Entretien avec Chrysostome Gourio

Le 10 juillet nous avons publié une lecture commune du roman ultra sanglant intitulé des Zombies dans la prairie : la comédie horrifique qui vous fera voir les marmottes d’un autre oeil ! . C’est en toute simplicité que son auteur nous a accordé une interview sous le signe de musique métal et de conseils pour affronter ces satanés bestioles débarquant de l’Enfer ! Tout un programme…

Est-ce que vous avez toujours aimé écrire ou est-ce que ce besoin est venu avec le temps ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents qui adoraient les livres (une mère documentaliste et un père bédéphile) et qui nous lisaient, à mes frères et moi, au moins une histoire chaque soir (ce que je fais encore avec mes propres enfants alors que ce sont presque des adolescents). Je me souviens de toutes les émotions, images, tensions, émerveillement que cela générait en moi et, très vite, j’ai eu envie de partager ça, de produire ça chez les autres. Il y a eu les dessins animés aussi, les bandes dessinées également (des heures de lectures allongé sur la moquette de la chambre de mes parents…). Je trouvais ça tellement extraordinaire : ces mondes que je découvrais, ces personnages que je rencontrais… Très tôt donc, j’ai voulu raconter des histoires. Comme je ne savais pas dessiner et que j’étais assez timide, comme j’étais fasciné par les phrases, leurs constructions, leur sonorité, dès que j’ai su écrire, j’ai écrit. Sans doute vers l’âge de 8 ans. D’abord des histoires de quelques lignes dans lesquelles je faisais appel à des personnages issus des univers qui étaient à ma portée, puis je les ai étoffés, améliorés, jusqu’à inventer les miens. Aujourd’hui l’écriture est devenue un véritable besoin : il ne se passe pas une journée sans que j’écrive.

Quels sont les auteurs qui vous inspirent ?

Elles et ils sont très nombreux, dans des domaines assez différents, à commencer par Edgar Allan Poe, H.P. Lovecraft, Alfred, Stephen King, Mary Shelley, Philippe Druillet, Jean-Bernard Pouy, Emilie Chazerand, Franck Miller, Jean-Claude Mourlevat, Leiji Matsumoto, Marine Carteron, Franck Herbert, Go Nagai, Sabrina Calvo, Joann Sfar, Alain Damasio, Chuck Palahniuk, Tim Burton, Marion Brunet, Osamu Tezuka, Cyril Pedrosa, Neil Gaiman, Ben Templesmith, China Mieville, Roald Dahl, Terry Pratchett, René Goscinny, J.R.R. Tolkien, Ursula K. Le Guin… Je suis un admirateur compulsif et je me nourris de tout ce qui passe entre mes mains. Ce que j’aime avant tout c’est qu’on me raconte des histoires, qu’on m’emporte et que ce soit fait de belle manière.

Vous avez commencé à écrire des romans policiers en direction du public adulte, pourquoi avez-vous eu soudainement envie d’écrire pour la jeunesse ?

C’est une envie qui me taraudait depuis très longtemps, j’avais plein d’idées mais je n’osais pas passer le cap. Je craignais de ne pas savoir faire, de ne pas avoir une forme d’écriture adaptée. J’ai alors eu la chance incroyable de rencontrer Marion Brunet sur un salon. C’est elle qui m’a poussé, encouragé à écrire un texte, au moins pour voir. A l’époque, elle travaillait comme lectrice chez Sarbacane et m’a proposé de le lui envoyer. Elle l’a trouvé suffisamment chouette pour le transmettre à son éditeur qui à son tour lui a trouvé suffisamment de qualités pour envisager de le publier. C’est comme ça qu’est né Rufus le fantôme ou la grève de la mort. Et je me suis tellement amusé que je n’ai pas eu envie de m’arrêter : j’ai eu l’impression de me raconter une histoire que j’aurais eu envie qu’on me raconte quand j’étais môme. Je me dis aussi que, peut-être, quelque part, il y a des enfants à qui mes romans donnent envie de lire, comme on m’a donné envie. Et ça c’est merveilleux.

Justement, comment vous est venue l’inspiration pour votre roman Rufus le fantôme ou la grève de la mort, paru en 2017 ?

Rufus le fantôme – Sarbacane, collection Pépix, 2017

C’est très compliqué d’expliquer comment les idées me viennent parce qu’elles arrivent au fur et à mesure de l’écriture. Quand j’attaque un roman, je n’ai pas de plan, pas de programme. J’ai un personnage, un titre, une vague idée, début de chemin, éventuellement je sais à peu près où ce chemin peut mener. Je mets donc mes personnages dessus et je l’arpente avec eux. Pour Rufus, au départ, je voulais raconter une histoire fantôme, un fantôme qui ne soit pas celui qu’on veut chasser d’une maison hantée et qui soit un héros. C’est pour ça qu’il devait habiter dans un cimetière plein de revenants différents. Je me suis dit que, comme tous les enfants, il allait à l’école et qu’il y avait forcément un meilleur copain, Octave (j’adore les zombies, ça permet de faire des trucs un peu dégueu qui font rire les enfants – et moi). Et puis, ainsi que tous les enfants, il avait un rêve pour plus tard : devenir la mort (qui, par chance, a un bureau dans le cimetière)… Au bout du compte, à force d’enchaîner les idées comme ça, je finis par écrire un roman.

En 2019, vous écrivez un autre roman qui reprend les mêmes personnages : Wilma la Vampire. Est-ce que c’était une volonté de votre part que le lecteur puisse retrouver les mêmes personnages ? D’ailleurs vous vous êtes lancé dans l’écriture d’une série : le Village sauve qui peut. Pourquoi et quelle est la différence dans l’écriture ?

J’avoue que c’était avant tout une envie très égoïste : après m’être autant amusé avec Rufus et Octave, j’avais envie de les retrouver et qu’on reparte à l’aventure en dehors de leur cimetière. Mais j’avais aussi envie de raconter une histoire dont le personnage principal soit une héroïne, parce que les garçons sont sympas, mais les filles encore plus . Et puis je voulais faire en sorte qu’on puisse entrer dans cette histoire sans avoir lu la précédente. C’est donc ainsi qu’est née Wilma, jeune vampire un peu timide et introvertie, qui va descendre aux Enfers chercher Lemmy, le chanteur de Mordörhead, le plus grand groupe de rock du moooonde.

Dans Le Village Sauve-qui-peut, je renoue en quelque sorte avec mes premières amours : le roman noir. Même si on reste dans le domaine fantastique (suite à une demande de mon éditeur), il s’agit avant tout d’enquêtes, menées à hauteur d’enfant (ce dont j’avais envie depuis très longtemps), dans un village où il se passe toujours des trucs bizarres. Là encore, on retrouve les mêmes personnages d’un roman à l’autre, mais je voulais qu’ils puissent se lire indépendamment et sans ordre particulier (avec une touche supplémentaire puisque chaque histoire est racontée par un personnage différent). Il n’y a pas de différences fondamentales dans le processus d’écriture entre ces livres et les précédents. Ce qui change surtout, c’est le rythme : avec une parution tous les 6 mois, il faut que je sois plus assidu et régulier. C’est pourquoi, pour la première fois, j’ai dû préparer en amont des sortes de synopsis afin de m’organiser. Pour quelqu’un qui écrit au fil de la plume, ça a été une sacrée révolution.

Cette même année vous sortez un titre pour les ados dans la collection Hanté chez Casterman. Est-ce qu’il y avait une contrainte d’écriture ?

La seule contrainte, c’est de faire peur… mais pas trop ! Cette collection se veut la grande sœur de Chair de Poule, celle qu’on lit avant d’attaquer Stephen King, pour tester ses limites. C’était très intéressant d’arriver à trouver le bon dosage, filer la pétoche sans effrayer au point que son/sa lecteurice ferme le livre. Comme j’aime bien le gore et que j’ai une imagination très cinématographique, j’ai tendance à beaucoup décrire, à mettre en scène, ce qui n’est pas évident quand on raconte une histoire d’horreur à des enfants entre 10 et 12 ans. On ne peut pas, par exemple, éviscérer des adolescents, faire tomber leurs boyaux à leurs pieds et planter leur tête sur la grille d’un cimetière… 

Est-ce que vous allez écrire une suite à La brigade des chasseurs d’ombres ?

La brigade des chasseurs d’ombre : Wendigo – Sarbacane, collection : Exprim’, 2019

J’aimerais beaucoup, j’ai d’ailleurs plusieurs idées pour des aventures différentes. Pourquoi pas créer une sorte de cycle avec des personnages différents qu’on pourrait recroiser de loin dans les différents romans… mais ça ne dépend pas que de moi. Le roman n’a pas aussi bien marché qu’on l’espérait mon éditeur et moi, il faut donc qu’on en discute pour voir ce qu’on peut mettre en place pour conserver cet univers et raconter quelque chose d’autre, lisible par des lecteurices qui n’auraient pas lu Wendigo. En tout cas, ça fait partie de mes projets.

L’humour est très présent dans vos romans notamment dans Des Zombies dans la prairie et nous avons relevé pas mal de scènes très cinématographiques. En quoi le cinéma peut-il être inspirant pour votre écriture?

Le cinéma est une forme d’écriture passionnante. Une écriture visuelle, en mouvement, avec un rythme narratif propre que j’essaye de transposer en littérature. J’ai une imagination très visuelle : dès qu’on me raconte une histoire, je vois ce qui se passe, dans ma tête. J’ai tout de suite des images mentales qui me viennent, vraiment comme dans un film. La lecture a toujours provoqué ça chez moi et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles j’aime autant lire. Donc, quand j’imagine une scène, je la vois et je tente de la décrire avec suffisamment de détails à mes lecteurices pour qu’on puisse en avoir à peu près la même perception. De plus, comme je dévore films et séries, et que je suis une véritable éponge, dès qu’une référence fait sens, dès qu’un passage me fait rire, je ne peux m’empêcher de la partager dans un texte. L’écriture est pour moi, avant tout, affaire de partage, de connivence, de rencontre. Tout comme j’ai rencontré des auteurices au travers de leurs histoires (sans jamais les avoir rencontrés en vrai), je rêve de pouvoir rencontrer des lecteurices au travers des miens et de partager avec elleux. Pour ça, il n’y rien de mieux qu’un socle commun de références bien dosé et une bonne pincée de rire. Parce que le rire rapproche, fait du bien, apaise. Et on en a bien besoin.

Dans vos romans, on retrouve souvent des références à la musique métal. Est-ce que les jeunes lectrices et lecteurs en écoutent plus après lecture de vos romans ? Avez-vous eu des confidences là-dessus ?

Ce sont souvent les parents qui sont ravis de découvrir ces références dans les lectures de leurs enfants et qui en profitent pour les partager avec eux . Wilma, par exemple, a permis à des enseignant-es de travailler sur ce genre musical, notamment grâce à la discographie qui se trouve à la fin du roman. Ça a permis de chouettes discussions lors de rencontres dans des classes ou en salon, avec des enfants qui me donnaient leur avis, m’expliquaient leurs préférences… Donc je ne sais pas si certain-es en écoutent plus, mais ça a été un facteur de découverte, c’est sûr.

Vous changez de « cap » avec la publication du Cercle des mousquetaires. Comme pour la musique métal, avez-vous besoin de vous inspirer de vos passions pour écrire ?

Le cercle des Mousquetaires : en garde ! – Baribal, 2022

J’ai pratiqué beaucoup de sports différents : plongée, tennis, handball, pelote basque, parachutisme, badminton… mais je pratique l’escrime depuis que j’ai l’âge de 6 ans et même s’il y a eu plusieurs périodes de pause, c’est celui qui m’a toujours suivi. Alors quand les éditions Baribal m’ont proposé d’écrire une série sur un sport, je n’ai pas hésité une seconde. C’était effectivement l’occasion de faire découvrir ce sport qui n’est que peu médiatisé (sauf au moment des JO). De plus, nous avons monté ce projet en partenariat avec la Fédération française d’Escrime, ce qui permet une diffusion plus large : les jeunes lecteurices découvrent l’escrime en librairie et les jeunes tireur.ses ouvrent une porte sur la littérature. Cette histoire m’a permis aussi de retrouver un univers plus quotidien, plus réaliste, ce qui est assez agréable entre deux zombies et une marmotte décomposée.

Avez vous un petit scoop à nous partager sur l’écriture d’un nouveau roman peut-être?

Pour celles et ceux qui ont apprécié les aventures de Rufus et ses amis, vous pourrez normalement les retrouver en octobre 2024 pour un troisième et dernier roman : Octave le zombie ou un Halloween de la Mort !

Merci de nous avoir accordé du temps et on espère vous retrouvez bientôt pour de nouvelles aventures !

Nos classiques préféré.e.s : l’humour de Gilles Bachelet

Cela faisait longtemps que nous souhaitions vous partager nos albums favoris de Gilles Bachelet. Sous le grand arbre, nous sommes particulièrement friandes de son humour et des clins d’oeil qui parsèment ses illustrations. Nous nous étions d’ailleurs régalées en discutant de sa Résidence Beau Séjour.

Plus le propos est fantaisiste, plus le réalisme et le soin apportés aux détails me paraissent indispensables.

GIlles BAchELET, La ReVue Des Livres pour enfants N°301 (juin 2018)
Gilles Bachelet. source : site de son éditeur Seuil Jeunesse.

Si cet auteur illustrateur est surtout connu pour la série d’albums qu’il a consacré à son chat, voici ceux que nous préférons et pourquoi !

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Pour Colette et ses Petits-Pilotes, XOX et OXO est vraiment l’album-remède-en-cas-de-coup-de-mou tellement il est jubilatoire !

Xox et Oxo, Gilles Bachelet, Seuil Jeunesse, 2018.

Et voilà pourquoi :

  1. Pour son titre imprononçable et tellement visuel !
  2. Pour ses personnages extra-terrestres à l’étrange visage bleu, aux yeux transparents comme le verre des billes avec lesquelles hélas on ne joue plus dans les cours de récréation.
  3. Pour sa fascisante double page documentaire sur la machine à Glimouilles et puis oui, tiens d’ailleurs, pour toutes les glimouilles qui rythment cet album réjouissant !
  4. Pour la personnalité de XOX et OXO qui ont trouvé en eux les ressources pour ne plus s’ennuyer sur leur planète où résonne la solitude.
  5. Pour son discours joyeux et enthousiasmant sur la créativité.
  6. Pour son discours tout aussi joyeux et enthousiasmant sur l’inspiration, celle qui vient d’ailleurs, celle qui se nourrit de l’autre, des œuvres du passé, des œuvres contemporaines, cette inspiration que nourrit l’incroyable curiosité de nos protagonistes et que l’on souhaite à tous les enfants qui passeront le seuil de la planète Ö !
  7. Et en parlant d’art, quel plaisir de jouer à « Cherche-et-trouve-des-oeuvres-d’art-célèbres-qui ont-été-glimouillisées » dans l’atelier de XOX et OXO ! Dali, Rodin, Duchamp, De St Phalle, Degas… Nos extra-terrestres ont autant de génie que tous.tes nos artistes humain.e.s réuni.e.s.
  8. Pour le questionnement philosophique qui parcourt le livre jusqu’à la dernière page : mais à quoi sert l’art ? L’art peut-il nous rendre heureux, heureuse ? Faut-il qu’il ait un public pour que l’art soit reconnu ?
  9. Et bien sûr pour l’incroyable humour qui jalonne tout cet album, qui parvient à aborder tant de sujets en quelques pages colorées d’une extrême précision !
  10. Sans parler de l’invitation finale qui nous invite à « mettre le cap sur la constellation du Beignet aux Pommes » pour retrouver XOX et OXO et leur incroyable musée ! En avant toute !

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Le choix de Liraloin s’est porté sur cette épopée qu’est Chevalier de ventre-à-terre. Et pourquoi aime-t-elle autant cette histoire à lire et à raconter ? C’est par ici…

Le chevalier de ventre-à-terre, Gilles Bachelet, Seuil Jeunesse, 2021.
  1. Parce que je parie que vous n’avez jamais assisté à une bataille aussi inattendue qu’imprévisible
  2. Pour cette couverture à faire pâlir plus d’un auteur de saga chevaleresque. Quelle somptueuse armure dont est doté notre Chevalier de Ventre-à-Terre.
  3. Pour cette vie d’escargot-chevalier qui exige une stricte discipline de vie pour autant que l’on y ajoute le bisou baveux. D’ailleurs le lectorat, un tantinet très observateur, remarquera à quelle grande vitesse se prépare un chevalier prêt à en découdre !
  4. Pour toutes les références à la littérature de jeunesse, et il y en a un paquet : comment ça vous n’êtes pas jalouse de cette merveilleuse glacière à l’effigie d’Hello Kitty !! Petit indice : la chambre d’enfants en est truffée.
  5. Pour cette affiche, que personnellement, j’aimerais voir dans ma cuisine « 5 salades et champignons par jour ». N’est-ce pas la base d’une excellente alimentation d’escargot ?
  6. Pour l’illustration représentant le bureau du Chevalier, son équipement tout dernier cri afin de répondre en temps réel sur les réseaux sociaux. Tiens donc Saint-Procrastin a quitté mon foyer pour échouer ici… quel joli clin d’œil à l’auteur lui-même.
  7. Pour cette gigantesque épopée qui se trame sous vos yeux ébahis et qui se retrouvera surement gravé sur un champignon au détour d’un chemin.
  8. Pour ce suspens insoutenable : Chevalier de Ventre-à Terre va-t-il enfin croiser le fer avec ce malotru de voisin baveux grignoteur de fraises : le Chevalier de Corne-Molle ?
  9. Pour ce dénouement parfait et cette chute vertigineuse !
  10. Pour l’humour si particulier de Monsieur Gilles Bachelet. Des albums aux références qui parlent autant aux grands qu’aux petits.

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Le choix de Lucie s’est rapidement porté sur Une histoire d’amour, voici pourquoi :

Une histoire d’amour, Gilles Bachelet, Seuil Jeunesse, 2017.

1- Parce que cette histoire d’amour, comme celle de tous les couples heureux, est d’une banalité exemplaire…
2- Jusqu’à ce que l’on découvre ses personnages principaux !
3- Pour le voyage de noces exotique.
4- Pour cette brosse à ongles – chien, qui compte parmi les meilleures trouvailles.
5- Pour la réplique de Georges : « Des enfants ? Mais… nous avons déjà un chien ! »
6- Et l’illustration de la page suivante mettant en scène des familles d’objets usuels, du papier toilette au sèche cheveux.
7- Parce que Gilles Bachelet réussi le pari de faire vivre ses personnages dans un monde à échelle humaine, au milieu des objets du quotidien à taille réelle.
8- Pour les petits (ou gros) détails hilarants que recèlent les illustrations.
9- Parce que chez Georges et Josette, le partage des tâches semble fonctionner à merveille.
10- Et parce que le couple traditionnel n’est peut-être pas à la pointe de la modernité, mais que (comme le montre le doigt qui leur sert de tête) Georges et Josette s’en moquent.

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Et vous, quel est votre album préféré de cet auteur fantastiquement fantasque ?

Le Prix Vendredi, édition 2023 !

Comme les années précédentes, nous avons lu les titres de la sélection du Prix Vendredi – 7ème édition. Alors que le Lauréat sera annoncé dans la journée, nous vous proposons de découvrir nos avis sur ces romans destinés aux adolescents.

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Au nom de Chris de Claudine Desmarteau, Gallimard Jeunesse (Scripto), 2023.

La vie n’est pas tendre avec Adrien. Alors quand le soir tombe, il se débat avec des idées noires, cherche en vain le sommeil et finit par sortir marcher seul dans l’obscurité. Une nuit surgit une voix des ténèbres. Cette voix qui fait irruption sans guillemets ni description pour nous donner un peu à voir à qui elle appartient glace d’emblée. Un peu comme dans ces films d’horreur qui ne nous laissent qu’imaginer ce qui se tapit derrière la porte. C’est intrigant et magnétique : impossible de reposer ce thriller. On parcourt ces pages le souffle coupé, redoutant le drame à chaque instant. Les chapitres donnent, à petites touches, une consistance au mal-être d’Adrien, évoquent les affres du harcèlement, l’installation d’une emprise dont sa mère, aimante mais maladroitement anxieuse, peine à le protéger. Il s’agit aussi de la quête de soi qui caractérise l’adolescence et qui ressemble parfois à un exercice de funambulisme.
Les saisons passent au rythme de la voix de Chris, tour à tour galvanisante et berçante, charmante et autoritaire. Les contours de l’homme, eux, ne se précisent guère : qui est-il ? Existe-t-il vraiment ? Quel âge a-t-il ? Est-il dangereux ? La narration à la première personne nous place au plus près des expériences d’Adrien, un peu comme si on lisait ses pensées ou des vers libres jetées dans son journal : des phrases sans ponctuation surgissent parfois à un rythme rapide dans la narration, rendant la détresse du garçon presque palpable. Un livre sombre, mais hypnotique et initiatique.

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Dix-huit ans, pas trop con de Quentin Leseigneur, Sarbacane (Beau&Court), 2023.

Le narrateur garde sa cagoule mais sa voix s’impose d’emblée, franche et directe : celle d’un jeune homme au seuil de l’âge adulte embarqué (provisoirement) dans un commerce lucratif mais risqué. Dès que le charbon et les clients qui défilent lui en laissent le temps, il nous explique sans façon la marchandise et les stratégies commerciales, le recrutement des petits pour fouiller les étages et organiser le ravitaillement et les grands qui embauchent « sans discrimination » mais avec lesquels on ne plaisante pas. Sans jugement, ce roman met en lumière la brutalité du monde des tours et de la drogue, les dilemmes des jeunes qui y vivent et les illusions dans lesquelles il est si risqué pour eux de se bercer. Les mots de ce court roman percutent et bousculent. Quentin Leseigneur compose une voix lucide et sincère, tour à tour gagnée par l’espoir, les doutes et la peur. Mais cette langue scandée qui rend hommage à l’argot, au verlan et aux langues des cités sonne juste comme les dialogues des séries The Wire et Validé. Sa puissance, combinée à la densité de l’intrigue, concentrée en un midi-minuit, laissent le lecteur estomaqué. Un roman coup de poing !

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Premier rôle de Mikaël Ollivier, Thierry Magnier, 2023.

Ce roman, truffé de citations, clins d’œil et autres références au cinéma, est un bonheur de cinéphile. Il donne envie de voir ou de revoir quantité de films. La culture transmise par Nino à sa petite fille est un véritable plaisir à lire. Tout comme sa vision d’un art dont la raison d’être et l’économie sont fortement remises en question en ce moment.
Mais Mickaël Ollivier propose aussi de beaux portraits de femmes. Portrait d’une adolescente qui s’essaye à l’écriture (puisque ce texte est présenté comme sa première tentative d’écriture), de sa grand-mère qui l’a élevée malgré son besoin d’indépendance, et de sa mère qui a préféré vivre loin de toute entrave familiale. Trois femmes aux visions de la vie très différentes, qui en viennent à cohabiter pendant le premier confinement. Car la covid tient une place prépondérante dans la dramaturgie de l’histoire dont la résolution pousse le lecteur dans ses retranchements et l’oblige à bousculer ses convictions.

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Le Souffle du Puma de Laurine Roux, l’école des loisirs (Médium +), 2023.

Laurine Roux s’inspire d’une histoire vraie pour construire le récit des Enfants du Llullaillaco, deux enfants découverts morts en 1999 au sommet d’un volcan argentin, momifiés et parfaitement conservés par le froid. L’histoire s’inscrit dans deux époques, la notre auprès de scientifiques qui tentent de faire parler les corps, et cinq cents ans plus tôt, dans les pas des enfants. Les deux époques tressent une histoire emprunte de magie et de spiritisme cherchant une interprétation dans l’étude scientifique et avançant vers le destin inéluctable et tragique de ces deux enfants morts pour des croyances fortes. Le souffle du Puma est un récit fort et hyper intéressant parce qu’il prend corps dans notre réalité et met en avant un rite spirituel dont les victimes étaient des enfants. Porté par une héroïne au caractère fort, il livre un magnifique message sur le besoin, le désir de liberté.

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De larmes et d’écume de Stéphane Michaka, Pocket Jeunesse, 2023.

1872, une goélette, baptisée la Mary Celeste a été retrouvée chavirant sans plus personne à son bord mais avec son chargement intact. Tout avait été laissé tel quel comme si ses navigants étaient partis sur l’instant, mais avec l’idée de revenir… La Mary Celeste a été retrouvée mais jamais aucun de ses naufragés. Un mystère.
Douze ans plus tard, ce célèbre et énigmatique naufrage refait parler de lui lorsqu’un vieux loup de mer arrive à Londres dans la compagnie d’assurances de la Mary Celeste avec une vieille bouteille contenant un manuscrit qui permettrait de connaître la vérité. « Spotty  » Finch, 17 ans, qui seconde Basil Huntley, un passionné des naufrages, va comprendre peu à peu pourquoi son supérieur est particulièrement intéressé par cette histoire à laquelle il semble lié, et pourquoi en dépit de sa sécurité, il va tout faire pour découvrri ce qu’il s’est passé.
C’est ainsi qu’en se lançant dans les bas-fonds de l’East End, dont est originaire Spotty, Basil va remonter le fil de ses souvenirs jusqu’à son adolescence à Liverpool et sa rencontre avec une jeune fille d’un autre rang social, dont la fortune du beau-père est issue du commerce du « bois d’ébène ».
Ce roman entremêle trois fils narratifs avec une grande fluidité nous faisant ressentir les beautés et dangers de chacune des situations, faits de decisions délicates et malheureux coups du sort. A bord de la Mary Céleste sur laquelle la jeune Elsie consigne ses journées et observations dans son journal, tant sur la navigation que sur les attitudes des membres de l’équipage, entre eux, vis-à-vis d’elle, ou encore du Capitaine.
Ces passages sont immersifs et nous donnent à ressentir la houle, les embruns, les manoeuvres, les différentes tensions.
Dans Londres avec la terrible condition des enfants des rues et ce qu’il leur faut faire pour survivre, et contre qui Basil et Spotty se retrouvent.
A Liverpool où le jeune Basil vit un amour réciproque mais clandestin avec une jeune fille indépendante et vive, mais sur qui le beau-père tente d exercer une emprise terrible, l’isolant de sa famille.
Bien que l’insertion d’un personnage ne soit pas utile et que Spotty soit d’une grande maturité et culture au vu de ses origines et âge, ce roman d’aventures inspiré d’une histoire vraie est happant. Par son écriture immersive et visuelle, Stéphane Michalak nous emporte par des thématiques fortes, (émancipation féminine, emprise psychologique, amour, amitié et respect) et des personnages bien campés, confrontés à des situations intenses et périlleuses

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This is (not) a love letter d’Anouk Filippini, Auzou, 2023.

Un été – peut-être plus – sur la côte basque. Loue, son frère, sa mère, sa grand-mère. Et dans le jardin de la maison familiale une tiny house occupée par une romancière, Graziella, et son fils, Inigo. Loue est passionnée de surf, et elle est vraiment douée. Mais cette année, elle surfe en solitaire, à l’heure où le soleil se lève. Cette année pas question de retrouver la bande de copains, Ben, Cannelle, Moussa, Bixente. Cette année, Loue traîne dans son sillon un parfum d’amertume, de nostalgie, de chagrin. Et tout le roman sera l’occasion de démêler ce qui a creusé ce profond sillon derrière elle, avec l’aide d’Inigo, lumineux personnage, qui au fil des cours de surf qu’il prendra auprès de Loue, lui permettra d’accepter sa vérité et de renouer avec la vie qui palpite malgré tout, là, sous la combi !

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Romance, tome 3. Octave d’Arnaud Cathrine, Robert Laffont, 2022.

Après Romance et les Nouvelles Vagues, c’est avec grande fébrilité que nous retrouvons les mêmes personnages reflet d’une époque, d’une société parisienne très actuelle. Octave et Vicente (Vince) ont été amants et ce dernier supporte mal la brutale séparation orchestrée par Octave qui a préféré sans doute fuir un amour trop fort. Alors Vince qui souhaite (réellement ?) tourner la page se réfugie dans un fantasme : celui d’aimer un de ses profs. Tandis que son amie Marylin se « répare » elle aussi de sa rupture avec Octave en continuant de dessiner et espérer un jour rencontrer son héroïne-peintre Elizabeth Peyton, Titus et Lilian survivent à leur manière, l’un en aimant secrètement… l’autre en avalant des pilules pour oublier sa condition.

Tous vont se croiser, s’évoquer, se confier l’un à l’autre portant d’une seule voix cette génération d’étudiants durant le confinement. Une vie qui continue même si la situation n’invite pas à rencontrer de nouvelles personnes. Est-ce que finalement cet enfermement n’est pas le moment de prêter encore plus attention à l’autre et à son état psychique ? Dans ce roman choral qui s’organise en différentes phases allant du confinement au déconfinement les lectrices et lecteurs vont être les témoins des sentiments les plus profonds se jouant dans un groupe de jeunes adultes. Sans exagérer sur la place proéminente des réseaux sociaux, Arnaud Cathrine utilise les codes d’une jeunesse afin d’illustrer le rythme de l’histoire d’une douceur magnétique.

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La Dernière Saison de Selim de Pascale Quiviger, Rouergue (épik), 2023.

Dans une oasis imaginaire, Pascale Quiviger dresse une société où les femmes sont investies d’un grand pouvoir religieux. Et pour cause : le panthérisme, leur religion monothéiste, a pour objet une déesse. Ce « matriarcat » (en réalité simple contre-pouvoir face au Sultan) ne rend pas la société plus égalitaire, loin s’en faut : il est dirigé par une Infinie qui parle en prenant exemple sur Maître Yoda, la sagesse en moins.
L’ambiance « Mille et une nuit », les coutumes et croyances millénaires créées par l’auteure sont très prenantes. Et, pour les lecteurs du Royaume de Pierre d’Angle, quel plaisir de retrouver Esmée et Mercenaire ! C’est d’ailleurs l’occasion d’en apprendre plus sur l’histoire de ce personnage mystérieux. Le lecteur s’attache vite et durablement aux personnages, qui ont tous une histoire singulière. C’est l’un des grands talents de cette auteure : créer des figures romanesques et nuancées dont on a plaisir à suivre les aventures.

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Tous nos rêves ordinaires d’Elodie Chan, Sarbacane, 2023.

Nous voici à l’aune de l’an 2000 dans une banlieue pavillonnaire ordinaire, à Val-de-Seine, en Normandie. C’est l’été, il fait chaud, et le temps s’écoule lentement. Romane, flamboyante rousse, est du genre réservée mais extravertie lorsque sa meilleure amie Lola, jolie blonde « parfaite » est à ses côtés. Ensemble, en rollers, petit short et rires, elles font tourner les têtes et les cœurs. Cyrus d’ailleurs, aimerait bien que Romane lui accorde davantage d’attentions, pour le plus grand dam de Chloé, son amie de toujours, dont il découvre un jour de fête, et donc trop tard, qu’elle est « une fille ». Lola, elle, rêve de paillettes et célébrité, enfin, elle veut surtout échapper à l’aura de sa mère, ancienne « Miss Normandie » qui lui serine sa perfection. Alors elle participe à un casting pour devenir chanteuse, mais derrière ses airs bravaches de fille qui se la joue femme (et qui fait comme si elle savait), innocence et naïveté sont toujours là. Gabriel lui ne veut surtout pas s’attacher pour ne pas reproduire le schéma parental, alors il passe de fille en fille, fume autant qu’il peut car ça évite de se souvenir, donc de souffrir. C’est tellement plus facile d’être le bourreau des cœurs, il n’avait juste pas prévu, pas voulu, pas imaginé, succomber. Et puis il y a Serge, un père de famille qui voit sa fille grandir, devenir femme, et ça il ne supporte pas, ça le renvoie à son âge, à sa condition, ça le met minable, alors il cogne. Violence ordinaire qui se devine derrière les fenêtres mais qu’on ne veut surtout pas entendre, savoir…
Cet été-là va changer beaucoup de choses pour eux tous, leur permettre de grandir, prendre conscience, s’émanciper, reproduire des schémas ou justement s’en échapper. Et si les époques changent avec notamment les modes de communication, certaines choses demeurent… entre adolescence, premières fois, apparences et émotions. Chaque génération voudrait s’inventer, s’affranchir de la précédente tout en poursuivant des modèles et une certaine forme de normalité. Les sentiments demeurent, seuls les moyens changent (et les références musicales aussi!!). Un roman dans la prolongement de Tom Sawyer/Huckleberry Finn et qui fait référence au « Normal People » de Sally Rooney.

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Griffes de Malika Ferdjoukh, l’école des loisirs (Medium +), 2023.

C’est une enquête fort alambiquée à laquelle Malika Ferdjoukh convie ses lecteurs ! Alors qu’un hiver glacial s’abat sur Morgan’s Moor, de violents tourments bouillonnent sous la chape de gel : un drame ancien, une vision funestement prémonitoire, une griffe qui se lève pour frapper…
Quel bonheur de s’immerger dans ce 19ème siècle plus vrai que nature où l’on voyage en diligence et porte le tweed ou la dentelle sous l’oeil d’animaux empaillés ! Cette enquête rend magnifiquement hommage à Conan Doyle, mais aussi à Charles Dickens, Jane Austen et Bram Stoker. On pense aussi évidemment au mystère de la chambre jaune face à ce meurtre commis dans une chambre hermétiquement close.
Évidemment, chacun semble avoir quelque chose à cacher et le duo dépêché par Scotland Yard va avoir fort à faire. Ils seront secondés un peu malgré eux par la fille de l’aubergiste – ouïe fine, langue bien pendue et un aplomb déconcertant – qui se rêve de seconder en Sherlock Holmes.
Les personnages sont hauts en couleur, entre ce détective fan de Dickens, de shortbreads et de whisky gallois qui ne jure que par les siestes (dont il dit qu’elles « déploient le meilleur de ses intuitions »), cet auxiliaire timide mais fougueux, et cette ribambelle de témoins déroutants. Leurs dialogues pleins de verve sont réjouissants (« J’ai longtemps dormi avec un grand frère qui gagnait des tournois de cricket pendant ses crises de somnambulisme. »).

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Avez-vous lu certains de ces titres ? Lequel a votre préférence ?

Nos coups de cœur d’octobre

Ca y est, l’automne est là. Sous le grand arbre, la grisaille nous donne envie de bouquiner bien au chaud. Mais que lire ? Voici les suggestions inspirées de nos récentes découvertes !

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Beaucoup de lectures enthousiasmantes chez Lucie ce mois-ci. Outres les découvertes dûes aux conseils avisés de ses copinautes déjà évoquées par ici (Combien de Terre faut-il à un homme ?, Pallas, La ville grise…), deux titres ont retenu son attention.

Les goûters philo : La tolérance et l’intolérance pour commencer. A la recherche de titres pouvant servir de support pour aborder les drames de l’actualité, et notamment à la commémoration du 16 octobre, Lucie s’est tournée vers cette collection qui trouve le juste ton entre réponse et invitation à la réflexion personnelle. Cet opus est un modèle du genre et semble particulièrement adapté aux élèves de primaire. Un vrai soutien pour faire face aux questions délicate des enfants !

Les goûters philo : La tolérance et l’intolérance, Brigitte Labbé, illustrations de Pierre-François Dupont-Beurier, Milan, 2019.

Son avis ICI.

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Pour une lecture « plaisir » non dénuée de réflexion, le troisième tome des aventures de Jefferson : Jefferson se fâche. La plume de Jean-Claude Mourlevat est toujours aussi délicieuse, mais invite tout de même à réfléchir sur le handicap et l’écologie. Car Jefferson a des raisons de se fâcher : son ami Emile a été renversé par une déneigeuse. A moins que cet accident ne cache une réalité plus complexe ? Quoiqu’il en soit, aidé de son ami Gilbert, le petit hérisson va mener l’enquête. Pour le plus grand plaisir de ses fans !

Jefferson se fâche, Jean-Claude Mourlevat, illustrations de Antoine Ronzon, Gallimard Jeunesse, 2023.

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Pour Liraloin, partager les aventures d’Agathe jeune fille pétillante et forte tête n’a été que source d’inspiration ! Lorsque vous entrez au Bloomstone Manor, les codes de la haute société n’existent plus. Libre et considérée, Agathe va découvrir un lieu bien loin de celui qu’elle a toujours connu. Obstinée, la jeune femme, un brin maladroite et ignorante des rudiments de l’Amour, va peu à peu s’épanouir. L’écriture de Mary Orchard nous transporte dans une Angleterre patriarcale, celle qui fait de l’ombre au bon fonctionnement du domaine de Bloomstone. Un roman qui se dévore tant que les personnages sont attachants, sensibles, justes et si actuels !

Sous les étoiles de Bloomstone Manor de Mary Orchard, Casterman, 2023

Son avis complet ICI

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Reconnaître un bon album pour les tout-petits n’est pas toujours simple. Voici une lecture qui devrait ravir les enfants et les parents par la même occasion. Miracle de la nature, dans ce jardin trois petites tortues sont nées et quelle n’est pas la surprise des autres animaux ! Papillon, grenouille, souris, chat, lapin et oiseau sont drôlement intrigués et se demandent si ces trois-là sont dotés de belles qualités tout comme eux, bien évidemment.

« Mais les trois petites tortues, TAPETI TAPETA marchent à tout petits pas. » et c’est déjà très bien non ? Cette histoire en randonnée est un petit régal à raconter et à observer. Les situations sont amusantes et le rythme invite l’enfant à prendre conscience de la qualité de chaque animal. Le graphisme coloré fait ressortir les éléments qui composent cette généreuse nature et incite l’enfant à compter les trois tulipes et les pétales du trèfle. Nul doute qu’elle ou il s’apercevra de la balade des trois mini chenilles tout le long de la page et de l’histoire.

Tapeti Tapeta de Corinne Dreyfus, Seuil jeunesse, 2023

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Pour Linda, une plongée dans l’Amérique rurale de 1943 fut une découverte des plus jouissive malgré la dureté du monde dans lequel la jeune Annabelle doit faire le dure apprentissage de la vie. Sa maturité et le regard qu’elle pose sur le monde lui donne la force d’affronter ses peurs et de prendre des décisions sans trahir ses convictions.
Harcèlement scolaire, traumatismes de guerre et conséquences de nos choix sont des éléments majeurs de ce roman d’apprentissage dans lequel on découvre également la vie de famille et d’une communauté dans l’Amérique profonde des années quarante.

L’année où j’ai appris à mentir de Lauren Wolk, l’école des loisirs, 2021.

Son avis complet est ICI.

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Isabelle et son moussaillon de douze ans se sont laissé happer par la trilogie Black Cloud. Entre récit d’aventures et roman apocalyptique, cette série commence très fort ! Trois frères essaient de survivre alors qu’un mystérieux nuage prive soudainement le monde de jour. Dans un monde où on ne peut plus se fier à personne (pas même au voisin ou à la camarade de classe), la solidarité et la perspicacité de la fratrie va être mise à rude épreuve… Vincent Villeminot sait comme personne passer à la moulinette les dilemmes hobbesiens pour en faire des intrigues palpitantes qui donnent à réfléchir sans en avoir l’air. Quel goût auraient les relations humaines dans une obscurité qui ne serait plus régulée ? Que resterait-il, d’ailleurs, de notre humanité ? Ces questions donnent de la profondeur au roman mais il n’en reste pas moins un récit d’aventures haletant. Comme on ne peut que deviner les menaces tapies dans l’obscurité, notre imagination s’emballe avec celle du narrateur qui nous propulse à la lisière du fantastique. Le tome 2 sort en ce mois de novembre !

L’avis complet d’Isabelle est ICI.

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Et en album, l’équipage de L’île aux trésors a eu le coup de cœur pour le nouveau titre de Judith Chomel. On y farfouille dans une mystérieuse boîte métallique contenant les carnets d’observation et la correspondance d’un gardien de phare, peuplée d’espions anglais, de naufragées bretonnes ou de graines mystérieuses… On adore se laisser surprendre par cet album épistolaire enchâssé dans l’enquête menée par l’autrice qui a trouvé la fameuse boîte, le tout efficacement mise sous tension par la tempête qui monte à l’horizon (c’est d’actualité !). On ne sait pas trop si on peut croire tout ce qu’écrit Léon. Mais il s’est forcément passé quelque chose de spectaculaire pour que toutes ses lettres se soient retrouvées dans la fameuse boite en fer ! N’auraient-elles pas dû parvenir à leurs destinataires ? On passe de la tendresse à la curiosité, du rire au frisson, tout ça dans une irrésistible atmosphère iodée. Un album qui va faire des vagues !

L’avis complet d’Isabelle est ICI.

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Blandine et ses garçons se sont régalés à la lecture des 3 Contes Cruels de Perceval Barrier et Matthieu Sylvander.

Dans le potager, il se passe bien plus de choses qu’on pourrait le croire! Et ces trois récits, à la fois indépendants et liés, nous le démontrent. Il y a des poireaux qui s’ennuient et qui voudraient voir le monde. Naïfs, ils se laissent berner. Il y a des carottes moqueuses, mais qui ne font pas mieux. Et si l’Amour, c’est peut-être beau, ça ne protège pas non plus. Spéciale dédicace à Roméo et Juliette ! En même temps, on était prévenu dès le titre: « 3 Contes cruels ». Alors on se régale, et puis, on ne sait pas pour vous, mais nous, on aime bien la macédoine de légumes 😉

3 contes cruels. Perceval BARRIER et Matthieu SYLVANDER. Ecole des Loisirs, 2013

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This is not a love letter… A partir du moment où l’expéditrice de la lettre en question souligne d’un geste rageur que celle-ci n’est pas une lettre d’amour alors immanquablement tous nos sens sont en alerte ! On se doute bien que si, si, ceci est une lettre d’amour ! Mais une lettre d’amour pour qui ? Et quelles sont ces « 10 règles du sexe et du surf » qui ont l’air d’être au cœur de cette correspondance non amoureuse ? Oui, quel peut bien être le lien entre surf et sexe ? Les sensations fortes ? Et bien, non, le récit d’Anouk Filippini est bien plus subtil que le baiser en gros plan sur la couverture ne l’annonce. Dans ce roman là, il est question de surf certes, de sexe aussi, mais surtout d’amitié, de confiance, de mort, de violence, de famille, d’amour et de soutien. Dans ce roman là, c’est la voix d’une adolescente en construction qu’on entend, une adolescente qui doit se battre contre vents et marées pour ne pas sombrer. Et c’est à cet endroit là, à l’endroit où la vague pourrait la submerger, que la symbolique du surf trouve toute sa place. This is not a love letter, c’est vrai, c’est tout autre chose et c’est rudement bien trouvé !

This is not a love letter, Les 10 règles du sexe et du surf, Anouk Filippini, Auzou, 2023.

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Et vous, quelles ont été vos lectures d’octobre? Vous ont-elles autant embarqués que les nôtres?

Lecture commune :  La ville grise, de Torben Kuhlmann

La semaine dernière, nous avons publié un entretien avec Torben Kuhlmann, un auteur-illustrateur allemand que nous aimons particulièrement lire à l’ombre du grand arbre. Depuis est paru son nouvel album, La ville grise. L’histoire d’une petite fille qui emménage avec son papa dans une mégalopole qui a la particularité d’être grise jusqu’à la moindre parcelle. La fillette ne se démonte pas et porte ostensiblement son beau ciré jaune, n’imaginant pas qu’elle vient d’entrer en résistance… Entre la quatrième de couverture intrigante et la promesse de retrouver les splendides illustrations de Torben Kuhlmann, nous n’avons fait ni une, ni deux, et lu La ville grise dès sa sortie. Et évidemment, il y avait matière à discussion !

La ville grise, de Torben Kuhlmann. NordSud, 2023.

Isabelle : Dans cet album, il est beaucoup question de la couleur grise. L’intérieur de la couverture représente d’ailleurs des tubes de peinture réduits à cinquante nuances de gris (souris, anthracite, etc.) dont je ne me rendais pas compte qu’il y en avait autant ! Qu’est-ce que cette couleur évoque pour vous ?

Lucie : Le gris c’est terne, triste… Pas très engageant au premier abord ! Mais c’est vrai que cet album nous fait découvrir toutes les nuances de gris.

Liraloin : Effectivement on ne se rend pas bien compte qu’il existe autant de variations de gris ! Cette première page donne l’impression que le lecteur ne va pas se « débarrasser » très aisément de cette couleur si terne et maussade !

Linda : Gris c’est pour moi la couleur de la ville, de la pollution, donc c’est assez négatif aussi. Mais c’est aussi une couleur qui peut être lumineuse quand, dans le ciel après la pluie, elle se teinte des rayons du soleil.

Isabelle : Moi aussi, j’ai des associations négatives : le gris c’est terne, tristounet. Indistinct aussi, on dit bien que « la nuit, tous les chats sont gris ».

Lucie : Cette couleur m’a tout de suite évoqué Momo, le célèbre roman allemand dont on avait eu l’occasion de parler. Ça vous semble étrange ?

Linda : Non, comme toi, j’ai pensé à Momo bien sûr, on ne peut pas faire autrement je crois.

Isabelle : Moi aussi, j’ai pensé à Momo qui se débat avec des hommes gris. On pourrait faire plusieurs parallèles et on va y revenir !

Colette : Pour ma part, j’ai pensé au Nuage de Louise, je pense que c’est à cause du gris associé au jaune du ciré de l’héroïne ! Et sinon, comme à vous, le gris m’évoque la pluie, les journées d’automne, la grisaille hivernale et depuis que je suis éco-anxieuse c’est un temps que je chéris !

Isabelle : Mais c’est vrai, tu as raison ! L’univers graphique et la palette de couleurs sont étonnamment proches.

Lucie : Moi aussi j’ai pensé au Nuage de Louise

Liraloin : Mais oui ! D’ailleurs c’est drôle car je parle des LC au boulot et lorsque j’ai parlé de la trame du livre à mon collègue, il m’a dit « mais oui, je connais cet album, c’est le Nuage de Louise. » Bien entendu il faisait référence à la palette de couleur …

Isabelle : Dans les premières pages, on voit Nina arriver dans une grande ville que nous découvrons avec elle et qui est représentée dans les illustrations de plusieurs perspectives. On comprend vite qu’il y a quelque chose qui cloche là-bas. Vous êtes-vous demandé pourquoi tout était gris ? Quelle explication avez-vous envisagée ?

Linda : Au départ, je pensais que le gris était juste l’illustration de la ville et de la pollution, un sujet tellement actuel…

Lucie : Comme Linda, je pensais à la pollution, à la grisaille de la ville, qui fait écho à l’humeur de Nina puisqu’elle subit ce déménagement.

Colette : J’ai pensé justement que le gris reflétait l’état d’esprit de Nina, comme elle ne semble pas très heureuse d’avoir déménagé, je me suis dit que c’était sa manière de voir les choses : elle ne voyait plus la vie en rose mais en gris. 

Isabelle : C’est vrai que c’est une hypothèse tout à fait plausible. J’ai aimé cette ambiguïté. Mais c’est vrai que la première impression que donne cette ville, c’est un amas pollué de béton et de bitume, complètement stérile (il n’y a aucune plante), nimbée de nuages de pollution grisâtres. J’ai trouvé que la perspective de Nina, qui semble toute petite, accentuait le côté écrasant des buildings. Ce sont des bâtiments anonymes, les innombrables fenêtres ne se distinguent guère que par la présence ou pas d’une parabole télévisée.

Linda : Comme toi Isabelle, j’ai ressenti une forte oppression avec cette vue en contre-plongée. On se sent littéralement écrasé par la ville et la froideur ambiante.

Liraloin : J’ai moi aussi ressenti une impression d’étouffement très forte. L’urbanisation à outrance et la circulation automobile me donnent une sensation de vertige également, où est l’humain dans tout ça ? Quelle est sa place à part avoir construit de telles horreurs ?

Lucie : Tu as raison Liraloin, les hommes ne sont que des silhouettes grises déshumanisées. On voit plus de voitures et de parapluies que d’hommes. Cela transmet forcément une impression d’anonymat propre à la ville.

Isabelle : Mais au fil des pages et des expériences de Nina, on se rend compte qu’il y a quelque chose d’autre. La ville grise n’est pas qu’une métaphore de la ville polluée. De quoi s’agit-il ?

Lucie : Ce gris traduit une volonté d’uniformité et de contrôle des dirigeants de la ville. Les contrevenants – comme Nina et son camarade de classe – sont d’ailleurs rééduqués via des vidéos (en noir et blanc évidemment !).

Liraloin : Tout à fait, cette grisaille symbolise l’enfermement de l’esprit, le manque de liberté et d’expression individuelle. On le voit nettement lorsque la fresque est effacée.  

Linda : Le manque d’individualisme, l’oppression d’une population confrontée à un régime autoritaire qui revendique une pensée unique, une façon d’être et de vivre semblable à celle des autres.

Isabelle : Exactement. J’ai trouvé que le récit et la métaphore filée évoquaient de manière particulièrement frappante le fonctionnement d’un régime totalitaire. Nina y fait l’expérience de plusieurs formes de coercion : le contrôle social et les regards désapprobateurs, l’espionnage de la population par le régime, l’endoctrinement à l’école dont tu parlais Lucie, le recours à des films de propagande, la répression (retenues), et l’intimidation par l’homme gris. Cette atmosphère vintage m’a évoqué la RDA.

Lucie : Moi aussi ça m’a évoqué les livres et les films que j’ai pu lire/voir sur la RDA ou l’URSS.

Liraloin : Moi, ça m’a fait penser au film Brazil de Terry Gilliam, sorti en 1985.

Isabelle : J’ai l’impression que c’est presque un cliché, les films par exemple qui représentent la vie en RDA (comme par exemple La vie des autres) représentent tout en gris.

Linda : C’est en fait une couleur très utilisée dans le cinéma de guerre ou “politique” qui met en avant les régimes extrémistes… Même dans les séries fictives. Je pense par exemple au Maître du Haut Château (inspiré du roman de K. Dick), très sombre visuellement. Comme pour renforcer l’oppression par la couleur…

Colette : Je suis tout à fait d’accord avec vos réflexions : je me suis dit nous voilà plongées dans une dystopie ! Et dans un album ! Quelle audace ! J’ai tout de suite pensé à un petit bouquin que je fais lire à mes 3e et où il est aussi question de couleur : Matin brun de Franck Pavloff.

Isabelle : L’histoire est racontée de la perspective de Nina, même si elle trouve des alliés au fil des pages. Comment décririez-vous ce personnage ? Avez-vous fait un parallèle avec la protagoniste d’un autre livre allemand que nous avions eu l’occasion de discuter à l’ombre du grand arbre et dont Lucie parlait toute à l’heure ?

Liraloin : Nina est curieuse et têtue, sous aucun prétexte elle ne veut quitter son ciré jaune, symbole de liberté, de sa vie d’avant. Elle aime le risque et l’aventure, c’est une vraie héroïne enquêtrice des temps modernes !

Lucie : Son caractère est très affirmé. Cet univers gris la laisse perplexe, elle ne comprend pas et résiste en persistant à mettre son ciré jaune alors que ce dernier est perçu comme provocateur par la société de cette ville grise. Le parallèle avec Momo m’a sauté aux yeux. Ce sont deux fillettes qui s’opposent à un système contraire à leurs valeurs – et coercitif – pour valoriser une certaine vision de l’humanité : le temps passé ensemble, la rencontre de l’autre, la réflexion individuelle, l’art… Soit tout ce qui peut être perçu comme dangereux par un régime totalitaire !

Linda : Oui, complètement. Quand Nina apparaît avec son imper jaune, elle illumine directement la page et on sait que c’est elle l’héroïne de l’histoire ! Comme Momo, elle est très lumineuse. Elle est presque hermétique aux mauvaises ondes qui se propagent autour d’elle. Elle trouve toujours un moyen de surmonter les difficultés. Elle attire ceux qui, comme elle, refusent de se conformer au modèle imposé. 

Lucie : J’aime bien ta formulation Linda : Nina est “lumineuse”, et son ciré jaune n’y est pas étranger !

Colette : Comme Linda, j’ai trouvé que Nina restait hermétique aux comportements étranges de cette nouvelle ville dans laquelle elle doit faire sa place. Elle incarne une sorte de droiture, d’intégrité que rien ne pourrait faire dévier. En cela en effet elle me rappelle Momo ! Mais le récit n’use pas du merveilleux pour délivrer son message “démocratique”.

Isabelle : Nous avons toutes fait le parallèle. Vu le statut de classique incontournable qu’a Momo en Allemagne, je pense que c’est un clin d’oeil que l’auteur a fait à dessein. Nous avions parlé dans notre LC de la résonance de Momo par rapport à des problématiques contemporaines, c’est quelque chose que Torben Kuhlmann a exploité de manière judicieuse à l’heure où beaucoup de systèmes glissent vers l’autoritarisme. On pourrait aussi faire un parallèle sur le personnage de l’homme gris qui se casse les dents sur la ténacité de la jeune héroïne.

Détail d’une illustration

Isabelle : J’ai aimé la manière dont l’album, tout en racontant son histoire qui est une vraie aventure et sans jamais tomber dans quelque chose de didactique ou démonstratif, donne à voir différentes formes de subversion qui peuvent paraître futiles mais qui, ajoutées les unes aux autres, peuvent finir par faire pencher la balance : peindre un graffiti sur un mur, s’habiller, refuser de se conformer à des règles absurdes, lire et cacher des livres…

Linda : J’y ai surtout trouvé une bouée de secours. Ces formes d’opposition sont comme une bouffée d’oxygène dans ces pages d’un gris oppressant, presque étouffant. Et toutes donnent à penser que l’art est ce qui sauvera l’humanité. C’est une pensée plutôt réconfortante je trouve, même si notre société moderne laisse de moins en moins de place à l’expression artistique. Il suffit de voir comment la culture a été considéré pendant la pandémie.

Colette : J’ai en effet beaucoup apprécié le rôle qui est confié à l’art dans cet album, à l’art qui permet de maintenir une bulle de créativité, de joie, de solidarité aussi dans un monde où tout doit être contrôlé, maîtrisé. La musique notamment est vraiment mise à l’honneur ! 

Isabelle : On peut avoir l’impression que l’art, la créativité, sont des choses accessoires mais en lisant cet album, on prend conscience de leur caractère essentiel.

Liraloin : Ça m’a fait penser à ce magnifique album de Carole Fréchette et Thierry Dedieu “Si j’étais ministre de la culture”. Je le lis souvent en accueil car il est très percutant, souvent j’en ai des nœuds dans la gorge de le lire.

Isabelle : J’ai beaucoup aimé cet album mais je reste un peu frustrée par ma difficulté à saisir les motivations de l’organisation qui rend la ville grise. Est-ce quelque chose qui vous a interrogées aussi, y avez-vous vu plus clair ?

Liraloin : Je suis contente de me sentir moins seule, je n’ai pas tout saisi non plus. Par moment j’ai trouvé que le texte était trop « bavard » sans pour autant donner d’explications et que cela manquait parfois de précision. 

Colette : Le fait que ce ne soit pas un gouvernement qui dicte les comportements de toute une ville mais une entreprise m’a fait penser au rôle que jouent des entreprises telles que les GAFAM dans notre société contemporaine. Mais peut-être que j’extrapole trop !

Isabelle : Non, j’ai fait la même association. Mais ça m’a chiffonné tout de même de ne pas mieux voir ce que retirent les membres de l’usine de tout ce gris.

Lucie : Je n’ai pas bien compris non plus comment ce gris servait les dirigeants. A part en étouffant dans l’œuf toute velléité de pensée ? Un enjeu concret aurait peut-être aidé à mieux saisir les raisons qui les animait. Mais ne pas comprendre nous met dans la même position que Nina, et c’est peut-être le but recherché ? Parce qu’on ne comprend pas non plus, on prend fait et cause pour elle.

Isabelle : En y réfléchissant, je suis arrivée, comme toi, à la conclusion qu’il s’agit d’un système totalitaire qui essaie de prendre complètement le contrôle de l’imaginaire des habitants (un peu comme dans 1984 où la langue est réduite pour restreindre l’horizon des sujets, ici c’est la palette de couleurs qui est réduite). À la fin, l’album parle de « l’usine et ses hommes de main épris d’ordre ».

Linda : Cela m’a aussi gênée. J’aurais vraiment aimé en savoir plus sur les tenants et aboutissants de tout ce gris. L’explication scientifique ne m’a pas complètement convaincue.  

Isabelle : Je pense que l’explication scientifique révèle comment l’usine s’y prend pour rendre la ville grise, mais pas ses motivations.

Linda : Oui, c’est ça. Et j’en suis ressortie quelque peu frustrée.

Colette : Idem ! Et puis, en un chapitre, la tendance est inversée ! Où sont les moyens de pression qui maintenaient les habitants dans la stricte obéissance ? Les voilà qui s’habillent à nouveau en couleur, qui décorent leurs maisons, leurs rues… 

Lucie : Ils attendaient passivement mais la situation ne leur convenait pas non plus, probablement. Les interdictions ont peut être été imposées et acceptées au fur et à mesure sans que la population ne prenne la mesure des limites de leurs libertés. C’est en tout cas comme cela que je l’ai perçu. Il ne s’agit pas d’une dictature militaire ou d’un coup d’État brutal, mais d’infimes interdictions qui finissent, bout à bout, par devenir réellement contraignantes. 

Colette : Lucie, ce que tu décris me rappelle vraiment ce que nous avons vécu pendant le confinement : des interdictions, les unes après les autres, que nous acceptions, interdictions de plus en plus farfelues (signer sa propre autorisation de sortie, s’auto-diagnostiquer, coudre ses propres masques de protection…) 

Lucie : En effet !

Isabelle : Sur le retournement final qui peut sembler rapide, ça peut être assez symbolique en fait de la manière dont elles peuvent s’écrouler très rapidement quand une brèche est ouverte (ce dont témoigne justement la manière dont la RDA s’est effondrée en très peu de temps). C’est pour ça que les régimes autoritaires sont aussi jusque-boutistes dans la répression et la censure. Le livre montre que l’argument contre les couleurs est que les gens en seraient “agressés”, mais c’est le type de théories que les dictatures obligent tout le monde à ânonner jusqu’à ce que quelqu’un dise que ce n’est pas vrai.

Comment caractériseriez-vous le rôle des illustrations dans cet album ? Comment sont-elles et qu’apportent-elles ?

Colette : J’ai adoré les cadrages ! Plongée, contre-plongée, plan d’ensemble, plan aérien, Torben Kuhlmann est un artiste incroyable ! Les illustrations rythment la traversée de ce monde étrange sur les pas de Nina. Il y a un côté très cinématographique dans la manière de traiter la variété des plans. On voyage à chaque illustration tout en étant enfermé dans le cadre très restreint de ce monde en gris ! 

Linda : Comme Colette j’aime les cadrages. Pour moi ça crée un effet cinématographique, et on retrouve ça dans l’ensemble des albums de Torben Kuhlmann. C’est très visuel et donne vie à l’histoire qui est contée.

Lucie : Les illustrations sont d’une précision et d’une beauté incroyables ! J’ai adoré les effets de perspective et les jeux de contrastes avec les différents gris qui font que malgré tout elles ne sont pas vraiment ternes. L’uniformité des véhicules, des vêtements, des immeubles appuie l’effet d’étouffement de Nina. Et la subite apparition des couleurs attire l’œil du lecteur comme celui de Nina !

Liraloin : Justement en parcourant l’album tout à l’heure je me disais que l’auteur était tout de même plus illustrateur qu’auteur finalement. Ses illustrations sont parfaites et elles sont si justes que le texte est parfois de trop, comme je le disais plus haut : trop « bavard ». 

Lucie : Suite à la remarque de Liraloin, je suis en train de regarder uniquement les illustrations et je me demande si cet album ne fonctionnerait pas (aussi) en “muet”.

Liraloin : Tout à fait, je me suis dit la même chose ! 

Colette : Moi aussi ! J’avoue ne pas avoir particulièrement goûté la prose de l’auteur (mais je me dis toujours que cela peut être dû à la traduction), par contre les illustrations sont intenses ! 

Isabelle : C’est très intéressant comme perspective (je viens de feuilleter à mon tour l’album pour y réfléchir). Mais il y a des nuances qui ne ressortiraient pas. Comme par exemple les craintes de la bibliothécaire que l’existence de sa pièce remplie de livres s’ébruite.

Lucie : Oui, il manquerait évidemment quelques informations (le livre caché sous le manteau, etc.) mais la trame essentielle se comprend sans le texte, à mon avis.

Liraloin : Pour moi ça fonctionne surtout avec le raccord à l’illustration suivante : cet homme en haut des marches qui donne le rappel que finalement tout est interdit !

Linda : Il fonctionnerait probablement en muet en effet. Mais je trouve pour ma part que le texte raconte aussi beaucoup de choses et permet d’élargir le public visé en apportant des informations qui parleront davantage aux grands.

Liraloin : J’expérimente l’album sans texte depuis longtemps et même les plus grands ont énormément de choses à dire.

Colette : Oui, c’est vrai, encore une fois Torben Kuhlmann prouve qu’on peut écrire des albums pour les “grands” ! 

Isabelle : Justement, comment se situe cet album par rapport à la série des histoires de souris scientifiques que nous avions déjà eu le plaisir de discuter ? Voyez-vous tout de même des éléments de continuité, reconnaissez-vous une patte de l’auteur ?

Linda : L’explication scientifique qui découle des recherches menées par Nina fait écho à ses histoires de souris, non ?

Lucie : On retrouve ici le goût de l’auteur-illustrateur pour la recherche, la science et la démarche scientifique, comme tu l’as fait remarquer dans son interview. Pour les esprits libres qui n’ont pas peur d’innover et de se confronter aux idées reçues de leur époque, aussi.

Colette : Je suis d’accord, mais je trouve qu’ici l’explication scientifique est un peu hors-sujet. Dans les albums sur les scientifiques, cela faisait du sens, l’expérience scientifique était au cœur du récit, élément clé de la narration. Dans La Ville grise c’est moins le cas me semble-t-il. En tous cas dans tous les albums de l’auteur, le personnage principal va au bout de ses recherches ! 

Isabelle : J’aime cet attachement à la persévérance, même lorsque c’est loin d’être gagné d’avance. J’ai aussi adoré retrouver l’univers graphique de l’auteur, reconnaissable entre mille avec son côté vintage, sa palette de couleurs particulière et très travaillé dans les détails.

Lucie : Il me semble, cependant, qu’il s’essaye ici à un univers tout de même très différent : du contemporain, des humains pour personnages principaux…

Liraloin : Je vous rejoins, mais bon bof, l’explication scientifique ne m’a pas convaincue non plus.

Isabelle : Je pense qu’au fond, cet album parle plus de politique et de société que de sciences.

Lucie : Tout à fait d’accord avec toi.

Linda : Pour moi cela démontre encore une fois l’attachement de l’artiste aux sciences. Il n’a pas pu s’empêcher de glisser une explication rationnelle à une situation qui n’avait que faire d’une démarche scientifique. A moins qu’il ne perçoive la mise en place d’une dictature comme une sorte d’expérience de la part de son chef ?

Isabelle : Je ne dirais pas que la situation n’avait que faire d’une démarche scientifique. La science peut jouer un rôle émancipateur ou pour ébranler les dogmes (elle le fait souvent !).

Linda : Certes mais ce n’est pas quelque chose que j’ai ressenti dans cette histoire. C’est plutôt l’art qui joue ce rôle ici…

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire cet album ?

Liraloin : Je le proposerais en même temps que certains romans comme la Vague. Les albums de cet auteur sont autant à destination du public jeunesse qu’adulte.

Lucie : Ce n’est pas si simple car, comme nous le disions plus haut, c’est un album pour les grands. Le contenu n’est pas accessible au public habituel des albums mais les (pré-)ados auront-ils envie de revenir à un album ? Je me dis que les fans du travail de Torben Kuhlmann n’hésiteront pas, mais les autres ? Toujours est-il que mon loulou (11 ans) a adoré.

Linda : N’ayant que des grands enfants autour de moi, je ne pourrai de toute façon pas le conseiller à des plus jeunes. Je sais que si je le conseille aux mamans de mon groupe d’amies, elles y trouveront un excellent outil de discussions avec leurs ados, de la même manière que je pourrai le faire avec les miens. Malgré ce que vous dites, je ne suis pas sûre que les plus jeunes s’y retrouveront ou y prendront du plaisir, principalement parce que le texte est très long, voir très lourd. A moins qu’ils ne soient habitués à ce type de lecture…

Isabelle : De mon point de vue, ce n’est pas forcément un livre réservé aux ados. Il est polysémique, comme nous le disions et, en tant que récit d’aventure, peut se lire plus jeune (très jeune en fait à voix haute). Je pense que si les grands enfants ne lisent pas beaucoup d’albums, c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui s’adressent vraiment à eux.

Colette : Je suis d’accord avec toi Isabelle, c’est vraiment un genre qui mériterait d’être exploré. Mais l’album a encore mauvaise presse du côté des ados qui l’associent – à tort – à la petite enfance. Mais les adultes qui les accompagnent aussi – c’est un peu comme pour les dessins animés, passé un certain âge les ados n’y vont plus alors que franchement il y a plein de dessins animés qui sont essentiellement pour des grands ! Justement, je penserais comme toujours lire cet album à mes cher.e.s élèves ! Pour lancer un débat philosophique sur l’uniformité, le rôle de l’art dans la société, ou tout simplement pour introduire la séquence du programme de 3e “Dénoncer les travers de la société : individu et pouvoir”. 

Isabelle : J’adorerais pouvoir assister à tes cours Colette, tes élèves ont trop de chance de partager toutes les chouettes lectures que tu leur proposes !

Colette : C’est gentil Isabelle ! Moi je remercie tous les auteurs qui osent écrire des albums pour les grands parce que justement pour mes “petits lecteurs” et “petites lectrices” des albums comme celui-ci permettent, sans trop les décourager,  de mener une réflexion élaborée sur les liens entre individus et société, sur le rôle des entreprises dans le monde contemporain par exemple.

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Nous espérons vous avoir donné envie de lire La ville grise et que cet album résonnera chez vous aussi fort que chez nous ! N’hésitez pas à lire également notre entretien avec Torben Kuhlmann et la lecture commune consacrée à ses aventures scientifiques à hauteur de souris.