Lecture commune : Le Nuage de Louise

Certaines lectures se lisent et se relisent à l’infini parce qu’elles sont si riches, si pleines de détails et de sens, qu’il nous reste toujours quelque chose à découvrir. Ces livres-là offrent toujours un support particulièrement stimulant pour un échange avec d’autres lecteurs chez qui leurs pages auront souvent résonné différemment. C’est ce que s’est dit Isabelle en lisant le dernier titre des frères Fan. Ces auteurs-illustrateurs canadiens ont décidément le secret pour déployer un univers un peu magique qui ne semble appartenir qu’à eux où se jouent de fabuleuses histoires qui provoquent, de façon très subtile, des questionnements philosophiques. Leur dernier titre, Le Nuage de Louise, raconte l’adoption… d’un nuage. Nous avons eu envie d’échanger nos impressions. Nous espérons que l’intensité de nos échanges témoigne de la richesse de cet album !

Le Nuage de Louise - Little Urban
Le nuage de Louise, The Fan Brothers, Little Urban, 2022.

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Isabelle : À la maison, chaque année, nous ne faisons ni une ni deux quand sort le nouvel album des Frères Fan. Il faut croire que nous sommes… fan ! Et vous, aviez-vous déjà eu l’occasion de lire ces artistes canadiens ?

Lucie : Pas du tout, je les découvre grâce à toi. Et j’aime ! Leur univers graphique (en tout cas ce que j’avais pu en voir sur internet) m’attire beaucoup.

Blandine : J’avais beaucoup entendu parler de leurs albums, mais sans en avoir lus jusqu’à présent. Alors que je savais que tout était réuni pour me plaire : les thèmes, les illustrations, les objets-livres.

Colette : Pour ma part, je connaissais leur travail grâce à mes arbronautes préférées ! En effet suite à ton article, Isabelle, sur Le Projet Barnabus, je l’avais offert à mon Petit-Pilote-de-Trottinette pour un de ses mois-siversaires ! Il avait adoré cet univers étrange et foisonnant, peuplé de créatures fantastiques.

Isabelle : Cet album nous plonge dans une atmosphère très particulière. Comment la décririez-vous ?

Colette : Dès la deuxième de couverture, nous faisons un saut dans le passé avec ce mur tapissé de jolis cadres dorés aux formes variés et ces photos en noir et blanc. Et nous sommes tout de suite interpellés par ces portraits d’animaux, de fleurs ou de… nuages !

Isabelle : Je suis contente que tu parles de cette couverture intérieure, Colette : c’est quelque chose qui donne tout de suite le ton, je trouve. Un décor à l’ancienne, victorien peut-être, mais aussi plein de fantaisie et de poésie avec les motifs que tu évoques : crocodile, baleine, nuage !

Lucie : On retrouve effectivement quelque chose de « passé » dès la page suivante avec des montgolfières, un orgue de barbarie, un théâtre de guignol… Il est difficile de déterminer l’époque à laquelle se déroule cette histoire.

Colette : L’album semble se situer dans un entre-deux, entre réel et imaginaire.

Blandine : Tout à fait d’accord. Entre passé et présent aussi.

Lucie : J’ai trouvé les couleurs, les dessins – et donc l’atmosphère – très doux. C’est l’utilisation des couleurs qui m’a le plus interpellée.

Blandine : C’est beau ! Les dessins, en différents ton de gris, sont sublimes. Ils ont un indéniable charme désuet, entretenu par les différents éléments qui nous transportent dans l’époque mal définie dont vous parliez, avec la Rolls-Royce, le grand-Bi, les devantures des magasins aux métiers d’antan, le charme du parc avec son carrousel… Et ce jaune, disséminé çà et là, par petites touches, qui questionne. Le jaune est pour moi une couleur « triste », ou plutôt faussement joyeuse, surtout lorsqu’elle est associée, comme ici, avec du gris. Je ne trouve pas la petite Louise heureuse. C’est donc un sentiment de mélancolie (ou plus) qui m’étreint.

Isabelle : La première page de l’histoire s’ouvre justement sur un portrait de Louise dont tu viens de parler, Blandine. Comment la décririez-vous ?

Blandine : C’est une fillette de 6-7 ans, qui semble discrète, réservée, avec un sourire timide, que le jaune des bottes pourrait peut-être contredire. Notre regard est attiré par elles, que Louise s’applique à mettre. On suppose qu’elle s’apprête donc à sortir et qu’il pleut.

Lucie : Elle a un visage assez neutre. Ce sont surtout ses cheveux qui la distinguent d’autres personnages. Cette masse de boucles est adorable et fait (déjà) penser à un nuage.

Colette : Oui, une petite fille à la chevelure nuageuse et aux joues roses !

Blandine : C’est vrai pour les cheveux. Mais ça la vieillit, je trouve. Elle a un doux visage de Mamie, impression renforcée par son manteau et son prénom. Seul l’ourson en peluche sur son lit semble indiquer que nous sommes dans sa chambre, car le reste, le papier peint, et surtout les plantes et fleurs, ça ne fait pas très enfantin. Mais elles dénotent une grande sensibilité, d’autant qu’il y en a beaucoup et de multiples sortes.

Isabelle : Le décor désuet découle de l’époque choisie, peut-être l’époque victorienne ? À cette époque, les chambres d’enfant étaient différentes de celles d’aujourd’hui. Cette impression d’ancienneté est renforcée par le recours au noir et blanc. 

Blandine : Différentes certes, car il y avait beaucoup de nursery, surtout si on reste dans cette impression d’époque victorienne, mais elles étaient tout de même « enfantines ». Cette chambre me renvoie à celle de Miss Charity (livre de Marie-Aude Murail) et ces plantes montrent combien Louise est sensible et aime prendre soin de l’Autre. L’adoption du nuage est en ce sens logique. 

Isabelle : Je ne dirais pas qu’elle paraît vieille. C’est une petite fille aérienne, calme et sérieuse, certainement un peu timide comme vous l’avez dit. Je me suis dit que l’aspect mousseux de sa chevelure pouvait être le reflet de la personnalité de Louise qui a littéralement la tête dans les nuages… 

Colette : Comme Blandine, je parlerai de nostalgie pour décrire son visage, son regard qui regarde le ciel et son petit poing serré. Et c’est surtout l’absence de sourire qui me touche.

Isabelle : Avez-vous envie de raconter ce qui lui arrive ?

Colette : C’est un samedi comme les autres en apparences : Louise se prépare à faire une promenade avec ses parents.

Lucie : En arrivant au parc, elle se rend immédiatement vers le marchand de nuages. Et on bascule avec elle dans le merveilleux. Car avec Louise, on peut acheter des nuages comme d’autres des ballons !

Isabelle : Voilà, on retrouve l’incursion du merveilleux dans l’ambiance à la Mary Poppins dont nous parlions. Cet amas de nuages qui flotte au milieu nous a beaucoup plu. Je pense que c’est quelque chose qui parlera aux enfants qui ont souvent envie de voir des formes dans les nuages.

Lucie : Ils sont extra ces nuages ! Je ne sais pas comment les frères Fan ont fait mais ils sont incroyables de réalisme. Ce qui est essentiel pour la suite de l’album d’ailleurs.

Colette : Ces nuages en grappe, c’est un savant mélange de ballons gonflés à l’hélium comme ceux que l’on voit dans les fêtes foraines et de l’incroyable bestiaire que les enfants imaginent en regardant le ciel, allongés dans l’herbe en été ! Et ce marchand qui porte un parapluie en guise de chapeau et qui a laissé son haut de forme au sol pour l’argent de ses jeunes client.e.s, il a tout d’un étrange magicien !

Isabelle : J’ai trouvé aussi qu’il y a quelque chose de véritablement magique au moment où Louise fait l’acquisition de son nuage. Les personnages semblent flotter dans une dimension surréaliste, la double-page est presque cinématographique : les pièces tombent dans le haut de forme, quelque chose bascule au moment où le marchand tend à Louise la ficelle de son nuage puis elle le contemple avec un sentiment de félicité qui déploie un bel arc en ciel au-dessus d’elle. C’est beau.

Blandine : L’achat de nuages semble être quelque chose de commun, mais passé de mode, comme on l’apprend. Comme si c’était normal, banal. C’est pour nous que c’est merveilleux.

Colette : Si le marchand a des nuages aux formes fantastiques, ce que veut Louise, c’est un nuage ordinaire. Un nuage à apprivoiser et à aimer.

Blandine : Le terme « ordinaire » pour qualifier le nuage que désire Louise me semble vraiment important et révélateur quant à Louise et son environnement.

Isabelle : Tu m’intrigues Blandine, qu’est-ce que cela révèle d’après toi ?

Blandine : Quel enfant veut de l’ordinaire ? On les voit qui s’inventent des histoires merveilleuses, pleines d’aventures et de périples, entre amis réels ou imaginaires, qui s’enthousiasment de récits magiques, de contes, de fantaisies… On devine que le niveau social de la famille est assez élevé pour qu’elle puisse en théorie avoir accès à tout cela par des livres, des jeux, des sorties, etc. Mais pourtant, cela ne semble pas être le cas. Est-ce que la vie de Louise est trop « originale » (sa maman porte dans son sac des fleurs comme nous nos livres), la voudrait-elle donc plus banale ? Ou son mal-être est si banal qu’elle ne veut que de l’ »ordinaire » ? Ce choix de mot ne peut pas être anodin.

Le nuage de Louise, des frères Fan (Little Urban, 2022) – L'île aux trésors  – Lectures et aventures du soir

Isabelle : Prendre soin d’un nuage domestique, cela s’avère plus complexe qu’il y paraît à première vue, n’est-ce pas ?

Lucie : Oh oui ! J’adore le document des conseils pour prendre soin de son nuage. Notamment la décharge en cas de dégât des eaux ! Dans cet album, non seulement tu peux acheter un nuage, mais en plus tu peux en quelque sorte l’apprivoiser. J’aime beaucoup cette idée.

Colette : J’ai moi aussi adoré ce moment où on passe en vision subjective dans l’album ! Cette grande feuille jaune et cette liste de recommandations fantaisistes jouent de l’animalisation de cet étrange compagnon. Un compagnon dont il faut prendre grand soin car visiblement ses réactions peuvent être surprenantes !

Isabelle : Ça n’a pas l’air évident, ce petit nuage, il va falloir l’aimer et le choyer, mais prendre garde à ne pas l’opprimer.

Blandine : Cette liste de recommandation/mode d’emploi est géniale car elle révèle qu’il s’agit d’un « être vivant » – on comprend qu’il a des émotions – et dont il faut prendre soin. J’aime beaucoup les nuages qui y sont dessinés, des nuages venus d’ailleurs (peut-être d’Asie ?). Cela explique la nécessité de cette notice et la remarque selon laquelle les nuages seraient « un peu passé de mode ».

Isabelle : Je suis contente que tu en parles, Blandine, parce que ça m’a interpellée aussi. On a l’impression que le nuage est un être vivant qui demande des soins mais en même temps, le « passé de mode » évoquerait plutôt une marchandise. J’y ai vu un parallèle avec les animaux sauvages ou de compagnie qui font l’objet de commerces et sont malheureusement trop souvent traités comme des choses qui peuvent être « à la mode » ou « passées de mode ». Quoiqu’il en soit, on comprend que Louise est animée des meilleures intentions et qu’elle prend ces recommandations très au sérieux ! 

Qu’avez-vous ressenti en voyant la petite fille s’occuper de son nuage ?

Blandine : Elle est très appliquée. Elle suit bien les recommandations et on sent qu’elle aime son nuage. 

Lucie : Oui, elle prend son rôle très au sérieux, comme elle le ferait pour un animal domestique. Elle a à coeur de bien faire et ses bons soins vont permettre au nuage de s’épanouir et de grossir. Milo devient un membre à part entière de la famille, il a d’ailleurs son portrait sur le mur.

Blandine : Comme les autres membres de la famille, ainsi qu’un crocodile – un clin d’œil au caïman de María Eugenia Manrique ? – album découvert grâce à toi Isabelle ! – D’ailleurs, ce crocodile, on ne le voit pas dans les pages. Était-il le précédent animal domestique, pour revenir sur ton propos très intéressant sur la commercialisation des êtres vivants, Isabelle ? Louise est-elle triste suite à son décès ?

Isabelle : J’ai eu l’impression que Louise changeait au contact de son nuage. Elle semble s’épanouir en prenant soin de lui, puis les choses deviennent plus compliquées mais elle semble grandir sous le poids des responsabilités.

Colette : J’ai vraiment perçu ses attentions comme celles d’une enfant qui a la responsabilité de s’occuper d’un animal : le nourrir, le sortir, l’emmener en vacances. Jusqu’au jour où l’animal devient trop envahissant et empêche l’enfant de vivre normalement.

Blandine : Je trouve à Louise un air apaisé, puis désemparé lorsque le nuage ne va pas bien. Elle s’inquiète réellement et cherche la solution pour l’aider. Et même après le « dégât », elle ne lui en veut pas. Dans le paragraphe qui explique cela, le mot « remords » apparaît deux fois. C’est un mot lourd de sens. Louise est responsable au sens positif du terme !

Colette : J’ai eu l’impression que Louise ressentait plus de choses, que sa sensibilité se développait au contact de Milo, qu’elle était désormais capable d’apprécier « l’arc-en-ciel » des émotions !

Blandine : Cette couleur rosée, comme une aube naissante, qui colore les dernières pages de l’album est aussi belle que symbolique. Comme ce pigeon/colombe qui s’envole en même temps que le nuage. Louise semble faire la paix avec elle-même.

Colette : Ces pages où la couleur rose envahit le ciel sont surprenantes. On y sent la portée symbolique mais sans complètement la comprendre. Pour une fois, Louise est entourée par le ciel, par la couleur, l’angle de vue change au fil des pages, « la caméra » s’éloigne de Louise pour embrasser les toits de cette ville coincée entre deux époques, et l’enfant fait partie du paysage, elle n’est plus au premier plan comme si elle faisait enfin partie du monde, qu’elle y avait trouvé sa place.

Blandine : J’ai eu ce même sentiment. Comme une renaissance, un regard nouveau sur le monde et elle-même.

Isabelle : L’histoire de Louise semble lourde de symboles mais elle m’a semblé polysémique. Comment l’avez-vous interprétée ? De quoi nous parle-t-elle d’après vous ?

Lucie : Pour moi cette histoire parle d’amour. L’amour que l’on a pour ses proches, pour ses enfants, qui nécessite de leur laisser de la liberté, de l’espace, et la possibilité de prendre leur envol. Elle m’a fait penser à L’amour lapin de Marie-France Zerolo, qui aborde le sujet de manière similaire.

Colette : Il est certain que cette histoire parle de liens, de liens que l’on peut tisser enfant avec un autre que nous : cet autre peut être un animal, notre imaginaire, notre désir d’évasion, un rêve… Quelque chose que l’on doit entretenir chaque jour pour qu’il se réalise. Sans avoir besoin de parler. C’est un des aspects du lien entre Louise et son nuage qui m’a le plus touchée : ils ne se parlent pas.

Blandine : C’est exactement cela. Louise est sensible, mais elle est surtout empathique. Elle sait, comprend, agit.

Lucie : Et elle est donc capable de créer un lien même sans parler. Un lien d’amour qui lui permet de s’épanouir et de grandir en même temps que son nuage.

Isabelle : J’aime aussi cette lecture-là ! Le petit nuage pourrait être un compagnon ou un monde imaginaire comme ceux dont on a tant besoin enfant. En grandissant, on se confronte à certaines réalités et cela nous force à lâcher prise sur une partie de cette vie imaginaire. Cela peut nous laisser un ressenti doux-amer comme celui qui est décrit dans l’album.

Colette : J’aime bien l’idée que c’est son enfance que Louise laisse partir avec Milo… Enfance à laquelle elle repense avec tendresse, et qu’elle salue « juste au cas où ».

Lucie : J’aime aussi beaucoup cette interprétation.

Blandine : Pour moi, dès le début, il est question de dépression. Le terme est peut-être un peu fort ici – même si les enfants peuvent malheureusement en être atteints. Ce nuage, c’est la concrétisation, l’allégorie de ce mal-être disons, à la fois, banal, « ordinaire », et si intime, si terrible. Cette impression est renforcée par le choix des couleurs, les expressions faciales, l’absence des parents tout du long de l’album.

Lucie : Je n’ai pas du tout vu ça comme ça. C’est une idée intéressante ! Est-ce que vous aviez vu la même chose, Isabelle et Colette ?

Colette : Cet album m’a rappelé Marcel et le nuage d’Anthony Browne dont vous savez que j’adore le travail métaphorique. Et dans cet album, le célèbre singe d’Anthony Browne est bien malheureux ! Mais contrairement à Louise, il n’a pas choisi d’être poursuivi par son nuage… C’est ce qui me gêne par conséquent dans l’interprétation du nuage allégorie de la dépression, car choisit-on sa dépression ?

Blandine : Je ne dirais pas que Louise choisit sa dépression. Bien au contraire ! Elle n’est pas poursuivie par un nuage, elle va le chercher. Par contre, elle apprend à l’apprivoiser, à le connaître, pour mieux lui dire au revoir et par conséquent, se connaître elle-même. S’accepter elle-même. Cette notice fournie avec le nuage pourrait être une notice d’elle-même, pour aller mieux même s’il peut y avoir des phases de moins bien (voir les points 4 et 5), pour ne pas se replier sur elle-même (voir le point 6). C’est ainsi que l’on « se libère » d’une dépression, en identifiant les maux, en les transformant en force.

Isabelle : On voit dans vos réponses que le message de l’album est très subtil et peut résonner différemment selon les lecteurs. C’est quelque chose que j’ai beaucoup apprécié. Je l’ai relu plusieurs fois et il a fait vibrer différentes cordes à chaque fois. J’ai d’abord pensé aux animaux, surtout les animaux sauvages qui ne peuvent pas vraiment être domestiqués mais sont tout de même adoptés par des personnes qui les trouvent mignons : peut-on tout posséder ? La place d’un nuage est-elle vraiment aux côtés d’un enfant ? Ensuite, j’ai fait le parallèle avec le fait d’élever un enfant : comme le nuage, ce petit être a besoin d’être choyé mais aussi qu’un jour, on accepte qu’il vole de ses propres ailes. L’album pourrait être lu comme un livre sur la liberté. Je n’ai pas pensé au thème de la dépression dont tu parlais tout à l’heure Blandine mais en re-feuilletant l’album, cette interprétation me semble tout à fait plausible. Dans tous les cas, vue cette subtilité, ce n’est pas un album moralisateur. Il nous interroge et on peut saisir cette perche un peu selon sa sensibilité.

Colette : Il est certain qu’il est ici question de liberté entre le début de l’album et la fin. Mais de quelle liberté ? En effet l’album reste complètement ouvert aux interprétations ! C’est à la fois vertigineux et enthousiasmant !

Blandine : La liberté est effectivement le thème central, mais abordé subtilement selon plusieurs interprétations et niveaux de lectures et résonnances, sans pour autant que l’un invalide l’autre. C’est magnifique !

Isabelle : J’ai été intriguée à la lecture par le jeu sur les couleurs qui font intrusion ici et là dans le décor en nuances de gris, parfois généreusement, parfois seulement par touches. Cela m’a semblé esthétiquement très beau mais je me suis demandé : ces touches de couleur symbolisent-elles quelque chose ?

Colette : C’est une question qui m’intrigue aussi : j’ai essayé de trouver une régularité dans l’usage des couleurs mais je n’en trouve pas ! Cette couleur jaune qui revient comme une note de musique semble rythmer la narration, mais dans quel but ? Je n’ai pas trouvé d’interprétation. Il me tarde de lire les vôtres !

Lucie : Je me suis fait la même réflexion, et j’ai cherché sans succès.

Isabelle : Ce n’est pas évident. Je ne suis pas sûre non plus mais ce qui est sûr, c’est que chaque double-page a son propre dosage entre le noir et blanc qui fait penser aux vieilles photos ou gravures, mais donne aussi une touche mélancolique à l’ensemble, et des notes colorées qui peuvent être très présentes ou appliquées par toutes petites touches. Je me suis demandé si les couleurs viennent souligner ce qui retient l’attention de Louise. Les enfants sont comme ça, le monde les entoure mais ils ont une aptitude extraordinaire à filtrer et à se concentrer sur ce qui les intéresse. Donc tout au parc du début, puis la liste d’instructions… Sinon j’ai eu l’impression que le monde se colorait lorsque la relation de Louise et du nuage sont au beau fixe (la balade en ville en famille par exemple) et se décolorait quand les choses étaient plus difficiles. Et prend, comme vous l’avez dit, une teinte rosée plutôt paisible à la fin.

Blandine : Je parlais plus tôt du jaune, couleur faussement joyeuse, qui égaie tout de même ces pages en nuances de gris mais qui apportent aussi un côté précieux (par exemple au niveau des cadres de portraits) puisque seuls quelques objets sont colorisés. Et puis ce contraste avec l’extérieur de la maison, le parc est une explosion de couleurs ! Elles sont la vie. Seuls les parents de Louise sont en gris mine de plomb. Puis le jaune se fait nuances, sur d’autres objets extérieurs, puis d’autres couleurs arrivent, comme si elle les voyait/allait mieux, alors que Milo va moins bien. Et enfin ce rose dont on a parlé. Les couleurs participent à l’émancipation de Louise, par petites touches, à sa libération émotionnelle. Sa maturité si on voit l’album sous l’angle de l’enfant qui grandit et qui sait laisser partir celui qu’il aime pour son bien.

Isabelle : Mais oui, tu as raison Blandine ! Je me suis demandé pourquoi le parc était si coloré. C’est un contraste avec la maison et la sphère familiale qui sont essentiellement… grises. Les parents ne respirent pas non plus la gaieté. Ce que vous dites me conforte dans l’idée que les couleurs sont une sorte de métaphore des émotions que Louise apprivoise et auxquelles elle apprend à laisser libre-cours.

Colette : Sur l’utilisation de la couleur, je trouve que ton interprétation Isabelle est très intéressante : et c’est Milo qui apporte la couleur dans la vie de Louise notamment dans cette belle double page où « en échange » des soins que Louise lui prodigue, Milo arrose les plantes de la petite fille avec ce bel arc-en-ciel que l’on retrouve dès le début à proximité du nuage.

Lucie : D’ailleurs, la première touche de couleur est le jaune des bottes, qu’elle met probablement dans l’idée d’aller acheter un nuage puisqu’il fait beau dehors.

Colette : Bien vu, Lucie, et ce que j’ai trouvé bizarre c’est que les parents de Louise aussi avaient prévu « le coup » car sa mère va au parc abritée sous un parapluie, alors qu’il fait un temps magnifique. Contrairement à ce que vous avez pu dire au cours de l’échange, j’ai l’impression que les parents de Louise sont très présents, l’écoutent, la comprennent, l’accompagnent sur le chemin qu’elle a choisi. Jusqu’au jour où elle vit sa propre expérience solitaire de la colère de Milo et décide de le libérer. Ça, elle le fait toute seule.

Lucie : Je suis d’accord avec toi, d’autant que cela rejoint l’interprétation de Blandine selon laquelle ce nuage remplace un autre animal de compagnie (le crocodile). Pour ma part, j’ai trouvé les parents en retrait mais présents, comme s’ils laissaient la place de grandir à leur fille.

Colette : J’aime bien leur présence, discrète mais infaillible. Présents, derrière leur fille. « On est derrière toi, vas-y » semblent-ils suggérer.

Blandine : On peut aussi le voir ainsi. Je me suis dit la même chose sur ce parapluie emporté par sa maman. Mais soit ils laissent leur fille faire ses expériences par elle-même pour comprendre la vie, soit ils s’en « désintéressent ». Au final, elle est et reste seule ! Ainsi, elle comprend qu’elle n’a pas besoin des autres pour être bien, pour faire des choix. Chose pas évidente pour les empathiques.

Isabelle : Avez-vous envie de partager cet album ou de le proposer à lire ? À qui ?

Lucie : Avec tout ce que nous en avons dit, je trouve cet album approprié à partir de l’âge de raison, celui où l’on peut se projeter dans cette expérience de Louise. Cette responsabilité d’un autre être vivant, la découverte des émotions complexes, de la liberté de l’être aimé… Mais les dessins tout doux me donnent aussi envie de le lire à mes nièces de deux et trois ans !

Blandine : Nous l’avons lu avec mes garçons (11 et 13 ans) et ils ont été d’emblée saisis par le jeu des couleurs (ce fameux jaune dont on a parlé) et les nombreux détails « d’un autre temps ». Du coup, nous avons passé beaucoup de temps à « lire » et explorer les dessins, davantage que les mots. Ils ont été sensibles à la notion de liberté et au fait de laisser partir. Mon 11 ans est davantage réceptif à ce genre d’album philosophique à interprétation multiple, que son frère, plus cartésien. Il sera intéressant de le relire dans quelque temps.

Colette : Personnellement, au départ je pensais offrir Le Nuage de Louise à la fille d’une amie chère à mon cœur qui se nomme justement Louise. Mais maintenant, j’ai envie de le proposer en initiation au débat philosophique à mes élèves de 6e ! Je trouve que la pluralité des lectures permet de s’interroger sur ce que signifie grandir. Une question clé de l’adolescence ! J’ai d’ailleurs un petit élève de 11 ans qui m’a demandé la semaine dernière pourquoi on devait renoncer à la magie en grandissant. C’est un jeune homme complètement animé par les films de Walt Disney et l’univers d’Harry Potter. Il a beaucoup de mal avec le collège et retourne très souvent à l’école juste à côté pour revoir son enseignante de CM2. Je trouve que l’histoire de Louise serait une belle métaphore pour l’inciter à grandir sans renoncer à guetter la magie dans le ciel.

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Et vous, avez-vous lu Le Nuage de Louise et comment l’avez-vous interprété ? Connaissez-vous les livres des Frères Fan, lesquels avez-vous aimés ?

Lecture commune : L’honneur de Zakarya

Chaque année, nous mettons nos forces en commun et lisons toute la sélection du Prix Vendredi, équivalent du Goncourt en littérature adolescente. C’est toujours un exercice particulièrement intéressant : certains titres font l’unanimité parmi nous (généralement en bien !), d’autres provoquent des réactions contrastées autour desquelles nous aimons particulièrement échanger. Cette année, par exemple, il y avait un roman que nous étions plusieurs à avoir envie de lire mais qui a résonné de manière très différente chez chacune, provoquant chez l’une la curiosité et l’émotion, chez d’autres le malaise. Ce texte intitulé L’honneur de Zakarya nous entraîne au cœur d’un procès d’assises chargé de juger un jeune homme mutique dans le cadre d’une affaire de meurtre. Nous avons eu envie d’en parler !

L’honneur de Zakarya, d’Isabelle Panzazopoulos, Gallimard Jeunesse, 2022.

Isabelle : Comment L’honneur de Zakarya est-il arrivé dans votre bibliothèque ? Aviez-vous déjà lu l’autrice ? Ou ce roman vous-a-t-il été recommandé ? Ou peut-être aviez-vous un intérêt particulier pour le sujet du roman ?

Liraloin : Je n’ai jamais rien lu de cette autrice et pourtant elle est très active ! J’ai commandé quelques titres de la sélection du Prix Vendredi pour la médiathèque où je travaille. Le sujet m’a beaucoup intéressée, je suis toujours à la recherche de romans sociaux qui pourraient parler aux jeunes ados qui fréquentent l’établissement. J’ai vraiment été emballée par le résumé et la chronique qui en a été faite dans Télérama en mai 2022.

Linda : Je ne sais plus vraiment comment j’ai découvert ce titre. Je crois qu’au moment de sa sortie, il apparaissait souvent sur la page de suivi des amis sur Babelio, ce qui a forcément attiré mon attention. En lisant la présentation de l’éditeur et les critiques, je me souviens m’être dit que ça pouvait me plaire. Pourtant, je l’ai laissé de côté et ce n’est que récemment, avec notre volonté de lire la sélection du Prix Vendredi, que j’ai eu envie de le ressortir.

Colette : J’ai découvert L’honneur de Zakarya grâce à vous, pour notre article sur la sélection du prix Vendredi. J’avais déjà lu un livre de l’autrice, La Décision, qui m’avait beaucoup marquée à la fois par la complexité du sujet abordé et par l’écriture particulièrement froide et incisive de l’autrice.

Isabelle : Moi aussi, j’étais passée à côté de ce roman jusqu’à ce qu’il soit retenu dans la sélection du Prix Vendredi. La couverture est certes assez sobre avec ce beau visage de jeune homme qui nous regarde dans les yeux. J’aurais dû percevoir le mystère qui émane de ses lèvres serrées et de l’ombre qui tombe sur toute une partie du visage. Et vous, quel effet vous a fait cette couverture ? Qu’attendiez-vous en ouvrant ce roman ?

Liraloin : La couverture est très mystique. Est-ce un choix de l’autrice ? J’ai vu qu’elle écrivait beaucoup autour de la mythologie et ce jeune homme m’y a fait fortement penser. Héros au regard droit et fragile.

Linda : Ce choix de la photographie pour la couverture n’est-il pas surprenant ? Elle n’est plus très utilisée aujourd’hui, alors qu’elle était plus courante il y a cinq ans. C’est un choix que je trouve souvent risqué car cela donne un visage à un personnage et laisse donc moins de place à l’imagination. Dans ce cas précis, on se rend vite compte à la lecture que le jeune homme a été parfaitement choisi et vu la thématique, le sujet, c’est finalement un choix parfaitement adapté qui vient appuyer le réalisme et l’ancrer dans notre réalité. Par ailleurs, je trouve que ce jeune homme a un beau visage et j’ai été intriguée par la surprise que dégagent ses traits, et bien plus encore par le mystère que vient intensifier l’ombre qui lui cache la moitié du visage.

Colette : Ayant lu ce roman en format numérique, je n’ai pas prêté attention à la couverture ! Et ça me fait un argument en faveur de l’objet-livre cette observation ! Quand on prend le livre en main, qu’on le pose sur sa table de chevet ou qu’on le glisse dans son sac, l’image de couverture va s’imprimer en nous à chaque passage. Visiblement, ce n’est pas le cas quand le livre se cache dans les dossiers de votre téléphone.

Isabelle :  Et qu’avez-vous découvert en vous plongeant dans le texte ? 

Linda :  Un jeune homme blessé par une vie de famille compliquée, rejeté par un père qui ne l’a pas reconnu, surprotégé par une mère fragile dont il se sent responsable. Un jeune homme perdu qui a fait de mauvais choix et se retrouve pris au piège de ses actions, sur le point d’être puni pour un crime qu’il crie ne pas être le sien. Mais également un jeune homme intelligent et sensible, inquiet pour sa mère bien plus que pour lui. Je le trouve très attachant dans toute sa complexité. 

Liraloin : Il y a une empathie mais assez dissolue pour Zakarya. Je m’explique : Isabelle Pandazopoulos protège son personnage par son écriture très enveloppante et pourtant page après page, détail après détail elle fait du lecteur (ou de la lectrice) un juré très spécial. J’ai vraiment beaucoup aimé cette écriture-là.

Isabelle :  Cette complexité est quelque chose qui m’a marquée aussi. L’autrice la brosse à petites touches, par des flashbacks successifs qui éclairent différents aspects de la personnalité de Zakarya. Et plus on le découvre, plus on se dit que la tâche du tribunal est ardue, plus on se dit qu’ils sont presque voués à passer à côté de ce qui s’est passé. Linda, tu dis qu’il crie son innocence, mais en réalité, au moment du roman, Zakarya reste mutique. J’ai trouvé que cela faisait terriblement monter la tension du récit du tribunal, je me demandais sans cesse : mais quand va-t-il enfin parler ? J’ai trouvé que cette construction avec d’un côté les flashbacks et de l’autre le récit éprouvant du procès était très réussie de ce point de vue. Qu’en avez-vous pensé ? 

Liraloin : Je suis d’accord avec toi. L’alternance entre les flashbacks et le récit du procès est très intense. Nous sommes à l’affût du détail qui permet de comprendre le mutisme de Zakarya. Il dit l’essentiel, il ne cherche pas à « amadouer » les jurés. Il y a des comportements qui ne s’expliquent qu’après coup, quand on lit l’enfance de Zakarya. Encore une fois, l’autrice ne cherche pas à en faire une circonstance atténuante. Le lecteur est juré. C’est fort !

Colette : J’ai trouvé tout l’intérêt du récit dans cette construction qui alterne le passé et le présent à un rythme particulièrement perturbant : les chapitres consacrés au passé de notre héros sont denses, intenses et ceux consacrés à son présent sont remplis du silence de Zakarya, presque vides me semblait-il. Par conséquent reconstruire le fil de sa personnalité semble une tâche particulièrement ardue pour le lecteur ou la lectrice, comme elle l’a été pour son avocate. Et je trouve ce dispositif particulièrement ingénieux même s’il a quelque chose de frustrant, de laborieux, de difficile. On soupçonne constamment quelque chose de beau sous le silence mais on ne l’effleure jamais qu’un tout petit peu au fil des pages.

Linda : Pour ma part, je n’ai pas réussi à finir ce roman précisément parce que j’ai beaucoup de mal avec les aller-retours dans le temps. Ça me déstabilise complètement et m’éloigne du personnage alors que j’avais espéré m’y attacher. Je comprends que ces flashbacks sont là pour nourrir notre perception de Zakarya mais je trouve que l’écriture maintient le lecteur à distance et n’en fait qu’un simple spectateur. J’aurais aimé une écriture plus sensible, plus empathique…

Isabelle : Avez-vous perçu un message, une réflexion particulière dans ces aller-retours ?

Colette : Ce dispositif mime celui de l’enquête qu’elle soit policière ou psychanalytique. On regarde en arrière pour expliquer le présent. Mais au cœur de ce dispositif, il y a l’amour qui fait grincer tous les rouages : l’absence d’amour paternel, l’amour débordant d’une mère, l’amour impossible pour Aïssatou. Et c’est l’amour qui empêche l’enquête d’avancer. L’amour semble ne pas pouvoir (vouloir) être sondé, psychanalysé, enquêté. L’amour ne se résout pas !

Isabelle :  Je suis d’accord avec toi, ces aller-retours soulignent à quel point les tentatives de comprendre Zakarya dans le cadre du procès sont vaines. Son histoire est brossée par petites touches, au fil des flash-backs, qui ajoutent des touches de complexité supplémentaires qui nous amènent à reconsidérer le jeune homme : ado impulsif insuffisamment cadré par sa mère ? Petite frappe ? Rebelle à la rage brûlante ? Garçon solaire, déterminé à tenir la dragée haute aux préjugés ? Manipulateur hors-pair ? Ou abîme de fragilité ? On voit bien comment la tentation de plaquer des idées toutes faites peut nous induire en erreur. Les gens entrent rarement dans une case. La tâche des membres du jury est immense, presque impossible.

Liraloin : Comment avez-vous ressenti la relation entre Zakarya et sa mère ? Et surtout celle avec son père ?

Linda : Je n’appellerai pas relation la violence qui existe entre ce jeune et son géniteur. Ce type est juste odieux, répugnant. On dirait qu’il prend plaisir à punir cet enfant juste parce qu’il existe. En ce qui concerne la mère, elle aime son fils mais ne semble pas capable de le protéger. Elle a déjà tant de mal à prendre soin d’elle. Zakarya se trouve être le fruit d’une relation adultère qui se rappelle aux parents quand ils le regardent. La père semblant le voir comme le résultat d’une erreur et la mère le percevant plutôt comme le souvenir de jours meilleurs. Au final, n’est-il pas le plus mature des trois ?

Liraloin : Je suis du même avis que Linda. Cette femme se sauve car elle ne peut plus vivre éternellement pour un homme qui ne la considère pas mais trop tard, le mal est fait. Les passages sur l’histoire de Zakarya sont tellement difficiles, cette innocence que l’on ressent en tant que lectrice, ce géniteur qui n’a aucun regard aimant pour son fils. Au départ pourtant avec ce déménagement, on se dit que OUI tout va aller mieux, comme un faux espoir, alors que l’on sait que tout est fichu. Finalement, ce jeune homme a sans doute une mère qui l’aime mais pas assez ou trop difficilement.

Colette :  Je ne sais pas si c’est lié au fait que je viens de finir un autre roman de l’autrice, mais j’ai l’impression qu’elle aime à observer un certain type de modèle parental, un modèle défaillant qui oblige l’enfant ou l’adolescent.e à une inversion des rôles. Ici notre héros se retrouve à protéger sa mère d’elle-même, de lui-même, de sa différence, de ses questions, de ses écarts. Il semble tellement conscient de la fragilité de sa mère…

Isabelle :  Oui, cette relation très particulière aux parents est fondatrice. C’est d’ailleurs une scène emblématique de l’enfance de Zakarya qui se trouve au cœur du premier chapitre ! On a d’un côté une mère aimante mais très inquiète, que Zakarya semble vouloir protéger ; de l’autre un père qui n’a pas tenu ses promesses et auquel Zakarya s’est juré de ne pas ressembler, ce qui joue un rôle important dans le roman. D’ailleurs, le roman s’ouvre sur une citation de Hannah Arendt sur les promesses. Cette citation m’a interpellée parce que les promesses (électorales, en l’occurrence), c’est mon sujet principal de recherche. Avez-vous remarqué cette citation ? A-t-elle orienté votre lecture ? 

Linda :  Je t’avouerai que je n’y ai pas spécialement prêté attention. Je l’ai lue mais je n’ai pas cherché à l’associer à ma lecture… peut-être si j’avais su finir le roman, mais en l’occurrence ce n’est pas le cas.

Liraloin : Je n’y ai pas non plus prêté attention !

Isabelle : Ce n’est pas crucial, je dirais. Mais cela cadre un peu ce qui suit, entre la citation en incipit relative aux promesses et cette première scène qui montre la souffrance causée par un père qui ne tient pas ces promesses, je pense que l’autrice a voulu nous dire que cette expérience est vraiment fondatrice pour Zakarya. Lui est prêt à tout sacrifier pour tenir sa parole. C’est peut-être difficile d’en parler sans trop en dévoiler, mais avez-vous été convaincues par la résolution de l’intrigue ? L’essentiel est-il là ?

Liraloin : Je ne m’attendais pas à cette fin et en même temps, comme tu le demandes, l’essentiel est-il là ? Pour moi non justement, l’essentiel est dans le fait que Zakarya soit honnête avec lui-même, je pense que c’est un peu « la leçon » que nous donne ce livre.

Colette : Il me semble me souvenir que la fin du roman est un peu décevante, dans le sens où l’intrigue n’y trouve pas d’élément de résolution. Mais Zakarya reste fidèle à lui-même coûte que coûte et ça, c’est éminemment romanesque. Une intégrité exemplaire qui a valeur de morale peut-être.

Isabelle : Je n’ai pas trouvé la fin décevante – nous avons le fin mot de l’affaire et connaissons les faits – mais elle est profondément dérangeante. Isabelle Pandazopoulos nous confronte à la difficulté de la justice, malgré tous ses gages d’apparence, de respectabilité et d’expertise, de prendre les décisions justes. Les gens entrent rarement dans une case, c’est troublant d’en peser les implications mais encore plus de prendre conscience que des jugements, justes ou pas, tombent tous les jours.

Lecture commune : Jack et la grande aventure du Cochon de Noël

Cette année, pour Noël, nous avons eu envie de nous retrouver pour discuter de Jack et la grande aventure du Cochon de Noël de la grande J. K. Rowling. Un conte qui, par ses thématiques, rejoint notre envie d’un Noël généreux présenté lors de la sélection de la semaine dernière !

Jack et la grande aventure du Cochon de Noël, J. K. Rowling, Gallimard Jeunesse, 2021.

Blandine : L’an passé, quelle a été votre réaction première à l’annonce du nouveau roman à paraître de J. K. Rowling ?

Lucie : Youpi ! Bien sûr, pour commencer. Nous sortions juste de l’Ikabog que nous avions adoré et j’avais hâte de me laisser entraîner dans un nouvel univers par cette auteure fabuleuse.

Isabelle : Tout comme Lucie ! Nous n’allions pas manquer ça, je n’ai même pas regardé le résumé avant de l’acheter.

Linda : A ce moment-là je crois que je pensais surtout qu’il plairait à mes filles, mais je ne me souviens plus vraiment ce que j’ai pu ressentir à l’annonce. J’ai sans doute dû me dire : « Tiens, un nouveau J. K. Rowling »… Pour cette auteure, je ne me pose pas trop de question. Je me souviens juste que je ne me suis pas précipitée, j’ai attendu le moment propice pour me le procurer et l’Avent s’est révélé être ce moment-là !

Blandine : Que pensez-vous du titre et de la couverture ? Quelles sont les idées, thématiques qui vous sont venues à leur découverte ?

Isabelle : C’est une couverture qui joue sur le kitsch de Noël, avec ses branches de sapin et ses couleurs rouges et dorées. Je pense que je n’aurai pas été la seule à penser spontanément au film Toy Story en la découvrant ! Je ne suis pas forcément hyper fan de ce type de graphisme digital dans les livres mais qu’importe : mes moussaillons et moi avons aimé que le titre promette de l’aventure et depuis Harry Potter, nous lisons tout ce que publie J. K. Rowling.

Linda : La couverture et son titre sont pleins de promesses d’une aventure merveilleuse au cœur de la magie de Noël. Bien sûr, comme Isabelle, j’ai aussi pensé à Toy Story avec ce jouet qui s’anime. Je suis très fan de ce cochon qui semble entrainer Jack sous le sapin. Regardez son regard pétillant, son bras tendu vers ce qui semble être quelque chose d’extraordinaire. Il nous invite nous aussi à venir découvrir ce qui se cache sous ce sapin en tournant la couverture.

Lucie : Le titre m’a étonnée. Je ne voyais pas bien le lien entre un cochon et Noël. Du coup, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Et c’est aussi bien ! Comme Isabelle je ne suis pas hyper fan de la couverture. Cela fait très film d’animation, et pas le genre que j’aime.
Et toi Blandine, te souviens-tu de tes premières impressions ?

Blandine : Un nouveau J. K. Rowling = je le veux. Elle fait partie de ces auteurs pour lesquels je ne me pose même pas la question du sujet. Et puis, il y avait « Noël » dans le titre. Cela ne pouvait être que merveilleux ! !
Comme Linda, je me suis questionnée sur ce cochon tout rose « de Noël » qui est écrit bien en gros sur la couverture et qui figure au premier plan, bien devant Jack. On devine de suite que c’est lui le véritable héros de cette aventure. Au-delà, il me semble que c’est un joli pied-de-nez à certaines traditions alimentaires de Noël qui servent encore du porc rôti lors de ce repas festif. Ici, le cochon est bien vivant et actif ! La couverture m’a immédiatement attirée avec ses couleurs et ce cochon qui nous tend la patte, comme pour nous rejoindre, ou nous appeler à l’aide. Côté graphisme, j’aime beaucoup ! Et bien sûr, le parallèle avec Toy Story (que j’aime beaucoup aussi) a été instantané.

Linda : Je n’avais pas du tout pensé au côté « alimentaire » du cochon, peut-être parce que je ne mange pas de viande et que je ne perçois plus les animaux comme tels depuis longtemps. Mais c’est peut-être tout simplement parce que je suis restée dans le côté fantastique avec le jouet qui prend vie. C’est cependant une réflexion intéressante et j’aimerais bien savoir ce qu’en pensent Isabelle et Lucie ?

Lucie : Je n’y ai pas pensé non plus. Pour moi il a tout de suite été évident que ce cochon était un jouet, alors je ne me suis pas posé la question. Mais c’est une remarque pertinente, et vu l’expérience de J. K. Rowling je pense que le choix de cet animal n’est pas anodin.

Isabelle : Moi non plus, ça ne pas traversé l’esprit d’imaginer que ce cochon aurait pu être sur la table !

Blandine : Je trouve intéressant, intriguant, que ce soit le cochon qui soit mis en avant, avant l’humain (même s’il est vrai qu’on va beaucoup suivre Jack).

Lucie : Avant d’être plongés dans le merveilleux avec le Pays des choses perdues, nous rencontrons Jack et sa famille. Il me semble que c’est la première fois que J. K. Rowling décrit une famille si « normale » et contemporaine, telle que nous en connaissons tous. 
Qu’avez-vous pensé d’eux et de leurs relations ?

Linda : Normale et contemporaine dans le sens « famille recomposée » ? Elle est en effet à l’image des familles d’aujourd’hui, une famille à l’image de celle de J. K. Rowling elle-même d’ailleurs. Je pense que c’est avant tout une famille qui cherche son équilibre et que cela passe par celui des enfants. Holly étant à cet âge où le besoin de s’affirmer se développe, elle devient l’élément perturbateur, l’épine dans le pied de cette famille. De plus, elle ne vit avec eux qu’un week-end sur deux ce qui fait qu’elle a, je suppose, besoin de plus de temps pour s’adapter à cette nouvelle vie. Sa relation à Jack est clairement dictée par la jalousie de partager un père qu’elle aimerait voir plus souvent. Tout cela me semble plutôt crédible… Maintenant, je perçois la famille de Jack comme une façon d’asseoir l’histoire et son contexte, pas comme élément essentielle à l’histoire donc je ne me suis pas trop attardée sur ce point du livre. J’avoue par-ailleurs que, grande romantique et mère de famille nombreuse, je me sens plus proche, dans l’univers de cette auteure, de la famille Weasley…

Isabelle : D’accord avec toi, Linda. C’est une famille comme il y en a tant, ni parfaite, ni horrible comme celle de Harry Potter. Elle illustre à quel point, même quand on a des parents aimants qui font de leur mieux, la vie et l’enfance peuvent présenter des passages difficiles, liés dans l’histoire au divorce des parents suivis d’un déménagement et d’une cohabitation compliquée avec la famille du nouveau conjoint de la mère. Du point de vue narratif, cela permet d’introduire le cochon de Jack, qu’il aime tant même s’il est délavé et rapiécé. Cela parlera à tous ceux qui, comme mon moussaillon cadet, sont irrémédiablement attachés à un animal en peluche élimé ou à certaines reliques de tranches de vie dont il est hors de question de se séparer. Cet attachement est d’autant plus fort chez Jack qu’il a l’impression que son existence tombe en lambeaux. Il est évident que lorsque le cochon disparaît, Jack est prêt à aller jusqu’au pays des Choses perdues pour le retrouver.

Blandine : Dans cette grande aventure promise par le titre, nos héros passent par différents mondes, tour à tour merveilleux et terrifiants. Comment avez-vous trouvé leurs enchaînements et descriptions ?

Linda : J’ai aimé la façon de pénétrer chaque nouveau monde par des « portes » différentes qui confrontent les héros à différentes difficultés. J.K. Rowling est assez méticuleuse dans son travail de création et ça se ressent vraiment à la lecture. Rien n’est jamais laissé au hasard, elle donne un maximum d’informations pour qu’à la lecture on puisse visualiser l’univers qu’elle a créé. Son écriture est très visuelle et immersive. De même, la succession de ces mondes semble rythmer vers la fin de vie d’un produit : de la perte à la destruction en passant par les différentes étapes de l’oubli. J’ai trouvé cela très intéressant car cela questionne réellement notre rapport aux objets et met en relief les effets de l’obsolescence programmé d’un point de vue économique et écologique.

Lucie : Je te rejoins Linda, ces différents « mondes » m’ont surtout intéressée pour ce qu’ils disent de notre rapport aux objets. La salle des Egarés dans laquelle les objets attendent dans l’espoir d’être retrouvés, puis ce tri entre les différents objets selon leur valeur pécuniaire mais aussi affective.
J’ai beaucoup aimé cette nuance qui montre bien qu’un objet peut avoir une valeur affective énorme en dépit de son faible coût. Le fait que les objets chers comme les bijoux se croient supérieurs aux autres aussi… Tout cet aspect est vraiment traité de manière très fine.

Isabelle : Effectivement, ce pays des Choses Perdues, c’est une idée géniale pour nous donner à réfléchir à tout ce qui peut se perdre ! Des objets utiles ou superflus, ceux qui ont une valeur surtout sentimentale comme tu le dis Lucie ou absolument vitale. En imaginant un univers où toutes ces choses prendraient vie, J. K. Rowling nous interroge sur le consumérisme ambiant. Les différents mondes dont tu parles, Blandine, soulignent l’ampleur de ce qu’on peut perdre (et remplacer en un clin d’oeil) au quotidien, les Objets Sans Valeur, les affaires égarées de Zutcéouça, les Regrettés… Alors, le procédé peut avoir quelque chose de répétitif, on passe d’un monde à l’autre, il y a chaque fois de belles rencontres, des dangers et des péripéties jusqu’au passage vers la contrée suivante et on se doute bien qu’elles seront toutes explorées. Mais l’autrice réalise la prouesse de susciter l’attachement vers des objets, mon moussaillon s’est passionné pour le destin d’un ange fabriqué en papier toilette. On voit, au passage, que les Objets « gentils » sont ceux qui ont été perdus par inadvertance et regrettés (Ange brisé, Boussole, Poésie ou Lapin bleu), alors que les « méchants » comme par exemple Râpe-Fromage ont été abandonnés à dessein. Après, l’autrice s’amuse en réfléchissant à la perte de choses plus abstraites, comme les principes, les ambitions ou l’inspiration. C’est hyper malin et amusant.

Blandine : J’ai moi aussi beaucoup aimé ces portes qui permettent de passer d’un monde à l’autre, comme des sas de décompression, pour avancer dans notre réflexion quant aux objets, leur utilité, leur valeur émotionnelle et pécuniaire.
J. K. Rowling use de beaucoup de jeux de mots dans ses romans, cela semble enfantin, presque trop facile. Et pourtant cela a un impact à la fois amusant et percutant. 
Aimez-vous ce genre d’écriture ? Pensez-vous que cela soit percutant ou au contraire préjudiciable ?

Lucie : J’adore les inventions de J. K. Rowling. Son travail sur le vocabulaire est génial. En revanche, je pense toujours au traducteur avec compassion !
Quand c’est bien fait (ce qui est toujours le cas chez cette auteure) ces trouvailles sont très ludiques. J’aime bien chercher ce qui a servi à composer le mot, le sens qu’elle a voulu y mettre en plus des mots originaux. Comme les univers qu’elle crée sont très créatifs, pour moi la forme rejoint « simplement » le fond.

Linda : Je suis d’accord avec Lucie. Ces jeux de mots sont un peu la marque de fabrique de J. K. Rowling et je trouve que cela apporte une certaine richesse à ses textes ainsi qu’à ses univers. Cela donne aussi du sens à ses créations et permet parfois un double niveau de lecture qui permet de toucher un public plus large. Quelque part je trouve que son écriture est fédératrice de lien entre les parents et leurs enfants.

Isabelle : Qu’avez-vous pensé du dénouement du roman ? Trouvez-vous aussi qu’il s’agit d’un roman initiatique et, le cas échéant, qu’auriez-vous retiré de cette initiation ?

Linda : La fin de l’histoire est l’aboutissement de ce voyage initiatique au cours duquel Jack a appris que la perte fait partie des étapes de la vie et que les accepter nous fait grandir. La perte est un thème récurent dans la bibliographie de J. K. Rowling et elle est généralement associée à un changement important dans l’évolution, la construction de ses personnages. Ici la fin apporte la lumière et l’espoir dont avaient besoin Jack et Cochon de Noël dans leur vie, mais c’est aussi une fin lumineuse pour Lo Cochon, et je trouve que c’est vraiment fort de la part de l’auteure de finir son récit de cette façon si lumineuse.

Lucie : Je qualifierais cette fin de douce-amère. Elle est à la fois apaisée, car effectivement Jack est prêt à laisser cette part de son histoire derrière lui, il accepte de grandir et d’avancer. Mais je crois beaucoup à la conservation de la part d’enfance, et je suis sûre que vous êtes d’accord avec ça ! Alors j’avoue avoir tout de même été peinée de cette séparation. Séparation inenvisageable pour mon loulou, qui a tout bonnement refusé de lire ce roman à cause de la fin.

Linda : Il est certain que la séparation est difficile mais on ne peut nier que cela fait partie de la construction de l’enfant (et de l’adulte) et qu’elle nous fait avancer, grandir.

Isabelle : Je vous rejoins toutes les deux. Comme ton loulou, Lucie, mon moussaillon a eu une réaction très forte face à la séparation que tu évoques. Mais comme tu le soulignes, Linda, ce dénouement n’est pas triste – et in fine, mon fils a vraiment adoré lire (et terminer) ce roman. Jack a traversé énormément d’épreuves au pays des Choses perdues, il a grandi et s’est affirmé comme un jeune héros courageux qui apprend à lâcher prise et finit par faire son deuil.

***

Merci à Blandine d’avoir initié cette lecture commune ! Et vous, avez-vous lu Jack et la grande aventure du Cochon de Noël ? Qu’en avez-vous pensé ?

Laissez-vous renverser !

Et si on imaginait un monde où les rues ou les écoles auraient pour nom  » Christine de Pisan, Violette Morris, Hypathie… » Un monde où on ne dirait pas « magistrat, philosophe ou poète » mais « magistrate, philosophesse ou poétesse parce que ces mots n’ont été inventés que pour les femmes qui exercent cette profession ». Ce monde, ça tombe bien, c’est celui des deux tomes du récit Renversante de Florence Hinckel. On a testé ce monde inversé et on a eu envie de vous livrer nos réflexions !

*****

Colette. – Qu’est-ce qui vous a donné envie de lire Renversante de Florence Hinckel ? Qu’avez-vous pensé de la couverture ? Du titre ? Connaissiez-vous déjà l’autrice ?

Isabelle. – J’avais entendu parler de Florence Hinckel par d’autres lectrices qui m’avaient donné envie de découvrir cette autrice engagée. Cela dit, je ne l’ai lue pour la première que récemment avec L’énigme Edna, et je n’avais donc pas lu Renversante à sa parution en 2019. C’est un titre qui est passé hors de mon radar, peut-être parce que mes moussaillons étaient un peu jeunes par rapport à la cible à l’époque. J’ai eu envie de lire ce titre sur ta suggestion, chère Colette, mais aussi à l’occasion de la parution récente du deuxième tome. La couverture joue bien sûr avec les clichés de genre. Moi qui m’efforce de déconstruire ces stéréotypes, j’ai été intriguée par ce « renversement », avec une fillette côté bleu et un garçon renversé tête en bas côté rose.

Blandine. – Je connais l’écriture de l’autrice, lue dans différentes thématiques, mais toujours en ado. Et j’aime beaucoup. J’ai découvert ce titre par le biais d’une chronique de blog croisée (de Noukette et Jérôme) et forcément, j’ai été tentée ! J’avoue ne pas m’être vraiment penchée sur la couverture jusqu’à présent. Je découvre donc l’écriture du titre maintenant, et j’aime ! Parce qu’on le lit sans difficulté malgré ses lettres disposées curieusement. La bichromie rose/bleu donne le ton, et le dessin l’accentue subtilement.

Frédérique. – Je n’avais pas entendu parler de ce roman jusqu’à temps que Colette le mentionne. Intriguée je me suis lancée dans ce roman au format très court et très surprenant. On comprend bien le parti pris par l’éditeur concernant la couverture. Comment déconstruire un stéréotype tout en le gardant justement mais inversé, c’est bien pensé. Le titre est intriguant et se lit facilement, preuve que notre cerveau s’habitue à tout. Je connais trop peu Florence Hinckel, j’ai juste lu un des tomes de la série U4.

Colette. – A quel genre diriez-vous qu’appartient ce texte ? J’ai trouvé extrêmement surprenante la forme dans laquelle s’inscrit Florence Hinckel, notamment dans cette collection de L’école des loisirs, la collection neuf qui s’inscrit dans le genre romanesque dédié aux enfants de 8 à 11 ans ?

Blandine. – Je trouve aussi cette collection et cet âge appropriés. Parce que c’est dès cet âge-là que les filles et garçons peuvent vraiment percevoir, comprendre, raisonner et interféré pour que les choses changent, évoluent.

Isabelle. – Je suis très contente que tu poses la question Colette car c’est quelque chose qui m’a interrogée. Florence Hinckel donne la parole à Léa qui, pour faire plaisir à son père, va réfléchir à la place des femmes et des hommes dans la société. Il s’agit bien d’une œuvre d’imagination puisque la société en question est une sorte de miroir de la nôtre où les rapports de genre seraient inversés : les femmes dominent, pour le dire vite. Mais il n’y a pas vraiment de narration, nous passons en revue avec Léa les différents aspects de ces rapports de domination genrée. C’est une sorte d’expérience de pensée, presque un pamphlet, mais on n’y trouve pas vraiment d’intrigue au sens de la trame classique comportant un élément perturbateur, des péripéties et une résolution. Je me demande si le roman n’aurait pas gagné à en développer une.

Blandine. – Je trouve justement ce format aussi incisif que percutant. Il me fait penser et dire que nous n’avons pas/plus le temps, que nous avons assez attendu. A mon sens, une « intrigue » aurait dilué le propos. Là, pas de fioritures et toutes les sphères de la représentativité sont (entre)vues, avec un peu de vindicte. J’avoue qu’à la lecture des premières lignes, j’ai eu un sentiment un peu décourageant de déjà-vu tant dans le fond que dans la forme. Cependant, cette mise en miroir stricte de la société, bien que caricaturale, est intéressante et fait tout de même réfléchir. Notamment sur l’usage et l’évolution de la langue qui a été notre premier sujet de discussion.

Colette. Le 6 octobre, l’autrice écrivait justement sur sa page Instagram :

 » #metoo a 5 ans et ses répercussions n’en finissent pas de s’entrechoquer. La littérature jeunesse n’a pas attendu ce séisme médiatique pour proposer des résistances aux modèles dominants : héroïnes fortes, représentations plus variées, remise en cause de situations stéréotypées… #metoo a juste causé une accélération dans ce mouvement déjà bien engagé. Si ce que j’instillais de tel dans mes romans a forcément eu un impact, peut-être inconscient chez mes lecteurs et lectrices, le sujet du sexisme n’était jamais abordé dans mes rencontres avec elles et eux. Les profs n’orientaient jamais les débats dans cette direction. Je me disais : tant mieux, c’est bien si mes touches de résistance paraissent « ordinaires ». Cependant je voyais combien le sujet avait besoin d’être abordé dans les classes. Et j’avais besoin de dépoussiérer un peu certaines rencontres ronronnantes. Pour y mettre un coup de balai, je ne pouvais pas mieux faire que d’écrire Renversante. Je n’ai pas voulu diluer mon thème au sein d’une fiction élaborée et on me le reproche parfois, ç’aurait été plus facile à lire, etc… Il aurait surtout été, une fois de plus, plus facile d’éviter de parler du coeur du sujet. Renversante est un pamphlet, un manifeste, et c’est très volontaire : seule cette forme me (nous, avec élèves et profs) permettrait la frontalité. La fiction a le pouvoir du souffle, de l’emportement et du saisissement, mais elle a aussi celui de la dissimulation. J’adore m’effacer derrière les histoires que je raconte. Mais sur ce sujet-là, j’avais besoin de, moi aussi (me too), m’exprimer sans fard. Un pamphlet peut dévoiler, mettre à nu, faire réagir. Cela a généré des rencontres scolaires houleuses, libératrices, révélatrices, étonnantes, émouvantes… Rien de commun avec ce que j’ai pu connaître avec mes romans, aussi engagés soient-ils. J’ai réellement compris le mot « engagement » avec Renversante. Cela demande du courage, beaucoup de lectures et de réflexion pour tenir la route, cela induit aussi d’abandonner une forme de quiétude… Mais quel écrivain ou quelle écrivaine recherche la quiétude ?…

Colette. – Je vous demande votre avis : est-ce que vous pensez que l’art est plus efficace quand il aborde de manière frontale le sujet qui l’intéresse ou êtes-vous plus convaincues par une forme littéraire qui opte pour des effets de style et une narration ?

Blandine. – Je crois qu’il faut de tout, parce que nous ne réagissons pas tous de la même manière, parce que nous n’avons pas tous la même réceptivité, et que nous n’en sommes pas tous au même stade de réflexion. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir des faisceaux multiples pour faire passer des messages qui vont ensuite se transformer en pensées puis actions.

Frédérique. – Personnellement j’aime le frontal car cette manière d’aborder provoque souvent un électrochoc et après « la digestion » une analyse. Etant très sensible à l’écriture, la littérature est souvent un bon canal. Et ici c’est plutôt très efficace !

Isabelle. – C’est intéressant d’en discuter. Je serais plutôt en désaccord. Je n’aime pas du tout quand la « morale » (ou la leçon) de l’histoire est téléphonée ou trop explicite. J’ai l’impression que mes enfants réagissent comme moi, ils aiment savourer un texte, entrer dans l’histoire et la laisser infuser pour en tirer des conclusions eux-mêmes. Ils n’aiment pas avoir l’impression qu’on cherche à les « éduquer ». Je le dis d’autant plus franchement que sur le fond, je partage à 100% le combat de Florence Hinckel ! Ce n’est que mon avis, mais il me semble que dans un roman (jeunesse en particulier mais pas que), l’intrigue joue beaucoup dans le plaisir de lecture, la plume aussi bien sûr, mais aussi la richesse de sens derrière une histoire – d’après moi, les meilleures sont celles qui peuvent s’interpréter de façon différente, faire écho à plusieurs problématiques. Ici, j’ai trouvé l’idée du renversement géniale car elle induit un effet de prise de conscience spectaculaire mais je crains qu’en l’absence d’une intrigue plus étoffée, les lecteur.ice.s qui ne sont pas déjà sensibilisé.e.s au féminisme se lassent. Ça a été le cas (dans les deux cas vers le chapitre 5) pour mon fils et ma nièce qui sont pourtant tous les deux sensibles au sujet. J’entends, cela dit, la frustration exprimée par l’autrice sur le peu d’effets manifestes sur les jeunes lecteur.ice.s de formes plus subtiles ou diffuses de transmission de messages émancipateurs ou subversifs. Mais pour ma part, je suis convaincue que les effets de représentations plus variées sont là même si cela ne fait pas l’objet d’un basculement conscient qui serait abordé lors des rencontres scolaires. Et pour happer des lecteur.ice.s les plus nombreux.ses possible, il faut une bonne histoire.

Colette. – Je ne sais pas si le texte aurait gagné à se construire au fil d’une intrigue mais en tout cas ce n’est clairement pas un texte narratif. D’ailleurs quand je le donne à lire à mes élèves – et je le propose à des beaucoup plus grands que l’âge associé à la collection neuf, je le propose à mes élèves de 3e – je le leur présente pour étudier le genre satirique. Car il me semble bien qu’il y a quelque chose du rire grinçant dans le propos de Florence Hinckel, ce que vous êtes plusieurs à nommer caricature me semble faire entièrement partie du procédé de critique de la société et de ses travers, j’avoue avoir beaucoup ri la première fois que j’ai lu le tome 1, tellement tout ce qui était écrit là me semblait absurde et impossible. Et vous avez-vous ri ?

Isabelle. – Mais oui, absolument ! Et ça a été la réaction aussi de mon fils de treize ans, un éclat de rire un peu gêné de remarquer à quel point nos rapports de genre et les constructions discursives qui les accompagnent sont absurdes. Certains renversements sont vraiment hilarants, par exemple dans le tome 2, lorsque Léa décrit les films de Jamie Bond et le rôle dévolu aux « Jamie Bond Boys ». La transposition met en relief l’absurdité de ce qu’on ne remarque plus par habitude et c’est très drôle. Puis passé le rire, on réfléchit.

Frédérique. – J’ai moi aussi beaucoup ri mais de façon un peu grinçante car Florence Hinckel met bien le doigt où ça fait mal. Renversante va droit au but et démonte cette société matriarcale pour le coup. Ce sont les caricatures de Clothilde Delacroix qui m’ont fait vraiment rire. J’adore son travail.

Blandine. – Alors non, je n’ai pas ri, ou ri jaune seulement.
Nous savons tous ce que Florence Hinckel dénonce, met en lumière, on le vit si souvent. Mais dit ainsi, d’une manière très factuelle et directe, cela paraît encore plus sidérant. J’ai beaucoup aimé les passages avec les Jamie Bond Boys et la force de l’habitude de ce qui nous est montré. Et par habitude, j’avoue encore tiquer sur plusieurs orthographes mises au féminin (la règle dans ce roman). La réflexion qui s’ensuit est très intéressante.

Colette. – Qu’en est-il justement de la langue que Florence Hinckel choisit pour écrire son récit ? Une langue où le féminin l’emporte sur le masculin. Blandine, tu dis avoir été gênée par cette féminisation de notre langue. Sa masculinisation – bien réelle, elle ! – ne vous gêne-t-elle pas tout autant ? Que se joue-t-il pour vous à travers la grammaire ?

Isabelle. – Pour ma part, j’ai trouvé que c’était un moyen efficace d’attirer l’attention sur cette caractéristique de la langue. C’est quelque chose qui est extrêmement clivant en France (en Allemagne où j’habite, la langue inclusive s’est généralisée sans que cela ne pose beaucoup de problème). Beaucoup de Français mettent en avant que le genre grammatical n’est pas le sexe, que les débats sur la langue ne règlent pas les problèmes de discrimination genrée, qu’il reste difficile de se mettre d’accord sur une langue inclusive et que les flottements sont perturbants pour les Dys, etc. Le problème, c’est que des recherches prouvent que l’usage du masculin générique produit des représentations biaisées : les images et associations qui nous viennent ne sont pas les mêmes selon que l’on dit « les chercheurs » ou « les chercheurs et chercheuses ». Il y a même des débats sur l’ancrage du masculin générique qui pourrait avoir été codifié tardivement. Les arguments selon lesquels les mots ne sonneraient pas agréablement – par exemple le mot autrice qui est pourtant ancien – sont vraiment arbitraires. Le roman y fait malicieusement allusion à un moment donné lorsque Léa déclare de façon toute aussi arbitraire que le mot écrivain, « qu’est-ce qu’il est moche, on entend ‘écrit vain’ ». Le roman pose donc d’excellentes questions par l’usage du « féminin générique » et nous invite à interroger ce qui nous semble acquis.

Renversante – Florence Hinckel et Clothilde Delacroix – Les mots de la fin

Colette. – Frédérique, je reprends ta remarque sur les images de Clotilde Delacroix, qui s’inscrit souvent dans une démarche humoristique : qu’est-ce que les dessins de cette illustratrice – qu’on adore ici notamment pour L’école, maman et moi – ont apporté à votre lecture, à votre compréhension du texte ?

Frédérique. – Je trouve ces dessins pertinents et tellement criant de vérité ! Des situations vécues ou vues si souvent dans notre quotidien. Il y a vraiment de quoi s’interroger. Pour moi, ces illustrations permettent à la jeune lectrice ou au jeune lecteur d’apporter encore plus au texte avec un soupçon d’humour. Après tout, c’est avec l’humour que l’on peut parfois faire passer des messages percutants !

Isabelle. – Les illustrations participent aussi du procédé de renversement. Elles illustrent certaines scènes décrites dans le texte en mobilisant des éléments ou attitudes particulièrement genrés, mais attribués à l’autre sexe : les hommes sont dotés d’accessoires ménagers, les femmes sont représentées dans des portraits encadrés et s’étalent dans le bus. Cela semble vraiment absurde, on rit, forcément, tant par exemple les hommes qui se trémoussent autour de Jamie Bond ont l’air ridicules. En même temps, on se rend compte qu’on ne connaît que trop bien les attitudes et clichés représentés.

Blandine. – Les illustrations complètent parfaitement le texte et sont très éloquentes. Isabelle en a très bien parlé. Et ne dit-on pas que les images « parlent » plus que les mots, permettant de sensibiliser et impacter davantage comme plus durablement. Le trait de Clotilde Delacroix est à l’image du texte: sobre, direct, efficace.

Colette. – Comment interprétez-vous le fait que l’autrice ait choisi de poursuivre l’histoire de Léa et Tom quelques années plus tard ? A première vue, ce n’était pas un texte qui appelait une suite. Qu’en dîtes-vous ?

Isabelle. – À mon avis, ce tome 2 permet à Florence Hinckel de faire deux choses. D’une part, dans la continuité directe du premier tome, elle continue de passer notre société au crible du renversement. Ainsi, le spectre de situations et de biais abordés s’élargit – on parle notamment de films ou de la cancel culture. Comme Tom et Léa grandissent, il est pas mal question du corps justement et de la sexualité – shaming, violence sexistes, charge mentale et contraceptive… D’autre part, ce tome 2 permet de souligner la force des préjugés et impensés. Léa avait fait l’expérience d’une vraie prise de conscience à l’issue du tome 1. Pourtant, quelques années plus tard, elle n’a plus très envie de soutenir Tom dans ses positions émancipatrices. Elle ne comprend pas pourquoi les garçons auraient besoin d’espaces de non-mixité. Le sexisme n’a-t-il pas reculé, les mentalités évolué ? L’existence est-elle vraiment plus difficile en tant que garçon ?

Blandine. – Je trouve cette suite intéressante à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’on ne s’y attend pas! Léa ayant été « sensibilisée » disons aux problèmes rencontrés par les garçons dans tous les aspects de leur vie, on aurait pu logiquement pensé qu’elle serait restée de leur côté, combattant avec eux et à sa manière le sexisme. Mais non, car en grandissant, ce sont développées, agrégées ses propres problématiques identitaires et d’émancipation personnelle. Et puis, l’humain a tendance à oublier lorsqu’il ne se sent pas (directement) concerné. En donnant une suite à l’âge adolescent (et comme cet âge est crucial et déterminant!), Florence Hinckel fait une piqûre de rappel et explore des thématiques liées à cet âge et à l’adulte, qui ne pouvait être bien sûr pas abordées auparavant. J’ai trouvé le ton de ce deuxième tome plus grave que le premier, qui jouait la carte de l’humour, voire de l’absurde pour mieux dénoncer. Là, c’est davantage concret et tangible. Et beaucoup moins drôle, car on ne peut que constater l’ampleur du sexisme et le rapporter à notre quotidien. Je trouve donc ce deuxième tome parfaitement judicieux.

Frédérique. – Je suis d’accord avec Blandine, j’ai trouvé la suite plus grave et j’ai vraiment l’impression qu’il n’y a pas ou peu d’espoir. Chacun et chacune est enfermé dans son sexe et la compréhension de l’autre reste compliqué. Je trouve que ce roman est une bonne matière à discussion avec des jeunes. Ce texte n’appelait pas une suite mais il s’y prêtait bien. Le fait de retrouver nos jeunes héros un peu plus vieux permet ne faire comprendre aux lectrices-lecteurs que le combat n’est pas gagné !

Colette. – Pour moi le deuxième tome est aussi plus pointu car il aborde des notions particulièrement précises notamment en ce qui concerne nos représentations. Par exemple connaissiez-vous le syndrome de la schtroumpfette ou encore le test de Bechdel qui interroge le rôle du cinéma dans l’élaboration de nos représentations ?

Isabelle. – Oui, tu as raison ! En tant que féministe, je connaissais le syndrome de la schtroumpfette, le test de Bechdel, ou encore les concepts de male gaze, de charge mentale ou de culture du viol. Mais je me suis dit en lisant ce livre que la manière qu’a Lea d’introduire ces concepts avec des mots très simples en faisait presque un petit manuel féministe. En tout cas une introduction pertinente, complète et percutante grâce au jeu du renversement qui met en relief ce que chaque situation a de dérangeant. L’autrice lance même des perches à qui souhaiterait en savoir plus en glissant des références à Mona Chollet, Titiou Lecocq ou Virginie Despentes. Didactique !

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Et vous, seriez-vous tenté.e par l’expérience du Renversement ? Ou l’avez-vous déjà fait et qu’en avez-vous pensé ?

Lecture commune : La longue marche des dindes

À l’ombre du grand arbre, on aime que nos lectures nous fassent voyager dans l’espace et dans le temps ! Nous avions donc été plusieurs, il y a quelques années, à tomber sous le charme de l’ébouriffant road-trip La longue marche des dindes de Kathleen Karr (paru en 1998 chez L’école des loisirs). L’annonce de l’adaptation de ce roman en BD ne pouvait que susciter notre curiosité ! Lorsque nous avons appris qu’en plus cette adaptation serait signée Léonie Bischoff dont nous avions adoré Anaïs Nin : sur la mer des mensonges, le doute n’était plus permis : une lecture commune s’imposait !

La longue marche des dindes, adapté par Léonie Bischoff à partir du roman de Kathleen Karr, Rue de Sèvres, 2022.

Isabelle : Je me suis jetée sur cette BD dès sa sortie car le roman original que j’avais lu à voix haute à mes moussaillons avait été un immense coup de coeur. Qui l’avait lu parmi vous ?

Linda : J’avais découvert le roman en passant en librairie alors qu’il était mis en avant dans les nouveautés. La couverture avait attiré mon regard, le synopsis m’avait séduite. Je savais que la lecture à voix haute plairait à mes filles. Je n’avais pas prévu que l’histoire transporterait toute la famille. Mon mari m’a même demandé de lire en sa présence tant il était captivé par l’aventure de Simon.

Lucie : Pour ma part, je n’avais pas lu roman.

Blandine : Moi non plus. Je n’en avais jamais entendu parler avant de lire une chronique blog de l’adaptation BD. Le titre a un côté amusant, renforcé par l’illustration de couverture, même si on comprend rapidement que le sujet n’est pas humoristique.

Anais Nin/Sur la mer des mensonges : Bischoff, Leonie: Amazon.de: Bücher

Isabelle : Et aviez-vous eu l’occasion de découvrir le travail de Léonie Bischoff avant de de lire cette BD ?

Liraloin : Oui, j’ai lu son roman graphique sur Anaïs Nin. J’avais été subjuguée par la beauté de certaines planches…

Linda : Moi aussi. J’avais particulièrement aimé le trait, la mise en page, le choix et l’application des couleurs. Certains aspects me rappellent d’ailleurs le travail d’Isabelle Simler. J’ai d’ailleurs été surprise de ne pas retrouver ce style dans La longue marche des dindes.

Lucie : De mon côté, je découvre Léonie Bischoff avec cette BD. J’ai bien aimé et je renouvellerai l’expérience avec plaisir !

Blandine : Moi non plus, je ne connaissais son nom qu’indirectement, grâce à des chroniques sur le roman graphique sur Anaïs Nin dont vous parliez. Le trait diffère d’ailleurs beaucoup par rapport à cet album et j’aime ça !

Linda : Le trait est plus naïf mais cela convient davantage au public jeunesse visé.

La longue marche des dindes, de Léonie Bischoff (Rue de Sèvres, 2022) –  L'île aux trésors – Lectures et aventures du soir

Isabelle : L’une des nombreuses choses que j’ai aimées, c’est que cette histoire s’inspire de périples qui se sont vraiment passés. Avez-vous envie de nous en dire un peu plus ?

Linda : Kathleen Kaar s’inspire du convoyage d’animaux à pied. On connait tous les cowboys, bien sûr, mais les turkeyboys ont aussi existé et leur travail n’était pas moins exigeant. Au XIXè siècle, de nombreux voyages se font vers Boston et d’autres villes du Nord-Est des Etats-Unis, des voyages qui excèdent rarement les cinquante kilomètres.

Isabelle : J’ai trouvé géniale l’idée de s’inspirer de ces convois ! Je n’avais jamais vraiment réalisé qu’avant que le transport de bétail puisse se faire en train ou véhicule, il n’y avait pas d’alternative à la marche à pied.

Lucie : Moi non plus, je n’y avais jamais pensé. Pourtant ça tombe effectivement sous le sens : si on convoyait du bétail, il n’y a pas de raison qu’on ne l’ait pas fait avec d’autres animaux.

Isabelle : Plutôt périlleux quand il s’agissait de traverser les grandes plaines américaines et donc le Far West, comme dans le cas de Simon, le personnage principal et narrateur de cette histoire.

Linda : C’était vraiment très dangereux. Les convoyeurs n’étaient jamais à l’abri d’attaques. Les troupeaux de bœufs (et on parle de milliers d’animaux) étaient d’ailleurs très encadrés. Les cowboys étaient nombreux pour encadrer le troupeau, à dos de cheval, armés pour protéger les animaux mais également pour se protéger eux-mêmes. On a peut-être plus de mal à visualiser des hommes armés jusqu’aux dents pour assurer la sécurité de dindes mais les dangers et la finalité étant les mêmes, cela paraît plutôt logique. 

Blandine : Je ne m’étais jamais posé la question des modes de transports animaliers à cette époque. Pourtant, c’est très intéressant. Cela interroge sur le bien-être animal qui est d’ailleurs l’un des nombreux sous-thèmes abordés tout au long de l’album. Que ce soit celui des dindes, des chevaux, ou du chien, sans que Simon semble faire d’échelle de valeur entre eux.

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Lucie : Le choix des dindes est extra parce que ces animaux sont réputés idiots, et finalement face à certains humains rencontrés… L’idiot n’est pas celui que l’on croyait. Elles sont essentiellement un motif de départ, mais tendent involontairement un miroir à l’homme qui n’est pas toujours à son avantage.

Linda : Je te rejoins sur la comparaison entre ces volatiles et les humains, pas toujours très malins.

Isabelle : C’est à se demander pourquoi ces sympathiques volatiles sont si peu représentés en littérature !

Isabelle : Pour revenir à l’histoire : comment présenteriez vous Simon, le personnage principal et narrateur de cette histoire ?

Lucie : Comme nos dindes, il est considéré comme un benêt par les habitants de son village. Il a quadruplé son CE1. Tant sa famille que l’éleveur de dindes le prennent pour un idiot. Je dois dire que cette présentation du personnage a été un peu douloureuse à lire. Heureusement, Simon va se jouer du déterminisme social, trouver son talent et croire en son projet. C’est très inspirant.

Liraloin : Oui, il faut se méfier de l’eau qui dort ! Très vite – et tout va très vite dans les réflexions de ce jeune garçon – il s’intéresse au « business », voudrait gagner son indépendance, vu que sa « famille » ne l’apprécie guère.

Linda : Téméraire, Simon ne manque pas de ressources pour se sortir de situations délicates, à commencer par sa propre vie, en écartant son entourage pour se tourner vers des personnes plus censées qui voient au-delà de ses résultats scolaires. Je trouve d’ailleurs qu’il correspond assez bien au « rêve américain », à la manière de Forrest Gump, par le fait qu’il réussit tout ce qu’il entreprend alors qu’il ne partait pas forcément gagnant. Handicapé par ses échecs scolaires et une certaine naïveté, il transforme ses faiblesses en points forts, montrant un sens des affaires et une compréhension des rapports humains naturels.

Blandine : Si Simon souffre de l’opinion ingrate que les gens ont de lui, cela ne semble pas l’atteindre, il arrive même à s’en servir contre eux. C’est magistral ! La bonté d’âme est récompensée, la méchanceté non. Cela peut sembler naïf de dire cela ainsi, mais finalement, c’est ça.

Lucie : Si Simon ne peut pas compter sur sa « famille », plusieurs personnages l’aident à trouver sa voie. Souhaitez-vous en parler ?

Liraloin : Les personnages secondaires aident vraiment notre héros à prendre conscience de ses capacités. La petite famille un peu bancale que finissent par former Simon, Mr. Peece, Jo et Lizzie m’a fait penser aux personnages du roman Le célèbre catalogue de Walker & Dawn, de Davide Morosinotto. On s’y attache tellement !

Blandine : L’institutrice est la première qui croit en Simon, ce qui lui donne assez de confiance pour oser.

Isabelle : Voilà un beau personnage ! Elle est convaincue que « chacun ici-bas a un talent » et apporte à notre protagoniste le soutien moral et matériel dont il a besoin pour lancer son périple. D’une manière générale, Simon ne correspond pas à l’image classique du héros qui agit seul, mais fait de multiples rencontres avec des personnages secondaires qui sont tous hauts en couleurs ! C’est quelque chose qui m’a beaucoup plu dans cette histoire qui montre que l’union fait la force et fait la part belle au partage.

Blandine : La gentillesse naturelle de Simon lui fait voir le bon chez les autres et les touche au cœur. Chacun s’enrichit mutuellement. La candeur de Simon est aussi un élément de sa réussite, car s’il avait été plus « réaliste », aurait-il seulement osé envisager ce voyage ? Bien sûr, il y a aussi les mauvaises rencontres qui le font douter mais, finalement, elles renforcent sa détermination.

Lucie : À l’issue de cette lecture je n’ai pas l’impression qu’il me manque grand chose. Est-ce parce que l’adaptation en BD est vraiment bonne ou me conseillez-vous tout de même le roman qui aborde d’autres thématiques ?

Isabelle : L’expérience de lecture n’est évidemment pas la même en roman et en BD, mais l’intrigue est très fidèlement retranscrite. Rien ne manque, il me semble, et je n’ai pas noté de grande différence. Alors que certaines adaptations tranchent dans le vif et font des raccourcis, ce n’est pas le cas ici. En même temps, le roman s’y prêtait dans la mesure où il se nourrissait largement des péripéties et des dialogues plutôt, par exemple, que de longues descriptions ou fils de pensée plus difficiles à mettre en images.

Linda : Complètement d’accord. Le roman est par ailleurs très visuel et à la maison nous continuons d’espérer une adaptation cinématographique car l’histoire si prête vraiment. Le format de la bande dessinée permet de réduire le texte aux échanges entre les personnages, le dessin reprenant les descriptifs. De fait, l’adaptation est ici parfaitement réussie.

Liraloin : Il y a tout de même des différences çà et là. La seule chose qui m’a embêtée (mais c’est un détail), c’est que dans la BD, Simon est deux ans plus jeune que dans le roman. Il n’a donc pas les mêmes réflexions et préoccupations. Sinon, Simon constate que les fauves ont l’air malheureux durant le numéro de cirque, je pense que ces préoccupations étaient moins d’actualité à l’époque où le roman est paru. Il y a aussi le personnage de Jo qui se nomme Jabeth dans le roman et qui n’est pas une fille, mais un garçon.

Lucie : Léonie Bischoff joue sur l’ambiguïté à propos de ce personnage puisque Simon croit tout d’abord que c’est un garçon. Que pensez-vous de ce choix et du personnage de Jo de manière plus générale ?

Blandine : Ce personnage est intéressant à de multiples égards. Il interroge (en vrac) la place des Noirs dans la société (avec notamment l’esclavage toujours pratiqué dans les Etats du Sud), la place de la fille dans la société et les distinctions genrées, le fait qu’elle doive faire ses preuves (à l’inverse de Lizzie), la non-instruction des filles mais aussi leur débrouillardise. Sa présence et son acceptation nous conforte dans l’altruisme désintéressé de Simon.

Liraloin : Dans le roman comme dans la BD, le personnage de Jo/Jabeth est d’abord apeuré et un peu maladroit, puis prend vite ses aises avec Simon qui le/la met en confiance. Peu importe que le personnage soit masculin ou féminin, Léonie Bischoff ne le dénature pas. Après toutes les épreuves traversées, Jo souhaite juste être libre !

Isabelle : Ça m’intéresserait de savoir ce qui a motivé de faire de ce personnage une fille. Peut-être Léonie Bischoff trouvait-elle que l’histoire manquait de personnages féminins, peut-être a-t-elle souhaité ajouté un propos émancipateur sur ce registre qui n’était pas développé dans le roman ? Cela ne m’a pas du tout perturbée, j’ai même eu un doute en me demandant si ce n’était pas déjà une fille dans le roman. Je te rejoins Frédérique, ce personnage était déjà quelqu’un qui voguait vers la liberté en galopant vers les pays qui avaient aboli l’esclavage : l’histoire reste cohérente si ce rôle est joué par une fille.

Liraloin : Les femmes, si elle ne sont pas « cultivées » comme notre institutrice, sont quasi inexistantes ou alors subissent. J’imagine que c’est pour cela que l’autrice a voulu faire de Jo un perso féminin fort.

Linda : Je ne sais pas si c’est ce qui a motivé le choix de faire de Jabeth une Jo, mais il est évident que la place de la femme n’est pas enviable à cette époque. Si elles ont la chance de faire des études, le choix de professions restent très limité et elles doivent généralement faire une croix sur la vie de famille, le mariage et la maternité. A l’inverse si elles ne font pas d’études, elles s’enferment dans le rôle d’épouse et de mère au foyer. Dans tous les cas, ce n’est pas très plaisant car ce n’est pas un vrai choix. Si on part de ce constat, le choix d’avoir changé le sexe du personnage a pour but de répondre à un questionnement plus contemporain, à l’image de ce que disait Frede plus haut sur l’empathie de Simon envers les animaux du cirque. Alors que sur ce point, j’ai envie de croire plutôt que Simon voyait l’enfermement et la tristesse de l’animal comme un élément de comparaison avec sa propre existence, prisonnier de l’image que l’on a de lui et confronté à son propre désir de liberté… Il ne s’attarde du reste pas sur eux, probablement car il a déjà commencé à changer le cours de son existence. On retrouve d’ailleurs ce thème de la liberté dans le personnage de Jo qui fuit un Etat esclavagiste pour un Etat plus libre.

Isabelle : Cet épisode illustre la manière dont la toile de fond historique et sociale donne de l’épaisseur à ce récit. On l’a dit, cette BD donne à voir pas mal de facettes de ce qu’étaient les États-Unis au milieu du 19e siècle. Est-ce qu’il y a d’autres choses qui vous ont particulièrement marquées par rapport à ça ?

Lucie : J’aime beaucoup les westerns, et on reconnaît bien l’univers du genre dans la BD. Les thématiques sont similaires : grand déplacement, rencontres, dangers, etc. Mais il est rare que les westerns mettent en scène des enfants et la rugosité de la population m’a encore plus touchée. On voit vraiment les contrastes entre les différentes populations colons/esclaves/indiens mais aussi selon le niveau social (la famille de Simon est quand même bien gratinée) et l’éducation. La violence envers les enfants, moqués, livrés à eux-mêmes, pourchassés m’a particulièrement marquée.

Linda : Comme Lucie, j’aime les westerns. Mais peut-être pas tel qu’on nous les montre habituellement : des cowboys justiciers venus pour sauver la veuve et l’orphelin. C’est plus le côté vie nomade, transhumance à travers le pays que je trouve fascinant. Les cowboys tels qu’ils sont à l’origine, des gardiens de bétail. Il y a dans ces déplacements un côté sauvage qui ramène aux origines de l’homme. La différence, qui n’est pas des moindres, est qu’ils ne suivent plus les troupeaux pour se nourrir mais ils déplacent les troupeaux pour nourrir d’autres humains. Je trouve d’ailleurs que le récit ne s’appesantit pas assez sur le sort des natifs américains et le massacre des bisons. Il se contente de citer des faits sans chercher à les dénoncer, même si M. Peece exprime physiquement son dégoût de la situation lorsqu’il raconte l’histoire des peuples de la région à Simon. C’est peut-être la seule chose qui m’ait vraiment gênée, car même le discours de John Prairie d’Hiver semble banaliser leur situation.

Liraloin : La société de l’époque s’incarne aussi dans des personnages couards, alcooliques, peu scrupuleux, et pas très malin non plus : le vendeur de volailles du départ, l’oncle de Simon et même Mr. Peece qui est un alcoolique notoire ! Le pompon revient au père biologique de Simon : quel détestable personnage celui-ci ! Le sort de Lizzie aussi m’a marquée, elle a tellement enduré. Rappelez-vous du sort de cette femme enceinte que rencontre le photographe dans le roman graphique Jours de sable, c’est très proche !

Blandine : Cet album, et le personnage de Lizzie en particulier, m’ont moi aussi beaucoup renvoyée à Jours de sable, et à la condition des femmes notamment. Lizzie est éduquée mais aussi douée de ses mains et de sens pratique, indubitablement acquis dans l’épreuve.

Isabelle : Oui, j’ai trouvé assez forte la manière dont l’histoire brosse l’Amérique de cette époque – pauvreté, racisme, famine, discriminations, banditisme, massacre des bisons… – sans s’appesantir nullement ou que ce contexte ne prenne le pas sur l’intrigue. L’entraide des personnages enrobe tout cela de douceur et d’optimisme, et on est à chaque instant captivé.e par l’aventure de Simon.

Isabelle : Comme on passe d’un roman à une BD, il faut forcément que je vous pose la question : qu’avez-vous pensé de la mise en image de cette histoire ?

Blandine : N’ayant pas lu le roman ni lu aucune autre BD de Léonie Bischoff, je n’avais aucun aucune attente sur son travail ou cette adaptation.
Son trait est plein de rondeur et il fait très « jeunesse ». Je m’attendais donc à des thématiques plus légères. Les couleurs sont chaudes, enveloppantes, avec des tons jaunes, orangés, très en accord avec l’idée d’un rapport à la terre nourricière et aux westerns.

Linda : Oui, on vise vraiment un public jeunesse, j’aurais aimé quelque chose de plus sombre au niveau de la palette de couleurs, plus proche de la réalité en fait. Maintenant j’aime beaucoup le trait et le cadrage des images avec des plans plus ou moins larges. Je suis vraiment fan des BD qui sortent des cases justement pour offrir une mise en page plus dynamique. Ici, j’ai aussi aimé le chapitrage en « étapes de voyages » qui donne également du rythme, une forme de mouvement au récit et au voyage.

Blandine : C’est vrai que le découpage est dynamique. Le chapitrage dont tu parles nous permet d’être vraiment avec les personnages tout au long de leur voyage et d’en ressentir la durée. C’est vraiment un très bel album avec différents nivaux de lectures.

Lucie : Plusieurs choses m’ont intéressée dans les choix de Léonie Bischoff. 
Déjà ce trait presque enfantin (est-ce une constante chez cette illustratrice ?), qui correspond bien à l’âge et à la fraicheur de Simon. Les teintes jaune-orangé-ocre aussi nous transportent immédiatement dans le voyage à travers les plaines. Les paysages sont vraiment magnifiques. Et puis la volaille, cette poussière et ces plumes, cela apporte du mouvement, de la vie, et souvent de l’humour. On retrouve aussi quelques cadres typiques du western comme le regard de Peece page 71 ou la vue de la rue principale de la ville page 75.

Isabelle : Bien d’accord avec vous sur le charme irrésistible des illustrations qui parviennent à concilier une ambiance de western, une grande tendresse et un esprit d’aventure renforcé par les cartes et les « étapes de voyage » dont parlait Linda. Force est de constater que la BD jeunesse va comme un gant à Léonie Bischoff ! On aurait envie de la voir adapter d’autres romans à destination d’un public jeune, non ? Par exemple ceux de Davide Morosinotto dont on parlait toute à l’heure ! 

Lucie : Le célèbre catalogue Walker & Dawn semblerait presque évident après La longue marche des dindes. Mais je suppose que le trait de Léonie Bischoff est susceptible de porter différents genres !

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Et vous, avez-vous lu La longue marche des dindes et qu’en avez-vous pensé ? Dites-nous tout ! Sinon, nous espérons vous avoir donné envie de vous lancer dans le périple.