Lecture commune : L’honneur de Zakarya

Chaque année, nous mettons nos forces en commun et lisons toute la sélection du Prix Vendredi, équivalent du Goncourt en littérature adolescente. C’est toujours un exercice particulièrement intéressant : certains titres font l’unanimité parmi nous (généralement en bien !), d’autres provoquent des réactions contrastées autour desquelles nous aimons particulièrement échanger. Cette année, par exemple, il y avait un roman que nous étions plusieurs à avoir envie de lire mais qui a résonné de manière très différente chez chacune, provoquant chez l’une la curiosité et l’émotion, chez d’autres le malaise. Ce texte intitulé L’honneur de Zakarya nous entraîne au cœur d’un procès d’assises chargé de juger un jeune homme mutique dans le cadre d’une affaire de meurtre. Nous avons eu envie d’en parler !

L’honneur de Zakarya, d’Isabelle Panzazopoulos, Gallimard Jeunesse, 2022.

Isabelle : Comment L’honneur de Zakarya est-il arrivé dans votre bibliothèque ? Aviez-vous déjà lu l’autrice ? Ou ce roman vous-a-t-il été recommandé ? Ou peut-être aviez-vous un intérêt particulier pour le sujet du roman ?

Liraloin : Je n’ai jamais rien lu de cette autrice et pourtant elle est très active ! J’ai commandé quelques titres de la sélection du Prix Vendredi pour la médiathèque où je travaille. Le sujet m’a beaucoup intéressée, je suis toujours à la recherche de romans sociaux qui pourraient parler aux jeunes ados qui fréquentent l’établissement. J’ai vraiment été emballée par le résumé et la chronique qui en a été faite dans Télérama en mai 2022.

Linda : Je ne sais plus vraiment comment j’ai découvert ce titre. Je crois qu’au moment de sa sortie, il apparaissait souvent sur la page de suivi des amis sur Babelio, ce qui a forcément attiré mon attention. En lisant la présentation de l’éditeur et les critiques, je me souviens m’être dit que ça pouvait me plaire. Pourtant, je l’ai laissé de côté et ce n’est que récemment, avec notre volonté de lire la sélection du Prix Vendredi, que j’ai eu envie de le ressortir.

Colette : J’ai découvert L’honneur de Zakarya grâce à vous, pour notre article sur la sélection du prix Vendredi. J’avais déjà lu un livre de l’autrice, La Décision, qui m’avait beaucoup marquée à la fois par la complexité du sujet abordé et par l’écriture particulièrement froide et incisive de l’autrice.

Isabelle : Moi aussi, j’étais passée à côté de ce roman jusqu’à ce qu’il soit retenu dans la sélection du Prix Vendredi. La couverture est certes assez sobre avec ce beau visage de jeune homme qui nous regarde dans les yeux. J’aurais dû percevoir le mystère qui émane de ses lèvres serrées et de l’ombre qui tombe sur toute une partie du visage. Et vous, quel effet vous a fait cette couverture ? Qu’attendiez-vous en ouvrant ce roman ?

Liraloin : La couverture est très mystique. Est-ce un choix de l’autrice ? J’ai vu qu’elle écrivait beaucoup autour de la mythologie et ce jeune homme m’y a fait fortement penser. Héros au regard droit et fragile.

Linda : Ce choix de la photographie pour la couverture n’est-il pas surprenant ? Elle n’est plus très utilisée aujourd’hui, alors qu’elle était plus courante il y a cinq ans. C’est un choix que je trouve souvent risqué car cela donne un visage à un personnage et laisse donc moins de place à l’imagination. Dans ce cas précis, on se rend vite compte à la lecture que le jeune homme a été parfaitement choisi et vu la thématique, le sujet, c’est finalement un choix parfaitement adapté qui vient appuyer le réalisme et l’ancrer dans notre réalité. Par ailleurs, je trouve que ce jeune homme a un beau visage et j’ai été intriguée par la surprise que dégagent ses traits, et bien plus encore par le mystère que vient intensifier l’ombre qui lui cache la moitié du visage.

Colette : Ayant lu ce roman en format numérique, je n’ai pas prêté attention à la couverture ! Et ça me fait un argument en faveur de l’objet-livre cette observation ! Quand on prend le livre en main, qu’on le pose sur sa table de chevet ou qu’on le glisse dans son sac, l’image de couverture va s’imprimer en nous à chaque passage. Visiblement, ce n’est pas le cas quand le livre se cache dans les dossiers de votre téléphone.

Isabelle :  Et qu’avez-vous découvert en vous plongeant dans le texte ? 

Linda :  Un jeune homme blessé par une vie de famille compliquée, rejeté par un père qui ne l’a pas reconnu, surprotégé par une mère fragile dont il se sent responsable. Un jeune homme perdu qui a fait de mauvais choix et se retrouve pris au piège de ses actions, sur le point d’être puni pour un crime qu’il crie ne pas être le sien. Mais également un jeune homme intelligent et sensible, inquiet pour sa mère bien plus que pour lui. Je le trouve très attachant dans toute sa complexité. 

Liraloin : Il y a une empathie mais assez dissolue pour Zakarya. Je m’explique : Isabelle Pandazopoulos protège son personnage par son écriture très enveloppante et pourtant page après page, détail après détail elle fait du lecteur (ou de la lectrice) un juré très spécial. J’ai vraiment beaucoup aimé cette écriture-là.

Isabelle :  Cette complexité est quelque chose qui m’a marquée aussi. L’autrice la brosse à petites touches, par des flashbacks successifs qui éclairent différents aspects de la personnalité de Zakarya. Et plus on le découvre, plus on se dit que la tâche du tribunal est ardue, plus on se dit qu’ils sont presque voués à passer à côté de ce qui s’est passé. Linda, tu dis qu’il crie son innocence, mais en réalité, au moment du roman, Zakarya reste mutique. J’ai trouvé que cela faisait terriblement monter la tension du récit du tribunal, je me demandais sans cesse : mais quand va-t-il enfin parler ? J’ai trouvé que cette construction avec d’un côté les flashbacks et de l’autre le récit éprouvant du procès était très réussie de ce point de vue. Qu’en avez-vous pensé ? 

Liraloin : Je suis d’accord avec toi. L’alternance entre les flashbacks et le récit du procès est très intense. Nous sommes à l’affût du détail qui permet de comprendre le mutisme de Zakarya. Il dit l’essentiel, il ne cherche pas à « amadouer » les jurés. Il y a des comportements qui ne s’expliquent qu’après coup, quand on lit l’enfance de Zakarya. Encore une fois, l’autrice ne cherche pas à en faire une circonstance atténuante. Le lecteur est juré. C’est fort !

Colette : J’ai trouvé tout l’intérêt du récit dans cette construction qui alterne le passé et le présent à un rythme particulièrement perturbant : les chapitres consacrés au passé de notre héros sont denses, intenses et ceux consacrés à son présent sont remplis du silence de Zakarya, presque vides me semblait-il. Par conséquent reconstruire le fil de sa personnalité semble une tâche particulièrement ardue pour le lecteur ou la lectrice, comme elle l’a été pour son avocate. Et je trouve ce dispositif particulièrement ingénieux même s’il a quelque chose de frustrant, de laborieux, de difficile. On soupçonne constamment quelque chose de beau sous le silence mais on ne l’effleure jamais qu’un tout petit peu au fil des pages.

Linda : Pour ma part, je n’ai pas réussi à finir ce roman précisément parce que j’ai beaucoup de mal avec les aller-retours dans le temps. Ça me déstabilise complètement et m’éloigne du personnage alors que j’avais espéré m’y attacher. Je comprends que ces flashbacks sont là pour nourrir notre perception de Zakarya mais je trouve que l’écriture maintient le lecteur à distance et n’en fait qu’un simple spectateur. J’aurais aimé une écriture plus sensible, plus empathique…

Isabelle : Avez-vous perçu un message, une réflexion particulière dans ces aller-retours ?

Colette : Ce dispositif mime celui de l’enquête qu’elle soit policière ou psychanalytique. On regarde en arrière pour expliquer le présent. Mais au cœur de ce dispositif, il y a l’amour qui fait grincer tous les rouages : l’absence d’amour paternel, l’amour débordant d’une mère, l’amour impossible pour Aïssatou. Et c’est l’amour qui empêche l’enquête d’avancer. L’amour semble ne pas pouvoir (vouloir) être sondé, psychanalysé, enquêté. L’amour ne se résout pas !

Isabelle :  Je suis d’accord avec toi, ces aller-retours soulignent à quel point les tentatives de comprendre Zakarya dans le cadre du procès sont vaines. Son histoire est brossée par petites touches, au fil des flash-backs, qui ajoutent des touches de complexité supplémentaires qui nous amènent à reconsidérer le jeune homme : ado impulsif insuffisamment cadré par sa mère ? Petite frappe ? Rebelle à la rage brûlante ? Garçon solaire, déterminé à tenir la dragée haute aux préjugés ? Manipulateur hors-pair ? Ou abîme de fragilité ? On voit bien comment la tentation de plaquer des idées toutes faites peut nous induire en erreur. Les gens entrent rarement dans une case. La tâche des membres du jury est immense, presque impossible.

Liraloin : Comment avez-vous ressenti la relation entre Zakarya et sa mère ? Et surtout celle avec son père ?

Linda : Je n’appellerai pas relation la violence qui existe entre ce jeune et son géniteur. Ce type est juste odieux, répugnant. On dirait qu’il prend plaisir à punir cet enfant juste parce qu’il existe. En ce qui concerne la mère, elle aime son fils mais ne semble pas capable de le protéger. Elle a déjà tant de mal à prendre soin d’elle. Zakarya se trouve être le fruit d’une relation adultère qui se rappelle aux parents quand ils le regardent. La père semblant le voir comme le résultat d’une erreur et la mère le percevant plutôt comme le souvenir de jours meilleurs. Au final, n’est-il pas le plus mature des trois ?

Liraloin : Je suis du même avis que Linda. Cette femme se sauve car elle ne peut plus vivre éternellement pour un homme qui ne la considère pas mais trop tard, le mal est fait. Les passages sur l’histoire de Zakarya sont tellement difficiles, cette innocence que l’on ressent en tant que lectrice, ce géniteur qui n’a aucun regard aimant pour son fils. Au départ pourtant avec ce déménagement, on se dit que OUI tout va aller mieux, comme un faux espoir, alors que l’on sait que tout est fichu. Finalement, ce jeune homme a sans doute une mère qui l’aime mais pas assez ou trop difficilement.

Colette :  Je ne sais pas si c’est lié au fait que je viens de finir un autre roman de l’autrice, mais j’ai l’impression qu’elle aime à observer un certain type de modèle parental, un modèle défaillant qui oblige l’enfant ou l’adolescent.e à une inversion des rôles. Ici notre héros se retrouve à protéger sa mère d’elle-même, de lui-même, de sa différence, de ses questions, de ses écarts. Il semble tellement conscient de la fragilité de sa mère…

Isabelle :  Oui, cette relation très particulière aux parents est fondatrice. C’est d’ailleurs une scène emblématique de l’enfance de Zakarya qui se trouve au cœur du premier chapitre ! On a d’un côté une mère aimante mais très inquiète, que Zakarya semble vouloir protéger ; de l’autre un père qui n’a pas tenu ses promesses et auquel Zakarya s’est juré de ne pas ressembler, ce qui joue un rôle important dans le roman. D’ailleurs, le roman s’ouvre sur une citation de Hannah Arendt sur les promesses. Cette citation m’a interpellée parce que les promesses (électorales, en l’occurrence), c’est mon sujet principal de recherche. Avez-vous remarqué cette citation ? A-t-elle orienté votre lecture ? 

Linda :  Je t’avouerai que je n’y ai pas spécialement prêté attention. Je l’ai lue mais je n’ai pas cherché à l’associer à ma lecture… peut-être si j’avais su finir le roman, mais en l’occurrence ce n’est pas le cas.

Liraloin : Je n’y ai pas non plus prêté attention !

Isabelle : Ce n’est pas crucial, je dirais. Mais cela cadre un peu ce qui suit, entre la citation en incipit relative aux promesses et cette première scène qui montre la souffrance causée par un père qui ne tient pas ces promesses, je pense que l’autrice a voulu nous dire que cette expérience est vraiment fondatrice pour Zakarya. Lui est prêt à tout sacrifier pour tenir sa parole. C’est peut-être difficile d’en parler sans trop en dévoiler, mais avez-vous été convaincues par la résolution de l’intrigue ? L’essentiel est-il là ?

Liraloin : Je ne m’attendais pas à cette fin et en même temps, comme tu le demandes, l’essentiel est-il là ? Pour moi non justement, l’essentiel est dans le fait que Zakarya soit honnête avec lui-même, je pense que c’est un peu « la leçon » que nous donne ce livre.

Colette : Il me semble me souvenir que la fin du roman est un peu décevante, dans le sens où l’intrigue n’y trouve pas d’élément de résolution. Mais Zakarya reste fidèle à lui-même coûte que coûte et ça, c’est éminemment romanesque. Une intégrité exemplaire qui a valeur de morale peut-être.

Isabelle : Je n’ai pas trouvé la fin décevante – nous avons le fin mot de l’affaire et connaissons les faits – mais elle est profondément dérangeante. Isabelle Pandazopoulos nous confronte à la difficulté de la justice, malgré tous ses gages d’apparence, de respectabilité et d’expertise, de prendre les décisions justes. Les gens entrent rarement dans une case, c’est troublant d’en peser les implications mais encore plus de prendre conscience que des jugements, justes ou pas, tombent tous les jours.

Lecture commune : La longue marche des dindes

À l’ombre du grand arbre, on aime que nos lectures nous fassent voyager dans l’espace et dans le temps ! Nous avions donc été plusieurs, il y a quelques années, à tomber sous le charme de l’ébouriffant road-trip La longue marche des dindes de Kathleen Karr (paru en 1998 chez L’école des loisirs). L’annonce de l’adaptation de ce roman en BD ne pouvait que susciter notre curiosité ! Lorsque nous avons appris qu’en plus cette adaptation serait signée Léonie Bischoff dont nous avions adoré Anaïs Nin : sur la mer des mensonges, le doute n’était plus permis : une lecture commune s’imposait !

La longue marche des dindes, adapté par Léonie Bischoff à partir du roman de Kathleen Karr, Rue de Sèvres, 2022.

Isabelle : Je me suis jetée sur cette BD dès sa sortie car le roman original que j’avais lu à voix haute à mes moussaillons avait été un immense coup de coeur. Qui l’avait lu parmi vous ?

Linda : J’avais découvert le roman en passant en librairie alors qu’il était mis en avant dans les nouveautés. La couverture avait attiré mon regard, le synopsis m’avait séduite. Je savais que la lecture à voix haute plairait à mes filles. Je n’avais pas prévu que l’histoire transporterait toute la famille. Mon mari m’a même demandé de lire en sa présence tant il était captivé par l’aventure de Simon.

Lucie : Pour ma part, je n’avais pas lu roman.

Blandine : Moi non plus. Je n’en avais jamais entendu parler avant de lire une chronique blog de l’adaptation BD. Le titre a un côté amusant, renforcé par l’illustration de couverture, même si on comprend rapidement que le sujet n’est pas humoristique.

Anais Nin/Sur la mer des mensonges : Bischoff, Leonie: Amazon.de: Bücher

Isabelle : Et aviez-vous eu l’occasion de découvrir le travail de Léonie Bischoff avant de de lire cette BD ?

Liraloin : Oui, j’ai lu son roman graphique sur Anaïs Nin. J’avais été subjuguée par la beauté de certaines planches…

Linda : Moi aussi. J’avais particulièrement aimé le trait, la mise en page, le choix et l’application des couleurs. Certains aspects me rappellent d’ailleurs le travail d’Isabelle Simler. J’ai d’ailleurs été surprise de ne pas retrouver ce style dans La longue marche des dindes.

Lucie : De mon côté, je découvre Léonie Bischoff avec cette BD. J’ai bien aimé et je renouvellerai l’expérience avec plaisir !

Blandine : Moi non plus, je ne connaissais son nom qu’indirectement, grâce à des chroniques sur le roman graphique sur Anaïs Nin dont vous parliez. Le trait diffère d’ailleurs beaucoup par rapport à cet album et j’aime ça !

Linda : Le trait est plus naïf mais cela convient davantage au public jeunesse visé.

La longue marche des dindes, de Léonie Bischoff (Rue de Sèvres, 2022) –  L'île aux trésors – Lectures et aventures du soir

Isabelle : L’une des nombreuses choses que j’ai aimées, c’est que cette histoire s’inspire de périples qui se sont vraiment passés. Avez-vous envie de nous en dire un peu plus ?

Linda : Kathleen Kaar s’inspire du convoyage d’animaux à pied. On connait tous les cowboys, bien sûr, mais les turkeyboys ont aussi existé et leur travail n’était pas moins exigeant. Au XIXè siècle, de nombreux voyages se font vers Boston et d’autres villes du Nord-Est des Etats-Unis, des voyages qui excèdent rarement les cinquante kilomètres.

Isabelle : J’ai trouvé géniale l’idée de s’inspirer de ces convois ! Je n’avais jamais vraiment réalisé qu’avant que le transport de bétail puisse se faire en train ou véhicule, il n’y avait pas d’alternative à la marche à pied.

Lucie : Moi non plus, je n’y avais jamais pensé. Pourtant ça tombe effectivement sous le sens : si on convoyait du bétail, il n’y a pas de raison qu’on ne l’ait pas fait avec d’autres animaux.

Isabelle : Plutôt périlleux quand il s’agissait de traverser les grandes plaines américaines et donc le Far West, comme dans le cas de Simon, le personnage principal et narrateur de cette histoire.

Linda : C’était vraiment très dangereux. Les convoyeurs n’étaient jamais à l’abri d’attaques. Les troupeaux de bœufs (et on parle de milliers d’animaux) étaient d’ailleurs très encadrés. Les cowboys étaient nombreux pour encadrer le troupeau, à dos de cheval, armés pour protéger les animaux mais également pour se protéger eux-mêmes. On a peut-être plus de mal à visualiser des hommes armés jusqu’aux dents pour assurer la sécurité de dindes mais les dangers et la finalité étant les mêmes, cela paraît plutôt logique. 

Blandine : Je ne m’étais jamais posé la question des modes de transports animaliers à cette époque. Pourtant, c’est très intéressant. Cela interroge sur le bien-être animal qui est d’ailleurs l’un des nombreux sous-thèmes abordés tout au long de l’album. Que ce soit celui des dindes, des chevaux, ou du chien, sans que Simon semble faire d’échelle de valeur entre eux.

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Lucie : Le choix des dindes est extra parce que ces animaux sont réputés idiots, et finalement face à certains humains rencontrés… L’idiot n’est pas celui que l’on croyait. Elles sont essentiellement un motif de départ, mais tendent involontairement un miroir à l’homme qui n’est pas toujours à son avantage.

Linda : Je te rejoins sur la comparaison entre ces volatiles et les humains, pas toujours très malins.

Isabelle : C’est à se demander pourquoi ces sympathiques volatiles sont si peu représentés en littérature !

Isabelle : Pour revenir à l’histoire : comment présenteriez vous Simon, le personnage principal et narrateur de cette histoire ?

Lucie : Comme nos dindes, il est considéré comme un benêt par les habitants de son village. Il a quadruplé son CE1. Tant sa famille que l’éleveur de dindes le prennent pour un idiot. Je dois dire que cette présentation du personnage a été un peu douloureuse à lire. Heureusement, Simon va se jouer du déterminisme social, trouver son talent et croire en son projet. C’est très inspirant.

Liraloin : Oui, il faut se méfier de l’eau qui dort ! Très vite – et tout va très vite dans les réflexions de ce jeune garçon – il s’intéresse au « business », voudrait gagner son indépendance, vu que sa « famille » ne l’apprécie guère.

Linda : Téméraire, Simon ne manque pas de ressources pour se sortir de situations délicates, à commencer par sa propre vie, en écartant son entourage pour se tourner vers des personnes plus censées qui voient au-delà de ses résultats scolaires. Je trouve d’ailleurs qu’il correspond assez bien au « rêve américain », à la manière de Forrest Gump, par le fait qu’il réussit tout ce qu’il entreprend alors qu’il ne partait pas forcément gagnant. Handicapé par ses échecs scolaires et une certaine naïveté, il transforme ses faiblesses en points forts, montrant un sens des affaires et une compréhension des rapports humains naturels.

Blandine : Si Simon souffre de l’opinion ingrate que les gens ont de lui, cela ne semble pas l’atteindre, il arrive même à s’en servir contre eux. C’est magistral ! La bonté d’âme est récompensée, la méchanceté non. Cela peut sembler naïf de dire cela ainsi, mais finalement, c’est ça.

Lucie : Si Simon ne peut pas compter sur sa « famille », plusieurs personnages l’aident à trouver sa voie. Souhaitez-vous en parler ?

Liraloin : Les personnages secondaires aident vraiment notre héros à prendre conscience de ses capacités. La petite famille un peu bancale que finissent par former Simon, Mr. Peece, Jo et Lizzie m’a fait penser aux personnages du roman Le célèbre catalogue de Walker & Dawn, de Davide Morosinotto. On s’y attache tellement !

Blandine : L’institutrice est la première qui croit en Simon, ce qui lui donne assez de confiance pour oser.

Isabelle : Voilà un beau personnage ! Elle est convaincue que « chacun ici-bas a un talent » et apporte à notre protagoniste le soutien moral et matériel dont il a besoin pour lancer son périple. D’une manière générale, Simon ne correspond pas à l’image classique du héros qui agit seul, mais fait de multiples rencontres avec des personnages secondaires qui sont tous hauts en couleurs ! C’est quelque chose qui m’a beaucoup plu dans cette histoire qui montre que l’union fait la force et fait la part belle au partage.

Blandine : La gentillesse naturelle de Simon lui fait voir le bon chez les autres et les touche au cœur. Chacun s’enrichit mutuellement. La candeur de Simon est aussi un élément de sa réussite, car s’il avait été plus « réaliste », aurait-il seulement osé envisager ce voyage ? Bien sûr, il y a aussi les mauvaises rencontres qui le font douter mais, finalement, elles renforcent sa détermination.

Lucie : À l’issue de cette lecture je n’ai pas l’impression qu’il me manque grand chose. Est-ce parce que l’adaptation en BD est vraiment bonne ou me conseillez-vous tout de même le roman qui aborde d’autres thématiques ?

Isabelle : L’expérience de lecture n’est évidemment pas la même en roman et en BD, mais l’intrigue est très fidèlement retranscrite. Rien ne manque, il me semble, et je n’ai pas noté de grande différence. Alors que certaines adaptations tranchent dans le vif et font des raccourcis, ce n’est pas le cas ici. En même temps, le roman s’y prêtait dans la mesure où il se nourrissait largement des péripéties et des dialogues plutôt, par exemple, que de longues descriptions ou fils de pensée plus difficiles à mettre en images.

Linda : Complètement d’accord. Le roman est par ailleurs très visuel et à la maison nous continuons d’espérer une adaptation cinématographique car l’histoire si prête vraiment. Le format de la bande dessinée permet de réduire le texte aux échanges entre les personnages, le dessin reprenant les descriptifs. De fait, l’adaptation est ici parfaitement réussie.

Liraloin : Il y a tout de même des différences çà et là. La seule chose qui m’a embêtée (mais c’est un détail), c’est que dans la BD, Simon est deux ans plus jeune que dans le roman. Il n’a donc pas les mêmes réflexions et préoccupations. Sinon, Simon constate que les fauves ont l’air malheureux durant le numéro de cirque, je pense que ces préoccupations étaient moins d’actualité à l’époque où le roman est paru. Il y a aussi le personnage de Jo qui se nomme Jabeth dans le roman et qui n’est pas une fille, mais un garçon.

Lucie : Léonie Bischoff joue sur l’ambiguïté à propos de ce personnage puisque Simon croit tout d’abord que c’est un garçon. Que pensez-vous de ce choix et du personnage de Jo de manière plus générale ?

Blandine : Ce personnage est intéressant à de multiples égards. Il interroge (en vrac) la place des Noirs dans la société (avec notamment l’esclavage toujours pratiqué dans les Etats du Sud), la place de la fille dans la société et les distinctions genrées, le fait qu’elle doive faire ses preuves (à l’inverse de Lizzie), la non-instruction des filles mais aussi leur débrouillardise. Sa présence et son acceptation nous conforte dans l’altruisme désintéressé de Simon.

Liraloin : Dans le roman comme dans la BD, le personnage de Jo/Jabeth est d’abord apeuré et un peu maladroit, puis prend vite ses aises avec Simon qui le/la met en confiance. Peu importe que le personnage soit masculin ou féminin, Léonie Bischoff ne le dénature pas. Après toutes les épreuves traversées, Jo souhaite juste être libre !

Isabelle : Ça m’intéresserait de savoir ce qui a motivé de faire de ce personnage une fille. Peut-être Léonie Bischoff trouvait-elle que l’histoire manquait de personnages féminins, peut-être a-t-elle souhaité ajouté un propos émancipateur sur ce registre qui n’était pas développé dans le roman ? Cela ne m’a pas du tout perturbée, j’ai même eu un doute en me demandant si ce n’était pas déjà une fille dans le roman. Je te rejoins Frédérique, ce personnage était déjà quelqu’un qui voguait vers la liberté en galopant vers les pays qui avaient aboli l’esclavage : l’histoire reste cohérente si ce rôle est joué par une fille.

Liraloin : Les femmes, si elle ne sont pas « cultivées » comme notre institutrice, sont quasi inexistantes ou alors subissent. J’imagine que c’est pour cela que l’autrice a voulu faire de Jo un perso féminin fort.

Linda : Je ne sais pas si c’est ce qui a motivé le choix de faire de Jabeth une Jo, mais il est évident que la place de la femme n’est pas enviable à cette époque. Si elles ont la chance de faire des études, le choix de professions restent très limité et elles doivent généralement faire une croix sur la vie de famille, le mariage et la maternité. A l’inverse si elles ne font pas d’études, elles s’enferment dans le rôle d’épouse et de mère au foyer. Dans tous les cas, ce n’est pas très plaisant car ce n’est pas un vrai choix. Si on part de ce constat, le choix d’avoir changé le sexe du personnage a pour but de répondre à un questionnement plus contemporain, à l’image de ce que disait Frede plus haut sur l’empathie de Simon envers les animaux du cirque. Alors que sur ce point, j’ai envie de croire plutôt que Simon voyait l’enfermement et la tristesse de l’animal comme un élément de comparaison avec sa propre existence, prisonnier de l’image que l’on a de lui et confronté à son propre désir de liberté… Il ne s’attarde du reste pas sur eux, probablement car il a déjà commencé à changer le cours de son existence. On retrouve d’ailleurs ce thème de la liberté dans le personnage de Jo qui fuit un Etat esclavagiste pour un Etat plus libre.

Isabelle : Cet épisode illustre la manière dont la toile de fond historique et sociale donne de l’épaisseur à ce récit. On l’a dit, cette BD donne à voir pas mal de facettes de ce qu’étaient les États-Unis au milieu du 19e siècle. Est-ce qu’il y a d’autres choses qui vous ont particulièrement marquées par rapport à ça ?

Lucie : J’aime beaucoup les westerns, et on reconnaît bien l’univers du genre dans la BD. Les thématiques sont similaires : grand déplacement, rencontres, dangers, etc. Mais il est rare que les westerns mettent en scène des enfants et la rugosité de la population m’a encore plus touchée. On voit vraiment les contrastes entre les différentes populations colons/esclaves/indiens mais aussi selon le niveau social (la famille de Simon est quand même bien gratinée) et l’éducation. La violence envers les enfants, moqués, livrés à eux-mêmes, pourchassés m’a particulièrement marquée.

Linda : Comme Lucie, j’aime les westerns. Mais peut-être pas tel qu’on nous les montre habituellement : des cowboys justiciers venus pour sauver la veuve et l’orphelin. C’est plus le côté vie nomade, transhumance à travers le pays que je trouve fascinant. Les cowboys tels qu’ils sont à l’origine, des gardiens de bétail. Il y a dans ces déplacements un côté sauvage qui ramène aux origines de l’homme. La différence, qui n’est pas des moindres, est qu’ils ne suivent plus les troupeaux pour se nourrir mais ils déplacent les troupeaux pour nourrir d’autres humains. Je trouve d’ailleurs que le récit ne s’appesantit pas assez sur le sort des natifs américains et le massacre des bisons. Il se contente de citer des faits sans chercher à les dénoncer, même si M. Peece exprime physiquement son dégoût de la situation lorsqu’il raconte l’histoire des peuples de la région à Simon. C’est peut-être la seule chose qui m’ait vraiment gênée, car même le discours de John Prairie d’Hiver semble banaliser leur situation.

Liraloin : La société de l’époque s’incarne aussi dans des personnages couards, alcooliques, peu scrupuleux, et pas très malin non plus : le vendeur de volailles du départ, l’oncle de Simon et même Mr. Peece qui est un alcoolique notoire ! Le pompon revient au père biologique de Simon : quel détestable personnage celui-ci ! Le sort de Lizzie aussi m’a marquée, elle a tellement enduré. Rappelez-vous du sort de cette femme enceinte que rencontre le photographe dans le roman graphique Jours de sable, c’est très proche !

Blandine : Cet album, et le personnage de Lizzie en particulier, m’ont moi aussi beaucoup renvoyée à Jours de sable, et à la condition des femmes notamment. Lizzie est éduquée mais aussi douée de ses mains et de sens pratique, indubitablement acquis dans l’épreuve.

Isabelle : Oui, j’ai trouvé assez forte la manière dont l’histoire brosse l’Amérique de cette époque – pauvreté, racisme, famine, discriminations, banditisme, massacre des bisons… – sans s’appesantir nullement ou que ce contexte ne prenne le pas sur l’intrigue. L’entraide des personnages enrobe tout cela de douceur et d’optimisme, et on est à chaque instant captivé.e par l’aventure de Simon.

Isabelle : Comme on passe d’un roman à une BD, il faut forcément que je vous pose la question : qu’avez-vous pensé de la mise en image de cette histoire ?

Blandine : N’ayant pas lu le roman ni lu aucune autre BD de Léonie Bischoff, je n’avais aucun aucune attente sur son travail ou cette adaptation.
Son trait est plein de rondeur et il fait très « jeunesse ». Je m’attendais donc à des thématiques plus légères. Les couleurs sont chaudes, enveloppantes, avec des tons jaunes, orangés, très en accord avec l’idée d’un rapport à la terre nourricière et aux westerns.

Linda : Oui, on vise vraiment un public jeunesse, j’aurais aimé quelque chose de plus sombre au niveau de la palette de couleurs, plus proche de la réalité en fait. Maintenant j’aime beaucoup le trait et le cadrage des images avec des plans plus ou moins larges. Je suis vraiment fan des BD qui sortent des cases justement pour offrir une mise en page plus dynamique. Ici, j’ai aussi aimé le chapitrage en « étapes de voyages » qui donne également du rythme, une forme de mouvement au récit et au voyage.

Blandine : C’est vrai que le découpage est dynamique. Le chapitrage dont tu parles nous permet d’être vraiment avec les personnages tout au long de leur voyage et d’en ressentir la durée. C’est vraiment un très bel album avec différents nivaux de lectures.

Lucie : Plusieurs choses m’ont intéressée dans les choix de Léonie Bischoff. 
Déjà ce trait presque enfantin (est-ce une constante chez cette illustratrice ?), qui correspond bien à l’âge et à la fraicheur de Simon. Les teintes jaune-orangé-ocre aussi nous transportent immédiatement dans le voyage à travers les plaines. Les paysages sont vraiment magnifiques. Et puis la volaille, cette poussière et ces plumes, cela apporte du mouvement, de la vie, et souvent de l’humour. On retrouve aussi quelques cadres typiques du western comme le regard de Peece page 71 ou la vue de la rue principale de la ville page 75.

Isabelle : Bien d’accord avec vous sur le charme irrésistible des illustrations qui parviennent à concilier une ambiance de western, une grande tendresse et un esprit d’aventure renforcé par les cartes et les « étapes de voyage » dont parlait Linda. Force est de constater que la BD jeunesse va comme un gant à Léonie Bischoff ! On aurait envie de la voir adapter d’autres romans à destination d’un public jeune, non ? Par exemple ceux de Davide Morosinotto dont on parlait toute à l’heure ! 

Lucie : Le célèbre catalogue Walker & Dawn semblerait presque évident après La longue marche des dindes. Mais je suppose que le trait de Léonie Bischoff est susceptible de porter différents genres !

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Et vous, avez-vous lu La longue marche des dindes et qu’en avez-vous pensé ? Dites-nous tout ! Sinon, nous espérons vous avoir donné envie de vous lancer dans le périple.

Prix A l’Ombre du Grand Arbre 2022 : Belles Branches

Comme annoncé lors de l’anniversaire de notre grand arbre, nous vous proposerons au fil de l’été notre sélection pour le prix A l’ombre du grand arbre 2022. Ainsi vous pourrez, au fil de vos lectures estivales, égrainer les petites perles de la littérature jeunesse que nous avons sélectionnées pour vous, les savourer, les humer, les caresser puis venir voter ici pour vos titres préférés ! Les votes sont ouverts à partir d’aujourd’hui et jusqu’au 20 août. Les gagnants seront annoncés dans la foulée, lundi 22 août.

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Après les sélections BrindillesPetites Feuilles et Grandes Feuilles présentées les semaines dernières, voici le trio de tête pour la catégorie Belles Branches qui célèbre nos romans ado préférés !

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Quelques secondes encore, de Thomas Scotto

Suite à un dramatique accident de parkour, cette activité sportive acrobatique qui consiste à franchir des obstacles urbains, Alban est en état de mort cérébrale. Les médecins pressent la famille à prendre une décision concernant un don d’organes. Anouk, seize ans, veille son frère. Anouk veille aussi sur sa mère et tente de la convaincre qu’Alban aurait souhait ce don, sauver des vies lorsque la sienne ne peut plus l’être. Comme toujours, Thomas Scotto va droit au but, pesant chaque mot pour mieux nous bouleverser. Des secondes qui relient, des secondes pour affronter l’inaffrontable noir de la perte. Une nouvelle puissante qui aborde un sujet délicat avec pudeur et sensibilité.

Quelques secondes encore, Thomas Scotto, Nathan, 2021.

Les avis de Linda et de Liraloin.

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D’or et d’oreillers, de Flore Vesco

Avec tout le talent qu’on lui connaît, Flore Vesco signe une réécriture réjouissante et subversive du conte de La princesse au petit pois ! À la lecture des aventures des prétendantes du richissime lord Henderson conviées à passer une épreuve des moins conventionnelles, on ne sait plus si on frissonne de plaisir ou d’épouvante. Blenkinsop Castle a quelque chose du manoir de Dracula, avec ses couloirs lugubres et ses mystères qui nous donneraient envie de tourner les pages plus vite. Mais pas trop vite, mais pas tout de suite : on prend le temps de profiter de tout. Délicieux dialogues sur le mariage et l’amour. Merveilleux personnage féminin qui fait voler en éclats tous les stéréotypes de genre. L’ironie qui vient décaper les contes, révélant leur saugrenuité et leur hypocrisie (les règles de bienséance passent vite à l’arrière-plan lorsqu’une fortune est en jeu). Et surtout, l’ode rare et savoureuse à la sensualité.

D’Or et d’Oreillers, de Flore Vesco, L’école des loisirs, 2021.

Les avis d’Isabelle, de Lucie, de Linda et de LiraLoin.

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L’enfant Pan, d’Arnaud Druelle

Bien sûr, vous connaissez le Pays Imaginaire, cette contrée accessible seulement par les airs, en allant vers « la deuxième étoile à droite et tout droit jusqu’au matin ». Ce lieu hors du temps où l’on joue à longueur de journée, avec quelques frayeurs délicieuses. Bien sûr, vous avez déjà croisé la boudeuse Fée Clochette, les joyeux Garçons Perdus, le cruel Capitaine Crochet et sa horde de pirates, les enchanteresses sirènes, les Indiens Peaux-Rouges… Et, évidemment, celui sans lequel rien ne serait : Peter Pan.
Mais savez-vous quand, comment et pourquoi ce garçon versatile est arrivé au Pays Imaginaire ? L’enfant Pan nous propose une origine possible qui mêle le Mythe et l’Histoire. L’auteur s’approprie les codes du roman de Barry pour les réinventer dans un récit fantastique qui joue sur le temps. Il signe un roman cohérent, aussi sensible qu’intense, puissamment sensoriel, porté par une plume délicate et immersive.

L’enfant Pan, d’Arnaud Druelle, Gulf Stream, 2021.

Les avis de Blandine, Linda et Lucie.

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Une sélection qui nous transporte vers des lieux réels et imaginaires passionnants et qui n’hésite pas à parler franchement des grandes questions !

Alors, alors !

Quel est votre titre préféré dans la sélection "Belles Branches" ?

  • L'enfant Pan, d'Arnaud Druelle, Gulf Stream, 2021. (56%, 76 Votes)
  • Quelques secondes encore, Thomas Scotto, Nathan, 2021. (32%, 43 Votes)
  • D'Or et d'Oreillers, de Flore Vesco, L'école des loisirs, 2021. (12%, 16 Votes)

Total Voters: 135

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ALODGA a 10 ans et célèbre ses pépites de littérature jeunesse et ado !

C’est un anniversaire particulier pour notre grand arbre : année après année, page après page, ses racines se sont solidifiées, ses branches se sont développées et nombreux sont celles et ceux qui s’y sont abrités et ont contribué à le faire s’épanouir. Aujourd’hui, le grand arbre a dix ans !

Dix ans de convivialité, d’échanges et d’amitié. Dix ans dont chacun a été singulier, riche de découvertes inattendues, d’idées alimentées par nos débats toujours vifs, de territoires nouveaux nourris par la richesse sidérante de la littérature jeunesse et ado.

Pourtant, certaines expériences sont si chouettes qu’on aime les renouveler jusqu’à en faire un petit rituel, une joyeuse tradition. Ainsi en va-t-il de nos chers coups de cœur mensuels, des sélections thématiques, des lectures communes qui rythment l’année, ou encore des Swaps : qu’il s’agisse de célébrer le nouvel An, l’été ou l’amitié, nous adorons échanger des colis secrets.

Il en va également ainsi du Prix À l’ombre du grand arbre, reconduit chaque année depuis 2015 ! Un prix hommage aux pépites qui nous font vibrer, chavirer, réfléchir – ces livres qui sortent des sentiers battus, dont on sait dès la couverture, en tournant telle page ou au moment de les refermer qu’on ne les oubliera jamais. Des titres que nous avons envie de faire découvrir aux autres arbronautes, puis que nous trions sur le volet pour définir des sélections soumises au vote de nos lecteurs et lectrices. Nous en sommes très fières car ces albums, ces romans et ces BD condensent, telle une mosaïque, les mille et une saveurs de la littérature que nous chérissons.

En ce jour anniversaire, nous avons donc eu envie de célébrer les lauréats des éditions successives du Prix ALODGA. Voici donc, roulement de tambour et coup de projecteur, les coups de cœur parmi les coups de cœur qui se sont démarqués dans chaque catégorie au fil du temps ! 

Albums petite enfance
Albums pour les « grands »
Documentaires
Bande dessinée
Romans jeunesse
Romans ado

Après une telle rétrospective, les branches de l’arbre frémissent forcément de curiosité en se demandant de quoi seront faits nos prochains coups de foudre littéraires. Nos précieux souvenirs ont en tout cas de quoi nous conforter : les auteurs et autrices, illustrateurs et illustratrices, éditeurs et éditrices sauront continuer de nous enthousiasmer et de nous surprendre. Nous avons déjà l’embarras du choix pour déterminer la sélection du prix 2022.

On vous en dit plus au mois de juillet… À bientôt donc !

Lecture commune : Les idées sont de drôles de bestioles

D’emblée, cet album-là sort des sentiers battus, avec son œil qui nous sonde calmement, son charme envoutant, ses illustrations furtives, à deux doigts de nous échapper. Et sa démarche un peu folle : raconter à hauteur d’enfant l’étincelle à l’origine de l’inspiration et des idées. Vous imaginez bien qu’il nous était impossible de résister à une telle proposition ! Cet album est de ceux qui désarçonnent et interrogent, donnent envie de les relire et d’en parler pour enrichir encore la lecture. En somme, un terrain de choix pour une lecture commune. Colette et Isabelle ont saisi la perche et se sont lancées ensemble sur les traces de ces fameuses bestioles…

Les idées sont de drôles de bestioles, d’Isabelle Simler. Éditions courtes et longues, 2021.

Isabelle : Quelle couverture ! Elle m’a happée immédiatement du haut de l’étagère de la librairie Mollat, à Bordeaux. Quel effet t’a-t-elle fait ?

Colette : Quelle couverture en effet ! Une œuvre à part entière cette couverture qu’aucun titre, aucun nom d’auteur.e, aucun nom de maison d’édition ne vient parasiter ! C’est ce « silence » qui m’a le plus intriguée en découvrant cet album. Et puis bien sûr cet œil, immense, noir et brûlant qui nous fixe et nous invite à percer le secret de ce regard, à pousser la porte de cet univers de traits colorés dont il est l’horizon mystérieux. Une couverture qui raconte déjà quelque chose : d’un côté un oeil ouvert, de l’autre un oeil fermé. Et entre les deux tout un monde intérieur.

Isabelle : Nul besoin de titre, effectivement, avec une couverture pareille ! Cet œil intrigant aiguise notre curiosité et place l’album sous tension, à quelle créature peut-il bien appartenir ? Quelle est la chose qui pulse au fond du regard ? Par un jeu de miroir troublant, il semble plonger droit dans notre imaginaire, donnant irrésistiblement envie de laisser libre-cours à son imagination et de se laisser surprendre par ce qui viendra.
Et justement, qu’est-ce qui vient quand on ouvre l’album ? As-tu envie de te livrer à l’exercice périlleux de raconter de quoi il s’agit ?

Colette : Effectivement, c’est un exercice périlleux ! Je dirai qu’on découvre de… drôles de bestioles ! Des bestioles qu’on a l’impression de reconnaître à leurs fourrures, leurs écailles, leurs crinières, des bestioles en mouvement mais qui, quand on y regarde de près, ne correspondent à aucun animal connu ! Et toi qu’as-tu découvert ?

Isabelle : Il y a effectivement ce que l’on voit, ces bestioles étranges, mais palpitantes de vie dont tu parles. Et il y a le texte qui révèle ce qu’elles représentent : le processus de création. Ces bestioles sont donc des métaphores de ces idées que l’on sent virevolter toutes proches, qui nous échappent avant de resurgir au moment où on l’attend le moins. Si les illustrations ont une beauté qui se suffirait presque à elle-même, j’ai trouvé que l’album faisait très fort pour parler à hauteur d’enfant de ce processus créatif, en filant la métaphore.
Toi qui aimes écrire et créer, est-ce que cette métaphore et ces images t’ont parlé ? Y as-tu reconnu tes propres expériences ?

Colette : Je me rends compte que je n’avais jamais personnifié les idées. Je serai peut-être spontanément passée par l’allégorie, j’ai une tendance à idéaliser le monde des pensées et de l’abstraction. C’est d’ailleurs une des forces de cet album à mon avis : désacraliser les idées, leur donner la forme si familière et vivante des animaux, comme pour mieux les apprivoiser.
Et toi, y as-tu reconnu tes propres expériences, tu es aussi très familière du monde des idées ?

Isabelle : Oui, les « images » utilisées dans l’album m’ont énormément parlé, même si le type d’idées que je manipule au quotidien dans mes recherches est malheureusement moins joli ! J’ai été bluffée de voir représentés, incarnés le vertige d’une création dont les contours demeurent ouverts, l’intuition insaisissable qui palpite au bord de la conscience, la résistance que peuvent avoir certaines idées quand on tente de les fixer, la façon dont on peut tenter de les apprivoiser… J’ai trouvé que l’autrice montrait tout cela de façon très créative, en utilisant des mots imagés et des images qui incarnent des choses justement très abstraites.

Colette : Je suis tout à fait d’accord avec toi, l’autrice a réussi à incarner l’insaisissable !

Isabelle : Tu parlais justement d’apprivoiser le monde des idées : est-ce que tu as envie de parler de la façon dont l’autrice s’y prend ? Est-ce que cela fonctionne de ton point de vue ?

Colette : J’ai l’impression que l’artiste prône une forme de lâcher prise, comme si les idées les plus inspirantes arrivaient dans notre tête sans crier gare et surtout sans qu’on les sollicite. Je me reconnais complètement dans cette vision du fonctionnement de l’imaginaire, de la créativité. Par exemple quand je décide de me mettre au travail pour créer de nouvelles séquences pour mes élèves, ça ne marche pas. Par contre, si deux jours plus tard, je lis un livre, vois un documentaire ou partage une conversation avec une amie, là l’idée arrive et il faut que je la note au plus vite car je sais qu’à partir d’elle de nombreux autres idées vont germer – tu vois j’utilise plus facilement l’image de la germination que celle de l’animalisation. D’ailleurs, il me semble que l’autrice décrit avec son propre imaginaire le fonctionnement de la pensée en arborescence. Encore une image végétale !

Isabelle : Tout à fait d’accord. Il y a un passage où la voix narratrice se présente comme un spectateur du bouillonnement de ses idées. Cela m’a interrogée : le processus créatif n’est-il pas quelque chose de plus actif ? Mais en tournant les pages, on comprend que la création, ce n’est pas quelque chose de linéaire, organisé et conscient. Il faut parfois savoir lâcher-prise comme tu dis, garder son esprit ouvert. Et se montrer patient.
Les illustrations combinent des éléments détaillés et des esquisses aux contours très ouverts, voire des surfaces de pages complètement blanches. Qu’en as-tu pensé ?

Colette : J’ai trouvé ce choix extrêmement ingénieux pour rendre visible le rythme si particulier de la création avec ses moments d’euphorie et ses moments de calme plat, d’attente, plus ou moins patiente. C’est toute la puissance de cet album : rendre concret un mouvement, un mouvement puissant mais invisible. Il me semble qu’il permet de mieux comprendre justement que la création ne se décrète pas. Que c’est plus une question d’attitude, d’état d’esprit : il faut savoir se montrer disponible. Et c’est un très bel « enseignement » à transmettre aux jeunes lectrices et aux jeunes lecteurs.

Isabelle : Tout à fait d’accord. On voit presque les idées prendre forme sous nos yeux, certaines sont à peine esquissées, mais on pressent déjà tout leur potentiel. D’autres sont encore brouillonnes et très ouvertes dans leurs contours. Les espaces laissés blancs pourraient être vus comme un terrain de création à investir, une page blanche au sens très concret. Mais comme tu le dis, de manière imagée, ils montrent l’importance du vide qui fait si souvent défaut dans nos modes de vie effrénés.
J’ai trouvé que dans cet album, les mots avaient une intensité très forte. Peut-être l’économie de mots et leur choix, le positionnement du texte dans la mise en page, la façon dont ces mots et les illustrations se font écho. Est-ce que c’est quelque chose qui t’a marquée lors de ta lecture ?

Colette : Oui c’est un album au sens plein du terme, au sens où je les aime d’amour, un album où les images n’existent pas sans le texte et où le texte n’a aucun sens sans les images. Le fait que le texte ne soit pas toujours à la même place, qu’il faille parfois le débusquer, mime le cheminement même de l’idée qui est au coeur de ce livre. Les mots complètent parfaitement les images, ils apportent même à certains endroits une forme d’humour inattendu. Je pense au titre bien entendu avec son jeu de mots si bien trouvé, mais aussi à la page des idées « sans queue ni tête » où les mots viennent justement se placer en guise de tête de l’animal qui l’a perdue !

Isabelle : Elles m’ont fait forte impression, ces idées sans queue ni tête ! Il y a aussi quelque chose de poétique dans le choix des mots, leur sonorité. Par exemple :

« Baroques et biscornues
brouillonnes, hirsutes ou vacillantes,
elles se suivent, s’amalgament, se tissent, s’évaporent. »

Colette : Tu as raison de souligner la poésie du texte, j’ai aussi été sensible à la musicalité des mots qui participe aussi à rendre plus accessible ce sujet si ardu ! 

Isabelle : C’est un détail, mais le passage sur la technique de chasse m’a laissée un peu perplexe. Je ne suis pas sûre d’avoir compris ce que l’autrice voulait dire par « technique de chasse : la paresse à l’approche et sans filet. »

Colette : Je pense que justement c’est un jeu de mots – peut-être moins bien trouvé que les autres – qui annonce la métaphore animale et qui présente la création comme l’attente de quelque chose que tu trouves sans la chercher. D’ailleurs as-tu remarqué la citation de Gaston Bacherlard en exergue de cet album ? « Celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps cherché sans trouver. » Quelle fabuleuse citation pour résumer l’esprit du livre.

Isabelle : Oui, parfaite comme mise en bouche !

Colette : Et finalement, on n’a pas encore parlé des « drôles de bestioles » choisies pour incarner les idées. Car c’est aussi une sorte de fable qui se joue là. Ou peut-être un étrange bestiaire. As-tu apprécié le choix des animaux pour incarner telle ou telle idée ?

Isabelle : Oui, j’ai trouvé que cette idée fonctionnait très bien, à plusieurs égards. Les bestioles elles-mêmes font intensément plaisir à regarder avec leurs tentacules, leur pelage, leurs formes élégantes ou biscornues. Leurs caractéristiques reflètent très joliment celles des idées – indomptables, glissantes, étranges et inattendues puisqu’il ne s’agit pour la plupart pas de vrais animaux, mais de créatures inspirées à l’autrice par une liste d’espèces listées à la fin du livre. Les dernières pages soulignent peut-être justement le rôle de la nature comme source d’inspiration, décor favorable à la création ?

Colette : L’autrice a quand même choisi des animaux dont les caractéristiques étaient en totale adéquation avec son message : le poisson volant qui s’échappe dans tous les sens, le magnifique axolotl dans le bol du petit déjeuner est absolument parfait avec ses deux yeux noirs qui te regardent dans une gentille provocation… Je suis certaine qu’un petit enfant aura plaisir à retrouver les animaux cachés dans le livre. Isabelle Simler a quand même un don pour rendre la tessiture, la fourrure, l’épaisseur de la nature. Je trouve que cet album est à la fois un écho et un dépassement de ses autres livres qui déjà rendaient un hommage haut en couleur à la nature.

Isabelle : Mais oui ! Ça a dû être réjouissant de choisir ces bestioles. Ça donne envie de réfléchir aux animaux susceptibles d’incarner nos petites idées. Tu as raison, on retrouve ici le talent de naturaliste affirmé par l’autrice au fil des albums, mais revisité de façon tout à fait différente.

Colette : Quel a été ton animal préféré et pourquoi ?

Isabelle : Mes enfants et moi avons aimé la bestiole poilue sur la chaise au début, avec son regard ahuri qui donne l’impression qu’elle n’en revient pas d’être là. Et toi ?

Colette : Sans nul doute celui qui vient clore le livre. Ce magnifique renardeau en boule sur les pages du carnet de l’artiste ! Que j’aime cette idée de l’idée vivante mais endormie, domptée, apprivoisée. D’ailleurs en toute subjectivité j’y vois un écho au Petit Prince, récit dans lequel le renard incarne aussi une idée. Et cette métaphore du renard me rappelle également une BD, Goupil ou Face de Lou Lubie pour laquelle j’ai eu un coup de cœur récemment et dont j’avais parlé dans notre sélection d’automne dédiée à cet étrange animal.

Isabelle : On sent dans nos échanges, je pense, que c’est un album qui se lit de façon forcément particulière. Comment est-ce que ça s’est passé pour toi ?

Colette : C’est un album qui s’intériorise, non ? Mes fils n’ont pas adhéré à la lecture car j’ai mal choisi le contexte de ma lecture offerte : mes garçons dorment dans des lits superposés et seul Nathanaël voyait les images. Théodore entendait le texte mais n’y a pas trouvé grand intérêt. Il faudra que je retente en lecture-câlin, car il faut être tout prêt du livre pour en apprécier la beauté ! Quand je l’ai découvert et lu pour moi-même, ce fut une lecture jouissive, de celle où l’implicite est si fort et le besoin de déchiffrement si grand que tu y sens le défi intellectuel ! Et puis il y avait le plaisir de « voir exactement de quoi l’autrice parlait » . Et toi, comment s’est passée ta lecture ?

Isabelle : Je l’ai lu à voix haute également, avec mes garçons, en laissant le temps aux mots et aux illustrations de se déployer dans nos imaginaires. L’atmosphère était un peu hypnotique, le silence religieux. Je crois que nous nous sommes laissé envouter par la sonorité des mots et l’effervescence fascinante qui règne parmi les fameuses bestioles. Il y avait une sorte de tension aussi, nous nous demandions tout de même à qui appartenait l’œil de la couverture et ce qui allait bien pouvoir ressortir de tout ça. Après, j’ai eu envie de le relire plusieurs fois, je l’ai parcouru seule, avec ma mère, ma belle-soeur, dans le même état d’esprit que toi. Nous n’en n’avons pas longuement parlé avec les enfants, je ne sais pas comment ils ont perçu toutes les images et métaphores dont nous parlions. Ils ont surtout trouvé ces pages « très belles ». Ce serait intéressant de savoir comment de jeunes enfants perçoivent un tel album. À qui aurais-tu envie de le faire découvrir ?

Colette : En répondant à tes questions sur la créativité et l’aspect auto-réflexif de cet album, je me suis dit (tiens, une idée !!!) que je pouvais le lire en classe pour rassurer mes élèves et leur expliquer que c’est normal qu’ils ne soient pas inspirés du premier coup quand ils se retrouvent en situation d’écriture et qu’ils doivent rester à l’affût de tout ce qui leur passe par la tête. Que des images, des mots, des sensations, des émotions qui les traversent peut jaillir l’étincelle ! Ou le lièvre ! Ou l’antilope !

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Et vous, vous êtes-vous frotté.e aux drôles de bestioles d’Isabelle Simler ? Si ce n’est pas le cas, nous espérons vous avoir donné envie de les apprivoiser !