Lecture commune : Frères, Marie Le Cuziat & Hua Ling Xu

Saisir la quintessence de ce qui fait les liens d’une fratrie, c’est le petit miracle auquel parvient l’album Frères de Marie Le Cuziat et HuaLing Xu. Un album sur lequel nous avions envie de revenir, de réfléchir et d’échanger. Et c’est ainsi qu’un soir d’été Lucie, Linda et Colette se sont retrouvées pour écouter attentivement ce que le thème de la fraternité faisait résonner en elles.

Frères, Marie Le Cuziat, illustrations de Hua Ling Xi, L’étagère du bas, 2023.

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Lucie : Pour commencer Colette, as-tu envie de nous raconter pourquoi tu as proposé une LC de ce titre ?

Colette : A chaque lecture de cet album, c’est la même émotion ! C’est comme si les artistes avaient saisi la quintessence de ce qui unit des frères. Cet album résonne très fort avec ce que je peux observer à la maison quand je regarde mes deux garçons être ensemble. Quand ce titre a été proposé, c’était à l’occasion du prix A l’ombre du grand arbre et dans l’ensemble de la sélection (dans la catégorie Petites feuilles, pour laquelle il n’a finalement pas été retenu) pour moi celui-ci était vraiment le plus “poignant”, le plus poétique. Il mettait des mots simples sur quelque chose qui est pourtant ineffable. 

Colette : Au seuil du texte, une magnifique couverture. Qu’y avez-vous vu ? 

Linda : Cela peut paraître étrange mais j’y ai vu mes deux aînés. Un brun, un blond. Et cette mer derrière eux qui ramène aux vacances. Dans notre cas, des vacances sur la Côte d’Azur, chez leur grand-parents.

Lucie : Les deux frères du titre, que comme Linda j’ai imaginés en vacances à cause de la mer en fond. Deux frères un peu différents physiquement mais dans la même posture. Un peu comme une photo.

Colette : Comme toi, Linda, j’y ai vu mes enfants ! Même si la différence d’âge est plus prononcée chez nous ! Et dès la couverture j’ai été séduite par le style de l’illustration, il y a quelque chose de très “dense” dans le coup de pinceau de l’artiste. Mais nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir. 

Linda : Oui le style forcément. C’est la première chose qui m’a attiré quand j’ai vu les premiers visuels sur les réseaux sociaux. Il y a un petit quelque chose d’Olivier Desvaux dans la technique et le style.

Colette : Justement, comment décririez-vous le style des images ?

Lucie : Comme vous j’ai été immédiatement attirée par ces illustrations. Cela ressemble à de la peinture à l’huile, on voit les coups de pinceaux, la matière, ce qui donne aux scènes un côté très vivant, presque prises sur le vif.

Linda : Je trouve le trait très réaliste et en même temps la peinture laisse apparaître les coups de pinceaux qui rappellent un peu le style impressionniste. Surtout au niveau des paysages. J’y ai trouvé une vraie profondeur. Et oui, comme le dit Lucie, cela donne l’impression de moments pris sur le vif, à l’instar d’une photographie.

Colette : Parlons plus précisément des frères dont il est question dans cet album. Pourriez-vous les présenter tels que vous les avez rencontrés ? 

Lucie : On voit immédiatement le « grand » et le « petit », Arùn le brun et Rey le blond et, dans un premier temps, le texte met en évidence tout ce qu’ils font de différent.

Linda : On sait par la couverture que ces deux frères sont différents physiquement et le récit nous les décrit différent aussi en caractère. J’ai trouvé très intéressant la façon dont l’auteure, Marie Le Cuziat, a choisi de montrer ce qui les oppose pour mieux nous faire ressentir ce qui les lie. 

Colette : J’ai été particulièrement sensible à cette liste de tout ce qu’ils ne sont pas pour les présenter : “Ils ne sont pas amis, ni simples copains, ils ne sont pas voisins, ni mêmes cousins. Arùn et Rey sont frères.” Je trouve ça très juste. Etre frère c’est un entre-deux, et c’est unique à la fois. Est-ce que vous avez des frères et sœurs ? Je sais que pour moi, c’était toujours un peu compliqué de définir le lien qui m’unissait à ma sœur, ça ressemblait à de l’amitié mais une amitié vraiment particulière, une familiarité, une proximité unique.

Lucie : Ce qui m’a particulièrement interpellée c’est « Ils sont si différents que les gens s’interrogent, jettent des regards en coin. – C’est impossible ! Ces deux-là ne sont pas frères ! » que nous avons aussi beaucoup entendu avec ma sœur tant nous sommes différentes physiquement et psychologiquement. Comme si être de la même famille impliquait d’être semblables. C’est aussi une réflexion que me font beaucoup les parents d’élèves dont j’ai déjà eu les aînés : « Il/elle n’est pas du tout pareil/le que son frère/sa sœur. » Oui, évidemment, c’est un autre enfant, il n’y a pas de raison qu’il/elle soit pareil/le ! 

Colette : C’est tellement intéressant ce que tu dis Lucie ! Avec ma sœur, c’est le contraire, on nous dit souvent qu’on se ressemble beaucoup et je ne trouve pas forcément ça facile à entendre non plus ! Quant aux sempiternelles comparaisons entre les enfants, j’avoue qu’hélas je ne peux m’empêcher de comparer moi aussi mes garçons (même si je ne le fais pas à voix haute !) 

Linda : Je suis fille unique… Je ne connais donc ce sentiment de différence et d’appartenance qu’au travers de mes enfants. L’aîné me ressemble, les quatre suivants ressemblent à leur père mais chacun avec des particularités qui lui sont propres (yeux bleus pour l’un, cheveux bouclés pour l’autre)… et avec les jumelles, le besoin de se distinguer est encore plus marqué par un fort désir de ne pas être comparées. 

Lucie : Probablement parce que je n’ai qu’un enfant, j’ai plus pensé à mon enfance qu’à celle de mon fils en lisant cet album. J’imagine que cela a été le contraire pour toi Linda !

Linda : Oui absolument ! J’ai grandi entouré de nombreus.es cousin.es qui avaient tous une fratrie. C’est quelque chose qui m’a manqué. Vraiment. J’aimais l’attachement qu’il y avait entre eux, malgré les disputes, j’étais jalouse de cet autre qu’ils avaient. Alors qu’eux me jalousaient les privilèges matériels de l’enfant unique.

Colette : Ce qui est intéressant aussi dans cet album, c’est que les différences entre les deux frères vont au-delà du physique, ils ont aussi des activités, des comportements très différents. 

L’un observe, l’autre grimpe. L’un dessine, l’autre danse. L’un marche, l’autre s’envole.

Lucie : C’est aussi ce qui m’a plu : que Marie Le Cuziat ne s’arrête pas au physique, car la même éducation peut donner des personnalités très différentes. On le voit bien ici ! L’un semble beaucoup plus dans l’action et le mouvement que l’autre. Encore que dans ce passage on ne sache pas qui est “l’un” ou “l’autre”, donc les rôles sont peut-être susceptibles d’être parfois inversés…

Linda : Oui et elle parvient à montrer que même s’ils aiment passer du temps ensemble, ils apprécient aussi ces moments sans l’autre.

Colette : Et là où je trouve que l’album réussit à dire des choses particulièrement sensibles, c’est que ce qui va unir les deux frères c’est leur colère face à la remise en question de leur lien : sur ce point là ils se ressemblent. Ils revendiquent leur lien à l’unisson. Je trouve que l’autrice a réussi à créer un rythme particulier dans cet album qui n’est pourtant pas narratif : d’abord souligner les différences pour ensuite faire surgir la définition plurielle de ce qu’est la fraternité. 

Lucie : J’ai beaucoup aimé ce moment où les frères échangent sur leur vision de la fraternité. Qu’ils partagent leur vision de ce qu’est un frère.

L’avantage d’un album qui n’est pas narratif c’est qu’on peut parler de la fin sans craindre de divulgâcher. J’ai évidemment très envie de connaître vos réactions aux deux dernières pages qui voient le soir tomber sur cette journée de vacances des deux frères. Avez-vous envie de partager ce que vous en avez pensé ?

Colette : Ce sont justement ces deux dernières pages qui me bouleversent à chaque lecture parce que c’est exactement comme ça que ça se passe à la maison. La question du lit partagé est une question centrale, qui revient sans cesse depuis que Nathanaël a 6 ans. Pour lutter contre ses terreurs nocturnes, on a demandé à son frère s’il accepterait de dormir dans la même chambre que lui et si ça rassurerait Nathanaël que son frère dorme dans la même chambre. Ils ont accepté et pendant presque 4 ans ils ont dormi dans la même chambre dans des lits superposés. Et encore aujourd’hui, mon grand garçon de 15 ans accepte ponctuellement de dormir avec son petit frère quand il le lui demande. Sans entrer dans tous les détails de l’histoire des 2 frères, l’autrice et l’illustratrice arrivent en quelques mots, quelques images à saisir la beauté de ce qui unit des frères. Jusque dans leur sommeil. 

Linda : Nos jumelles dorment ensemble. On a tenté la séparation mais ça n’a pas tenu longtemps… Juliette a par ailleurs besoin d’être rassuré en permanence et Gabrielle prend souvent le temps d’attendre qu’iel dorme pour poser son livre. Donc forcément ça me parle beaucoup ! Et je trouve que cela suffit à montrer l’attachement qui existe entre ces deux frères de façon intrinsèque.

Colette : Quelle définition donnée par les garçons de la fraternité avez-vous préférée ? 

Linda : Frères, c’est se ressembler et parfois pas du tout. C’est s’éloigner pour mieux se retrouver. Frères, c’est puissant.” Car elle s’appuie sur la force du lien plus que sur sa fragilité. Et parce que c’est ce que j’observe chez mes enfants mais aussi dans la fratrie de mon mari (il est l’aîné de quatre enfants). Ils vivent tous loin les uns des autres et ne se voient pas souvent mais quand ils sont ensemble, c’est naturel, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Je trouve ça vraiment beau et puissant !

Lucie : Je crois que c’est cette fin de paragraphe justement « Etre frères c’est puissant« . Le qualificatif « puissant » dans son acceptation la plus large. Parce que les émotions qu’apporte la fraternité sont puissantes quand elles sont positives mais aussi quand elles sont négatives. Ton frère/ta sœur te connaît tellement bien qu’il a la possibilité de t’élever comme de t’abimer. Il me semble que le côté “fragile” évoqué dans la page suivante apparaît plus à l’âge adulte. Comme tu le disais Linda, parfois la vie nous éloigne et il faut alors créer les occasions de se retrouver et d’entretenir ce lien. Et toi Colette, quelle est ta définition préférée ?

Colette : “Frères, c’est être avec ou être à côté”. J’aime beaucoup cette définition. Il n’y a pas d’obligation à partager des confidences, des secrets, pour être intimes, quand on est frères. Parfois juste être assis l’un à côté de l’autre pendant des heures dans une voiture nourrit le lien de fraternité. 

Linda : En effet. Mais je crois que les parents ont un rôle à jouer là aussi. Ils sont le lien qui les lie, ils doivent tenter de le préserver, de le rendre fort, pour que même quand ils ne seront plus là, les enfants-adultes prennent le temps de se retrouver.

Colette : Tu remarqueras Linda que les parents sont complètement absents de l’album. Et je trouve que ça renforce le discours des enfants. Qu’en pensez-vous ? 

Lucie : Je rejoins Linda : les parents bien qu’absents de cet album ont un rôle très important à jouer dans la construction du lien, notamment en évitant de comparer leurs enfants, en n’insistant pas sur les différences, et en ne les mettant pas en concurrence (par exemple sur les résultats scolaires).

Linda : En effet. L’absence des parents permet aux enfants d’exprimer leur ressenti et de parler de leur lien sans avoir à sentir « peser » le regard critique de l’adulte. D’ailleurs le seul moment où on mentionne les adultes c’est bien pour mettre en avant l’aspect comparatif.

Colette : En tout cas je pense pouvoir dire qu’une des forces de cet album c’est qu’il fait résonner en nous nos histoires familiales, aussi bien celles de notre enfance que celles de notre vie de parent !  

Linda : Oui, c’est certain ! Comme quoi le sujet s’adresse à un public large, probablement parce que la fratrie est un peu le cœur de la famille.

Lucie : C’est ce que je me disais aussi : cet album a vraiment été source de discussions et de partage de souvenirs. Je pense que c’est parce que la fratrie est quelque chose de très vivant, mouvant dans le temps et qui prend une grande place dans nos relations familiales. Je suis sûre que vous aussi vous reconnaissez des choses de vos (beaux-)frères et sœurs dans vos enfants, ce qui alimente encore cette relation (parfois à notre corps défendant !)

Colette : Et je pense que cette universalité du sujet abordé est renforcée par l’environnement qui accueille l’histoire de nos deux garçons, la nature, l’horizon, la petite maison chaleureuse… il y a quelque chose d’intemporel dans cet album, quelque chose de “déconnecté” de notre époque (si vous voyez ce que je veux dire !) 

Lucie : Tu as raison Colette. C’est un choix très pertinent de l’illustratrice car, comme nous le disions, la relation évolue dans le temps mais tous les frères – et sœurs – sont passés et passeront par là. J’aime aussi que cela se déroule pendant les vacances, moment où les liens se resserrent grâce au temps retrouvé et partagé.

Linda : Oui. Avez-vous aussi ressenti ce sentiment de nostalgie en observant les illustrations ?

Colette : Exactement ! Le temps partagé est un temps de jeux, de lecture, un temps de baignade, d’exploration dans la nature… Sans écrans !!! Ça m’a frappée, cette absence des écrans et par effet boomerang j’ai pris conscience de la place que les écrans avait pris dans la vie de nos enfants (et dans la nôtre aussi !) quitte à empêcher les liens de se nourrir de notre vraie présence au monde et à l’autre. 

Lucie : Oui, j’ai moi aussi ressenti cette nostalgie. Avez-vous une idée de l’origine de ce sentiment ?

Linda : C’est probablement lié à cette “déconnection” dont parle Colette. Les activités des enfants nous ramènent à notre propre enfance, nos propres activités de vacances… Et puis il y a l’absence de véhicules, cela donne aussi un sentiment de calme et de reconnection à la nature tout en nous renvoyant l’image d’un monde plus désuet.

Colette : J’ai une dernière question : est-ce que vous pensez que le genre des personnages influe sur la réception de l’album, est-ce que des sœurs pourront se reconnaître ?

Linda : Sincèrement, je ne suis pas sûre que cela soit gênant. Les enfants voient ce qu’ils veulent dans les personnages, non ? 

Colette : Je pense comme toi, c’est ce qui est beau dans le lien de fraternité, c’est vraiment un lien universel, qui n’est pas différent selon le genre. 

Lucie : Je ne pense pas que le genre influe, en revanche j’ai personnellement immédiatement pensé à ma sœur plutôt qu’à mon frère. Peut-être que l’on est plus tenté de penser à un frère ou une sœur du même sexe que soi ?

Linda : Oui, comme toi, en ramenant le sujet à mes enfants, j’y ai vu soit mes fils, soit mes filles… Mais jamais les deux.

Lucie : Peut-être parce que sinon la différence saute tellement aux yeux que l’on ne comprendrait pas l’agacement des enfants face aux réflexions des adultes ? Mais je pense que le lien fraternel parlera de toute manière à ceux qui en ont fait l’expérience.

Linda : Je ne sais pas. J’ai un.e enfant qui est souvent pris.e pour un garçon, tout en ne s’identifiant à aucun genre, et pourtant jamais je n’aurais pensé à la.le comparer à un de ses frères. Finalement ce sont les autres, ceux qui ne sont pas de la famille, qui vont se permettre des réflexions. Donc oui, j’imagine que chacun peut s’y retrouver à partir du moment où il.elle a vécu l’expérience de la fraternité que ce soit en tant que frère.sœur, ou en tant que parent.

Lucie : Concluons si vous le voulez bien avec la question traditionnelle : à qui recommanderiez-vous cet album ?

Colette : Suite à nos échanges précédents, je recommanderai ce livre à des enfants entre 5 et 10 ans. Mais comme toujours il me semble qu’adolescent.e.s ou adultes pourront y trouver leur “compte”. 

Lucie : Tout à fait d’accord avec toi. Comme on a pu le dire, cet album peut entretenir ou rappeler des souvenirs à tous ceux et celles qui ont des frères et sœurs et aux parents de fratries. Il prend aux tripes et parle directement à l’enfant en nous.

Linda : Je crois qu’il peut être intéressant de recommander cet album à des enfants encore jeunes mais suffisamment grands pour se retrouver dans les deux frères de l’histoire. Des enfants d’une même fratrie, mais aussi des parents, des adultes…

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Avez-vous lu cet album ? Vous a-t-il, comme nous, plongés dans les souvenirs de vacances de votre enfance tout en jetant un regard ému sur vos enfants ?

Lecture commune : De délicieux enfants

Comme vous avez pu le constater au travers des deux articles que nous lui avons consacrés (un entretien et une présentation des romans de notre auteure essentielle), sous le Grand Arbre nous sommes fans de l’écriture vive et pétillante de Flore Vesco. Ses thématiques et son attention à la langue nous emportent systématiquement.

Systématiquement ? Nous avons voulu le vérifier, et nous sommes donné rendez-vous pour discuter de son dernier roman, De délicieux enfants !

De délicieux enfants, Flore Vesco, L’école des loisirs, 2024.

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Héloïse : Était-ce le premier Flore Vesco que vous lisiez ? Aviez-vous des attentes particulières avant de le commencer ?

Isabelle : Pour ma part, je suis une fan de la première heure et je lis tous les romans de cette autrice. Elle pourrait revisiter l’annuaire que je serais sur les rangs ! Donc évidemment, j’ai mis cette lecture au programme des lectures familiales dès l’annonce de la parution du roman, sans même avoir besoin de lire le résumé. Donc pas d’attente particulière, j’y suis allée en toute confiance !

Lucie : J’ai découvert Flore Vesco avec L’estrange malaventure de Mirella grâce aux copinautes du Grand Arbre. Je crois qu’il ne m’en manque qu’un (celui sur Gustave Eiffel) et je les attends chaque fois avec impatience !

Héloïse : J’ai découvert Flore Vesco avec De cape et de mots (j’ai d’ailleurs beaucoup aimé l’adaptation BD), mais je n’ai pas encore lu tous ses ouvrages. Cela dit, je n’ai pas hésité une seule seconde avant de l’acheter ! Pas d’attentes particulières non, je me régale à chaque fois avec ses jeux de mots, et sa plume virevoltante.

Colette : J’avais déjà lu Louis pasteur contre loups garous (mon préféré parce que j’y ai appris beaucoup de choses scientifiques) Gustave Eiffel et les âmes de fer, D’or et d’oreillers et le flamboyant De Capes et de mots. J’adore le style de cette autrice qui ne cesse de réinventer la langue à l’aune de l’histoire des mots tout en reconstruisant des univers historiques hyper solides. Je n’avais qu’une seule attente : retrouver le plaisir incroyable de mes précédentes lectures.

Isabelle : Je te rejoins sur tout : la densité des décors historiques, son usage incroyablement créatif de la langue et la surprise, toujours au rendez-vous. Il me semble que l’une des caractéristiques les plus fascinantes de ce roman est son ambiguïté qui commence dès le titre qu’à chaud, mes moussaillons et moi n’avons pas compris pareil. Quel effet vous a-t-il fait ?

Lucie : Quand on connaît le goût pour la langue et les doubles sens de Flore Vesco, un titre pareil ne peut qu’attirer l’attention ! Surtout avec ces mains qui s’approchent subrepticement de cette jeune fille sur l’illustration ! D’un premier abord, ça pourrait presque être un titre à la Comtesse de Ségur, dans le sens « délicieux » agréables, bien élevés. Mais on ne peut ignorer le sens associé à la nourriture, synonyme de « succulent » !

Isabelle : Ha ha, tu as raison, il y avait un roman de la Comtesse de Ségur qui s’appelait Les Bons enfants ! Très drôle comme parallèle.

Héloïse : Ah le titre… Dès le début, j’ai pensé à une histoire d’ogre. Mais effectivement, ce terme de délicieux peut être compris dans tellement de sens différents !

Colette : Un monde mi cruel mi gourmand s’est ouvert à mon imaginaire dès le titre. J’ai tout de suite pensé à l’univers des contes, des ogres, des ogresses et des ogrions ! Je venais de terminer la lecture de L’Ogrelet de Suzanne Lebeau avec mes élèves de 6e alors peut-être que cela a joué sur mon horizon d’attente.

L’Ogrelet, Suzanne Lebeau, Éditions théâtrales jeunesse, 2003.

Isabelle : je suis plus naïve que vous, je n’y ai pas pensé tout de suite. Alors que pour mes moussaillons, il n’y avait pas l’ombre d’un doute, comme pour vous : les enfants allaient être dégustés.

Héloïse : En parlant de la couverture, moi c’est ce rouge qui m’avait interpellée, c’est une couleur forte, qui renvoie à beaucoup de symboles (la passion, le sang, le feu…). C’était pareil pour vous ?

Colette : j’adore cette couverture ! Je la trouve d’une puissante féminité. Il y a quelque chose de très ambigu dans le choix de la couleur et des motifs qui se dessinent à travers elle. Danger et beauté entremêlés. Vie et mort. On sent dès la couverture qu’on va toucher à un récit qui se jouera de questions existentielles.

Lucie : Bien sûr ! Cette couverture attire immédiatement l’œil. D’ailleurs on retrouve cette couleur absolument partout dans le roman. Flore Vesco s’en sert pour créer une sorte de jeu de piste très ludique. D’autant que là encore elle joue sur toutes les nuances et les tous les symboles possibles associés à cette couleur.

Isabelle : La couverture reflète toute l’ambiguïté que nous évoquions à l’instant. Elle est sensuelle et effrayante. Comme tu y fais allusion Héloïse, le rouge est la couleur de la sensualité, mais aussi celle du sang qui coule lors des meurtres mais aussi lorsque les femmes ont leurs règles, un motif récurrent que l’on trouve sous une forme symbolique dans les contes.

Séverine : Cette couverture m’a envoûtée ! Je la trouve à la fois effrayante (ces mains crochues et menaçantes) et très sensuelle, oui, effectivement. Et ces variantes de rouges m’évoquent bien les différents niveaux de lecture qu’on peut avoir : rouge sang, rouge passion, rouge du feu ardent…

Colette : C’est fou, je n’avais pas vu les mains dont vous parlez. Pour moi il s’agissait de racines d’arbre.

Héloïse : Je ne les ai pas vues au début non plus, c’est après qu’elles m’ont sauté aux yeux !

Isabelle : Ta réaction Colette le confirme : Le double-ton était donné dès la couverture ! Le roman s’ouvre sur un prologue lui aussi assez particulier : qu’avez-vous ressenti à sa lecture ?

Héloïse : Un grand « Waouh ! Ça démarre fort ! ». Flore Vesco prend dès le début le contrepied des contes, et joue avec nous, j’adore !

Séverine : je me suis demandé, sans mauvais jeu de mots, à quelle sauce nous allions être mangé.es ! Le ton est brut, sans ménagement, et je me suis vraiment projetée à la place de ces enfants qui, dans un mélange d’appréhension et de curiosité, attendent avec impatience l’histoire qui va leur être racontée. Je visualisais vraiment la scène !

Colette : Le ton particulièrement provocateur du prologue qui se joue à la fois de la figure traditionnelle de la sorcière et de celle de la grand-mère donne le ton dès les premières pages. Il va être question de Petit Poucet, de Perrault mais surtout de subversion et de transgression. On avance en territoire connu mais on sait d’avance que tout cet univers va être chamboulé.

L’une des très nombreuses versions du Petit Poucet, adapté de Charles Perrault par Marie-Hélène Delval et illustrée par Ulises Wensell, Bayard éditions, 2021.

Lucie : Il m’a fait penser à celui de D’Or et d’oreillers dans le sens où on a une narratrice (j’aime cette référence aux conteurs d’antan) qui annonce d’emblée que cette histoire sera différente des « niaiseries » habituelles et se place dans le rôle de celle qui va enfin dire la vérité sans fard. Le tour avec un franc parler et un humour (noir) très caractéristique de l’écriture de Flore Vesco.

Isabelle : c’est assez drôle la manière dont elle annonce que l’histoire ne convient pas aux « jeunes âmes », qu’il y aura des tripes, des larmes et des morts. Évidemment, dès que je leur ai lu ça, mes garçons n’ont eu qu’une envie : se jeter avidement sur la suite. Vous êtes plusieurs à avoir évoqué les contes, matériau de prédilection de Flore Vesco. Si on en croise plusieurs dans ces pages, le principal reste Le Petit Poucet. Y avez-vous tout de suite trouvé vos repères ? Pour ma part, je n’ai pas trouvé cela évident tant l’histoire est racontée différemment et je me retrouve dans l’idée exprimée par Colette que cet univers a été “chamboulé”. Est-ce que vous auriez envie de parler des procédés utilisés par l’autrice et de la manière dont ils ont influencé votre lecture ?

Colette : L’un des procédés que j’ai trouvés le plus efficace est l’organisation en texte choral de la narration. En effet, on ne s’attend pas du tout à entendre la voix du père, de la mère et surtout des six enfants, qui sont comme invisibilisés dans le conte de Perrault. Même si cette structure m’a rappelé L’enfant océan de Jean-Claude Mourlevat qui reprend lui aussi le conte du Petit Poucet, le génie de Flore Vesco est de garder le cadre temporel imprécis propre au conte tout en y introduisant une véritable dynamique romanesque. On est vraiment toujours à la limite de ces deux genres dans ce récit, encore plus me semble-t-il que dans ses autres romans inspirés par l’univers des contes.

L’enfant Océan, Jean-Claude Mourlevat, Pocket jeunesse, 2010.

Isabelle : Là-dessus, j’ai trouvé que De délicieux enfants se démarquait. L’estrange Malaventure de Mirella nous entraînait dans les recoins les plus sombres du Saint empire romain germanique, D’or et d’oreillers dans l’Angleterre victorienne. Ici, comme tu le dis, on reste plus proche du registre intemporel des contes. Je me suis demandé si j’avais affaire à une famille survivaliste qui vivrait en marge de la société, mais non, nous sommes dans une forêt de contes et il y a peu de références qui nous permettraient de nous orienter.

Lucie : On retrouve la cabane dans les bois, les parents, les sept enfants dont le dernier un peu à part… J’ai donc retrouvé certains marqueurs mais j’ai été très surprise (et enchantée) par le virage pris par l’auteure. Elle bouscule les attentes du lecteur, c’est assez jouissif ! Je rejoins Colette, la multiplicité des narrateurs est vraiment un ressort intéressant de ce point de vue là. Comme toi Isabelle je me suis demandé dans quel contexte historique se tenait cette histoire. Il m’a d’ailleurs fortement évoqué le film Le Village dans la volonté de s’exclure de la société. (et la couleur rouge a aussi un rôle spécifique dans ce film !) Mais cela ne m’a pas gênée outre mesure.

Héloïse : Je suis d’accord avec vous, cette narration à plusieurs voix est très intéressante. On a bien une famille avec sept enfants au départ, mais justement, on se rend vite compte que cette famille diffère de celle du Petit Poucet. On est en pleine forêt, toute la famille a faim mais … Dès le début, on comprend que ce père n’abandonnera jamais ses enfants. C’est difficile d’en dire plus sans trop en dévoiler non plus !

Colette : oui Héloïse, je te rejoins, difficile d’en dire plus mais le ressort le plus intéressant est quand même la méga-giga-surprise qui nous attend quand on vient frapper à la porte de nos protagonistes !

Héloïse : Mais oui, je ne m’y attendais pas du tout ! Et c’est aussi ce qui fait le charme de cet ouvrage, je me suis totalement laissée « embarquer » dans des situations que je n’avais pas vues venir.

Isabelle : Vous vous en sortez très bien pour parler du roman sans dévoiler ce qui serait dommage ! Je trouve qu’un autre aspect déstabilisant, c’est la détermination avec laquelle le roman met en lumière ce qu’on n’a pas l’habitude de voir en littérature (jeunesse ou pas). Les choses les moins ragoûtantes, les plus pulsionnelles, effrayantes ou jouissives. Les corps.

Colette : Carrément ! C’est en quoi j’ai trouvé ce récit tellement moderne et tellement féministe ! Les corps, les désirs, les plaisirs sont au cœur de la rencontre. Sur ce point là, il y a des liens avec les thématiques explorées dans D’or et d’oreillers mais finalement d’une manière plus essentielle, plus “primitive”.

Isabelle : Tu parles des plaisirs et de la sensualité mais il est aussi question de corps qui ploient, se déchirent, allaitent, restent mutilés par les épreuves de la vie. Il est aussi et surtout question de faim dans ces pages, un sujet qui, s’il est courant dans les contes traditionnels, n’est pas abordé si souvent de nos jours en littérature jeunesse.

Lucie : Nous sommes conviés dans une famille qui aime manger, les corps sont libres, forts. De bons vivants qui parlent sans tabou des fluides naturels et corporels mais aussi des envies, des besoins et des pulsions. Je trouve que cela correspond parfaitement à leur rapport à la nature qui les entoure. C’est très sain !

Isabelle : Tout de même, je ne dirais pas “de bons vivants”. Ils meurent presque de faim !

Héloïse : Oui, et puis notre protagoniste est adolescent. Le corps, ses changements, la découverte des désirs, l’éveil à la sensualité, c’est un cap de cette période.

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Un bonus pour celles et ceux qui ont DÉJÀ lu le roman. Pour les autres, revenez après l’avoir dévoré : attention spoilers !

Isabelle : Le récit prend une autre tournure au moment où l’on découvre que les sept enfants dont on parle sont des filles. Des filles mais qui ont grandi en marge de la société et se sont développées à leur guise, libres de toute attente sociale : c’est quand même génial, non, cette expérience de pensée qui imagine ce que deviendraient des jeunes filles élevées à la sauvage, loin de tous les carcans genrés ?

Héloïse : Oui c’est une question que j’avais mis de côté sans savoir si on pouvait en parler, c’est quand même une des “révélations” du roman.

Lucie : Il aurait vraiment été dommage de ne pas aborder ce sujet. Il se trouve que j’ai lu un certain nombre de romans qui jouent sur le genre des personnages récemment, et je trouve qu’ici c’est non seulement très bien fait en surtout extrêmement pertinent. Et oui Isabelle ! Ce qui est génial c’est qu’elles se comportent donc sans se conformer à un quelconque rôle et que, spontanément, le lecteur pense avoir affaire à des garçons. Non seulement parce que les marqueurs du Petit Poucet sont présents mais aussi parce qu’elles chassent, coupent du bois… Rôles traditionnellement associés aux garçons. Et le lecteur d’être pris au piège des stéréotypes !

Colette : c’est difficile en effet de ne pas aborder cette manipulation de l’autrice car la majorité du texte va s’intéresser à la question du genre me semble-t-il. Toute l’épaisseur de la réécriture du conte repose sur cette “inversion” des genres des personnages principaux. Et comme toi Lucie, j’ai trouvé qu’ici cela faisait le sel même de la narration alors que par exemple dans Sous ta peau le feu de Séverine Vidal où l’autrice joue aussi sur l’effet révélation du genre de son personnage principal au milieu du livre, c’était un “prétexte” pour aborder la question de la sexualité alors qu’ici cette inversion permet d’aborder toutes les questions d’éducation liées au genre.

Lucie : Justement, avez-vous remarqué à quel moment nous prenons connaissance du sexe des « enfants » ?

Colette : C’est au moment où on vient frapper à leur porte ! Quelle judicieuse trouvaille qui joue encore une fois avec le conte tout en le détournant puissance 1000.

Isabelle : C’est vrai que c’est assez génial parce qu’à ce moment-là, on réalise qu’on est bien dans le conte qu’on connaît, mais pas du tout là où on croyait !

Colette : Et d’ailleurs, c’est là où j’ai commencé à avoir peur pour nos héroïnes… car justement du coup je m’y étais attachée et je savais ce qui allait leur arriver ! Malheur ! Mais en même temps, je goûtais avec délice aux manipulations de l’autrice en me demandant où elle pouvait bien vouloir nous amener !

Héloïse : Oui, c’est un regard masculin qui va nous dévoiler cette surprise. Un regard qui juge, qui condamne cette liberté.

Colette : C’est très intéressant que tu parles de regard masculin Héloïse, j’entendais encore ce matin Iris Brey spécialiste du female gaze (et donc du male gaze) en parlait pour ce qui concerne le cinéma et les séries mais tu as raison, ici aussi c’est le même procédé : avec l’irruption du masculin, le jugement débarque !

Héloïse : Oui, c’est là que l’on quitte “l’innocence” pour notre famille. Les enfants sont confrontés aux stéréotypes, à un regard malsain, qui veut tout régenter, contrôler…

Lucie : En effet, c’est le regard masculin qui révèle le sexe des filles, par contraste. Avant de rencontrer ces garçons, ce sont des enfants. Rencontrer ces enfants différents d’elles leur fait prendre conscience de leur sexe, et changer totalement de comportement. C’est un peu ce que je voulais dire quand je parlais de « s’exclure de la société » : les parents ont voulu préserver leurs enfants des préjugés en les isolant, mais la société frappe à leur porte (au sens propre) et les ennuis arrivent ! Puisque nous avons décidé de parler des filles, nous pouvons aborder la couleur rouge des règles, peu présentes en littérature jeunesse. Qu’en avez-vous pensé ?

Isabelle : J’avoue que je n’ai pas trop compris pourquoi les règles jouaient un rôle aussi important dans l’histoire. Mais j’imagine que c’est une sorte de symbole de l’âge de l’adolescence qui va de pair avec la fin de certaines illusions, la naissance de désirs et l’envie de s’émanciper.

Colette : C’est aussi une question qui permet de distinguer Tipou de ses sœurs, tout en symbolisant comme vous l’avez souligné ces deux âges de la vie que sont l’enfance et l’adolescence. Et avec l’adolescence, ce nouveau rapport à l’autre, à celui qu’on désire, dont on se montre curieuse, curieux.

Héloïse : Les règles sont aussi parfois mentionnées comme symbole de la puissance féminine.

Lucie : Je l’ai aussi pris comme une entrée dans l’adolescence et donc dans la séduction et le désir dont vous avez déjà parlé. Question essentielle s’il en est au vu de la suite des péripéties ! Pour une fois les héros de contes ne sont pas asexués (même si nombre de contes parlent en réalité de sexualité de manière détournée). Tu as raison Héloïse ! Et cette puissance prend tout son sens quand on comprend finalement qui est réellement cette famille.

Héloïse : oui, et avec la rencontre avec la marraine…

Lucie : J’ai trouvé ce personnage de marraine particulièrement intéressant (et peut-être même sous exploité, j’aurais aimé en savoir plus sur ses motivations). Avez-vous envie de parler de ce personnage ?

Colette : Personnellement, c’est le personnage qui m’a laissé le plus incrédule… Je n’ai pas bien compris son rôle dans l’histoire – car là par contre on s’éloigne clairement du Petit Poucet. Mais je suis curieuse de découvrir vos analyses !

Isabelle : Tout comme toi, Colette.

Héloïse : oui, là on trouve des références à Hansel et Gretel et au Chat Botté… Elle a un côté sorcière toute-puissante, bienfaitrice mais aussi dangereuse.

L’une des tout aussi nombreuses versions de Hansel et Gretel, Jacob et Wilhelm Grimm illustré par Anthony Brown, L’école des loisirs, 2001.

Isabelle : Effectivement, elle tient plus de la sorcière que de la marraine la bonne fée. Mais je n’ai pas trop compris ses motivations.

Lucie : Voilà, j’aurais aimé mieux la comprendre. Comme Héloïse, j’ai tout de suite pensé à la sorcière d’Hansel et Gretel. Mais il me semble que le personnage fait sens avec le discours féministe (la figure de la sorcière a le vent en poupe). A vrai dire, je me suis immédiatement demandé si elle n’était pas la narratrice du prologue. Elle a un côté marionnettiste avec des buts obscurs mais qui paraissent essentiels à ses yeux. Elle est cruelle mais pousse les gens à réaliser leur destinée.

Héloïse : Pour moi c’est la même personne.

Isabelle : Mais oui, pour moi aussi, c’est bien elle. On comprend à la fin du roman comment la cicatrice mentionnée dans le prologue s’est formée.

Héloïse : C’est cela, avec l’épilogue, la boucle est bouclée.

Lucie : Parmi la quantité d’éléments traditionnels du conte que Flore Vesco bouscule, il y a aussi la place laissée aux parents. Habituellement absents voire atroces, ils sont ici attentifs et aimants. Pour être honnête je crois que ce sont mes personnages préférés. Ont-ils réussi à vous séduire vous aussi ?

Colette : J’ai été particulièrement sensible au discours sur l’éducation. Deux systèmes s’opposent dans ce récit : celui de la famille de Poucet, ancré dans la société, avec toutes ces étiquettes qui vous empêchent d’être vous-mêmes, et celui de la famille de Tipou, qui vous accueille exactement comme vous êtes et devenez. C’est une sacrée critique de notre société que l’on peut donc lire en filigrane car qui ose vraiment éduquer ses enfants en marge des codes, des règles, des stéréotypes, de genre, entre autres ? Et ne finit-on pas par le payer quand on a l’audace d’essayer ? Ce que j’ai trouvé chouette aussi avec la figure des parents c’est de découvrir leur passé, leur histoire au fil du récit, par bribes, ce qui leur donne une épaisseur inattendue par rapport au conte dans lequel les personnages sont tellement manichéens.

Isabelle : C’est vrai que ces personnages de parents sont inattendus, tu as raison d’en parler Lucie. Les rôles de parents et d’ogres se brouillent. Mais comme, contrairement à d’habitude, on entend leur voix, leurs doutes, leurs difficultés, ils restent très humains et on s’attache fort à eux. C’est un peu l’antipode des adultes des contes qui sont souvent monstrueux.

Colette : J’ai aussi particulièrement aimé le lien entre les sœurs et comment l’autrice nous montre à la fois comment ce lien s’est élaboré et comment – avec l’intrusion du masculin – il se défait… Et vous qu’en pensez-vous ?

Isabelle : Leur narration à la deuxième personne du pluriel donne l’impression qu’elles fusionnent. Elles sont presque indissociables, se confondent, agissent de concert comme un tout organique… jusqu’à un certain point où cette belle unité se fissure, effectivement, suite à l’intrusion des garçons qui leur donnent envie de se distinguer et de s’approprier l’un de ces hommes en devenir.

Héloïse : Oui, la concurrence apparaît alors qu’elles étaient unies auparavant. L’individualité. presque de l’individualisme. L’arrivée des garçons, c’est vraiment le moment où, malgré toutes les difficultés rencontrées auparavant, l’harmonie est brisée. L’entrée du loup dans la bergerie.

Lucie : Pourtant, dans un conte “normal”, un nombre égal de filles et de garçons cela ne crée pas de tensions ! Je pense au Bal des douze princesses par exemple. C’est vraiment le regard – et plus encore le comportement extrêmement macho – des garçons qui fait monter les rivalités. Pour ma part, la fusion des filles aînées par binômes m’a semblé un peu facile. Cela crée deux blocs : Tipou et ses sœurs, qui ne sont pas forcément très sympas avec elle d’ailleurs… La sororité en prend un coup, même avant l’arrivée des garçons.

Héloïse : Tu as raison Lucie, Tipou à une place à part des autres sœurs. Mais elles-mêmes le disent, malgré sa différence, elles l’aiment.

Isabelle : Un pari sur le prochain conte que Flore Vesco fera passer à la casserole ?

Héloïse : aucune idée ! Mais je serai au rendez-vous pour le lire 🙂

Lucie : Moi je verrai bien quelque chose d’hivernal avec une couverture dans les tons blancs. Revenir sur La Reine des Neiges (pas mal cruelle elle aussi) après le carton de Disney (qui l’a bien trahi) pourrait être sympa ! Pourquoi pas mixé avec la Dame hiver, que j’aime beaucoup, ce serait génial.

Colette : pour sûr, ce sera un conte où les femmes seront à l’honneur !

Isabelle : Moi ça fait des années que je rêve de la voir revisiter Les habits neufs de l’empereur. Ça m’irait aussi très bien si elle décide de faire du petit garçon une fille, ou même de l’empereur une impératrice !

Lucie : Oh, celui-ci aussi est génial sur les faux-semblants et le poids du regard !

Isabelle : Pour finir sur notre question traditionnelle : à qui auriez-vous envie de faire découvrir ce roman ?

Lucie : Je le recommanderai plutôt à un public averti car il faut vraiment avoir les références aux contes pour l’apprécier, et aussi accepter d’être bousculé par les éléments un peu triviaux dont nous avons parlé. Cela peut gêner certains lecteurs. Mais ce serait dommage de s’arrêter à cela car le ton, l’humour et le discours sont vraiment brillants !

Colette : Je ne pense pas que l’autrice vise le même lectorat que celui du Petit Poucet. Moi qui venais de le lire à mes élèves de 6e, je ne leur aurais pas du tout proposé cette réécriture ! Par contre, je me vois bien le lire ou le suggérer à mon fils aîné de 15 ans. Et je le conseille sans hésiter à toutes mes copines, sorcières, fées-marraines, marabouteuses et elfes de forêt ! C’est une ode à la sororité ce bouquin, et à l’indépendance, l’émancipation, la liberté.

Héloïse : Effectivement, je pense que pour mieux le savourer, il faut avoir quelques notions de contes. Je le conseillerai à un public adolescent, dès 14-15 ans, et aux plus grands bien sûr !

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Et vous, avez-vous lu ce nouveau roman de Flore Vesco ? Dans le cas contraire, avons-nous réussi à vous donner envie de le découvrir ?

Vous pouvez aussi retrouver l’interview que Flore Vesco nous avait accordée et l’article où nous avons présenté nos titres préférés.

Lecture commune : Nous traverserons des orages, de Anne-Laure Bondoux

Anne-Laure Bondoux est presque déjà une autrice classique en littérature jeunesse et ado. Lorsque son tout nouveau roman, Nous traverserons des orages, a reçu la pépite d’or du salon de Montreuil, nous avons eu envie non seulement de le lire mais de partager nos impressions ! Nous voilà donc dans la ferme des Chaumes, logis de la famille Balaguère qui porte mal son nom. Avec ses générations successives, nous allons traverser plus d’un siècle d’histoire, de 1914 à nos jours. Les pages se tournent, les temps changent avec les générations, mais la ferme des Chaumes est comme immuable et les Balaguère restent hantés par les mêmes démons : les chimères et l’abandon, les non-dits et la violence. Lecture commune !

Anne-Laure Bondoux lors d’une rencontre-dédicace à l’occasion de la sortie de son roman

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Isabelle : Avant d’entrer dans le vif du sujet : aviez-vous déjà lu Anne-Laure Bondoux ? Sur quel registre la connaissiez-vous ? Le nom de l’autrice a-t-il joué un rôle dans votre envie de lire ce roman ?

Liraloin : Je connais cette autrice depuis un moment, mes collègues m’en parlaient souvent et il y a quelques années (environ 12 ans maintenant) j’ai lu ses romans. J’ai eu un véritable coup de cœur pour Tant que nous sommes vivants. En plus, l’autrice a été invitée dans une librairie de Toulon ! Quelle opportunité de pouvoir l’écouter parler de son livre et d’échanger (un peu) avec elle.

Lucie : Moi aussi, j’ai déjà lu plusieurs des romans d’Anne-Laure Bondoux (Tant que nous sommes vivants m’avait particulièrement plu aussi) et c’est une auteure que je suis avec plaisir.

Héloïse : Oui, j’avais déjà lu plusieurs romans d’Anne-Laure Bondoux, et j’avais particulièrement aimé L’aube sera grandiose, qui m’avait marqué à l’époque.

Linda : Je pensais ne pas l’avoir lu avant de retrouver dans mes archives un petit retour sur L’aube sera grandiose dont je ne garde absolument aucun souvenirs. Au vu de mes notes, cela ne m’avait pas vraiment plu et je ne comprenais pas l’engouement autour de ce roman à côté duquel j’étais passée. C’est la couverture qui m’a en premier lieu attirée ici, elle dégage une certaine sérénité avec son paysage campagnard et l’immensité de ce ciel si bleu.

Isabelle : Moi aussi, c’est l’un de ses textes que j’avais vraiment aimés ! On pourrait faire des parallèles avec celui dont il est question ce soir, on y reviendra peut-être ! Après, pour moi, ce n’est pas que le nom de l’autrice qui a piqué la curiosité mais aussi la pépite décernée à ce roman à Montreuil.

Héloïse: J’avoue que cela m’a donné envie de le lire encore plus rapidement aussi.

Lucie : Oui, ce prix est tout de même gage de qualité !

« Entre ces deux époques, tu verras vivre ici quatre générations d’une famille tourmentée par des secrets et hantée par des morts sans sépulture.
Entre ces deux époques, nous traverserons des « orages. Tu verras se répéter des conflits, des accidents, des abandons et des coups de couteau. Tu verras changer les saisons, les habitudes, les lois et les gouvernements. Tu assisteras plusieurs fois à la fin du monde et au début d’un autre. »

Isabelle : Ce livre s’ouvre sur un prologue qui offre en quelque sorte un écrin au récit qui va suivre. Qu’en avez-vous tiré ? En avez-vous immédiatement saisi toutes les dimensions ou êtes-vous retournées le lire plus tard, voire à la fin du roman ?

Héloïse : Le prologue m’a particulièrement intriguée, mais oui, je n’en ai saisi toute la richesse qu’à la fin…

Lucie : Le tutoiement en début de roman m’a interpellée. Je me suis tout d’abord demandé qui était Saule pour complètement l’oublier jusqu’à la fin du roman. Donc, non, je n’avais pas du tout anticipé toutes les dimensions du roman et oui, je suis retournée lire ce prologue une fois ma lecture achevée.

Isabelle : Moi pareil ! Je l’ai lu sans tout comprendre, puis j’y suis revenue plus tard et j’ai réalisé tout ce qu’il livre sur ce qui va suivre. C’est un roman qui va parler d’histoire avec un petit « h » quand il s’agit de la famille Balaguère et d’un grand « H » puisque l’on va remonter tout le vingtième siècle. Le cadre du récit est posé, la ferme des Chaumes. Mais c’est aussi un récit adressé à quelqu’un qui s’appelle Saule, dans un but bien précis : déjouer ce qui pourrait être perçu comme une malédiction qui se répète depuis déjà trop de générations. Et ce, par le pouvoir des mots.

Liraloin : C’est assez étrange comme sentiment car ce prologue peut être interprété comme un testament et en même temps il y a cette lueur d’espoir qui réside dans la transmission. Le retrouver à la fin, quand la boucle est bouclée, est un soulagement.

Linda : Comme Lucie c’est le tutoiement qui m’a interpellée au début. Je n’ai pas forcément saisie tout ce que ce prologue voulait nous dire, forcément, mais quand on arrive au bout du récit, on comprend combien l’auteure nous avait déjà préparé, tout comme Saule, à ce qui allait suivre, à ce qui nous serait raconté.

« Seul dans la chaleur de juillet, Marty traverse la cour de la ferme. L’après-midi tire à sa fin, et pas un souffle d’air sur les Chaumes. On entend bourdonner les mouches, tinter les cloches des vaches dans le champ d’à côté, le grincement d’une poulie quelque part, et le cœur de Marty qui tape dans sa poitrine. »

Isabelle : Ensuite, énorme bond dans le temps, n’est-ce pas ? Quelqu’un a-t-elle envie de raconter un peu comme elle s’est immergée dans l’histoire des Balaguère ?

Héloïse : J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en commençant ce roman. Il y a un côté tragédie grecque dans cette fatalité, cette famille maudite et cette violence qui règne… et en même temps, sans réellement s’attacher aux personnages, on a envie de savoir où tout cela va mener ! Le mélange histoire familiale et “grande” Histoire est savamment dosé. C’est un récit puissant, qui met du temps à se construire, et qui est tellement riche !

Lucie : Je me suis laissée emporter dans la famille Balaguère, sans me poser de questions. J’ai d’ailleurs été surprise de lire ce roman aussi vite. Vu le nombre de pages et sa forte teneur en intensité et en tragédies, je pensais que cette lecture me prendrait plus de temps. Mais il faut dire que comme Héloïse j’ai beaucoup apprécié le mélange entre la « petite » et la grande histoire.

Linda : En effet, le roman se lit d’une traite, assez facilement malgré sa densité qui tient certes dans le nombre de pages mais aussi dans son contenu car on y balaie l’Histoire de 1914 à aujourd’hui ce qui représente tellement… Et comme vous le dites, ce mélange entre la petite et la grande histoire font la richesse du récit. C’est en tout cas un aspect que j’ai vraiment apprécié en ce qui me concerne.

Liraloin : Et oui 1914 ! on se dit que l’Histoire va être très présente dans ce roman. Je ne sais pas mais j’ai beaucoup pensé à ma mère car elle adore Pierre Lemaître et je me suis dit « en voilà un roman qui traite de la saga familiale à travers le temps. » C’est venu de suite et ne m’a pas quitté toute le long de ma lecture, spectatrice de drames vécus par une famille un jour en France.

Isabelle : C’est drôle que tu parles de Pierre Lemaître, j’ai aussi pensé à cet auteur. À Ken Follett, aussi, qui tisse comme ça des sagas historiques à partir de la perspectives de plusieurs membres d’une famille.

Liraloin : Pour ma part et on en avait un peu parlé avec Linda, j’ai trouvé que le ton était distant comme si A-L Bondoux relatait des faits et bien évidemment avec cette immersion qu’on lui connaît. Une saga familiale c’est tout de même un autre genre très différent de ses autres romans même si avec l’Aube sera grandiose nous avons été accompagnées par une mère et sa fille.

Isabelle : C’est intéressant que tu parles de L’aube sera grandiose parce que pour ma part, j’ai fait pas mal de parallèles. Dans les deux cas, on a une histoire familiale avec un enjeu d’arriver à dire à la génération suivante ce qui s’est passé pour sortir d’un schéma. Ici, c’est une transmission père-fils (sur plusieurs générations), dans L’aube sera grandiose, c’est une transmission mère-fille. Quoi qu’il en soit, et j’ai l’impression que ça a été pareil pour toi, je ne me suis pas tout de suite sentie à l’aise. J’étais un peu perturbée qu’on soit en 1914 mais que le récit soit rédigé au présent. J’avais du mal à trouver mes repères, les lampions et les musettes, la chanson Viens poupoule chantée par Anzême à Clairette, tout ça ne me parlait pas du tout. Et j’ai eu du mal à m’identifier aux personnages, au départ la perspective de Marty est très importante et ce personnage simple d’esprit est vraiment difficile à cerner.

Lucie : C’est vrai, Marty est un personnage très particulier. Et dans le même temps, ce côté « au bord de l’abîme » met une tension immédiate, on sent un drame arriver sans savoir vraiment ce qui va survenir.

Liraloin : Complétement d’accord avec vous, ce personnage met le/la lectrice/lecteur mal à l’aise (mon fils me disait mais il est vraiment bizarre lui…)

Linda : C’est clairement le personnage qui m’a le plus dérangé dans le récit. Dès le départ il met mal à l’aise et semble n’exister que pour nous préparer aux drames qui vont suivre.

Isabelle : Justement, à propos de Marty, il faut bien qu’on en parle, je pense, il y a cette scène qui pourrait être un viol mais qui ne dit pas son nom. Comment l’avez-vous perçue ?

Liraloin : C’est terrible car on sait et cela dès le début qu’un malheur va arriver. Le départ d’Anzême n’est qu’un prétexte pour que ce personnage se laisse complètement aller. Clairette n’est plus « protégée » donc elle n’est plus « respectable ». 

Isabelle : Ça t’a paru clair, le fait que c’est un viol qui se produit ? Moi ça m’a mise très mal à l’aise que les choses soient décrites mais de manière ambiguë, sans dire les choses (ça a fait partie de ma perplexité, voire de mon malaise au début de ce roman). 

Liraloin : je pense que l’autrice a voulu justement créer ce malaise car à cette époque on ne dit pas les choses.

Isabelle : Pour aller dans ton sens, je me suis dit ensuite qu’il s’agissait bien d’un viol mais que dans cette narration très ancrée dans le présent de l’époque et la perspective des personnages, Anne-Laure Bondoux avait restitué un viol comme on l’aurait fait à l’époque. Sans le nommer.

Linda : Même s’il n’est pas nommé, l’acte est clairement un viol et il est décrit comme tel puisque Marty dit bien que son frère lui a dit que ce qui est à l’un est à l’autre. Il s’approprie donc sa femme sans se poser de question, laissant juste son désir prendre le dessus, s’imposant à Clairette qui finit par accepter l’inacceptable, impuissante devant ce monstre qui croit avoir trouvé le paradis entre ses bras…

Lucie : Cette scène m’a mise mal à l’aise, parce que Clairette ne semble pas consentante au début. Mais il n’y a pas de violence à proprement parler et j’ai eu l’impression qu’elle se laissait faire, un peu comme si elle était consciente de l’effet qu’elle faisait à Marty et qu’elle lui permettait d’assouvir une pulsion longtemps réfrénée. La promiscuité décrite (Marty entend son frère et sa femme faire l’amour dans la chambre à côté de la sienne) est assez malsaine elle aussi. Toute cette partie m’a semblé être une cocotte-minute prête à exploser, et finalement cette action va modifier un équilibre qui était extrêmement précaire.

Isabelle : Pour moi il y a violence, mais elle est restituée du point de vue de Marty, donc d’une manière biaisée: il est écrit : « Il ne reste que le désir de Marty, cette flamme dévorante qui l’aveugle et qui pousse Clairette, une main sur la bouche, vers le foin de la grange. » Et plus loin « ce corps qui a cessé de résister et qui s’offre désormais à ses caresses, sans un mot, sans un bruit. »

Héloïse : Moi aussi, cette scène m’a mise mal à l’aise. Et justement, cette phrase, « ce corps qui a cessé de résister » … On comprend bien que c’est un viol. On sent le drame arriver, et c’est horrible d’y assister, on ressent de l’impuissance, comme une résignation de la part de Clairette, on voit à quel point les femmes étaient impuissantes à l’époque.

Lucie : C’est effectivement le point de vue d’un homme porté sur l’action d’un homme, ce qui modifie certainement le ressenti du personnage. Mais ensuite, ces rapports deviennent récurrents et je n’ai pas eu l’impression qu’ils pesaient à Clairette. (Peut-être est-ce dû au fait que ma lecture commence à remonter un peu ?) Le côté « nature » de l’affaire : “j’ai des besoins, toi aussi, assouvissions les ensemble” a pris le dessus pour moi. 

« Car il n’y a pas de super-héros dans notre histoire. Seulement des hommes blessés par la violence du monde et qui, incapables d’exprimer ce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, se taisent et exercent la violence à leur tour, comme enfermés dans une malédiction. »

Isabelle : Ça ne va pas être facile de rendre compte d’un roman aussi riche en quelques mots et sans trop en dire, peut-être pourrions nous aborder cette matière en parlant de la manière dont il est écrit ? Au début, on est plongé dans le vif du sujet, puis on se rend compte que le récit suit une certaine trame. Laquelle ?

Liraloin : La trame est un parti pris pour que l’Histoire, qui a toujours son mot à dire, vienne se mêler aux personnages fictifs. En réalité pas si fictifs que ça car les malheurs vécus par les Balaguère existent. C’est tout cette finesse d’écriture qui est appréciable !

Lucie : La trame est clairement chronologique, et d’ailleurs Anne-Laure Bondoux fait des intermèdes pour résumer ce qui a pu se passer entre certains événements touchant la famille Balaguère. C’est précisément ce qui m’a intéressée : elle ne prend pas clairement le parti de la transmission de la violence, celle-ci peut aussi venir de la société et des drames vécus par les hommes de ces générations.

Héloïse : Oui, chaque personnage est « ancré » dans une époque, vit des événements de la grande Histoire, y participe, contraint et forcé. Et ces évènements vont les marquer, et marquer indirectement les générations suivantes. On perçoit bien l’horreur de la guerre et les séquelles indélébiles qu’elle laisse. 

Linda : Oui, comme le dit Lucie, Anne-Laure Bondoux ne prend pas parti de la transmission de la violence. J’y ai plutôt perçu un questionnement sur son origine entre inné ou acquis. Et si on perçoit parfois que la violence est présente en nous, elle interroge son expression au regard de nos actions mais surtout de notre vécu. Les guerres et autres combats sociétaux impactent fortement chacun d’entre eux, d’entre nous.

Isabelle : Je me retrouve dans ce que vous dites : aucun des Balaguère (ce nom !) n’est une personne foncièrement mauvaise ou violente à la base mais chaque génération va se retrouver prise en étau dans un climat de violence structurelle.

Liraloin : Exactement ! Et les dégâts subis à cause des guerres mondiales sont considérables.

Lucie : Je me suis d’ailleurs demandé si vous aviez un personnage préféré parmi tous ceux que nous croisons dans cette fresque ?

Héloïse : Je n’ai pas vraiment de personnage préféré, mais Aloès m’a touchée. Olivier aussi d’ailleurs. C’est étrange, mais plus j’entrais dans ma lecture, et plus les personnages me touchaient.

Liraloin : J’ai été moi aussi beaucoup marquée par le personnage d’Aloès. Cette sensibilité juste après les ravages des deux guerres ! Et pourtant rien n’est facile pour lui car il est impacté également par un autre conflit…

Isabelle : Comme vous, je pense spontanément à Aloès. Mais je pense que c’est son fils Olivier qui m’a finalement le plus touchée. Comme pour Héloïse, les émotions sont allées croissantes au fil des pages, comme si je parvenais mieux à m’identifier à des personnages avec qui je partage des souvenirs – et peut-être aussi dont je pouvais palper l’histoire familiale.

Linda : Aloès bien sûr, mais surtout Olivier. Comme vous, plus on se rapproche de notre époque, plus il m’a été facile de m’identifier et de me sentir proche des personnages. Ce qui me fait penser que j’aurais probablement aimé Saule…

Liraloin : Oui je crois que c’est aussi parce que leurs maux sont plus proches de notre société actuelle, je sais pas …

Héloïse : C’est probable ! 

Lucie : J’avais oublié le nom de Clairette, les personnages qui vous ont le plus touchées sont des hommes, et ça me semble assez symptomatique : les femmes sont très en retrait de l’histoire. Cela vous a-t-il gênées ?

Liraloin : Oui et non. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi. Par la force des choses elles se taisent mais prennent une place importante comme Gaby qui finalement s’écoute et ne peut que se résigner à une vie à la campagne.

Héloïse : Je me suis fait la même réflexion que toi Lucie, et puis j’ai réalisé qu’indirectement, elles jouaient un rôle aussi… Je pense à Christiane notamment.

Isabelle : Elles sont même souvent au centre des pensées des protagonistes masculins ! En fait, le récit est centré sur une lignée masculine mais ça n’empêche pas qu’il y ait de beaux personnages de femmes, celui de la petite sœur d’Ariane et celui de la mère d’Olivier qui cherche à toutes forces à s’émanciper à une époque qui n’est pas encore prête.

Linda : Je rejoins les autres. Les femmes ont clairement un rôle à jouer et sont au cœur de l’histoire. Elles portent en elle la force qui parfois fait défaut aux hommes, supportant leurs violence, portant leurs erreurs, leurs secrets… mais pas comme un fardeau, plutôt comme l’espoir d’un avenir meilleur pour elles toutes.

Lucie : La famille Balaguère a pour tradition de donner à ses garçon des prénoms d’arbres. Que vous a inspiré cette idée ?

Liraloin : Intéressante question ! le choix des noms d’arbres. Chaque homme est racine en cette terre des Chaumes, comme si il devait y revenir ! 

Isabelle : ça m’a intriguée les noms d’arbre comme prénoms mais je n’ai pas trop su quoi en faire. C’était l’un des nombreux fils conducteurs de cette histoire familiale, l’une des choses qui se répètent.

Héloïse : les noms d’arbres comme symboles de vie ? Ou plutôt un symbole de l’enracinement, nos racines qui nous construisent ?

Lucie : Je pensais à l’enracinement moi aussi. Que ce soit positif dans le sens savoir d’où l’on vient, à la pérennité, mais aussi l’aspect négatif qui donne l’impression de ne pas pouvoir se défaire de ce que l’on nous a transmis.

Linda : Oui c’est clairement signe de l’enracinement !

Isabelle : Mais oui, vous avez raison !

Isabelle : Je ne sais pas comment ça a été pour vous, mais pour ma part, une fois passée ma perplexité initiale, j’ai dévoré ce livre en quelques heures. Avez-vous aussi trouvé que c’était un livre qui se lisait d’un trait ? Qu’est-ce qui met sous tension cette histoire ?

Liraloin : On ne peut pas lâcher ce roman, j’ai été complètement absorbée par cette histoire, quelle drôle d’impression ! Cette tension vient des personnages masculins essentiellement, on se demande : « Mince !! Il y en a au moins un qui va s’en sortir ? » Attention je ne cherchais pas le happy end mais un apaisement.

Héloïse : Oui, c’est très un roman très addictif ! Une fois passé le malaise initial, difficile de le lâcher. Pour ma part, j’avais hâte de savoir comment cette histoire allait se terminer, et oui, j’espérais une fin pas trop malheureuse !

Linda : C’est un roman très facile à lire, très addictif, une fois passée la situation initiale avec Marty… C’est ce qu’on disait plus haut, la narration est intéressante et bien construite. J’y trouve même une certaine harmonie dans le rythme répétitif des événements que vivent les personnages, à grande échelle ou à un niveau plus personnel.

Lucie : En effet, moi aussi j’ai été vraiment surprise de le lire si vite. Une fois le malaise de la situation triangulaire Anzême-Clairette-Marty passé, je pense que comme on rencontre les personnages enfants et que l’on sait des choses qu’ils ne savent pas mais qui peuvent avoir des conséquences sur leur avenir, on a envie de les accompagner et de découvrir de quelle manière ils vont se dépêtrer (ou pas) de la situation. Comme Liraloin j’avais vraiment envie de tomber sur celui qui parviendrait à mettre un terme à cette violence.

Isabelle : C’est vrai que l’on entre dans l’existence de chacun, ses soucis, ses inquiétudes, sa quête de bonheur, les difficultés qui se posent, c’est très prenant. Mais il y a aussi, au fur et à mesure, que l’on approche du moment où le récit sera bouclé, les questions sur qui raconte cette histoire, à qui et pourquoi.

« En ce milieu des années soixante, alors que le président John F. Kennedy s’est fait assassiner, que les États-Unis commencent à bombarder le Vietnam, que des scientifiques évaluent les effets bénéfiques du LSD sur les troubles mentaux et que la contre-culture hippie se diffuse largement depuis San Francisco en proposant de faire l’amour plutôt que la guerre, les Français sont partagés entre l’envie de tout changer et celle, inverse, de ne rien changer du tout. »

Isabelle : Anne-Laure Bondoux brasse une densité assez incroyable de faits historiques dans son roman : guerres mondiales, guerre d’Algérie, épidémie de SIDA, drame de Tchernobyl – et on pourrait citer encore mille et un faits si on pense aux passages en italique qui ponctuent le récit et parlent de la montée des autoritarismes et de la grande dépression, du front populaire, de la drôle de guerre ou, après-guerre, du mouvement des droits civiques aux États-Unis ou de mai 1968. Est-ce que de votre point de vue cette fresque historique enrichit l’intrigue ? Faut-il à votre avis avoir étudié tout ça en classe pour pouvoir apprécier le roman ?

Héloïse : En grande passionnée d’histoire, cette succession de faits historiques m’a beaucoup parlé. Mais je ne sais pas s’il est nécessaire de tout connaître pour vraiment apprécier l’intrigue, justement parce que nous découvrons tous ces événements par le prisme de personnes, d’individus.

Liraloin : Cette chronologie met du rythme dans l’intrigue car elle est un repère pour le lectorat. Après une collègue m’a fait un retour intéressant sur son écriture qu’elle a jugé trop impactée par les événements historiques. La magie n’opère pas comme dans la relation mère-fille (Aube sera grandiose) et c’est bien normal car le thème ici est vraiment la violence. Je ne pense pas qu’il faille avoir des connaissances historiques, nous sommes sur un roman sociétal.

Isabelle : Moi non plus, je ne pense pas que c’est gênant de ne pas avoir toutes les références, le roman se lit vraiment très facilement. Après je ne suis pas sûre que les passages en italiques qui passent en revue vraiment à toute vitesse des suites d’événements soient très utiles à la narration.

Lucie : Pour moi la raison d’être de ces passages est justement de pouvoir suivre l’histoire de la famille sans être gêné par les informations qui nous manqueraient. Je suis d’accord avec vous, il n’est pas nécessaire de les connaître pour saisir les enjeux qui touchent nos héros. Après, si les jeunes lecteurs ont envie de se renseigner sur certaines d’entre eux, c’est super ! Ils signifient aussi (peut-être) qu’elle a choisi d’intégrer ces faits historiques mais qu’il y en a eu tellement d’autres, qui ont touché de nombreuses autres familles.

Linda : Oui comme Lucie je trouve que ces événements cités en italique permettent de suivre l’histoire, ils montrent aussi que la vie continue pour tout le monde, même quand on est pris par ses problèmes personnels. Mais je vous rejoins complètement, inutile de connaître tous ces événements pour en apprécier la lecture. J’ai même trouvé intéressant certains faits dont je connaissais peu de choses, comme la Guerre d’Algérie dont on ne nous parle pas dans les programmes scolaires alors qu’il y a tant à en dire. Cela est venu aussi attiser ma curiosité et m’a donné envie de lire d’avantage sur le sujet.

Isabelle : Avez-vous envie de faire lire ce roman autour de vous ? À qui ?

Liraloin : Mais oui ! Je l’ai déjà conseillé … Après c’est un roman qui va rencontrer son public, c’est certain, mais pas forcément chez les ados.

Héloïse : Moi aussi, j’ai déjà prévu de le prêter ou de le conseiller à plusieurs personnes ! Effectivement, Liraloin, c’est un roman qui conviendra tout autant à des adultes ! Comme beaucoup de titres d’Anne-Laure Bondoux en fait. 

Liraloin : Tout à fait, d’ailleurs ses romans sont empruntés par le public adulte. Comme Timothée de Fombelle ou Clémentine Beauvais, ces autrices-auteurs possèdent une écriture tout public.

Lucie : Comme vous je pense plus spontanément à des adultes, ou en tout cas à des lecteurs très confirmés. Parce que la violence et les drames sont très présents. Ce n’est pas une lecture facile ou agréable. Même si elle est très intéressante et qu’elle m’a poursuivie un bon moment après avoir refermé le livre.

Liraloin : Je suis d’accord avec toi Lucie, on est un peu hantée par les personnages et cette violence, cette peur de pleurer pour un homme ! C’est terrible !

Lucie : Oui, et (j’y reviens) la place des femmes ! Tout n’est pas réglé mais on mesure tout de même les avancées de la société. En à peine un siècle, quels progrès sur ces questions !

Linda : Oui, je l’ai recommandé à une amie qui devrait apprécié ainsi qu’à l’une de mes filles qui aime l’Histoire et les romans qui abordent la place des femmes. Je pense que celui-ci devrait lui permettre de constater l’évolution de nos droits. Elle s’indigne facilement des classiques qui mettent les femmes aux fourneaux, aussi je crois que lire le combat mené jusqu’à aujourd’hui avec les victoires qui l’accompagnent devrait lui plaire. Et je la laisse libre de se faire une opinion mais je sais qu’il plaira à sa meilleure amie.

Isabelle : Pour finir, si on parlait du futur dans le titre ? C’est un autre point commun avec L’aube sera grandiose dont on parlait toute à l’heure. Cela m’a laissé un drôle de sentiment. Est-ce quelque chose à laquelle vous avez réfléchi aussi ?

Liraloin : Non je n’ai pas réfléchi à cette question mais merci ! Est-ce qu’on peut dire que rien n’est figé dans le passé et qu’il fait continuer décennie après décennie ?  

Héloïse : Pour L’aube sera grandiose, j’y voyais un certain optimisme, la célébration d’un après, d’un mieux à venir. Là, je ne sais pas du tout… Comme une célébration de la vie peut-être, faite d’orages, mais aussi d’accalmies…

Lucie : Je ne sais pas si on peut vraiment en parler sans divulgâcher, mais la comme ça je me dis que le futur de ce titre a peut-être un rapport avec ce prologue dont nous parlions au début de cette discussion. La promesse du narrateur à son destinataire ? (je n’en dis pas trop ?) Mais je suis aussi tout à fait d’accord avec vos interprétations qui me semblent hyper pertinentes.

Isabelle : C’est intéressant ce que tu dis Héloïse sur l’usage réconfortant du futur dans L’aube sera grandiose. Ce serait presque l’inverse ici. Je me suis aussi demandé si Anne-Laure Bondoux ne nous invite pas à réfléchir à la manière dont nous absorberons les orages à venir ? En même temps, la phrase le dit, nous les traverserons, ces orages, comme d’autres avant nous en ont traversé aussi ?

Héloïse : Oui, dit comme ça, c’est aussi une marque d’optimisme ! 

Et vous, avez-vous lu Nous traverserons des orages ? Ce texte a-t-il résonné différemment chez vous ? Si vous ne le connaissez pas encore, nous espérons que nos échanges vous auront donné envie de le découvrir !

Lecture commune : PONY de R.J. Palacio

Notre récente sélection de Western, nous a donné envie de partager une lecture commune. Isabelle, Linda et Lucie se sont retrouvées pour échanger autour du dernier roman de R. J. Palacio, PONY, qui les a grandement enthousiasmées.

PONY de R. J. Palacio, Gallimard Jeunesse, 2023.

Lucie : Outre cette magnifique couverture, le nom de R. J. Palacio a-t-il joué dans votre envie de lire ce roman ?

Isabelle : Oui, absolument ! Je garde un souvenir très vif de son roman Wonder. Très original, plume jolie et je me souvenais de très beaux personnages de parents. J’ai été intriguée par ce qu’elle pouvait développer dans un contexte tout à fait différent (puisque Wonder joue dans les États-Unis d’aujourd’hui).

Linda : Pas du tout ! Je ne connaissais l’auteure que de nom et n’avais rien lu d’elle jusqu’ici.

Wonder de R.J. Palacio, Pocket Jeunesse, 2014.

Lucie : Ce roman joue sur un registre très différent de Wonder. D’après sa couverture, à quel type d’histoire vous attendiez-vous ?

Isabelle : La couverture m’a évoqué l’univers du western : le soleil couchant, les grandes plaines, le cheval sur lequel le titre attire l’attention. Je me suis attendue à une grande épopée, initiatique dans la mesure où on voit que le protagoniste est un enfant.

Linda : La couverture évoque le western bien sûr. Je m’attendais à une grande aventure à dos de cheval, un récit initiatique également vu que c’est un enfant qui est assis sur Pony.

Lucie : Cet enfant est donc le héros, Silas ; et on le rencontre à un moment très particulier de sa vie puisque après avoir perdu sa mère très jeune, son père est enlevé sous ses yeux. Qu’avez-vous pensé de cette entrée en matière ?

Isabelle : Comme je m’y attendais, ça démarre comme un western. Une nuit sombre, des inconnus qui débarquent, une existence d’enfant complètement bouleversée suite à l’enlèvement du père par ceux qui ressemblent à des truands. On est directement embarqués dans l’intrigue, les enjeux sont maximaux et les péripéties commencent à se succéder. En même temps, on perçoit assez vite que ce roman ne va pas être un western classique…

Linda : Ce n’est pas tant l’enlèvement du père qui m’a interpellé que l’entrée dans le récit, cette façon de nous présenter les personnages, leur façon de vivre, leurs particularités. Parce que, comme le dit Isabelle, l’enlèvement du père en pleine nuit est un démarrage très classique pour un western.


Ce fut à cette époque que nos vies basculèrent pour toujours, à la suite de la visite avant l’aube de trois cavaliers et d’un poney à la tête sans poils.


Lucie : C’est vrai que le lecteur est très vite happé par l’intrigue ! Ton intuition s’est révélée vraie Isabelle, quels indices t’ont laissé penser que l’histoire n’allait peut-être pas être exactement ce qu’elle semblait d’un premier abord ?

Isabelle : Il y a ce personnage au nom étrange, Mittenwool, qui est présent dès le début mais qui n’est pas introduit comme les autres. Mittenwool, c’est un prénom, ça ? En tout cas, ce personnage est là, interagit avec Silas, glane assez vite des informations importantes sur ce qui est en train de se dérouler, mais on ne sait pas qui il est. On hésite aussi, vu le contenu de ses interventions, entre un enfant et un adulte. C’est hyper intrigant et plonge d’emblée le roman dans une sorte de quatrième dimension vraiment à part. Comment avez-vous réagi par rapport à ce personnage ?

Linda : J’avoue qu’au tout début, au vu de ce prénom, j’ai pensé que c’était un natif américain, ce qui n’aurait pas été si surprenant vu qu’il s’agit quand même d’un western. Mais très rapidement on comprend qu’il est autre chose sans vraiment comprendre qui il est vraiment ni le pourquoi de sa présence auprès de Silas. Et à partir du moment où Silas part à la recherche de son père, Mittenwool m’est apparu comme un protecteur…

Lucie : Je me suis interrogée un moment sur la nature de ce personnage, en effet. Tu as raison, R. J. Palacio ne le présente pas comme les autres. Il semble être le meilleur ami de Silas mais il est clairement à part. Où vit-il ? Où est sa famille ? Pourquoi ses rapports avec les autres personnages sont-ils si étranges ? Cela m’a clairement interpellée. Et toi Isabelle, comment as-tu réagi face à ce personnage ?

Isabelle : Je trouve que c’est quelque chose qui nourrit le suspense dans le roman. Quand je l’ai lu avec mon fils de douze ans, il m’a arrêtée à la première mention et demandé : “Mittenquoi ? C’est qui ?” Il était un peu perturbé à chaque fois, mais très intéressé aussi. C’est un personnage qui finalement a énormément attiré sa sympathie, il l’a adoré et s’est presque mis à rêver d’une telle relation.

Lucie : Je comprends que ton moussaillon ait rêvé. Mittenwool est éminemment sympathique et je dois dire que, comme Linda, j’ai été bien contente de le voir accompagner Silas dans son aventure, quelque soit sa nature !

Linda : En fait c’est vraiment plus sa présence auprès de Silas qui m’a intriguée. J’avoue ne pas avoir eu plus que ça de questions à son sujet que de savoir pourquoi il ne quittait pas Silas. Quel était ce besoin qu’il a de toujours le protéger ?

Isabelle : C’est quelque chose qui est très réussi dans ce roman. Il y a les péripéties, l’aventure, les cliffhangers typiques du Western, mais il y a cette bizarrerie qui interroge, le mystère qui entoure plusieurs des personnages. Deux types de mises sous tension qui viennent se combiner pour nous captiver.


À l’amour. À ce qui nous transcende. L’amour nous guide. L’amour ne nous quitte pas. L’amour est un voyage sans fin.


Lucie : En effet, l’ambiance de ce roman est très particulière. Comment la qualifieriez-vous et qu’apporte-t-elle selon vous ?

Linda : Pour moi il y a, en plus de l’aventure, une dimension fantastique qui vient jouer sur la notion de vie et de mort, notion intéressante car je trouve que le thème principal du roman reste l’amour, celui qui justement perdure au-delà de la mort. 

Isabelle : C’est effectivement une atmosphère étrange puisque tout ce qui se passe ne s’explique pas (et je ne parle pas que de Mittenwool), et je dirais pour rebondir sur ce que dit Linda que ce roman est aussi infiniment mélancolique. Outre la réflexion sur les frontières entre vie et mort, le fait que des souvenirs de Silas avec son père fassent intrusion dans son esprit alors qu’on ne sait pas s’il retrouvera le père y contribue, forcément. Mais aussi ces vieux daguerréotypes en noir et blanc montrés entre les chapitres qui montrent les visages graves que prenaient les gens à cette époque et donnent une forme aux personnages. 

Lucie : Ces daguerréotypes m’ont semblé avoir un lien avec ce côté fantastique et la présence de fantômes. Pour moi ils illustrent le souvenir des disparus, puisque le procédé était rare et coûteux et que donc les gens n’avaient souvent qu’une seule image pour se souvenir d’une personne. Et dans le même temps, en prenant la pose on ne montre jamais qu’une facette de soi (et encore !) et cela illustre aussi la quête d’identité qui anime notre Silas. Enfin c’est l’interprétation que j’en ai faite  !

Linda : Absolument ! L’auteure dit les utiliser pour donner un visage à ses personnages et peut-être plus. Mais quand on sait que ce sont des portraits d’inconnus, cela vient appuyer le fantastique. C’est comme donner vie à des fantômes… 

Isabelle : J’ai fait des parallèles avec des personnages du chapitre respectif, donc j’ai eu l’impression que c’était leurs portraits. Je n’ai lu qu’après qu’il s’agissait de vrais portraits d’époque et j’ai été admirative du travail de recherche de l’autrice. Je me suis fait la réflexion aussi à propos de l’arrière-plan des États-Unis de 1860 qui vient donner de la densité, de la profondeur au propos, de l’ampleur aux enjeux. L’époque est rendue tout en finesse, non ?


Toute mon existence, j’ai croisé des individus dans son genre. Bornés et sans imagination. Sans aucune vivacité d’esprit. Alors ils essaient de limiter le monde à des choses dérisoires qui leur paraissent compréhensibles, mais le monde ne peut pas être limité. Le monde est infini ! Et toi, si jeune que tu sois, tu le sais déjà.


Lucie : C’est assez subtil parce que Silas traverse essentiellement des étendues naturelles et non des villes, qui auraient permis des rencontres peut-être plus parlantes sur le contexte historique. Mais tout de même, cette histoire de fantômes évoque immédiatement le passé sanglant de la conquête américaine et l’extermination des natifs amérindiens. Et puis nous avons les recherches techniques du père autour de la photographie, les références littéraires… Cela participe à un contexte riche sans qu’il n’ait besoin d’être trop appuyé, il me semble.

Linda : Oui, les faits historiques ou les avancées scientifiques sont intégrés au roman comme autant d’éléments qui viennent donner de l’épaisseur à l’univers que construit l’auteure et à ses personnages. Ainsi la capacité de Silas à communiquer avec les fantômes permet de donner une voix aux victimes des combats : massacre des Indiens, conquête de l’Ouest, esclavagismes… 

Isabelle : J’ai vraiment apprécié la manière dont ce contexte assez passionnant puisque les États-Unis sont au bord de la révolution industrielle et de la guerre de Sécession, est restitué de manière très fluide sans prendre le dessus sur l’intrigue. L’enthousiasme de Silas et de son père pour les sciences, dont tu parlais Lucie, est vraiment quelque chose que j’associe à cette époque (je sais que vous avez lu Calpurnia qui joue quelques décennies plus tard).

Lucie : Outre Mittenwool, un autre personnage a une place prépondérante bien que ce soit le grand absent de l’histoire : Pa, le père de Silas. Qu’avez-vous pensé de sa personnalité et de ses rapports avec son fils ?

Linda : Martin est un homme décrit comme très intelligent, curieux et désireux d’améliorer le quotidien de tout un chacun… Il a d’ailleurs inventé des bottes avec des talons spéciaux qui lui valent un succès commercial important. Mais c’est sa relation à Silas, la façon dont il choisit de l’éduquer, loin des bancs de l’école, loin des gens « bornés et sans imagination » qui m’a fascinée mais également interrogée. Comme tu le disais Isabelle, ils partagent une passion pour les sciences mais il y a aussi la passion pour la littérature, les grands classiques, notamment autour de la mythologie, qui nourrissent l’imagination de Silas, mais en même lui donnent une vision erronée de la réalité. Il s’en rend compte peu à peu. Il s’aperçoit que son père l’a vraiment protégé mais que, malgré toutes les connaissances qu’il lui a apportées, il ne l’a pas préparé à vivre dans la réalité du monde dans lequel ils évoluent.

Isabelle : Je te rejoins, Martin est un personnage vraiment fascinant et attachant, avec plein de facettes un peu surprenantes, cette intelligence alliée à un tempérament à la fois aimant et très déterminé… Pour moi, il restera comme l’une des plus belles figures de pères que nous avons rencontrées lors de nos lectures. Et en même temps, il a une part de mystère qui m’a taraudée sans cesse, je n’arrivais pas complètement à le cerner et cela a irrémédiablement piqué ma curiosité et alimenté mes spéculations avec mon fils. Et toi, Lucie, comment l’as-tu perçu ?

Lucie : Comme vous j’ai été très touchée par cet amour qui le lie à son fils, sa confiance en son intelligence et sa bienveillance. L’épisode de la lentille destinée à photographier la lune m’a beaucoup marquée, il est très parlant. Et dans le même temps, il a tellement voulu protéger son fils qu’il l’a nourri intellectuellement sans lui donner toutes les clés pour affronter un quotidien sans lui. Comme vous le disiez, la question de son identité reste en suspens jusqu’au bout : est-il ou non ce faussaire de génie que les bandits sont venus chercher ?

Linda : Oui, l’auteure a réussi à nous maintenir tout du long dans le secret de ce personnage. On s’interroge alors que Silas n’ose même pas penser à ce que son père pourrait lui avoir caché, à la vie qu’il pourrait avoir eu avant… C’est assez fascinant !


Eh bien, c’est un de mes livres préférés, rétorquai-je. Fénelon l’a écrit pour le roi de France, quand le roi était enfant. Pour lui, la guerre n’est juste que si elle est menée pour apporter la paix. Mais notre gouvernement ne se bat pas pour la paix. Il se bat pour des territoires.


Isabelle : Tu parlais aussi des lectures qu’ils ont partagées, Linda, c’est quelque chose que j’ai trouvé très joli. L’autrice s’est vraiment demandé ce qu’un tel duo aurait pu lire comme textes à cette époque ! On y trouve les mythes grecs et arthuriens, ou les écrits de Fénelon qui sont un texte assez fondateur de la littérature jeunesse. Chouette d’imaginer que des familles ont pu partager comme nous des lectures du soir il y a 150 ans.

Lucie : Oui, tout à fait ! Cet aspect m’a énormément plu aussi !

Linda : D’ailleurs il y a un passage vers la fin où Silas raconte les lectures à voix haute le soir avant le dîner, des moments qu’il aime particulièrement et j’ai vraiment aimé retrouver dans un roman, une activité que nous partageons également avec nos enfants.

Les Aventures de Télémaque de Fénelon, folio classique, 1995 (pour cette édition)

Lucie : Bien que s’éloignant du genre par l’aspect fantastique que nous avons évoqué et par cette figure de père que l’on pourrait qualifier d’amateur éclairé, on retrouve tout de même de forts marqueurs du western dans ce roman. Un cheval, le fameux Pony, un vieux marshall, un binôme de shérifs, des méchants plutôt redoutables, mais aussi des paysages grandioses. Aimez-vous les westerns et – que ce soit le cas ou non – quel aspect vous a le plus convaincues ?

Linda : Je lis assez peu de western, de même que j’en regarde très rarement. Et je crois que dans Pony c’est tous les aspects que l’on a évoqué qui m’ont convaincue, car c’est eux qui nourrissent la trame du récit et donnent envie d’avancer la lecture pour voir où l’aventure va les mener, pour savoir si l’auteure nous donnera les réponses aux questions qu’elle soulève…

Isabelle : J’aime les westerns parce qu’ils ont tout un ensemble d’ingrédients qui nous sont familiers tout en nous emmenant très loin. Je suis assez fascinée par l’histoire des États-Unis, notamment à cette époque, donc toujours intéressée d’y voyager par le biais de nos lectures. J’aime aussi les grands paysages américains. Il y a enfin le motif récurrent de la liberté, souvent le héros du western joue un peu sa vie sur une quête de liberté et ici aussi, Silas se met en danger mais trouve sa voix et sa voie sous nos yeux. Après, je trouve que le roman commence comme un western classique mais qui déraille assez vite vers autre chose quand des spirales de souvenirs assez longues font intrusion dans le récit et quand on glisse vers le fantastique. C’est déconcertant mais c’est ce qui fait, pour moi, que le roman n’est pas qu’un chouette récit d’aventure mais un coup de cœur qui m’a profondément émue.

Parlons donc un peu de Pony qui donne son nom au roman, non ?

Lucie : Au vu de la couverture et du titre, je pensais que la relation de Silas et Pony serait plus développée. Ce n’est pas forcément un regret ni un manque car cette histoire est déjà extrêmement riche, mais je ne me voyais pas faire figurer ce roman dans notre article sur l’amitié entre enfants et animaux par exemple. Pony est une présence constante, fiable, mais pas aussi flamboyante que son apparition et sa description auraient pu le laisser penser. 

Isabelle : C’est vrai que le choix du titre est un peu décalé par rapport au roman. Mais Pony reste une bestiole admirable qui est un peu le pendant de Silas : une créature étrange (j’ai eu du mal à m’imaginer la tête qu’il peut avoir avec son crâne rasé) mais pleine de ressources, qui double les plus grands des chevaux et semble avoir une perception arrêtée des humains. Ne sous-estimez pas Pony ! Vous imaginez bien que mon garçon et moi avons été sous le charme.

Lucie : Nous avons toutes les trois beaucoup aimé ce roman et je me demandais : à qui conseilleriez-vous ce roman ?

Isabelle : Comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, mon fils de 12 ans a vraiment aimé ce roman. Je l’ai déjà offert à un copain du même âge. Je n’hésiterai pas à le proposer de nouveau à des enfants bons lecteurs, surtout s’ils ont une affinité pour les romans historiques (peut-être plus que les westerns). Et vous ?

Lucie : J’avoue l’avoir déjà pas mal prêté et conseillé. Ce roman m’a beaucoup plu et je le trouve à la fois assez trépidant pour plaire à nos lecteurs assez jeunes (mais tout de même aguerris parce qu’il fourmille de références) et à la fois assez dense pour satisfaire des adultes. Il me semble que le côté fantastique est assez léger pour ne pas rebuter ceux qui n’apprécient pas énormément l’intrusion du surnaturel. Aussi bien mon fils du même âge que le tien que ma mère (retraitée) l’ont aimé. On peut donc le conseiller sans risque !

Isabelle : Ha ha, je l’ai aussi recommandé à ma mère qui était assez partante !

Linda : Je ne l’ai pour le moment recommandé qu’à l’une de mes filles de 14 ans car c’est un texte qu’elle devrait aimer. C’est une lecture qui a de quoi séduire beaucoup de lecteurs pour peu qu’on aime l’aventure, les héros courageux, les contextes historiques (ça me semble même assez essentiel), et le fantastique à petite dose. Il y a beaucoup d’émotions ce qui n’enlève rien et les personnages sont quand même assez attachants, en plus d’être singuliers (le duo de shérif est quand même bien drôle).

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Avez-vous lu PONY ? Qu’en avez-vous pensé ? Nous espérons vous avoir donné envie de découvrir ce roman !

Lecture commune : A(ni)mal de Cécile Alix

Cela faisait un moment que Liraloin et Lucie avaient envie de lire A(ni)mal sans trouver l’occasion de sauter le pas. Elles ont donc décidé d’en faire une lecture commune. Cette lecture les a bouleversées, en voici la discussion pleine d’émotions.

A(ni)mal, Cécile Alix, Slalom, 2022.

Liraloin : Lucie, c’est toi qui m’a conseillé ce titre (qui est plus que d’actualité, vu les évènements !). Je t’en remercie. Pourquoi ce roman plutôt qu’un autre titre de cette autrice? 

Lucie : Cela faisait un moment que je tournais autour, sans vraiment savoir quel était le sujet. Il revient souvent sur Babelio, la couverture est colorée, bref, je te l’ai proposé sans vraiment savoir dans quoi on allait s’embarquer. Merci de m’avoir suivie d’ailleurs !
Je me demandais si de ton côté tu savais à quoi t’attendre ?

Liraloin : Ce livre faisait partie de mes envies depuis un petit moment et comme d’habitude j’étais happée vers d’autres lectures ; lorsque tu m’as expliqué que Cécile Alix était d’accord pour une interview j’ai accéléré le rythme ! 
Il me semble que tout comme Annelise Heurtier, Cécile Alix s’inspire des maux de notre société. Est-ce que finalement après coup, le sujet t’as donné envie de le lire? 

Lucie : Vraiment, je n’ai pas su de quoi parlait ce roman jusqu’aux premières pages, où le sujet devient rapidement évident. Je ne savais pas trop quoi penser de cette couverture, je n’avais pas lu le résumé… Je ne savais pas trop où je mettais les pieds. Enfin, je venais de lire Guerrière de Cécile Alix, et j’ai vite compris que je me trouvais dans une thématique au long cours (les violences de la société qui se répercutent sur les enfants). Il me semble que ces deux romans se répondent sur de nombreux points !

Guerrière, Cécile Alix, Slalom, 2023.

Lucie : Quand j’ai finalement réalisé quel était le sujet, je t’avoue que j’ai un peu craint d’être bouleversée par le désespoir du personnage. Mais il me semble que les rencontres lumineuses et la fin pleine d’espoir sont un peu des « attendus » en littérature jeunesse. On peut faire subir le pire à son personnage, mais par convention le lecteur s’attend à ce qu’il survive et que son horizon s’ouvre au moins un peu à la fin.
Est-ce que cela te gêne ou tu apprécies cette lumière ?

Liraloin : Je comprends parfaitement ce que tu dis. En effet, j’avais lu il y a des années de cela Refuges et les souvenirs de cette lecture me hantent encore, un peu traumatisée aussi par la bande dessinée Droit du Sol ! Je n’avais franchement pas hâte de lire ce roman. En ce qui concerne le dénouement, je m’attendais pas du tout à cette chute. Après je remercie l’autrice d’avoir insufflé une fin positive et pleine d’espoir.

Refuges de AnneLise Heurtier, Casterman, 2015 – Droit du sol de Charles Masson, Casterman, 2009 pour la première édition.


Liraloin : J’avais une question sur la couverture justement, que tu évoques au début. As-tu fais attention aux détails? 

Lucie : Je t’avoue que non, pas au premier abord. Ces yeux m’avaient intriguée, mais j’étais trop pressée de le découvrir. Cela dit, en effet, quand on connait le sujet la couverture fait vraiment sens, non ?

Liraloin : Exactement, on y voit tout le parcours que doit mener un migrant, affronter les éléments de la nature et la cruauté des autres …
D’ailleurs pour en terminer avec la couverture, comment as-tu interprété le titre ? 

Lucie : Lui aussi m’a intriguée (décidément !). Rapidement, j’ai pensé à ce côté animal qui ressort dans les situations de danger, où l’on est prêt à tout pour survivre, mais aussi à la violence animale des passeurs, et puis ce ni entre parenthèse, je l’ai pris comme justement le refus de céder à la peur et à la douleur, pour tenir jusqu’à l’arrivée. Mais je n’ai compris la vraie signification qu’à la fin lors de la révélation (on ne va pas trop en dire mais quand même 🙂 j’avais des doutes depuis quelques chapitres, mais je n’avais pas fait le lien avec le titre. Et toi, as-tu été plus fine et trouvé le sens de ce titre ?

Liraloin : Tout comme toi, j’ai trouvé en ce titre une signification plus sur le fait de résister aux appels incessants de cette lente transformation vers le côté animal. Cette lutte perpétuelle pour rester humain et ne pas sombrer. Mais pas du tout, alors je n’ai rien vu venir, j’ai été surprise ! 
Qu’as-tu pensé des 2 citations qui ouvrent le roman?

L’instinct, c’est l’âme à quatre pattes ; la pensée, c’est l’esprit debout.

– Victor Hugo, Tas de pierres

La foule est la bête élémentaire, dont l’instinct est partout, la pensée nulle part.

– André Suarès, Voici l’Homme

Lucie : Elles sont hyper bien choisies, évidemment ! J’aime beaucoup celle de Victor Hugo, qui rejoint justement ce que l’on disait sur l’animalité. Je vois moins le rapport avec la foule de la seconde citation, mais c’est vrai que le groupe formé par les migrants perd toute humanité pendant le trajet à force de privation, de peur et de violence et on a l’impression qu’on leur a enlevé totalement leur faculté à penser, se rebeller.
Et toi, qu’en penses-tu ?

Liraloin : Tu es trop forte ! Je n’ai pas mieux et c’est vraiment ce que je pense ! Elles sont très importantes et elles cognent bien comme ça en prologue !
Si on en vient à l’histoire, je dirais que dès le départ, tout va très vite, il y a une certaine urgence. Le corps d’un enfant tient la scène principale. Qu’en as-tu pensé? 

Lucie : Aïe, je me suis dit que l’auteure n’allait pas nous épargner. Et elle a raison, cela ne sert à rien d’aborder un tel sujet si c’est pour édulcorer. Mais la dureté de cette mère envers son enfant… On comprend bien sûr qu’elle veut l’endurcir, l’armer pour réussir cette traversée infernale. Mais la séparation est rude, c’est la première épreuve imposée à Miran et pas la dernière ! Tu as parfaitement raison sur la place du corps, et ce mantra tu es un homme qui s’oppose à la volonté de l’enfant de profiter une dernière fois de la tendresse de sa mère. C’est fort en émotion, immédiatement, non ?!

Liraloin : Oui en effet, j’ai été un peu bouleversée par cette scène où la mère est distante, pour protéger son enfant, le détourner de tout bonheur, de le forcer à oublier, de le forcer à grandir trop vite, cette accélération de tout détruit tout amour et c’est puissant !
Puis tout va très vite dans ce long et dangereux périple que vont effectuer ces personnes. Qu’as-tu pensé de cette relation qui s’installe entre le vieux et Miran malgré les recommandations de la mère du jeune homme de ne faire confiance à personne? 

Lucie : Oh, j’ai adoré ce vieux. Quelle humanité dans l’enfer ! On aimerait être capable de réagir comme lui face à l’adversité. Heureusement qu’il est là, tant pour Miran que pour le lecteur qui souffle un petit peu lors de leurs courts échanges.
Je sens que ce vieux t’a plu à toi aussi, je me trompe ? Y’a-t-il d’autres personnages qui t’ont particulièrement touchée et dont tu souhaites parler ? 

Liraloin : Oui tout comme toi, j’ai apprécié l’oxygène que le vieux apporte dans ce monde où le mal est la note principale ! Ce qui m’a aidé à trouver du positif c’est les autres rencontres que Miran peut faire et celle du fermier perdu dans sa campagne m’a vraiment émue. Sans trop en dire… les autres personnages de la fin du récit sont d’une intelligence et d’une générosité sans précédent. Malheureusement la violence des passeurs prend le dessus continuellement. Comment as-tu réagi lors des interactions entre eux et les migrants ? 

Lucie : Je suis consciente de vivre dans un monde de bisounours, et nous avons la chance d’être très protégés. On a beau voir/lire les infos, on ne ressent pas ces violences, on reste à l’extérieur. C’est là où je trouve que ce roman est très fort pour nous faire ressentir cette brutalité gratuite, et surtout la nécessité de ces gens de partir. S’ils sont prêts à vivre ces horreurs, de quel droit nous leur en imposons d’autres à leur arrivée ? 
Cela m’a fait penser à ces débats autour de l’appropriation culturelle. Bien qu’elle ne soit pas elle-même migrante, Cécile Alix parvient à nous faire ressentir au plus profond de notre être la déchéance à laquelle sont poussés les migrants. Ils ne se sentent même plus humains et ont l’impression de ne plus rien valoir. Ces passeurs… Il n’y a pas de mots pour qualifier ces gens qui profitent de la détresse des autres pour s’enrichir et passer leurs pulsions. C’est extrêmement choquant.

Liraloin : D’ailleurs il y a ce paragraphe qui m’a beaucoup touché :

“Eux, ils ont un nom, un pays, un business. Une arme et le pouvoir de donner la mort. Ils sont quelqu’un. Nous ? Nous nous renions. Plus de nom, plus de papiers, plus de patrie. Sans identité, nous ne sommes personne. Nous nous oublions.”

Aujourd’hui j’écoutais un podcast et l’invitée était Marguerite Abouet, la scénariste de Aya de Yopougon et elle racontait qu’à l’époque elle a pu venir de Côte d’Ivoire sans soucis puis avec la loi Pasqua tout c’est durcit, elle est devenue une étrangère et que ça été compliqué psychologiquement. Je te rejoins sur le fait qu’une fois en terre “ sécurisée” ces personnes doivent encore subir moultes directives qui déshumanisent toujours et encore. Les interactions que ces migrants subissent avec les passeurs sont affreuses et le passage cité veut tout dire.
Est-ce que comme moi tu as ressenti cette lutte incessante de Miran pour rester humain, comme tu le dis plus haut “Tu es un homme” ce que lui dicte sa mère avant de le préparer à partir ? 

Lucie : Oui, bien sûr. C’est un tiraillement permanent que l’on sent très bien entre la nécessité de se protéger en faisant mine de ne pas remarquer les événements traumatisants qui surgissent (comme la disparition de la fille au sac bleu) et le combat pour rester digne. Mais rester digne quand on assiste à des exécutions sommaires ou que l’on est forcé de laper de l’eau dans une chaussure pour survivre, c’est compliqué.

Liraloin : Il y a une citation qui montre cette souffrance et résume bien ce que tu as dit :

“Je me brise en deux, en trois, en quatre, en cent, en mille. Je ne veux plus rien ressentir et ne plus être en vie.”


Lucie : On a bien compris que Cécile Alix ne cache rien de l’inhumanité des passeurs, si ça te vas, laissons les lecteurs découvrir la suite l’ampleur de leur perversité. Une fois arrivé en Europe, Miran fait quelques belles rencontres.
As-tu un/une préféré(e) ?

Liraloin : Heureusement qu’il existe des personnes “humaines” pour apporter cette lumière. J’ai aimé le jeune homme que Miran rencontre à Lyon, qui lui donne des conseils, l’accueille si gentiment dans son humble habitat. Une belle preuve de solidarité !
Et toi tu as préféré quel personnage? 

Lucie : L’italienne m’a beaucoup touchée parce que c’est la première qui tend vraiment la main à Miran. Elle donne, sans rien attendre en retour, c’est très beau. Encore une fois, on aimerait être sûr de réagir comme elle dans la même situation ! Et évidemment la famille de la fin, dont tu parlais plus tôt, est géniale.

Liraloin : Mais oui, quelle générosité de la part de cette italienne !

Lucie : Malgré ces beaux personnages, cette lecture reste très dure. Je me demandais si elle ne t’avait pas trop miné le moral. Comment en es-tu ressortie ?

Liraloin : C’était un peu particulier. J’ai commencé ma lecture durant mon trajet pour le salon du livre et puis j’ai stoppé car je n’étais pas capable d’absorber la suite (le passage de la mère préparant son fils m’a trop fait cogité). Par contre j’ai terminé le roman sur le trajet du retour, d’une traite sans m’arrêter comme ci il fallait que je puisse délivrer ce personnage en lisant sa détresse. Ensuite, j’ai repensé à toutes ces autres lectures comme la lecture commune que nous avions fait sur cet album sans texte si terrible, Migrants. Je me suis dit que j’étais totalement privilégiée et qu’il fallait, à mon niveau, continuer à promouvoir ces romans, travailler avec les personnes primo-arrivantes… 

Lucie : La plume de l’auteure a quelque chose de très particulier. Je n’ai pas vraiment réussi à mettre le doigt dessus, mais comme toi, elle a su me transmettre ce sentiment d’urgence et j’ai lu ce roman très très vite. Pratiquement dans la journée.
As-tu réussi à comprendre comme elle faisait cela ?

Liraloin : Dans ma chronique j’ai écris cela : A la fois empathique et factuelle, l’autrice nous livre une histoire où la cruauté est une sombre réalité mais au fur et à mesure des lueurs viennent atténuer la noirceur des propos.
Je trouve que son écriture se rapproche de celle d’Annelise Heurtier, peut-être parce que ces deux autrices traitent de sujets sociétaux.

Lucie : Pour finir, à qui conseillerais-tu ce roman ?

Liraloin : Je le conseillerais à des ados à partir de 13 ans, j’aimerais en lire des passages pour les inciter à regarder un peu moins leur nombril (je suis titilleuse) mais aussi je pense le conseiller à des adultes car c’est un sujet trop d’actualité et ce récit nous livre énormément de détails sur la vie des migrants.
Et toi ? 

Lucie : Oui, je dirais à partir de 13 ans aussi. Pas trop tôt et surtout de bons lecteurs, qu’ils soient un peu habitués à des lectures exigeantes. Je suis d’accord avec toi, cette lecture décentre et cela fait beaucoup de bien. Cela ne me gêne pas du tout de conseiller ce type de livres à des adultes. On en parlait tout à l’heure, je trouve que parfois un bon roman fait plus d’effet qu’un reportage. Il y a un effet d’empathie avec les personnages qui est très fort quand c’est réussi. Et je crois qu’on est d’accord pour dire que c’est le cas ici !?

Liraloin : Tu as tout dit Lucie, oui un bon roman transmet plus de sentiments et on garde ce souvenir de lecture bien ancrée quelque part dans sa tête, une lecture qui ressurgira à un moment donné ! 

Lucie : C’est vrai, je suis tout à fait d’accord avec toi, c’est un roman qui infuse longtemps, qui laisse une trace de manière durable. Ce n’est pas si fréquent.

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Avons-nous réussi à vous donner envie de découvrir A(ni)mal ? Et si vous l’avez déjà lu, qu’en avez-vous pensé ?

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Retrouvez les avis complets sur ce roman de Lucie et Liraloin.