De case en case, jouer le « je » – Une sélection de BD autobiographiques.

Commencer l’année avec des BD, c’est ce que le Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême propose chaque année aux amatrices et aux amateurs de ce genre littéraire si particulier ! Cette année le festival fêtait ses 50 ans ! 50 ans de bulles, de vignettes, de phylactères, de planches et d’onomatopées ! C’est l’occasion pour nous de regarder ce genre à travers un prisme un peu particulier : celui de la BD autobiographique. Car des autrices et des auteurs qui ont choisi de se raconter au fil des cases, il y en a de plus en plus. On y retrouve des récits d’enfance, des histoires d’héritages, des journaux intimes, mais aussi des témoignages historiques ou autres confidences amoureuses. Un genre foisonnant dont on vous présente aujourd’hui nos titres préférés !

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Colette vous présente un premier titre, découvert à Angoulême en 2008, dont le titre est particulièrement énigmatique : Ma maman est en Amérique,elle a rencontré Buffalo Bill écrit par Jean Régnaud et Emile Bravo. On y suit une année scolaire dans la vie de Jean qui vient de rentrer au CP dans une petite ville du Périgord. On découvre au fil des pages le quotidien de Jean, ses jeux avec son petit frère, Paul, les jolis rituels de sa gouvernante Yvette et les traits tirés et tellement sérieux de son papa. On y découvre aussi sa voisine, Michèle, de deux ans plus âgée que lui, qui vient égayer ses longs après-midis libres en lui lisant notamment les cartes postales que la maman de Jean lui envoie des quatre coins du monde. Mais pourquoi la maman de Jean écrit-elle à Michèle au lieu de lui écrire à lui et à son frère, Paul ? Voilà tout le mystère de ce merveilleux récit d’enfance, raconté du point de vue d’un petit homme de 7 ans qui cette année-là va faire de terribles découvertes. Si l’on retrouve de nombreuses caractéristiques du récit autobiographiques, les choix narratifs ici sont particulièrement ingénieux car rien ne nous avertit que ce texte est le récit de l’enfance de Jean Régnaud : l’auteur en effet choisit de raconter son histoire du point de vue de l’enfant et non de l’adulte qui porterait sur sa vie un regard rétrospectif. Ce qui en fait une BD accessible des plus jeunes lecteurs et lectrices tout en donnant du grain à moudre aux plus grand.e.s.

Ma Maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill,
Jean Regnaud et Emile Bravo, Gallimard 2007.

Cette BD a été adaptée en film d’animation en 2013 par Marc Boréal et Thibaut Châtel. Une petite merveille qui offre une autre vision de ce récit d’enfance.

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Pour les plus grand.e.s, Colette propose la lecture de Goupil ou face de Lou Lubie. L’autrice y raconte comment, adolescente, elle a découvert, après de longues phases de questionnements et d’errances thérapeutiques, qu’elle souffrait d’un trouble psychologique : la cyclothymie. Ce qui est formidable dans ce récit autobiographique, c’est que Lou Lubie nous livre un nombre incroyable d’informations sur ce trouble tout en nous confiant tout ce qu’elle a testé pour vivre avec. L’allégorie qu’elle choisit pour représenter sa maladie est vraiment judicieuse car elle permet de mettre un visage sur son trouble, une image qui sans nul doute lui a permis de s’apprivoiser elle-même. Et au delà de ce récit accès sur la psychologie de son autrice, c’est aussi son processus créatif que l’autrice nous dévoile et c’est toujours jubilatoire car Lou Lubie manie avec une véritable grâce le sarcasme et l’humour noir !

Goupil ou face, Lou Lubie, Delcourt, 2021.

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Nowhere Girl est sans doute la BD autobiographique qui a le plus touché Isabelle et ses moussaillons. La sincérité avec laquelle Magali Le Huche raconte la dureté de son quotidien de collégienne qui voulait pourtant tellement bien faire, son malaise face à l’enfance qui s’étiole, aux interpellations cassantes et au conformisme de la cour… Le propos sonne juste, nombre de nowhere people s’y reconnaîtront. Les « images » sont très parlantes aussi : ce fardeau de plus en plus lourd sur le dos ; le groupe qui s’estompe lorsque la solitude se referme sur Magali. Heureusement, il y a les Beatles et leur Ticket to Ride vers une bulle en apesanteur, éclaboussée de couleurs chatoyantes, où l’insouciance règne en maître et tout semble possible ! Mais n’allez pas imaginer qu’il s’agit d’une lecture pesante, c’est au contraire un album plein de fraîcheur. Le charme des années 1990 – doudounes Chevignon, Minitel, horloge en forme de montre XXL au mur, Bruel et Nirvana dans le top 50 –, le tempérament pour le moins entier de la narratrice et sa passion anachronique pour les Beatles sont réjouissants. Et quel réconfort on trouve dans l’amitié d’Agathe et l’amour, même maladroit, de sa famille – All you Need is Love – mais aussi et surtout dans l’exploration de mondes imaginaires qui n’appartiennent qu’à soi, auxquelles de magnifiques explosions de couleurs rendent hommage. Strawberry Fields Forever ! Une BD lumineuse et pleine d’inventivité.

Nowhere Girl, Magali LeHuche, Dargaud, 2021.

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Vera a neuf ans quand elle part pour la première fois en colonie de vacances. D’origine russe, elle peine à trouver sa place dans la communauté américaine aussi espère-t-elle que ce camp spécial pour enfants russes lui permettra d’avoir plein de choses à raconter et ainsi se faire des amis dans son école.
En se plongeant dans les souvenirs de son enfance, Vera Brosgol aborde la difficulté de trouver sa place lorsque l’on se sent différent. De son propre aveu, elle compile ici les événements qui l’ont marqué durant les deux étés qu’elle a passé dans ce camp de vacances, enrichis des souvenirs de son frère. Cela donne une aventure pleine d’humour et de situations cocasses qui ne manqueront pas de rappeler à ceux qui ont connu les colonies de bons et de moins bons moments. Au delà de l’humour, l’auteure aborde aussi avec justesse la solitude et l’exclusion. 

Un été d’enfer de Vera Brosgol, Rue de Sèvres, 2019.

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Pour ne pas complétement oublier que parfois c’est compliqué d’être ado, Liraloin a suivi les aventures de trois amies.

Emma est en 5ème, vit avec son papa et ses meilleures amies sont Bao et Linnéa. Après l’été, c’est l’heure de la rentrée et les trois jeunes filles aiment se retrouver pour jouer dans la forêt. Mais changement de plan pour Linnéa qui décide, soudainement, de retourner au collège sans donner d’explication à ses amies. Un peu plus tard, Linnéa avoue sortir avec un garçon. Et là, c’est parti, Emma se pose des questions sur elle : « EN TOUT CAS, il me faut un PLAN si je ne veux pas être la seule à ne pas être amoureuse ! » tandis que Bao ne comprend pas du tout le changement d’intérêt de son amie Linnéa.

Il est l’heure de se poser des questions. Trois amies unies et l’adolescence qui commence à pointer le bout de son nez. Sous forme de journal, Emma va se confier sur ses relations avec Bao, Linnéa mais aussi Mariam. Elle va essayer de comprendre pourquoi elle-même commence à changer.

Cette histoire est douce. Sa tendresse est contagieuse et emporte le jeune lecteur dans une vie d’ado aux sentiments perturbés : « Je vais arrêter d’être une gamine et commencer à être une ado. » ce qui, en soi, ne se commande pas et peut s’avérer plus compliqué que prévu. Une BD aux problématiques adolescentes menée de façon positive.

L’année où je suis devenue ado, Nora Dasnes, Casterman, 2021

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Et parce qu’être ado dans une famille recomposée est une réelle aventure, Liraloin s’est pris d’amitié pour Jen.

Jen aime dessiner, consigner dans un carnet à spirale des instants de sa vie surtout qu’en ce moment : le changement c’est maintenant visiblement !
Fini la vie new Yorkaise et welcome à la ferme Petit Pois. Alors, entre sa nouvelle vie à la campagne, à ne pas échapper aux corvées et supporter son beau-père, Jen a dû mal à trouver sa place. Son père lui manque et dorénavant il lui faut même partager sa chambre un week-end sur deux avec les deux filles de son beau-père. Vous ne trouvez pas que tous ces évènements peuvent faire beaucoup pour une seule petite fille ? De plus, à cet âge on ne peut pas dire que la confiance soit au rendez-vous. Dans cette autobiographie, l’autrice nous livre son histoire et ses difficultés pour totalement s’adapter.

La Ferme Petit Pois : la nouvelle vie de Jen de Lucy Knisley, Gallimard BD, 2021

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« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais »

Albert Camus dans une note au sujet du Premier homme.

Plus qu’une BD autobiographique, Le premier homme est l’adaptation d’un roman largement autobiographique d’Albert Camus par Jacques Ferrandez. L’auteur y évoque ses premières années en Algérie entre sa mère et sa grand-mère, sa rencontre décisive avec monsieur Germain (modèle de tous les instituteurs) et son cheminement jusqu’à Paris et la reconnaissance.
Les thèmes sont forts : recherche des origines, amour filial, poids de la pauvreté, éducation, et cette Algérie si chère à Camus. C’est aussi l’occasion de (re)découvrir certains aspects de la colonisation.
Le personnage déambule dans son histoire, entre passé et présent sans que le lecteur ne s’y perde. Alors que les souvenirs assaillent le narrateur, Jacques Ferrandez multiplie les astuces pour que le récit reste fluide grâce à l’utilisation des couleurs et aux interventions de Jessica.

Le premier homme, Jacques Ferrandez d’après Albert Camus, Gallimard, 2017.

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Très grande fan du travail de David Sala il était tout naturel que Liraloin puisse évoquer cette BD coup de coeur !

En se rendant à l’hôpital où son grand-père est soigné, une maman raconte à son fils, encore très jeune, le passé de cet homme. Un homme né au sud de l’Espagne, engagé mais forcé de s’échapper pour ne pas sombrer sous le régime franquiste.  Un homme vieillissant et malade, refusant de mourir avant son bourreau : Franco. De repas de famille en visites d’amis, David apprendra les détails concernant la captivité de son grand-père maternel mais aussi le passé de résistant de son autre grand-père. Comment grandit-on dans une famille où les figures paternelles héroïques sont si présentes dans l’esprit d’un petit garçon ? 

Il y a un très grand respect et de la douceur dans le travail de David Sala. A travers cette vie de petit garçon et plus tard de jeune adulte et d’homme, ce dernier nous plonge dans une intimité douloureuse mais en même temps lumineuse.  Les passages évoquant la vie héroïque des deux grands-pères sont sublimes. Leur envol respectif permet au lecteur de respirer et à la fois de s’immerger dans ce passé si glauque. La guerre, fil conducteur de cette BD, nous rappelle à notre devoir de mémoire et de transmission. Elle nous démontre également la force des liens familiaux peu importe son histoire et ses engagements. Une BD émouvante et d’une sensibilité rare.

Le poids des héros, David Sala, Casterman, 2022

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Dans L’Arabe du Futur, le célèbre auteur Riad Sattouf nous raconte ses origines et son éducation entre poids des traditions et double culture. Cette série en six volumes est d’autant plus intéressante qu’on y découvre un contexte historique fort, le petit Riad ayant passé une partie de son enfance dans la Lybie de Kadhafi et la Syrie d’Hazed Al-Assad dont l’auteur nous montre l’influence sur sa famille, notamment sur son père qui souhaite que son fils soit éduqué dans le culte des grands dictateurs. Le retour en France et la séparation de ses parents lui offriront une nouvelle liberté et allégeront en partie le récit qui reste drôle même dans les périodes difficiles…

L’Arabe du futur, série en 6 tomes, Riad Sattouf, Allary, 2014 à 2023.

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Aux Etats-Unis, depuis 1986, le mois de février est déclaré « National Black History Month » afin de (re)connaître, transmettre, se rappeler et représenter l’Histoire des Noirs au sein de leur (vaste) pays. C’est dans ce cadre que Blandine a découvert John Lewis avec la trilogie Wake Up America, qu’il a signée avec Andrew Aydin (son attaché parlementaire en communication) et Nate Powell. John Lewis était député et démocrate, ancien membre du Congrès et des « Big Six » dont faisait notamment partie Martin Luther King. Tout comme ce dernier, John Lewis prononça un discours lors de la Marche sur Washington le 28 août 1963. Il est décédé en juillet 2020.

Wake Up America. John LEWIS, Andrew AYDIN et Nate POWELL. Rue de Sèvres, Intégrale éditée en août 2021

Cette trilogie, parue intégralement en 2021, retrace une partie de la vie de John Lewis, entre 1940 et 1965, lorsqu’il prit pleinement conscience de la ségrégation et des différences de vie pour les Noirs entre les Etats du Sud et ceux du Nord. Il décrit son engagement dans la Lutte pour les Droits Civiques des Noirs en en retraçant les évènements et en présentant les grandes figures du Mouvement. Bien que se terminant en 1965 avec le Civil Rights Act et les Voting Rights Act, cet album, aussi passionnant que riche, est toujours d’une brûlante et délicate actualité.

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Damien. L’empreinte du vent. Gérard JANICHON et Vincent. Vents d’Ouest / Glénat, 2022

Avec cette BD, Gérard Janichon nous raconte l’aventure incroyable qu’il a vécue avec Jérôme Poncet à bord du Damien, voilier en bois de 10 mètres, dans les années 1970.

Adolescents grenoblois, ils ne connaissent rien à la mer, aux bateaux et pourtant, leur vient l’idée folle de faire le Tour du Monde en voilier. En cinq ans, ils se donnent les moyens financiers et matériels d’accéder à leur rêve et c’est ainsi qu’ils partent de La Rochelle en mai 1969, pour y revenir en septembre 1973. Durant ce laps de temps, ils ont subi le froid, la chaleur, le manque de vent, des tempêtes, ils ont vu des paysages magnifiques, ont eu des frayeurs angoissantes, ils ont fait des rencontres improbables ou des retrouvailles festives, franchi des Caps, dû renoncer ou bien triomphé!

Au fil de flashbacks, moments phares et dessins immersifs à l’aquarelle, leur initiation devient la nôtre et nous permet de ressentir toutes les émotions fortes et contraires, les questionnements existentiels ou ordinaires, qui les ont étreints durant ce voyage initiatique, ce voyage d’une vie !

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Dans le même esprit, Maxime de Lisle nous raconte le voyage essentiel qu’il a vécu avec ses amis, organisant une expédition en kayak pour découvrir le Passage intérieur, qui s’étend au-delà de l’Alaska jusqu’en Colombie Britannique, au Canada. Si leur objectif avoué est de voir des baleines et des ours, les trois hommes vont pourtant aller à la rencontre de leur moi intérieur et revenir transformés.

Le Passage Intérieur – Voyage essentiel en Alsaka est aussi un guide pratique à destination de tous ceux qui souhaiteraient entreprendre l’aventure. Avec ses pages informatives, la bande dessinée prend aussi la forme d’un carnet de voyage superbement illustré. Bach Mai a un trait réaliste qui semble poser sur le papier visages expressifs et paysages à couper le souffle comme s’il captait l’instant présent et le photographiait. Le choix d’utiliser le noir et blanc ponctué de couleurs renforce l’impression de journal intime tenu au jour le jour, illustré d’aquarelles à l’image de la faune et de la flore locale, de photographies et agrémenté de notes pratiques et de citations d’auteurs. Cela procure un sentiment d’intimité qui captive et entraîne dans l’immensité des paysages, desquels l’illustrateur retranscrit toute la beauté dans ces pages.

Ce voyage au bout du monde civilisé amène une réflexion écologique forte lorsque les comparses découvrent que la main de l’homme se tend aussi loin que possible, dénaturant les grandes forêts dans les coins les plus reculés et provoquant inévitablement un bouleversement des écosystèmes. Le réchauffement climatique, visible dans des lieux encore sauvage, interroge les hommes qui, soucieux de sauver ce qui peut encore l’être, en oublieraient presque le froid, la fin et la fatigue auxquels ils s’exposent par ce voyage aux limites du monde et d’eux-mêmes.

Le Passage IntérieurVoyage essentiel en Alaska, Maxime de Lisle & Bach Mai, Delcourt, 2022.

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Et vous, quelles BD autobiographiques avez-vous particulièrement aimées ?

Nos Coups de Cœur d’Octobre

Octobre annonce l’automne et la saison des tisanes au coin du feu accompagnées de douceurs en tout genre. L’éveil des sens est au cœur de cette saison pas comme les autres qui nous rappelle le temps qui passe et nous apporte le réconfort dans le partage. Parce que la lecture illumine le quotidien en nous stimulant, nous vous proposons de découvrir nos derniers coups de cœur !

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Les Flamboyants – Nous, on a tué personne ! d’Hubert Ben Kemoun, Sarbacane, 2022.

Linda a découvert la plume d’Hubert Ben Kemoun, un auteur incroyable qui est parvenu à la faire rire dans un récit qui aborde la maltraitance infantile. Les Flamboyants est l’histoire de cinq jeunes garçons « attardés » que la vie n’a pas épargnéS. Interrogés par le Capitaine Delaunay, ils doivent raconter leur soirée qui déterminera les circonstances de la mort de leur éducateur. Une enquête policière dont on comprend rapidement qu’elle n’est, pour l’auteur, qu’un prétexte pour faire parler les garçons et lever le voile sur des secrets bien gardés au fond d’eux. Epoustouflant !

Son avis complet est ICI.

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Mais Linda a aussi été très touchée par la poésie et la sensibilité de l’histoire de Yeowoo, une petite renarde rejetée par ses parents au moment de leur divorce, et déracinée quand son père l’abandonne à la campagne chez son grand-père et sa tante. D’abord pleine de colère, elle va peu à peu apaiser sa douleur grâce à Paulette, une poule elle aussi rejetée des siens. La solitude et le besoin d’amour sont au cœur de cette bande dessinée au graphisme délicat et soigné. L’amitié entre Yeowoo et Paulette montre aussi que l’amour voit au-delà des différences.

Seizième printemps de Yunbo, Delcourt, 2022.

Son avis complet est ICI.

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De Cape et de Mots, de Flore Vesco et Kerascoët, Dargaud, 2022.

Quand un roman culte est adapté en BD, on a forcément peur d’être déçu.e… Et bien pas du tout, chaque millimètre carré de De Cape et de Mots a emporté l’enthousiasme d’Isabelle et de ses moussaillons ! Quel bonheur de suivre les débuts à la cour royale de Sérine qui arrive sans relations ni parures, mais avec une répartie inouïe, doublée d’un sens solide de la justice sociale. Notre héroïne navigue entre coups-bas et complots, semant la zizanie dans les rouages bien huilés de cette cour digne de Versailles ! Les aquarelles du duo Kerascoët donnent merveilleusement forme et couleurs à ce décor absolutiste. Tours et marbreries, baldaquins et salle de bal, coiffures alambiquées et conseil des ministres : chaque détail respire l’humour irrésistible et le grain de folie de l’autrice (que l’on retrouve aussi, évidemment, dans les dialogues). Le scénario rend en tout point justice aux péripéties et rebondissement de l’intrigue originale. À ne manquer sous aucun prétexte !

Son avis complet ICI.

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L’autre coup de coeur de l’équipage de L’île aux trésors est balèze mais très classe avec son ruban marque-page et ses couleurs chatoyantes, orné de dorures, de sympathiques bestioles et… de crânes. Et riche de révélations avec ça ! Il s’agit, évidemment, du dernier tome de la collection Le Monde Extraordinaire chez Little Urban, consacré au plus fascinant des scientifiques : Charles Darwin. On apprend (presque) tout : la jeunesse du naturaliste, les doctrines qui avaient cours à l’époque, l’expédition du Beagle, les thèses évolutionnistes, leur réception par ses contemporains et leurs prolongements plus récents. Les contenus sont d’une précision réjouissante. Ils expliquent notamment avec une grande clarté les principaux fondements de la théorie de l’évolution. La mise en page est attrayante, les illustrations splendides et le propos s’appuie sur des exemples très parlants. Une mine d’information spectaculaire, pour les curieux déjà grands et sans limite d’âge !

Le Monde Extraordinaire de Charles Darwin, d’Anna Brett & Nick Hayes, Little Urban, 2022.

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Pour Liraloin, un conte sublimé par de majestueuses illustrations a retenu toute son attention.

Maroussia vit avec sa grand-mère dans une forêt où les divinités se mêlent aux légendes. Les esprits de la forêt veillent sur elles et Maroussia est fascinée par l’un d’entre eux : le gardien nommé Lièchi. Parfois, certaines nuits, Bouka peut réveiller la jeune fille mais rassurée par sa grand-mère elle se défend : « Prends garde, disait-elle. Je connais bien le dieu de la Forêt. » Et le monstre ne bronchait pas ». Alors lorsque cette vie paisible et respectueuse vis-à-vis de la nature et de ses esprits est mise à mal, Maroussia demande l’aide du dieu de la Forêt : « Oh Iarilo, dieu de la Forêt, aide-nous, la situation est grave. Notre village est menacé, les arbres et les animaux de la forêt le sont aussi. Ils vont tout raser, arracher nos buissons, abattre nos arbres. »Finira-t-elle par être entendue ? Parviendra-t-elle à empêcher la destruction de la forêt ?

Ce conte nous transporte dans ces légendes anciennes où la femme communique avec la nature : relation privilégiée. L’humain reçoit ce que la forêt lui donne avec générosité. La force qui émane de Maroussia vient de ce respect juste et sincère. Les illustrations de Daniel Egnéus nous transportent loin dans ce folklore mis en texte par l’écriture soutenue et poétique de Carole Trébor.

Maroussia celle qui sauve la forêt de Carole Trébor & Daniel Egnéus, Little Urban, 2021

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Pour Colette, c’est le très bel album Tancho de Luciano Lozano qui a rallumé l’étincelle dans son coeur d’éco-anxieuse 🙂 L’auteur y raconte l’histoire vraie de Yoshitaka Ito, un habitant de l’île d’Hokkaïdo, qui a empêché l’extinction des grues à couronne rouge au Japon en nourrissant ces oiseaux majestueux au moment où ceux-ci commençaient à déserter. Grâce à lui, un Centre de conservation des grues a vu le jour sur l’île japonaise. Cette histoire particulièrement inspirante nous rappelle combien le soin que nous accordons aux autres est au cœur de ce qui fait le vivant.

Tancho, Luciano Lozano, Les éditions des éléphants, 2022.

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Lucie a été bluffée par la qualité du petit documentaire Pourquoi la laïcité ?
Ce concept essentiel, méconnu et parfois même décrié, est parfaitement expliqué par Ingrid Seithumer. Elle en retrace l’histoire, présente les grands penseurs, explique les idées reçues et sa mise en place dans différents pays.
120 pages de faits, rien que de faits !
POCQQ, une collection d’une grande qualité, à découvrir sans tarder.

Pourquoi la laïcité ? d’Ingrid Seithumer et Elodie Perrotin, Editions du Ricochet, 2022.

Son avis complet ICI.

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Avec Je ne dirai pas le mot, Madeleine Assas nous entraine dans les affres du premier amour. Au retour des vacances d’été, une jeune fille retrouve son voisin, son ami d’enfance, mais ne le voit plus avec les même yeux. Que faire ? Lui dire ou non ? Prendre le risque d’être rejetée ? Comment cacher ses émotions à ses amis, à sa famille ?

Un texte court au ton incroyablement juste, qui a permis un instant à Lucie de retrouver des sensations d’adolescente.

Je ne dirai pas le mot, Madeleine Assas, Actes Sud Junior, 2022.

Son avis complet ICI.

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Secrets de sorcières. Julie LEGERE, Elsa WHYTE et Laura PEREZ. La Martinière Jeunesse, 2019

Blandine a été subjuguée par ce livre à la croisée des genres qui nous emmène à travers le temps et les continents pour nous présenter la figure, à la fois stable et mouvante de la Sorcière, ce qu’elle représente et induit. Et c’est aussi passionnant qu’édifiant !

Chapitré chronologiquement de l’Antiquité à nos jours, il s’agrémente de portraits de femmes ayant existé et marqué leur temps, comme de focus sur les accessoires, pratiques et liens avec la Nature. Les dessins qui les accompagnent sont splendides!

Son avis complet ICI!

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Et vous, quel a été votre coup de cœur d’octobre ?

Entretien avec Guillaume Chansarel

Guillaume Chansarel, dit Guiyome, est un artiste français qui peint de très grands paysages urbains sur des toiles recouvertes de pages de livres. Depuis longtemps, il portait en lui le personnage d’Ange Ségur. Ayant décidé de lui donner vie, dans un roman jeunesse, il nous a proposé de le découvrir.

Intriguées tant par sa démarche artistique que par son passage à l’écriture, nous avons décidé de lui poser quelques questions auxquelles il a gentiment accepté de répondre.

source : artistics.com

Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à peindre sur des pages de livres ?

J’ai toujours crobardé sur des petits carnets, notamment lors de mes voyages, et j’ai toujours recherché des papiers originaux. Des papiers qui aient une matière et une teinte.
J’aime ajouter moi-même le blanc et l’utiliser comme une couleur.
Un jour, n’ayant rien d’autre sous la main qu’un vieil ouvrage imprimé, j’ai commencé à dessiner directement sur le texte, comme s’il s’agissait d’un support vierge.
L’interaction avec l’encre de chine m’a immédiatement séduit. Je suis rapidement passé aux grands formats pour approfondir cette technique, qui ne cesse d’évoluer depuis.

Est-ce qu’en utilisant des pages de livres comme support vous considérez que vous leur offrez une seconde vie ?

Lors de ma première exposition, en 2001, il y avait pas mal de réflexions sur le fait que je détériorais les livres. Aujourd’hui 20 ans plus tard, tout le monde, instinctivement, y voit une démarche écologique de recyclage…

Récup, Guillaume Chansarel, 2012.

Comment choississez-vous les livres sur lesquels vous peignez ?

Je choisis mes livres non pas en fonction de leur thème, mais de leur papier ; la qualité de leur patine et de leurs caractères d’imprimerie. Je discerne, avec l’expérience, ceux qui me permettront d’appliquer au mieux ma technique.
Cependant certains livres me surprennent encore et me forcent à m’adapter. Les matières et les gris colorés changent d’une exposition à l’autre.

Récemment, afin de répondre à une commande grand format d’un architecte, j’ai recherché et travaillé sur un vieux dictionnaire qui traite de l’histoire de Paris.

Arches Landscape, Guillaume Chansarel, 2019.

Comment vivez-vous le fait que quelqu’un puisse peindre sur votre livre dans quelques années ?

Je n’ai pas réfléchi à l’idée que quelqu’un puisse peindre sur Ange Ségur… Il faudrait que je lui en parle ! 🙂

Est-ce qu’en avoir écrit un vous-même a changé votre rapport aux livres ?

C’est uniquement pendant la phase d’écriture que mon rapport aux livres a changé. Difficile de se laisser embarquer dans une histoire sans essayer de savoir comment c’est fichu. Sans chercher à tout décortiquer… Fort heureusement, après, c’est passé.
Mais je suis encore plus admiratif aujourd’hui lorsque je tombe sur une formule qui fait mouche !

Quand on vit déjà de son art, qu’est-ce qui pousse à se « mettre en danger » en s’essayant à un autre support d’expression ?

La mise en danger, c’est tout le paradoxe de la création. Vitale, mais potentiellement destructrice. « Créer, c’est vivre deux fois », disait Camus.
Je ne me sens jamais aussi vivant que lorsque je crée. Et rien à part cette « rencontre » avec Ange ne m’a porté aussi haut. C’est quelque chose d’inexplicable.
La vraie mise en danger serait de renoncer à cela.

L’écriture et le dessin sont les deux modes de communication graphique de l’être humain. De ce fait, je pense qu’il y a, au-delà de l’aspect pictural, quelque chose d’universel et de rassurant dans mes peintures. Peut-être un écho aux romans illustrés de notre enfance ? …

Un exemple des illustrations d’Ange Ségur

Comment est né le projet Ange Ségur ?

Je ne sais pas exactement… Je crois qu’il toquait à ma porte depuis longtemps, et qu’il fallait juste que je lui ouvre.

Ange Ségur, Guillaume Chansarel, Imprimerie solidaire, 2022.

De quel manière le partenariat avec le Secours Populaire est-il apparu ?

Comme une mise en abime, comme si Ange, par un lien direct avec son histoire, avait dégagé la voie et m’avait montré le chemin, j’ai décidé de reverser les bénéfices au Secours Populaire : un coup de fil, une rencontre, des sourires, une évidence, et voilà le logo du SPF apposé aux côtés d’Ange Ségur.
Chose incroyable, le logo du Secours Populaire, c’est une main tendue qui vole… avec des ailes d’ange !

Quels sont vos prochains projets ?

Je suis en train de travailler sur ma prochaine exposition, mais pour tout vous dire, je viens de recevoir un mail d’une certaine A.S., qui est visiblement quelque part à New-York…

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Merci à Guillaume Chansarel pour sa disponibilité et son enthousiasme !

Vous pouvez vous procurer ce roman sur le site dédié, retrouver Ange Ségur sur Instagram.

La lecture d’enfant de Théo est ICI, et le site du Secours Populaire LA.

Lecture d’enfant # 41 : Ange Ségur

Guillaume Chansarel a gentiment proposé aux arbronautes de découvrir Ange Ségur, son premier roman jeunesse.

A peine était-il arrivé que Théo, 10 ans, s’en est emparé. Il faut dire qu’entre les illustrations pleines de vie, le personnage de son âge et l’histoire qui tourne autour de l’entrée au collège, il s’est senti concerné !
Et il a eu envie de partager ses impressions.

Ange Ségur, Guillaume Chansarel, Editions Du Cerny, 2021.

Peux-tu résumer l’histoire ?

C’est l’histoire d’Ange Ségur qui va rentrer en 6ème. Ses deux meilleurs amis vont dans le même collège, et Ange dans un autre. Ce roman raconte comment ça se passe dans son nouveau collège.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de lire ce livre ?

Guillaume Chansarel a proposé de l’envoyer par un commentaire sur le blog A l’ombre du grand arbre. En attendant de le recevoir, on a regardé ce qu’il faisait dans la vie et j’ai adoré ses tableaux. Ça m’a donné envie de découvrir son livre.

Pourquoi as-tu choisi de parler de ce livre ?

J’ai trouvé qu’il était bien écrit et très différent de ce que j’ai l’habitude de lire. L’histoire est inhabituelle, on ne trouve pas des livres comme ça dans la bibliothèque au coin de la rue.

Qu’as-tu aimé dans ce livre ?

Il y a de l’aventure et beaucoup de rebondissements. Les personnages sont sympas, ils ont du caractère ! Il y a beaucoup d’imaginaire, c’est un peu fantastique.
J’ai aussi aimé que l’auteur joue avec le livre : il y a une fausse fin, les illustrations sont soi-disant des dessins réalisés par Ange, il y a un flip book en bas des pages…
Ange parle vraiment comme un enfant de 10 ans, il y a de l’argot et du verlan.

Parle-nous un peu d’Ange, qu’as-tu pensé de ce personnage ?

Il fait quand même pas mal de bêtises. Il est imprévisible et prend de mauvaises décisions. Mais c’est pour être gentil !
C’est un personnage plein d’énergie qui passe son temps à courir et à sauter. Il a tout le temps des idées, et est très créatif. Ange adore les super-héros et les comics. Ça m’a plu.

Peux-tu présenter les autres personnages ?

J’ai trouvé ses camarades de collège très désagréables. Ses parents sont vraiment sévères alors qu’ils ne sont pas très présents. Heureusement, Ange va rencontrer Joey, un SDF, et ils vont devenir amis.

A qui conseillerais-tu ce livre ?

Je le conseillerais à toute personne qui aime la BD, les super-héros et les histoires pleines de rebondissements.

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Merci Théo d’avoir partagé ton coup de cœur ! Vous pouvez retrouver Ange sur Instagram (@ange.segur) et vous procurer son roman depuis le 20 septembre sur le site dédié. Tous les bénéfices sont reversés au Secours Populaire.

Lecture commune : Les tableaux de l’ombre

Depuis 2005 et la parution de Période glacière de Nicolas de Crécy, « Louvre éditions » donne carte blanche à des bédéastes de renom pour s’approprier les collections et l’architecture du célèbre musée national.

Jirô Taniguchi, Enki Bilal, Jean Dytar, Stéphane Levallois, Marc-Antoine Mathieu et bien d’autres proposent aux lecteurs une vision personnelle de ce lieu fascinant. La lecture de leurs albums offre tour à tour une vision intimiste, spectaculaire, historique ou moderne de ce musée national. Et, bien qu’il soit illusoire de vouloir faire une visite exhaustive de cet immense musée, ils donnent une irrésistible envie de suivre les traces des personnages.

Pour cette aventure, « Louvre éditions » s’est associé à deux éditeurs de BD chevronnés : Futuropolis pour les adultes et Delcourt pour les plus jeunes.

Colette et Lucie ont lu Les tableaux de l’ombre de Jean Dytar et ont eu envie de partager leurs impressions.

Les tableaux de l’ombre de Jean Dytar, Delcourt-Louvre éditions, 2019

Lucie : Colette, pourquoi avoir proposé ce livre pour une lecture commune ?

Colette : Comme tu le sais, j’adore les livres qui créent une fiction autour d’œuvres d’art. Je suis bien entendu amatrice de livres documentaires sur l’art mais qu’un.e auteur.e invente, crée, échafaude tout un récit autour d’œuvres d’art, je trouve toujours cela audacieux pour de multiples raisons. Déjà parce que cela signifie s’inscrire dans une lignée d’artistes et qu’il faut donc être sacrément gonflé.e, au sens positif du terme, pour se lancer ! Mais aussi parce que le procédé de mise en abyme me fascine depuis le jour même où je l’ai découvert lors de mes études avec Les Faux-Monnayeurs de Gide qui est devenue une œuvre phare pour moi pour caractériser ces livres qui mettent le procédé créatif au cœur même de leur narration. Pour moi, ce genre de littérature dans laquelle s’inscrit cette BD est toujours une célébration de la création artistique. Une célébration accessible à celles et ceux qui ne créent pas, qui sont « simplement » lectrices/lecteurs, spectatrices/spectateurs. Ce sont des œuvres pour lesquelles j’ai beaucoup de gratitude. Je les trouve hyper jouissives !
Mais peut-être peux-tu présenter l’intrigue de cette BD pour que mon petit avis soit plus clair pour celles et ceux qui nous lisent ?

Lucie : Avec plaisir ! C’est l’histoire d’un petit garçon qui visite le Louvre avec sa classe, mais il perd le groupe et se retrouve face aux cinq tableaux qui composent l’Allégorie des cinq sens d’Anthonie Palamedes et vont avoir une certaine influence sur sa vie. À moins que ce soit l’histoire des personnages de ces tableaux, qui depuis des années attendent qu’on les remarque, qu’on les regarde, jusqu’à ce qu’ils se mettent à exister grâce à l’attention de ce garçon. 
Qu’en penses-tu ?

Colette : C’est tout à fait ça : dès le départ, deux intrigues s’imbriquent l’une dans l’autre. Le fameux procédé des récits enchâssés dont je suis si friande et que j’aime à faire découvrir à mes collégien.ne.s dès que je le peux ! C’est un des aspects qui rend cette BD particulièrement ingénieuse : non seulement le fond est original, mais aussi la forme ! 
Est-ce que cela te dirait de présenter nos minuscules personnages, Tobias, Hilda, Caspar, Nils et Saskia, les habitant.e.s de cette fameuse Allégorie des cinq sens ?

Lucie : L’Allégorie des cinq sens est donc composée de cinq tableaux, chacun mettant en scène un personnage correspondant à un sens.
Le principal est Tobias qui figure l’ouïe, mais Saskia (la vue) est aussi assez dynamique. C’est elle qui initie la sortie des tableaux et les rencontres avec d’autres œuvres. Les trois autres sont plus en retrait, ce sont Hilda (le goût), Nils (le toucher) et Caspar (l’odorat).
Qu’as-tu pensé de ces personnages, de leurs personnalités, de leurs ressentis ?

Colette : Je les ai adorés ! On aurait dit une petite ruche, un microcosme fourmillant d’émotions, de questions, de désirs d’aventures, de désirs d’être aimé.e.s. L’auteur a réussi à leur créer de vraies personnalités, avec une psychologie crédible, et une amitié entraînante. Chacun.e est différent.e mais ce qui semble les animer tous et toutes c’est cette volonté d’être reconnu.e.s. Et là, gros coup de maître de l’auteur : derrière le besoin de reconnaissance de ces petits êtres qui nous ressemblent tant, il arrive à poser la question de ce qui fait un chef d’œuvre.
En effet, pourquoi cette Allégorie des cinq sens est-elle si peu connue, pourquoi n’inspire-t-elle pas plus l’intérêt des visiteurs ? N’est-ce pas la question qui guide le récit ? Qu’en penses-tu ?

Lucie : C’est exactement le thème de cette BD, et c’est d’ailleurs ce qui m’a le plus intéressée. Le passage où la Joconde discute avec Hilda, où elle lui explique que les visiteurs ne viennent plus pour l’admirer mais pour avoir vu un tableau célèbre… C’est très intéressant, et très juste dans notre société où l’on se prend en selfie devant un tableau ou un monument connu, comme pour dire « j’y étais ». En parallèle, on comprend parfaitement ce besoin d’être vu et d’exister pour les œuvres moins connues. Et j’ai aussi aimé que certains tableaux soient fans d’autres œuvres, encore une fois comme Hilda avec la Joconde.
Le jeu autour de ce que l’on sait des habitudes des peintres m’a aussi amusée, comme la Joconde inachevée (ce qui peut amener à une vraie réflexion sur le chef d’œuvre puisqu’on peut être à la fois inachevé et chef d’œuvre) et ces différents autoportraits de Rembrandt qui se croisent… Excellent !
En revanche j’ai trouvé les fêtes par école et l’embryon de révolution un peu artificiels. 
As-tu perçu un intérêt qui m’aurait échappé à ce sujet ?

Colette : J’ai du relire la BD pour te répondre concernant les fêtes par écoles et l’embryon de révolution car dans mon souvenir, ces deux éléments avaient tout à fait leur place dans la narration mais je n’avais pas d’arguments précis à donner. Alors après relecture, il me semble que les fêtes par écoles permettent d’introduire des notions d’histoire de l’art (d’un point de vue pédagogique, et il me semble que malgré tout dans les livres publiés par « Louvre éditions » cet aspect n’est pas négligeable) et nous amène à réfléchir à ce que nous comparons entre les œuvres et pourquoi dans les livres d’art et dans les musées, on ne les mélange pas.
Quant à la révolte des tableaux de l’ombre, j’avoue que je trouve ce ressort narratif hyper intéressant pour renforcer ce questionnement sur ce qui fait un chef d’œuvre ou pas. C’est cette révolution qui donne son titre à la BD, c’est cette révolution qui permet à certains personnages de l’Allégorie des cinq sens de prendre enfin la parole et de gagner en épaisseur. Je pense à Nils, si censé, si éloquent quand il s’agit d’arrêter cette révolte et je pense aussi à Hilda dont l’admiration sincère pour la Joconde nous questionne encore une fois sur ce que nous cherchons quand nous nous intéressons à ce que d’autres avant nous ont nommé « chef d’œuvre ». Je trouve que ce moment de révolution avortée permet de montrer aux lecteurs, lectrices ce qu’est la confrontation de points de vue au sein d’un même groupe qui partage le même vécu. Finalement, ce sont tous des tableaux de l’ombre, mais cela n’empêche pas certains d’adhérer à ce statut et de considérer sincèrement ceux et celles qui ne sont pas du même statut. Ça m’a vraiment fait penser au concept politique de « lutte des classes ». Par contre, j’avais le souvenir que c’était vraiment un ressort important de la BD et finalement il n’y a que quelques pages consacrées au soulèvement. Peut-être que c’est dans la brièveté du traitement que l’on peut lire une forme de superficialité. Qu’en penses-tu ?

Lucie : Je vois ce que tu veux dire concernant le côté pédagogique. Mais dans ce cas c’est vraiment survolé et ça nécessite un accompagnement. Aucune chance qu’un enfant percute seul, à mon avis. Et j’ai pourtant un amateur d’expo à la maison !
Je pense que cela aurait mérité un court développement, par exemple une tension entre l’école du Nord et l’italienne qui sont les deux citées. Ou au moins une note de bas de page.
Pareil pour les habitudes des peintres, j’ai été un peu frustrée qu’une si bonne idée soit seulement esquissée.
Alors je sais, c’est pour les enfants, et quand tu es face à un monument comme le Louvre j’imagine que ça fuse et que tu as envie de parler de tout. Mais c’est un peu l’impression que m’a laissé cette BD : beaucoup de super idées (peut-être trop ?) pas assez exploitées.
J’aime ton avis sur cette révolte. Et effectivement, elle vaut la peine pour l’intervention de Nils qui est géniale. Mais comme tu le dis, cette brièveté la rend un peu superficielle.
J’en reviens à ce que je disais juste avant : cette BD regorge d’idées géniales qui, pour moi, ne sont pas menées à terme. Il y avait de quoi faire plusieurs tomes !
L’idée qui est vraiment aboutie est celle de la mise en abyme. D’ailleurs tu en as parlé tout de suite dans cette lecture commune.
As-tu envie de développer ?

Colette : En effet, en relisant cette BD, j’ai pu constater que c’est vraiment le procédé de mise en abyme qui est au cœur du livre, en tout cas en nombre de pages. Un enfant découvre l’Allégorie des 5 sens dans son enfance, alors qu’il s’est perdu dans le musée pendant une visite de classe. Ces cinq petits tableaux captent son regard et lui apportent du réconfort dans un moment d’insécurité. Vingt ans plus tard, le petit garçon est devenu un jeune auteur de bande-dessinée et a consacré un an de sa vie a créer une BD sur cette Allégorie des 5 sens. Et c’est parce que cet auteur vient de publier une BD sur cette œuvre que de jeunes lectrices, de jeunes lecteurs s’y intéressent lors de leur venue au Louvre. D’autant plus d’ailleurs que Cyprien, Youtubeur populaire, a consacré une vidéo à la BD en question. J’ai beaucoup aimé ce procédé qui vise à nous interroger sur ce qui fait l’intérêt d’une œuvre aujourd’hui. Sans aucun jugement de valeur, l’auteur nous questionne sur nos goûts, sur nos centres d’intérêts, nos motivations : allons-nous voir tel film, telle exposition, allons-nous lire tel livre parce que nous y percevons une maîtrise, une technique, un sujet exceptionnels ou alors seulement parce que cette œuvre est populaire ? Voyons-nous encore la beauté derrière la célébrité ? L’exemple de la Joconde est tellement parlant. Je me suis toujours demandé pourquoi je n’étais pas plus touchée par ce tableau pourtant si célèbre alors que comme tout le monde je me suis précipitée dans la salle où elle est exposée quand j’ai visité le Louvre la première fois… Je trouve intéressant de poser ces questions à un jeune public, et j’ai trouvé particulièrement ingénieux de promouvoir la BD ou Youtube comme des médias qui peuvent influencer notre regard sur l’art. Je n’avais lu ça nulle part ailleurs et c’est une des raisons pour laquelle j’ai proposé cette LC.
Que penses-tu du message que semble véhiculer cette BD sur la question de la médiation : c’est avec la BD et la vidéo youtube de Cyprien que l’Allégorie des cinq sens devient célèbre ? Penses-tu que ce soit crédible ? Penses-tu que le livre soit un vrai moyen de médiatiser d’autres formes d’art ? D’autres œuvres ? Penses-tu que Youtube soit un moyen de médiatiser l’art ?
On remarquera cependant que cette nouvelle célébrité ne convainc pas les plus anciens chefs d’œuvre !
Y-a-t-il là aussi un clin d’œil à ce qui fait le classique, c’est-à-dire la célébrité d’une œuvre dans la durée ?

Lucie : Je suis non seulement persuadée que le message est crédible, mais en plus je trouve le fait que les différents supports se citent et se répondent passionnant. Je suis très friande de ce genre de choses dans l’art.
Je crois au personnage de roman qui admire un tableau, écoute une musique ou regarde un film que le lecteur va aller découvrir à son tour, et qui peut devenir plus populaire grâce à cela. Le premier exemple qui me vient à l’esprit c’est Le Chardonneret. Je suis sûre qu’il y en a plein. 
Est-ce que tu partages cet avis ? As-tu déjà découvert une œuvre ou un artiste par ce biais ?
Concernant YouTube je ne peux pas me prononcer parce que je ne regarde pas du tout les youtubeurs. Vu le nombre de followers qu’ils ont je me dis que s’ils parlent d’une œuvre d’art ou d’une expo, il y a des chances pour que celles-ci se retrouvent plus exposées pendant un moment. Mais par rapport à un livre, je pense qu’on est plus dans l’immédiateté. Je ne suis pas sûre que l’idée persiste si, par exemple, la personne n’est pas dans la ville où l’œuvre est exposée.
On est loin du « classique » qui a fait ses preuves dans le temps, ce clin d’œil est effectivement pertinent.
Mais c’est aussi intéressant ces coups de projecteurs sur des œuvres moins connues grâce à l’appropriation d’autres artistes (romanciers, bédéastes ou autres). Parce que les œuvres qui nous touchent le plus, nous l’avons dit, ne sont pas toujours les plus connues. On n’est jamais à l’abri de tomber sur une œuvre qui nous chamboulera au détour d’un livre ou d’un film !

Colette : Et sinon pour répondre à ta question très intéressante, oui, oui, oui ça m’arrive même souvent en fait d’aller découvrir une œuvre, un endroit, une musique citée dans un film ou un livre. Là tout de suite, je repense au roman Nos étoiles contraires qui évoquait Le journal d’Anne Franck. J’avais lu le Journal de cette brillante apprentie écrivaine quand j’étais ado, et j’en avais été comme émerveillée, mais de retrouver des bribes de ce que j’avais pu éprouver jadis dans ce roman ça m’a vraiment donné envie de me replonger dans ses écrits et, heureux hasard, cette année-là, nous sommes partis à Amsterdam avec mon amoureux pour notre premier week-end en tête à tête depuis des années, et nous avons eu la chance, sur un coup de tête une fois sur place, de visiter l’Annexe, l’endroit où Anne Franck et sa famille ont passé deux ans de clandestinité. Quand j’y repense ça me parait presque magique ce hasard des évènements… Je pense aussi au roman de Gary D. Schmidt, Jusqu’ici tout va bien que j’ai tellement, tellement aimé. Il y est question des dessins d’oiseaux d’Audubon. Et ça m’a fasciné tout au long de ma lecture. J’aimerais les voir en vrai.
Ce que j’ai aussi beaucoup aimé c’est de découvrir l’auteur lui-même dans sa BD, nous délivrant une sorte de message plus intime sur le pouvoir des œuvres d’art, sur celles qui nous accompagne dans des moments de peur, de désarroi : qu’as-tu pensé de cette scène où on le voit avec ses enfants au Louvre devant l’Allégorie des cinq sens ?

Lucie : J’ai bien aimé ce passage de l’auteur au Louvre avec les enfants. Ce petit moment d’intimité (vraie ou fausse, on s’interroge et ça fait partie du plaisir) partagée est très mignonne.
Cela montre aussi le rôle de la transmission. Ce papa emmène ses enfants au musée pour leur montrer les toiles dont il s’est inspiré pour sa dernière BD, mais il leur raconte aussi sa rencontre avec cette œuvre, ses ressentis et il écoute les leurs, qui peuvent être différents. C’est assez bien vu je trouve.
Et j’aime aussi le message sur le réconfort qu’une œuvre peut nous apporter à un moment de notre vie. J’en suis totalement convaincue et je soupçonne que toi aussi !

Colette : Oui, pour moi c’est la musique qui joue cette fonction de réconfort. Un coup de blues et hop, j’écoute On ne change pas de Céline Dion 😉
Qu’as-tu pensée des 2e et 3e de couverture qui présentent tous les tableaux avec les personnages qu’on retrouve dans la BD ? Y vois-tu une volonté didactique d’initier les lecteurs/lectrices à l’histoire de l’Art ou simplement un moyen de rappeler le cadre spatial de l’histoire ? 
Ce procédé m’a rappelé ce qu’a fait Anthony Browne dans Les Tableaux de Marcel.

Lucie : J’ai l’impression que de plus en plus de livres proposent des documents pédagogiques en fin d’ouvrage, quand l’histoire s’y prête. Ou alors j’y suis plus sensible depuis que je suis maman /enseignante ! J’aime assez parce que ça ancre le récit dans la culture, l’Histoire ou autre.
Ici, c’est intéressant de pouvoir regarder les tableaux tels qu’ils sont sans avoir besoin de se rendre au Louvre (ce qui de toute façon serait compliqué en ce moment). D’autant que l’auteur les a quand même beaucoup modifiés ! Je le vois plus comme une mini initiation à l’histoire de l’art, surtout du fait de l’explication des vanités.
Ce que j’apprécie c’est que ces explications soient simples, et que le lecteur ait le choix de les lire ou non selon son envie. J’imagine que pour certains l’histoire se suffit à elle-même et c’est très bien aussi. Mais pour les petits curieux, avoir un début d’explication est agréable.
Je ne connais pas Les tableaux de Marcel, de quelle manière est-ce exploité ?

Colette : Tu vas adorer Les Tableaux de Marcel. On y retrouve le petit singe anthropomorphe d’Anthony Browne, dans un album où il se retrouve dans des tableaux célèbres mais légèrement modifiés pour coller à l’univers de l’auteur. C’est un véritable jeu entre le style de Browne et celui des grands peintres. Et à la fin de l’album il y a une notice descriptive de chaque tableau cité.
Est-ce que tu as été sensible à l’univers graphique de l’auteur ?
J’ai apprécié le décalage entre les œuvres parfois reproduites de manière très fidèle et le dessin plus moderne du dessinateur.

Lucie : À la première lecture j’ai clairement été déçue par les dessins des personnages. Il faut dire que dans ma découverte du Louvre en BD, celle-ci arrive après Enki Bilal et Jirô Taniguchi dont j’aime beaucoup le style. Cela me rend probablement exigeante !
Du coup, je suis partagée quant aux choix graphiques de Jean Dytar. Il faut tenir compte du fait que cette BD est destinée aux enfants et que les dessins doivent être adaptés. Cependant, dans une BD ou un album ayant l’art pictural comme univers central je suis d’autant plus sensible au trait. L’auteur s’est approprié les personnages des différents tableaux, et c’était nécessaire. Mais j’aurais aimé un rendu un peu plus travaillé pour les personnages issus de ces tableaux. Les reproductions d’œuvres sont effectivement très réussies : peut-être aurait-il pu utiliser ce talent pour accentuer l’écart entre les œuvres prenant vie et les personnages « réels », comme il le fait au début, lors de la visite du musée du petit garçon avec sa classe ? Je trouve que ce que tu appelles « le dessin plus moderne » aurait été plus approprié s’il avait été réservé aux visiteurs du Louvre. Mais c’est vraiment une question de goût.
Cela ne t’a pas gênée ?

Colette : Cela ne m’a vraiment pas gênée mais je n’ai pas les éléments de comparaison en ta possession ! Et je ne connaissais pas du tout cet auteur, ce fut l’occasion de découvrir son univers.
Si tu devais conseiller cette BD à quelqu’un, sur quel aspect insisterais-tu ?

Lucie : Je ne connaissais pas Jean Dytar non plus, mais j’ai regardé ce qu’il a fait d’autre et sa Florida m’a tapé dans l’œil. Je ne compte pas m’arrêter à cet avis en demi-teinte ! Concernant cette BD, c’est quand même un beau point de vue sur le musée du Louvre. Je trouve qu’elle met l’art à la portée de tous, notamment grâce à ce discours sur les chefs d’œuvre et au choix de mettre en lumière une œuvre peu connue, même des amateurs. C’est ludique et ça donne envie d’aller au musée découvrir ces trésors méconnus ! Je ne sais pas trop à qui je recommanderai cette BD : à des enfants déjà sensibles à l’art ? Au contraire à des enfants pour lesquels ce serait un premier contact pas trop écrasant ? 
En tout cas j’ai trouvé qu’elle était très sympa en lecture partagée (ou commune !), pour discuter de tous les thèmes et de notre vision des œuvres d’art.

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Cette lecture commune et notre intérêt commun pour l’art nous ont donné envie de présenter d’autres ouvrages documentaires ou imaginaires sur ce sujet. Retrouvez nos sélections à la rentrée !

Et pour patienter jusque-là, le catalogue des bandes dessinées de « Louvre éditions » est ICI.