lapins blancs sont en minorité, j’ai plus pensé à une forme de colonialisme. J’aurai pensé au racisme si j’avais vu quelques lapins de couleur parmi beaucoup de lapins blancs, ici c’est l’inverse. De plus, si on pense que le livre parle du racisme, j’ai envie de dire qu’il est surtout raciste anti-blanc du coup ! Les blancs sont forcément esclavagistes, profiteurs, menteurs et accusent les autres, et les « de couleur » sont forcément de pauvres victimes. D’ailleurs on dit que le lapin blanc est « trop blanc » et il est peint à la fin. Disons que si ça se veut être un livre anti racisme, c’est tout le contraire, d’après moi. C’est là qu’on voit aussi la limite d’analyser un « propos » d’un livre jeunesse, on le voit avec des yeux d’adultes alors qu’il est fait pour être vu avec des yeux d’enfants.

Bouma : Je me suis aussi fait la réflexion « blanc » contre « noir » ? Tant qu’à parler de racisme j’aurais préféré « rose » et « vert », histoire de ne pas extrapoler le propos de l’auteur comme on le fait ici en décortiquant son texte.

Pépita : Si j’ai proposé cet album pour une lecture commune, c’est que j’avais besoin d’avoir d’autres points de vue sur cet album. Il me met mal à l’aise : quand on oppose blanc contre gris contre noir. Quand on parle d’expulsion (terme difficile pour la tranche d’âge visée !, soit 3-5 ans). Quand on monte les uns contre les autres. J’aurai effectivement préféré, pour rester dans ce qui est développé ensuite (les lapins vont peindre le lapin blanc de toutes les couleurs) qu’on oppose, comme le suggère très bien Bouma, « rose » contre « vert ». C’est plus positif. Moins radical. Ce sont d’abord des adultes qui vont lire cet album sur ce sujet délicat du racisme. Quels filtres vont-ils mettre ? (surtout dans le discours ambiant…). La littérature jeunesse s’empare de nombreux sujets difficiles et elle le fait d’ailleurs souvent très bien. Mais tout dépend de la façon dont on en parle. Je n’ai absolument rien contre l’auteur, bien au contraire, mais je trouve que dans cet album, sa démarche est maladroite et va à l’encontre de ce qu’il voulait lui-même dénoncer.

Pépita : Il me reste deux questions pour terminer :
-qu’avez-vous pensé de la fin ?
-Et les illustrations d’Eléonore Thuillier ?

Gabriel : Pas grand chose à dire sur la fin, par contre j’adore les illustrations d’Eleonore Thuillier. C’est une illustratrice que j’ai découvert il y a peu et j’aime son univers. Je trouve qu’elle arrive à faire des illustrations « passe partout » tout en étant belles et originales. Je pense qu’elle va vraiment faire partie des illustratrices les plus demandées d’ici quelques années.

Sophie : Les illustrations, j’ai beaucoup aimé. Je les trouve assez fines et avec de belles couleurs. En plus, j’ai apprécié qu’elle fasse des lapins tous différents avec le caractère qui ressort un peu.

Bouma : J’ai moi aussi beaucoup aimé les illustrations. Outre la qualité du graphisme, c’est surtout la répartition spatiale, les points de vue utilisés dans les images que j’ai trouvé originale.
Quand à la fin… le sauveur qui devient Président, c’est finalement très… réaliste si l’on regarde l’Histoire mondiale.

Pépita : J’aime aussi ces petits lapins avec leurs rondeurs, leur air coquin. Les couleurs utilisées sont bien agréables aussi ainsi que la profondeur des plans. Quant à la fin ? Juste retour des choses ou abus de pouvoir ? Je suis perplexe…**

Cet album a donné diverses interprétations et a soulevé un certain nombre de questions. Michaël Escoffier, que nous avons décidé de contacter, a accepté très gentiment de nous donner la vision de son travail d’auteur. La voici :

« Pour ce qui est du fond de l’histoire, les remarques de vos commentateurs sont très intéressantes. On voit que chacun donne une interprétation en fonction de sa propre sensibilité, et des références qu’il a cru reconnaître dans l’album. Je ne suis pas forcément d’accord avec toutes les thèses avancées, mais mon avis personnel présente peu d’intérêt. Je n’ai d’ailleurs la plupart du temps pas d’idée très précise de l’histoire que j’ai envie de raconter ou de la « morale » qui pourrait s’en dégager. Quand j’écris, je me laisse guider par les mots, les sonorités, le rythme des phrases. J’aime laisser la porte ouverte au lecteur, parce que je trouve les questions plus intéressantes que les réponses. J’envisage les albums jeunesse comme des points de départ, des supports à un échange adulte-enfant. L’enfant qui va découvrir seul une histoire n’a pas les mêmes lunettes que le lecteur adulte, pas la même grille de lecture. Il l’appréhende du haut de ses 5 ou 6 ans d’expérience, en prenant comme référence un univers d’enfant, c’est à dire un espace de quelques mètres carrés. L’adulte va pouvoir lui apporter une nouvelle vision de l’histoire, à travers sa propre expérience, il va l’aider à pousser les murs. Je dirais donc que toutes les remarques formulées par vos commentateurs sont acceptables, dans la mesure où elles parlent plus du lecteur lui même, de son histoire personnelle, que des intentions de l’auteur. »

Pour aller plus loin dans cette lecture :
L’avis de Bouma http://boumabib.fr/2012/11/09/le-grand-lapin-blanc-de-michael-escoffier/
L’avis de Sophie http://litterature-jeunesse.over-blog.fr/article-le-grand-lapin-blanc-111920909.html
L’avis de Pépita http://melimelodelivres.blogspot.fr/2012/11/le-grand-lapin-blanc.html

Le blog de l’auteur http://michaelescoffier.canalblog.com/

Un grand merci aux participants de cette lecture commune et nos remerciements à tous à Michaël Escoffier de nous avoir consacré du temps pour nous répondre.