Les cerisiers se sont couverts de fleurs, les pissenlits percent de leur rayons dorés les grandes étendues d’herbe, le soleil caresse la peau de nos cous quand nous nous promenons dans les ruelles et venelles de nos imaginaires : ça y est, le printemps est revenu ! Et cela a beau faire des années que nous en avons l’expérience, c’est toujours un émerveillement ! Et pour accompagner cette magie du réel, rien de mieux que quelques livres coups de cœur pour nous emporter encore plus loin que le ciel qui se dégage au dessus de nos têtes.
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Du côté de chez Colette, on lit et relit le bel album Le Livre du rien de Rémi Courgeon. Alicia reçoit de son grand-père qui sent la mort venir, un livre un peu particulier, Le Livre du rien, un livre aux pages blanches qui a l’extraordinaire capacité de donner à celui, celle qui le tient entre ses mains… des idées ! Des petites, des grandes, des ingénieuses, des stupides, des idées en veux-tu en voilà ! Et ce livre incroyable va accompagner Alicia tout au long de sa vie, jusqu’au jour où… Nous vous laissons découvrir la jolie pirouette qui boucle l’histoire d’Alicia et vous invitons à essayer, comme elle, de regarder germer vos idées ! C’est un exercice revigorant qui nourrit la confiance en soi, en son pouvoir sur les choses.
Le Livre du rien, Rémi Courgeon, Seuil Jeunesse, 2020.
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Du côté de chez Linda, l’Expédition de Stéphane Servant fut un voyage des plus passionnant, en compagnie d’une jeune fille attirée par la mer depuis sa plus tendre enfance. Encouragée et portée par l’amour de ses parents, elle se lance dans la fabrication d’une embarcation qui lui permettra de quitter son île natale. Au fil des étapes et des rencontres, elle se forge le destin qu’elle s’est choisie et avance d’un port à l’autre pour vivre la plus belle des aventures : la vie ! Le texte nous rappelle que le plus important n’est pas la destination mais le voyage. Les illustrations sont juste magnifiques avec leurs couleurs chatoyantes et leurs formes qui semblent donner du mouvement à la mer, donner vie aux paysages…
L’expédition de Stéphane Servant, illustré par Audrey Spiry, Thierry Magnier, 2022.
Pour Liraloin c’est la perspective de profiter bientôt pleinement des randonnées en montagne qui lui a fait choisir Des zombies dans la prairie de Chrysostome Gourio. Sur fond de musique métal et ambiance festive, cher(e) lectrice et lecteur attends-toi à pogoter sévère au rythme de cette histoire sanglante ! Loin de l’image douillette que peut dégager la vue d’une marmotte, ici on est bien loin du compte et ce n’est surement pas dans ce roman que tu rencontreras les personnages de la Petite maison dans la prairie. Le récit est empreint d’un humour digne des comédies déjantées anglaises. L’alternance des témoignages (parfois un poil exagéré) des différents personnages permet d’apporter un enchaînement des évènements qui n’en finit pas ! Bref, la lecture s’achève avec l’impression d’avoir un peu mal partout d’avoir tant explosé ces satanés rongeurs à coups de pelle bien tranchante.
Des Zombies dans la prairie de Chrysostome Gourio, Casterman, 2023
Chez Lucie, l’Espace et le Système Solaire sont à l’honneur dans deux livres très différents mais tout aussi merveilleux. Tout d’abord le très scientifique Fabuleux paysages du système solaire. Ecrit en collaboration avec l’ALMA, il présente toutes les planètes du système solaire mais aussi la ceinture d’astéroïdes, les planètes naines et leur histoire. Le tout illustré magnifiquement à la manière des planches scientifiques du XIXème siècle. Un documentaire qu’on ne se lasse pas de feuilleter !
Fabuleux paysages du Système Solaire, Aina Bestard, Saltimbanque éditions, 2022.
C’est un point de vue bien plus personnel qu’a choisi Oliver Jeffers pour Nous sommes là. Et pour cause : il a écrit cet album au cours des deux premiers mois de vie de son fils avec pour ambition de lui expliquer les choses qu’il devrait savoir. L’auteur-illustrateur présente donc lui aussi le système solaire, mais de manière nettement plus intuitive (il indique d’ailleurs avec humour qu’il n’est « probablement pas à l’échelle »). Il explique ensuite les éléments présents sur Terre, les animaux, le corps humain, le temps qui passe… C’est un grand et émouvant fouillis, à l’image de toutes les émotions qui peuvent traverser un tout jeune parent devant son nourrisson.
Nous sommes là, Olivier Jeffers, Editions Kaléidoscope, 2018
Avec son garçon, Isabelle s’est laissé entraîner par une drôle de voiture plastifiée que Citroën produisait dans les années 1970, la Méhari ! Dans Rosalie, Ninon Dufrenois imagine une famille qui se serre les coudes, suite au « départ » du papa, dans l’une de ces automobiles. Ce véhicule tout-terrain vend du rêve : imaginez une sorte de cabane mobile qu’on n’aurait pas peur de crotter et qui nous trimbalerait un peu partout, cheveux au vent, selon l’envie du moment. Merveilleusement illustrées par Julien Martinière, ces pages sont chaudes comme une tasse de chocolat partagée avec ses proches, douces comme le ronronnement du moteur, enivrantes comme l’appel du voyage et le souffle de la liberté. Et c’est bon à prendre parce qu’on le sait, « la vie, c’est comme une route en lacets ». L’un des plus jolis titres de la collection Ginko que nous aimons beaucoup sous le grand arbre !
Rosalie, de Ninon Dufrénois et Julien Martinière. Voce Verso, 2022.
Et en BD, l’équipage de L’île aux trésors n’a pas résisté à la chatoyance de Seizième printemps et des aquarelles de l’autrice-illustratrice sud-coréenne YunBo. Son pinceau nous ouvre les portes d’un pays peuplé d’animaux anthropomorphes où se noue un drame : la petite renarde Yeowoo brûle de fêter son anniversaire mais sa mère a visiblement la tête ailleurs et son père n’a rien préparé. C’est la dispute, puis la bêtise de trop. Les parents divorcent et Yeowoo est envoyée pour un temps indéterminé chez son grand-père et sa tante. Rongée par la colère et les doutes, la petite renarde devient difficile. Mais un jour s’installe dans la maison voisine Paulette, une poule adepte de jardinage qui prétend que chacun a en soi une fleur qui ne demande qu’à s’épanouir. La mue lente d’une fillette colérique vers une jeune femme qui s’ouvre au monde est émouvante comme un coquelicot qui déploie ses pétales : une jolie découverte printanière !
Blandine a eu de beaux et nombreux coups de cœur très variés. Difficile de n’en retenir que deux pour ce billet! Clover Elkin a 13 ans lorsqu’elle se retrouve seule sur les routes des Etats Unifiés. Orpheline de mère, cette fille de médecin suit la dernière recommandation de son père pour mettre à l’abri la seule Curiosité qu’il ait gardé. Dans le monde de Clover, il existe des Curiosités, objets ordinaires aux propriétés extraordinaires, aussi nécessaires que dangereuses, qui suscitent intérêts de collections, convoitises scientifiques ou politiques… L’étrange voyage de Clover Elkin est une quête identitaire qui se déroule dans un environnement immersif riche de détails et de références, et dans un contexte historique remanié. Et c’est un régal!
L’étrange voyage de Clover Elkin. Eli BROWN. Bayard Jeunesse, mars 2023
Le travail de Frédéric Clément fascine Blandine: son travail utilise le dessin, des objets subtilement choisis et délicatement déposés, différents styles de peintures peintures, sur des supports variés, traditionnels ou totalement atypiques. Dans cet album, il use de peinture pour nous emmener au Japon, auprès d’un peintre doué et à l’excellente réputation, ce qui lui confère un train de vie faste. Jusqu’au jour où il décide de suivre le vol d’oiseaux blancs entr’aperçus dans le ciel. Subjugué, Teiji laissera tout derrière lui pour tenter d’approcher, de saisir et d’atteindre la Beauté et la Perfection. Onirique, métaphorique, et riche de sensibilité nippone, cet album est une ode à la beauté de la Nature autant qu’à son évanescence.
Le Peintre et les Cygnes sauvages. Claude CLEMENT et Frédéric CLEMENT. Casterman Jeunesse, 2004
En mars, depuis 25 ans, la France célèbre la poésie à l’occasion du Printemps des poètes ! Partout en France, dans la rue, dans les écoles, les collèges, les lycées, les médiathèques, les théâtres, sur les parkings ou dans les parcs, si le cœur vous en dit, il vous est possible de faire rimer votre vie avec fantaisie ! C’est cette année l’occasion de concrétiser une idée que nous avions depuis longtemps : vous proposer une sélection de nos livres de poésie préférés destinés à la jeunesse. Et une fois n’est pas coutume, cette sélection sera accompagnée de morceaux choisis, car rien de mieux pour faire vibrer la poésie que de se la mettre en bouche, ici, tout de suite, maintenant !
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Je te sens
Je sens le poids de ton corps Je sens la dimension de ton corps Je sens la température de ton corps Je sens les bruits de ton corps Je sens les odeurs de ton corps Je sens la texture de ton corps Je sens la couleur de ton corps Je sens le poids de ton corps
Je te sens
Poèmes à murmurer à l’oreille des bébés (de 9 secondes à 9 mois et au delà…), Marcella et Marie Poirier.
Et si on murmurait des poèmes à l’oreille des bébés ? Et oui, on peut goûter la poésie dès le plus jeune âge, les bébés étant particulièrement gourmands de comptines, enfantines et autres guirlandes de rimes que leurs proches peuvent leur glisser à l’oreille parfois même avant leur naissance. C’est le doux projet de Marcella et Marie Poirier avec le très beau recueil Poèmes à murmurer à l’oreille des bébés (de 9 secondes à 9 mois et au delà…) publié aux éditions Les Venterniers.
Poèmes à murmurer à l’oreille des bébés (de 9 secondes à 9 mois et au delà…), Marcella et Marie Poirier, 2020.
il mord qui approche dévore ceux qui m’aiment j’entends les os craquer les hurlements glacés des assassinés c’est pas appétissant sage mon cœur sage es-tu rassasié maintenant cesse s’il te plaît de grincer des dents
j’habite un ogre en mon seins moi qui suis végétarien c’est un peu embarrassant
je vais l’entourer de fil barbelé planter une pancarte attention danger au moins vous serez prévenu mon cœur minotaure en son labyrinthe vous attend
à pleines dents
Mon cœur a des dents, poèmes sous haute tension, Bernard Friot.
Pour Colette, il est un auteur jeunesse qui manie les mots, l’espace de la page, la ponctuation avec brio pour initier les enfants et les adolescent.e.s à la poésie : c’est le célébrissime Bernard Friot ! Avec ses recueils Mon cœur a des dents ou Attention ça pourrait devenir intéressant…, par exemple. Il se joue du blanc de la page, de l’espace, inventant des architectures improbables pour exprimer tout le potentiel de liberté des mots à qui on lâche la bride ! Le voilà qui a même inventé un outil foisonnant pour qui souhaite s’initier à l’écriture poétique avec son formidable Agenda du (presque) poète illustré avec une énergie folle par Hervé Tullet.
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Tout au plus
Envoie-moi ce ballon que je lui parle, Il doit avoir au moins un but dans la vie.
Envoie-moi ce mot que je lui parle, Il doit avoir au moins un poème dans sa famille
Envoie-moi ce soleil que je lui parle, Il doit tendre au moins une oreille dans le feu.
Envoie-moi ce rond dans l’eau que je lui parle, Il doit connaître au moins une lune qui s’est noyée.
Envoie-moi ce chemin que je lui parle, Il doit au moins savoir jeter des pas devant lui
Envoie-moi cette idée que je lui parle, Elle doit au moins avoir un calicot qui l’attend.
Envoie-moi ce demain qui perle sur nos lèvres. Nous n’en parlerons pas, nous changerons un peu, Nous d’abord, puis le monde, tout au plus.
Petits poèmes pour y aller de Carl Norac, illustrations d’Anne Herbauts, Pastel, 2022
Dans Petits poèmes pour y aller, Carl Norac nous raconte sa vie de poète. Il nous confie ses poèmes pour mieux apprécier les sensations que la vie peut nous mener à traverser. Que l’on soit plutôt « petit poème pour y aller » ou « petit poème pour ralentir » il y aura bien un moment où il faudra « y aller ou pas ». L’important c’est tout de même de déguster le moment qui fige ce temps. Les illustrations d’Anne Herbauts mettent en scène ce poète parcourant, en totale harmonie, notre monde : « – Et ça mène où, pour finir, la poésie ? – Nulle part, Monsieur, nulle part mais au bout du monde ».
Petits poèmes pour y aller de Carl Norac, illustrations d’Anne Herbauts, Pastel, 2022
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Marchands d’histoires
– Quand je serai grand, – Quand je serai grande, – Je serai marchand, – Je serai marchande.
– Nous serons tous deux Des marchands d’histoires :
– Du dragon sans feu, – De l’ogre au miroir, – Du monstre à trois yeux, – Du fantôme noir.
– Quand je serai grand, – Quand je serai grande, – Nous serons tous deux Marchands de légendes.
J’y suis j’y rêve, Pierre Coran, Les éditions du Rocher, 2005.
Pierre Coran sait parler aux enfants. Sa poésie est accessible sans sacrifier à la facilité. Que ce soit dans son recueil J’y suis j’y rêve, ses Jaffabules ou ses comptines (Pour ne pas zozoter, De bouche à oreille) le rythme et l’humour sont à l’honneur. Pour le plaisir des petits et des grands !
Vous croyez, j’en suis sûr, connaître cette histoire. Vous vous trompez : la vraie est bien plus noire, Ou rouge sang, si vous voulez. La fausse, que vous connaissez, Fut fabriquée, ou inventée, Et sans scrupule trafiquée, Afin que tout y soit mollasson, niaisouillard, Le genre à faire le soir s’endormir les moutards.
Un conte peut en cacher un autre, de Roald Dahl, illustrations Quentin Blake, Folio cadet, 2017.
Si le recueil Un conte peut en cacher un autre de Roald Dahl n’apparaît pas dans l’article que nous avons consacré à nos classiques préférés, il a été mentionné dans celui consacré aux contes détournés. Et pour cause ! L’auteur anglais mélange allégrement histoires et personnages, ajoutant encore une couche de cruauté à des figures qui n’en manquaient pas. Le tout en vers, s’il vous plaît. Si nous sommes reconnaissants de ne pas avoir eu à les apprendre par cœur à l’école, cela reste un délice de lecture.
Un conte peut en cacher un autre, de Roald Dahl, illustrations Quentin Blake, Folio cadet, 2017.
Quand je retourne au pays Je passe toujours devant chez eux Et ça chaque fois ça me surprend
Le trottoir nu souligne leur absence Quatre murs seuls qui tournent au gris Gonflées d’humidité comme s’ils retenaient des larmes Et une petite cour déserte collée au mur de la maison voisine
Il fallait bien du talent pour en faire un paradis
Leur départ Signe la fin d’un monde
Vivre pauvre sans être rustre Avoir peu et tout offrir Garder le meilleur pour l’ami ou l’étranger Reprendre tous les matins le même chemin Savoir que toute la vie sera ainsi Et en sourire
Moi J’ai vu Sisyphe heureux.
J’ai vu Sisyphe heureux de Katerina Apostolopoulou, Bruno Doucey, 2020.
La poésie est voyage et c’est encore plus vrai sous la plume de Katerina Apostolopoulou qui nous raconte, en deux langues, la Grèce de son enfance, avec ses paysages magnifiques, son peuple généreux, sa pauvreté, la richesse des cœurs, ses croyances et ses mythes. L’auteure à la double nationalité écrit de la poésie narrative, c’est à dire des histoires décomposées en plusieurs textes poétiques. Ici pas de traduction mais une écriture en grecque et une écriture en français pour nous raconter avec ses mots trois histoires qui tendent à montrer que l’on peut être heureux dans une vie simple et répétitive. Un recueil savoureux pour les plus grands.
J’ai vu Sisyphe heureux de Katerina Apostolopoulou, Bruno Doucey, 2020.
Immenses sont leurs ailes de Murielle Szac, Bruno Doucey, 2021.
Le voyage n’est pourtant pas toujours facile. Murielle Szac nous raconte les enfants de Syrie, dans ce long poème narratif, des enfants qui aiment jouer, danser, chanter, courir ; des enfants dont la lumière dans les yeux s’est éteinte quand les bombes ont rasé un village, une école, une maison et qu’il a fallu partir et tout laisser derrière. Les visages de ces enfants, peints par Nathalie Novi, sont autant de portraits qui nous regardent intensément et nous disent la douleur d’avoir tout quitter et l’espoir que leurs rêves se réalisent. Tout simplement bouleversant d’émotions. La collection Poés’Histoires s’adresse aux enfants et souhaite leur offrir de la poésie qui les prenne au sérieux en abordant des sujets peu présents en jeunesse.
Immenses sont leurs ailes de Murielle Szac, Bruno Doucey, 2021.
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Entre nous et le ciel parfois L’urgence d’une comète Puis le malheur plongeant à tire-d’aile Puis juste le ciel à nouveau Perdu dans le silence
Entre nous et le ciel maintenant Le vent L’ombre d’un nuage Peut-être un ange Ou pas
Puis plus rien
Juste le ciel et nous d’Annie Agoplan, Le port a jauni, 2022.
Plus qu’un recueil, Juste le ciel et nous est un long poème qui défile d’un bout à l’autre amenant une réflexion philosophique, un questionnement sur l’existence, sur le rapport de l’humain à l’univers, à la nature. En nous donnant le rôle d’observateur du ciel, simplement rattachés au sol par nos pieds, Annie Agopian nous invite à repenser la brièveté d’une vie humaine comparée à celle de la nature qui se répète dans le cycle infini des saisons. Mais son texte invite aussi à repenser le monde sans limites, sans frontière, aussi infini que le ciel. Les bilingues pourront relire le livre dans l’autre sens, dans la langue arabe (texte traduit) ; les deux textes se font miroir et se partagent un même espace, une même illustration de Carole Chaix qui a su si parfaitement restituer les mots de l’auteure et les sublimer.
Juste le ciel et nous d’Annie Agopian, traduit en arabe par Golan Haji, illustré par Carole Chaix, Le port a jauni, 2022.
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Si la musicalité de la poésie parle souvent aux enfants, ce genre littéraire n’est pas forcément le plus facile d’accès. C’est pourquoi le parti-pris des albums de la collection « petit livre, grand texte » des excellentes Éditions courtes et longues est si intéressant : présenter des textes de grands auteurs, mais sous la forme d’albums illustrés par un(e) artiste contemporain(e). Le trait nous invite, nous accompagne dans le cheminement du poème et en décuple encore l’émotion. C’est magique et Isabelle a été ravie de pouvoir ainsi faire découvrir à ses moussaillons Baudelaire, La Fontaine, Rimbaud ou Victor Hugo.
« Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
L’albatros, de Charles Baudelaire, illustré par Mathilde Magnan. Éditions courtes et longues, 2016.
L’albatros est certainement l’album de cette collection qui a le plus ému l’équipage de L’île aux trésors. On ne présente plus ce texte magnifique sur la solitude douloureuse du poète, incompris et maltraité, qui tel un grand oiseau libre, tutoie les nuages. Ses alexandrins se déploient ici lentement, un ou deux par double-page, laissant aux mots le temps de faire leur effet. Les aquarelles aériennes de Mathilde Magnan soutiennent le texte, l’incarnent, le prolongent voire en prennent le relai. C’est de toute beauté et bouleversant.
L’albatros, de Charles Baudelaire, illustré par Mathilde Magnan. Éditions courtes et longues, 2016.
Et dans la même collection, ne manquez surtout pas Les animaux malades de la peste, de Jean de La Fontaine !
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis, Je crois que le Ciel a permis Pour nos péchés cette infortune ; Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux ; Peut-être il obtiendra la guérison commune. L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents On fait de pareils dévouements : Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence L’état de notre conscience. Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, J’ai dévoré force moutons. Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense ; Même il m’est arrivé quelquefois de manger Le berger. Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi : Car on doit souhaiter selon toute justice Que le plus coupable périsse. – Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce. Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur, En les croquant beaucoup d’honneur; Et quant au berger, l’on peut dire Qu’il était digne de tous maux, Étant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire. »
Les animaux malades de la peste, Jean de La Fontaine
L’album illustré par Olivier Morel souligne le potentiel subversif des fables de La Fontaine. Langue corrosive, vers réjouissants, férocité de la dénonciation de la justice à géométrie variable exercée par les puissants. Vous savez bien, il s’agit de cette fable où l’on cherche un responsable du fléau de la peste. Si chaque animal bat sa coulpe, on ne peut pas vraiment dire que chacun soit logé à la même enseigne… Olivier Morel ne touche pas un mot au texte mais joue sur la typographie pour mettre en relief certains d’entre eux. Fractionné avec un ou deux vers par double-page, le texte prend tout son sens. Et surtout, l’idée géniale est de lui juxtaposer des gravures modernes dans l’esprit du street art qui révèlent sa portée évidente pour éclairer la société d’aujourd’hui. C’est puissant, hyper contemporain et plein de clins d’œil artistiques et sociétaux.
Les animaux malades de la peste, texte de Jean de La Fontaine illustré par Olivier Morel. Éditions courtes et longues, 2016.
Commencer l’année avec des BD, c’est ce que le Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême propose chaque année aux amatrices et aux amateurs de ce genre littéraire si particulier ! Cette année le festival fêtait ses 50 ans ! 50 ans de bulles, de vignettes, de phylactères, de planches et d’onomatopées ! C’est l’occasion pour nous de regarder ce genre à travers un prisme un peu particulier : celui de la BD autobiographique. Car des autrices et des auteurs qui ont choisi de se raconter au fil des cases, il y en a de plus en plus. On y retrouve des récits d’enfance, des histoires d’héritages, des journaux intimes, mais aussi des témoignages historiques ou autres confidences amoureuses. Un genre foisonnant dont on vous présente aujourd’hui nos titres préférés !
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Colette vous présente un premier titre, découvert à Angoulême en 2008, dont le titre est particulièrement énigmatique : Ma maman est en Amérique,elle a rencontré Buffalo Bill écrit par Jean Régnaud et Emile Bravo. On y suit une année scolaire dans la vie de Jean qui vient de rentrer au CP dans une petite ville du Périgord. On découvre au fil des pages le quotidien de Jean, ses jeux avec son petit frère, Paul, les jolis rituels de sa gouvernante Yvette et les traits tirés et tellement sérieux de son papa. On y découvre aussi sa voisine, Michèle, de deux ans plus âgée que lui, qui vient égayer ses longs après-midis libres en lui lisant notamment les cartes postales que la maman de Jean lui envoie des quatre coins du monde. Mais pourquoi la maman de Jean écrit-elle à Michèle au lieu de lui écrire à lui et à son frère, Paul ? Voilà tout le mystère de ce merveilleux récit d’enfance, raconté du point de vue d’un petit homme de 7 ans qui cette année-là va faire de terribles découvertes. Si l’on retrouve de nombreuses caractéristiques du récit autobiographiques, les choix narratifs ici sont particulièrement ingénieux car rien ne nous avertit que ce texte est le récit de l’enfance de Jean Régnaud : l’auteur en effet choisit de raconter son histoire du point de vue de l’enfant et non de l’adulte qui porterait sur sa vie un regard rétrospectif. Ce qui en fait une BD accessible des plus jeunes lecteurs et lectrices tout en donnant du grain à moudre aux plus grand.e.s.
Ma Maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill, Jean Regnaud et Emile Bravo, Gallimard 2007.
Cette BD a été adaptée en film d’animation en 2013 par Marc Boréal et Thibaut Châtel. Une petite merveille qui offre une autre vision de ce récit d’enfance.
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Pour les plus grand.e.s, Colette propose la lecture de Goupil ou face de Lou Lubie. L’autrice y raconte comment, adolescente, elle a découvert, après de longues phases de questionnements et d’errances thérapeutiques, qu’elle souffrait d’un trouble psychologique : la cyclothymie. Ce qui est formidable dans ce récit autobiographique, c’est que Lou Lubie nous livre un nombre incroyable d’informations sur ce trouble tout en nous confiant tout ce qu’elle a testé pour vivre avec. L’allégorie qu’elle choisit pour représenter sa maladie est vraiment judicieuse car elle permet de mettre un visage sur son trouble, une image qui sans nul doute lui a permis de s’apprivoiser elle-même. Et au delà de ce récit accès sur la psychologie de son autrice, c’est aussi son processus créatif que l’autrice nous dévoile et c’est toujours jubilatoire car Lou Lubie manie avec une véritable grâce le sarcasme et l’humour noir !
Goupil ou face, Lou Lubie, Delcourt, 2021.
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Nowhere Girl est sans doute la BD autobiographique qui a le plus touché Isabelle et ses moussaillons. La sincérité avec laquelle Magali Le Huche raconte la dureté de son quotidien de collégienne qui voulait pourtant tellement bien faire, son malaise face à l’enfance qui s’étiole, aux interpellations cassantes et au conformisme de la cour… Le propos sonne juste, nombre de nowhere people s’y reconnaîtront. Les « images » sont très parlantes aussi : ce fardeau de plus en plus lourd sur le dos ; le groupe qui s’estompe lorsque la solitude se referme sur Magali. Heureusement, il y a les Beatles et leur Ticket to Ride vers une bulle en apesanteur, éclaboussée de couleurs chatoyantes, où l’insouciance règne en maître et tout semble possible ! Mais n’allez pas imaginer qu’il s’agit d’une lecture pesante, c’est au contraire un album plein de fraîcheur. Le charme des années 1990 – doudounes Chevignon, Minitel, horloge en forme de montre XXL au mur, Bruel et Nirvana dans le top 50 –, le tempérament pour le moins entier de la narratrice et sa passion anachronique pour les Beatles sont réjouissants. Et quel réconfort on trouve dans l’amitié d’Agathe et l’amour, même maladroit, de sa famille – All you Need is Love – mais aussi et surtout dans l’exploration de mondes imaginaires qui n’appartiennent qu’à soi, auxquelles de magnifiques explosions de couleurs rendent hommage. Strawberry Fields Forever ! Une BD lumineuse et pleine d’inventivité.
Nowhere Girl, Magali LeHuche, Dargaud, 2021.
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Vera a neuf ans quand elle part pour la première fois en colonie de vacances. D’origine russe, elle peine à trouver sa place dans la communauté américaine aussi espère-t-elle que ce camp spécial pour enfants russes lui permettra d’avoir plein de choses à raconter et ainsi se faire des amis dans son école. En se plongeant dans les souvenirs de son enfance, Vera Brosgol aborde la difficulté de trouver sa place lorsque l’on se sent différent. De son propre aveu, elle compile ici les événements qui l’ont marqué durant les deux étés qu’elle a passé dans ce camp de vacances, enrichis des souvenirs de son frère. Cela donne une aventure pleine d’humour et de situations cocasses qui ne manqueront pas de rappeler à ceux qui ont connu les colonies de bons et de moins bons moments. Au delà de l’humour, l’auteure aborde aussi avec justesse la solitude et l’exclusion.
Un été d’enfer de Vera Brosgol, Rue de Sèvres, 2019.
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Pour ne pas complétement oublier que parfois c’est compliqué d’être ado, Liraloin a suivi les aventures de trois amies.
Emma est en 5ème, vit avec son papa et ses meilleures amies sont Bao et Linnéa. Après l’été, c’est l’heure de la rentrée et les trois jeunes filles aiment se retrouver pour jouer dans la forêt. Mais changement de plan pour Linnéa qui décide, soudainement, de retourner au collège sans donner d’explication à ses amies. Un peu plus tard, Linnéa avoue sortir avec un garçon. Et là, c’est parti, Emma se pose des questions sur elle : « EN TOUT CAS, il me faut un PLAN si je ne veux pas être la seule à ne pas être amoureuse ! » tandis que Bao ne comprend pas du tout le changement d’intérêt de son amie Linnéa.
Il est l’heure de se poser des questions. Trois amies unies et l’adolescence qui commence à pointer le bout de son nez. Sous forme de journal, Emma va se confier sur ses relations avec Bao, Linnéa mais aussi Mariam. Elle va essayer de comprendre pourquoi elle-même commence à changer.
Cette histoire est douce. Sa tendresse est contagieuse et emporte le jeune lecteur dans une vie d’ado aux sentiments perturbés : « Je vais arrêter d’être une gamine et commencer à être une ado. » ce qui, en soi, ne se commande pas et peut s’avérer plus compliqué que prévu. Une BD aux problématiques adolescentes menée de façon positive.
L’année où je suis devenue ado, Nora Dasnes, Casterman, 2021
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Et parce qu’être ado dans une famille recomposée est une réelle aventure, Liraloin s’est pris d’amitié pour Jen.
Jen aime dessiner, consigner dans un carnet à spirale des instants de sa vie surtout qu’en ce moment : le changement c’est maintenant visiblement ! Fini la vie new Yorkaise et welcome à la ferme Petit Pois. Alors, entre sa nouvelle vie à la campagne, à ne pas échapper aux corvées et supporter son beau-père, Jen a dû mal à trouver sa place. Son père lui manque et dorénavant il lui faut même partager sa chambre un week-end sur deux avec les deux filles de son beau-père. Vous ne trouvez pas que tous ces évènements peuvent faire beaucoup pour une seule petite fille ? De plus, à cet âge on ne peut pas dire que la confiance soit au rendez-vous. Dans cette autobiographie, l’autrice nous livre son histoire et ses difficultés pour totalement s’adapter.
La Ferme Petit Pois : la nouvelle vie de Jen de Lucy Knisley, Gallimard BD, 2021
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« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais »
Albert Camus dans une note au sujet du Premier homme.
Plus qu’une BD autobiographique, Le premier homme est l’adaptation d’un roman largement autobiographique d’Albert Camus par Jacques Ferrandez. L’auteur y évoque ses premières années en Algérie entre sa mère et sa grand-mère, sa rencontre décisive avec monsieur Germain (modèle de tous les instituteurs) et son cheminement jusqu’à Paris et la reconnaissance. Les thèmes sont forts : recherche des origines, amour filial, poids de la pauvreté, éducation, et cette Algérie si chère à Camus. C’est aussi l’occasion de (re)découvrir certains aspects de la colonisation. Le personnage déambule dans son histoire, entre passé et présent sans que le lecteur ne s’y perde. Alors que les souvenirs assaillent le narrateur, Jacques Ferrandez multiplie les astuces pour que le récit reste fluide grâce à l’utilisation des couleurs et aux interventions de Jessica.
Le premier homme, Jacques Ferrandez d’après Albert Camus, Gallimard, 2017.
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Très grande fan du travail de David Sala il était tout naturel que Liraloin puisse évoquer cette BD coup de coeur !
En se rendant à l’hôpital où son grand-père est soigné, une maman raconte à son fils, encore très jeune, le passé de cet homme. Un homme né au sud de l’Espagne, engagé mais forcé de s’échapper pour ne pas sombrer sous le régime franquiste. Un homme vieillissant et malade, refusant de mourir avant son bourreau : Franco. De repas de famille en visites d’amis, David apprendra les détails concernant la captivité de son grand-père maternel mais aussi le passé de résistant de son autre grand-père. Comment grandit-on dans une famille où les figures paternelles héroïques sont si présentes dans l’esprit d’un petit garçon ?
Il y a un très grand respect et de la douceur dans le travail de David Sala. A travers cette vie de petit garçon et plus tard de jeune adulte et d’homme, ce dernier nous plonge dans une intimité douloureuse mais en même temps lumineuse. Les passages évoquant la vie héroïque des deux grands-pères sont sublimes. Leur envol respectif permet au lecteur de respirer et à la fois de s’immerger dans ce passé si glauque. La guerre, fil conducteur de cette BD, nous rappelle à notre devoir de mémoire et de transmission. Elle nous démontre également la force des liens familiaux peu importe son histoire et ses engagements. Une BD émouvante et d’une sensibilité rare.
Le poids des héros, David Sala, Casterman, 2022
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Dans L’Arabe du Futur, le célèbre auteur Riad Sattouf nous raconte ses origines et son éducation entre poids des traditions et double culture. Cette série en six volumes est d’autant plus intéressante qu’on y découvre un contexte historique fort, le petit Riad ayant passé une partie de son enfance dans la Lybie de Kadhafi et la Syrie d’Hazed Al-Assad dont l’auteur nous montre l’influence sur sa famille, notamment sur son père qui souhaite que son fils soit éduqué dans le culte des grands dictateurs. Le retour en France et la séparation de ses parents lui offriront une nouvelle liberté et allégeront en partie le récit qui reste drôle même dans les périodes difficiles…
L’Arabe du futur, série en 6 tomes, Riad Sattouf, Allary, 2014 à 2023.
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Aux Etats-Unis, depuis 1986, le mois de février est déclaré « National Black History Month » afin de (re)connaître, transmettre, se rappeler et représenter l’Histoire des Noirs au sein de leur (vaste) pays. C’est dans ce cadre que Blandine a découvert John Lewis avec la trilogie Wake Up America, qu’il a signée avec Andrew Aydin (son attaché parlementaire en communication) et Nate Powell. John Lewis était député et démocrate, ancien membre du Congrès et des « Big Six » dont faisait notamment partie Martin Luther King. Tout comme ce dernier, John Lewis prononça un discours lors de la Marche sur Washington le 28 août 1963. Il est décédé en juillet 2020.
Wake Up America. John LEWIS, Andrew AYDIN et Nate POWELL. Rue de Sèvres, Intégrale éditée en août 2021
Cette trilogie, parue intégralement en 2021, retrace une partie de la vie de John Lewis, entre 1940 et 1965, lorsqu’il prit pleinement conscience de la ségrégation et des différences de vie pour les Noirs entre les Etats du Sud et ceux du Nord. Il décrit son engagement dans la Lutte pour les Droits Civiques des Noirs en en retraçant les évènements et en présentant les grandes figures du Mouvement. Bien que se terminant en 1965 avec le Civil Rights Act et les Voting Rights Act, cet album, aussi passionnant que riche, est toujours d’une brûlante et délicate actualité.
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Damien. L’empreinte du vent. Gérard JANICHON et Vincent. Vents d’Ouest / Glénat, 2022
Avec cette BD, Gérard Janichon nous raconte l’aventure incroyable qu’il a vécue avec Jérôme Poncet à bord du Damien, voilier en bois de 10 mètres, dans les années 1970.
Adolescents grenoblois, ils ne connaissent rien à la mer, aux bateaux et pourtant, leur vient l’idée folle de faire le Tour du Monde en voilier. En cinq ans, ils se donnent les moyens financiers et matériels d’accéder à leur rêve et c’est ainsi qu’ils partent de La Rochelle en mai 1969, pour y revenir en septembre 1973. Durant ce laps de temps, ils ont subi le froid, la chaleur, le manque de vent, des tempêtes, ils ont vu des paysages magnifiques, ont eu des frayeurs angoissantes, ils ont fait des rencontres improbables ou des retrouvailles festives, franchi des Caps, dû renoncer ou bien triomphé!
Au fil de flashbacks, moments phares et dessins immersifs à l’aquarelle, leur initiation devient la nôtre et nous permet de ressentir toutes les émotions fortes et contraires, les questionnements existentiels ou ordinaires, qui les ont étreints durant ce voyage initiatique, ce voyage d’une vie !
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Dans le même esprit, Maxime de Lisle nous raconte le voyage essentiel qu’il a vécu avec ses amis, organisant une expédition en kayak pour découvrir le Passage intérieur, qui s’étend au-delà de l’Alaska jusqu’en Colombie Britannique, au Canada. Si leur objectif avoué est de voir des baleines et des ours, les trois hommes vont pourtant aller à la rencontre de leur moi intérieur et revenir transformés.
Le Passage Intérieur – Voyage essentiel en Alsaka est aussi un guide pratique à destination de tous ceux qui souhaiteraient entreprendre l’aventure. Avec ses pages informatives, la bande dessinée prend aussi la forme d’un carnet de voyage superbement illustré. Bach Mai a un trait réaliste qui semble poser sur le papier visages expressifs et paysages à couper le souffle comme s’il captait l’instant présent et le photographiait. Le choix d’utiliser le noir et blanc ponctué de couleurs renforce l’impression de journal intime tenu au jour le jour, illustré d’aquarelles à l’image de la faune et de la flore locale, de photographies et agrémenté de notes pratiques et de citations d’auteurs. Cela procure un sentiment d’intimité qui captive et entraîne dans l’immensité des paysages, desquels l’illustrateur retranscrit toute la beauté dans ces pages.
Ce voyage au bout du monde civilisé amène une réflexion écologique forte lorsque les comparses découvrent que la main de l’homme se tend aussi loin que possible, dénaturant les grandes forêts dans les coins les plus reculés et provoquant inévitablement un bouleversement des écosystèmes. Le réchauffement climatique, visible dans des lieux encore sauvage, interroge les hommes qui, soucieux de sauver ce qui peut encore l’être, en oublieraient presque le froid, la fin et la fatigue auxquels ils s’exposent par ce voyage aux limites du monde et d’eux-mêmes.
Le Passage Intérieur – Voyage essentiel en Alaska, Maxime de Lisle & Bach Mai, Delcourt, 2022.
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Et vous, quelles BD autobiographiques avez-vous particulièrement aimées ?
Avec l’hiver qui pointe le bout de son nez, et les envies de se lover sous un plaid, se multiplient les moments de lecture réconfortantes ! Voici nos conseils pour rallumer doucement les guirlandes de lumières dans vos imaginaires !
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Pour Colette et ses Petits-Pilotes-devenus-Grands, gros coup de cœur pour un documentaire qui met en avant des sports incongrus qui ont connu de courtes heures de gloire aux jeux olympiques : Drôles de sports, curiosités olympiques de Cécile Gariépy et Simon Drouin. Pelote basque, canne de combat, ballet à ski, course de traineau à chiens, grimper à la corde, jeu de quille et même colombophilie, ils ont tous été célébrés dans une catégorie spéciale créée en 1912 par le Comité international olympique : les sports de démonstration. Ce fut l’occasion de découvrir la créativité humaine dans un domaine inattendu : le sport !
Drôles de sports, curiosités olympiques, Cécile Gariépy et Simon Drouin, La Pastèque, 2021.
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Pour Linda, novembre fut un mois très visuel en terme de lectures et c’est tout naturellement qu’elle a attribué son coup de cœur à une BD pour les grands lecteurs. Le Passage Intérieur est le récit d’un voyage aux limites du monde civilisé, une traversée en kayak d’un bras de mer qui s’étend au-delà de l’Alaska jusqu’en Colombie Britannique, au Canada. Dépassement de soi et découverte d’un monde sauvage sont au cœur de ce récit qui amène une réflexion écologique forte lorsque les amis découvrent l’emprunte du réchauffement climatique dans des lieux sauvages. Illustrations immersives viennent sublimer cette aventure qui prend différente forme : récit autobiographique, carnet de voyage et guide pratique pour les aventuriers.
Le Passage Intérieur – Voyage essentiel en Alaska de Maxime de Lisle et Bach Mai, Delcourt, 2022.
Mais l’album Cours ! fut une autre découverte incroyable. Véritable récit initiatique, le récit place son héros dans un contexte social fort de l’Amérique post-ségrégationniste, faisant de lui le visage d’une société moderne, forte de son métissage. Le duo d’artistes, Davide Cali au texte et Maurizio A.C. Quarello au dessin, signe un titre surprenant porté par un héros qui découvre qu’une simple main tendue peut changer le cours d’une existence.
Cours ! de Davide Cali et Maurizio A.C. Quarello, Sarbacane, 2016.
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Lucie et son fils ont eu un coup de cœur pour Des vacances d’Apache. Une nouvelle fois, Alexandre Chardin a su les entrainer dans un tourbillon d’émotions aux côtés d’Oscar et son fantasque grand-père. Comme une envie de plonger dans ce roman tendre et drôle pour vivre quelques heures (quelques jours !) leurs aventures avec eux.
Des vacances d’Apache, Alexandre Chardin, Magnard jeunesse, 2017.
Et leur deuxième coup de cœur est un documentaire sur les petites bêtes. Si les insectes intriguent les enfants dès leur plus jeune âge, celui-ci est à réserver au grands curieux car ses rabats sont un peu fragiles. Mais quel plaisir de pouvoir enfin découvrir l’intérieur d’une fourmilière, d’une ruche ou d’une termitière sans déranger ses occupants ! Anne Jankéliowitch et Isabelle Simler ont fait de l’habitat leur sujet central, mais le cycle de vie et organisation sociale sont aussi expliqués. Royal !
Royaumes minuscules, Anne Jankéliowitch et Isabelle Simler, La Martinière Jeunesse, 2021.
Pour Liraloin, partir à l’aventure avec Archibald et Ferdinand n’a pas été de tout repos tant physiquement que psychologiquement. Une histoire fabuleuse au doux parfum de conte. En voici quelques mots pour vous donner envie de vous y plonger : Il était une fois, dans une forêt, un village nommé Bellécorce et dans ce village, la plus jolie des librairies de la contrée tenue par Archibald Renard. Sur ses rayonnages trônent que des livres originaux…
Mémoires de la forêt de Mickaël Brun-Arnaud, illustré par Sanoe, Ecole des loisirs – collection : Neuf, 2022
Isabelle et ses moussaillons sont complètement sous le charme d’Annie au milieu. Cette dernière a un chromosome en plus, une famille qui l’adore et… une passion pour les majorettes. Mais voilà, l’entraîneuse ne veut pas d’elle au défilé de printemps : trop ronde, pas assez sérieuse… enfin vous voyez. Qu’à cela ne tienne, ses proches formeront leur équipe et Annie défilera ! Tout est réussi dans ce roman. La forme chorale nous donne à entendre la spontanéité désarmante d’Annie, mais aussi les réflexes protecteurs et la détresse de son frère Harold et de sa sœur Velma. Le ton, la chimie sont précisément justes : impossible de ne pas se laisser prendre par la belle énergie de cette famille, on doute et on tremble, on se laisse surprendre, on rit souvent, on pleure aussi. Lumineux !
Annie au milieu, Emilia Chazerand, Sarbacane, 2021.
Et en album, l’équipage de L’île aux trésors a craqué pour un beau livre : Une nuit, de Grégoire Solotareff et Julien de Man. D’emblée, le suspense est au plus haut. On sait que quelque chose d’extraordinaire est sur le point d’arriver, le soir tombe, l’obscurité s’installe, des pas lourds se font entendre dans le grenier. C’est le cœur battant qu’avec le jeune narrateur, on pousse la porte… Cette expédition nocturne initiatique nous entraîne dans un décor somptueusement dessiné. Les mots et les illustrations jouent chacun leur rôle pour placer ce récit sous tension. Les auteurs savent ralentir le rythme de la narration aux moments les plus tendus, jouer des points de suspension et de jeux de lumière ménageant d’inquiétantes zones d’ombres pour nous faire frissonner, mêler péripéties et leçons de vie jusqu’à un dénouement apaisant. Une réussite graphique et scénique qui rend joliment hommage aux souvenirs d’enfance et aux pouvoirs de l’imagination !
Une nuit, de Grégoire Solotareff et Julien de Man, L’école des loisirs, 2022.
Des coups de cœur, Blandine en a eu beaucoup durant le mois de novembre. Ils l’ont emmenée dans des horizons très variés entre Histoire et mémoire, Choix et Destins, imaginaire et interprétations… S’il ne devait en rester que deux, ce serait ceux-ci:
Secrets de sorcières. Julie LEGERE, Elsa WHYTE et Laura PEREZ. La Martinière Jeunesse, 2019
Entre album et documentaire, ce livre grand format est d’abord un très bel objet-livre au graphisme ésotérique immersif. Chronologique, il nous décrit la figure mouvante de la Sorcière au fil du temps, des croyances et des lieux, jusqu’à aujourd’hui. Il s’assortit de portraits de femmes, d’évènements majeurs, de définitions.
Que ne donnerait-on pas pour vivre l’Amour? Pour vivre? Et non survivre dans un quotidien millimétré, dépourvu de surprises et d’imprévus… Sur son trajet répétitif, Béatrice voit un jour un sac rouge abandonné. Il semble l’attendre, elle. Un soir de pluie, elle ose s’en emparer. Dedans, un album photos qui remonte aux années 1930 et qui montre un couple énamouré dont la jeune femme lui ressemble étrangement…
Album muet et pourtant pourvu de mots grâce aux enseignes, publicités, titres de livres ou noms de lieux, cet album est une merveille qui vous fera imaginer, rêver, interpréter, transposer.
Et si on imaginait un monde où les rues ou les écoles auraient pour nom » Christine de Pisan, Violette Morris, Hypathie… » Un monde où on ne dirait pas « magistrat, philosophe ou poète » mais « magistrate, philosophesse ou poétesse parce que ces mots n’ont été inventés que pour les femmes qui exercent cette profession ». Ce monde, ça tombe bien, c’est celui des deux tomes du récit Renversante de Florence Hinckel. On a testé ce monde inversé et on a eu envie de vous livrer nos réflexions !
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Colette. – Qu’est-ce qui vous a donné envie de lire Renversante de Florence Hinckel ? Qu’avez-vous pensé de la couverture ? Du titre ? Connaissiez-vous déjà l’autrice ?
Isabelle. – J’avais entendu parler de Florence Hinckel par d’autres lectrices qui m’avaient donné envie de découvrir cette autrice engagée. Cela dit, je ne l’ai lue pour la première que récemment avec L’énigme Edna, et je n’avais donc pas lu Renversante à sa parution en 2019. C’est un titre qui est passé hors de mon radar, peut-être parce que mes moussaillons étaient un peu jeunes par rapport à la cible à l’époque. J’ai eu envie de lire ce titre sur ta suggestion, chère Colette, mais aussi à l’occasion de la parution récente du deuxième tome. La couverture joue bien sûr avec les clichés de genre. Moi qui m’efforce de déconstruire ces stéréotypes, j’ai été intriguée par ce « renversement », avec une fillette côté bleu et un garçon renversé tête en bas côté rose.
Blandine. – Je connais l’écriture de l’autrice, lue dans différentes thématiques, mais toujours en ado. Et j’aime beaucoup. J’ai découvert ce titre par le biais d’une chronique de blog croisée (de Noukette et Jérôme) et forcément, j’ai été tentée ! J’avoue ne pas m’être vraiment penchée sur la couverture jusqu’à présent. Je découvre donc l’écriture du titre maintenant, et j’aime ! Parce qu’on le lit sans difficulté malgré ses lettres disposées curieusement. La bichromie rose/bleu donne le ton, et le dessin l’accentue subtilement.
Frédérique. – Je n’avais pas entendu parler de ce roman jusqu’à temps que Colette le mentionne. Intriguée je me suis lancée dans ce roman au format très court et très surprenant. On comprend bien le parti pris par l’éditeur concernant la couverture. Comment déconstruire un stéréotype tout en le gardant justement mais inversé, c’est bien pensé. Le titre est intriguant et se lit facilement, preuve que notre cerveau s’habitue à tout. Je connais trop peu Florence Hinckel, j’ai juste lu un des tomes de la série U4.
Colette. – A quel genre diriez-vous qu’appartient ce texte ? J’ai trouvé extrêmement surprenante la forme dans laquelle s’inscrit Florence Hinckel, notamment dans cette collection de L’école des loisirs, la collection neuf qui s’inscrit dans le genre romanesque dédié aux enfants de 8 à 11 ans ?
Blandine. – Je trouve aussi cette collection et cet âge appropriés. Parce que c’est dès cet âge-là que les filles et garçons peuvent vraiment percevoir, comprendre, raisonner et interféré pour que les choses changent, évoluent.
Isabelle. – Je suis très contente que tu poses la question Colette car c’est quelque chose qui m’a interrogée. Florence Hinckel donne la parole à Léa qui, pour faire plaisir à son père, va réfléchir à la place des femmes et des hommes dans la société. Il s’agit bien d’une œuvre d’imagination puisque la société en question est une sorte de miroir de la nôtre où les rapports de genre seraient inversés : les femmes dominent, pour le dire vite. Mais il n’y a pas vraiment de narration, nous passons en revue avec Léa les différents aspects de ces rapports de domination genrée. C’est une sorte d’expérience de pensée, presque un pamphlet, mais on n’y trouve pas vraiment d’intrigue au sens de la trame classique comportant un élément perturbateur, des péripéties et une résolution. Je me demande si le roman n’aurait pas gagné à en développer une.
Blandine. – Je trouve justement ce format aussi incisif que percutant. Il me fait penser et dire que nous n’avons pas/plus le temps, que nous avons assez attendu. A mon sens, une « intrigue » aurait dilué le propos. Là, pas de fioritures et toutes les sphères de la représentativité sont (entre)vues, avec un peu de vindicte. J’avoue qu’à la lecture des premières lignes, j’ai eu un sentiment un peu décourageant de déjà-vu tant dans le fond que dans la forme. Cependant, cette mise en miroir stricte de la société, bien que caricaturale, est intéressante et fait tout de même réfléchir. Notamment sur l’usage et l’évolution de la langue qui a été notre premier sujet de discussion.
Colette. Le 6 octobre, l’autrice écrivait justement sur sa page Instagram :
» #metoo a 5 ans et ses répercussions n’en finissent pas de s’entrechoquer. La littérature jeunesse n’a pas attendu ce séisme médiatique pour proposer des résistances aux modèles dominants : héroïnes fortes, représentations plus variées, remise en cause de situations stéréotypées… #metoo a juste causé une accélération dans ce mouvement déjà bien engagé. Si ce que j’instillais de tel dans mes romans a forcément eu un impact, peut-être inconscient chez mes lecteurs et lectrices, le sujet du sexisme n’était jamais abordé dans mes rencontres avec elles et eux. Les profs n’orientaient jamais les débats dans cette direction. Je me disais : tant mieux, c’est bien si mes touches de résistance paraissent « ordinaires ». Cependant je voyais combien le sujet avait besoin d’être abordé dans les classes. Et j’avais besoin de dépoussiérer un peu certaines rencontres ronronnantes. Pour y mettre un coup de balai, je ne pouvais pas mieux faire que d’écrire Renversante. Je n’ai pas voulu diluer mon thème au sein d’une fiction élaborée et on me le reproche parfois, ç’aurait été plus facile à lire, etc… Il aurait surtout été, une fois de plus, plus facile d’éviter de parler du coeur du sujet. Renversante est un pamphlet, un manifeste, et c’est très volontaire : seule cette forme me (nous, avec élèves et profs) permettrait la frontalité. La fiction a le pouvoir du souffle, de l’emportement et du saisissement, mais elle a aussi celui de la dissimulation. J’adore m’effacer derrière les histoires que je raconte. Mais sur ce sujet-là, j’avais besoin de, moi aussi (me too), m’exprimer sans fard. Un pamphlet peut dévoiler, mettre à nu, faire réagir. Cela a généré des rencontres scolaires houleuses, libératrices, révélatrices, étonnantes, émouvantes… Rien de commun avec ce que j’ai pu connaître avec mes romans, aussi engagés soient-ils. J’ai réellement compris le mot « engagement » avec Renversante. Cela demande du courage, beaucoup de lectures et de réflexion pour tenir la route, cela induit aussi d’abandonner une forme de quiétude… Mais quel écrivain ou quelle écrivaine recherche la quiétude ?…
Colette. – Je vous demande votre avis : est-ce que vous pensez que l’art est plus efficace quand il aborde de manière frontale le sujet qui l’intéresse ou êtes-vous plus convaincues par une forme littéraire qui opte pour des effets de style et une narration ?
Blandine. – Je crois qu’il faut de tout, parce que nous ne réagissons pas tous de la même manière, parce que nous n’avons pas tous la même réceptivité, et que nous n’en sommes pas tous au même stade de réflexion. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir des faisceaux multiples pour faire passer des messages qui vont ensuite se transformer en pensées puis actions.
Frédérique. – Personnellement j’aime le frontal car cette manière d’aborder provoque souvent un électrochoc et après « la digestion » une analyse. Etant très sensible à l’écriture, la littérature est souvent un bon canal. Et ici c’est plutôt très efficace !
Isabelle. – C’est intéressant d’en discuter. Je serais plutôt en désaccord. Je n’aime pas du tout quand la « morale » (ou la leçon) de l’histoire est téléphonée ou trop explicite. J’ai l’impression que mes enfants réagissent comme moi, ils aiment savourer un texte, entrer dans l’histoire et la laisser infuser pour en tirer des conclusions eux-mêmes. Ils n’aiment pas avoir l’impression qu’on cherche à les « éduquer ». Je le dis d’autant plus franchement que sur le fond, je partage à 100% le combat de Florence Hinckel ! Ce n’est que mon avis, mais il me semble que dans un roman (jeunesse en particulier mais pas que), l’intrigue joue beaucoup dans le plaisir de lecture, la plume aussi bien sûr, mais aussi la richesse de sens derrière une histoire – d’après moi, les meilleures sont celles qui peuvent s’interpréter de façon différente, faire écho à plusieurs problématiques. Ici, j’ai trouvé l’idée du renversement géniale car elle induit un effet de prise de conscience spectaculaire mais je crains qu’en l’absence d’une intrigue plus étoffée, les lecteur.ice.s qui ne sont pas déjà sensibilisé.e.s au féminisme se lassent. Ça a été le cas (dans les deux cas vers le chapitre 5) pour mon fils et ma nièce qui sont pourtant tous les deux sensibles au sujet. J’entends, cela dit, la frustration exprimée par l’autrice sur le peu d’effets manifestes sur les jeunes lecteur.ice.s de formes plus subtiles ou diffuses de transmission de messages émancipateurs ou subversifs. Mais pour ma part, je suis convaincue que les effets de représentations plus variées sont là même si cela ne fait pas l’objet d’un basculement conscient qui serait abordé lors des rencontres scolaires. Et pour happer des lecteur.ice.s les plus nombreux.ses possible, il faut une bonne histoire.
Colette. – Je ne sais pas si le texte aurait gagné à se construire au fil d’une intrigue mais en tout cas ce n’est clairement pas un texte narratif. D’ailleurs quand je le donne à lire à mes élèves – et je le propose à des beaucoup plus grands que l’âge associé à la collection neuf, je le propose à mes élèves de 3e – je le leur présente pour étudier le genre satirique. Car il me semble bien qu’il y a quelque chose du rire grinçant dans le propos de Florence Hinckel, ce que vous êtes plusieurs à nommer caricature me semble faire entièrement partie du procédé de critique de la société et de ses travers, j’avoue avoir beaucoup ri la première fois que j’ai lu le tome 1, tellement tout ce qui était écrit là me semblait absurde et impossible. Et vous avez-vous ri ?
Isabelle. – Mais oui, absolument ! Et ça a été la réaction aussi de mon fils de treize ans, un éclat de rire un peu gêné de remarquer à quel point nos rapports de genre et les constructions discursives qui les accompagnent sont absurdes. Certains renversements sont vraiment hilarants, par exemple dans le tome 2, lorsque Léa décrit les films de Jamie Bond et le rôle dévolu aux « Jamie Bond Boys ». La transposition met en relief l’absurdité de ce qu’on ne remarque plus par habitude et c’est très drôle. Puis passé le rire, on réfléchit.
Frédérique. – J’ai moi aussi beaucoup ri mais de façon un peu grinçante car Florence Hinckel met bien le doigt où ça fait mal. Renversante va droit au but et démonte cette société matriarcale pour le coup. Ce sont les caricatures de Clothilde Delacroix qui m’ont fait vraiment rire. J’adore son travail.
Blandine. – Alors non, je n’ai pas ri, ou ri jaune seulement. Nous savons tous ce que Florence Hinckel dénonce, met en lumière, on le vit si souvent. Mais dit ainsi, d’une manière très factuelle et directe, cela paraît encore plus sidérant. J’ai beaucoup aimé les passages avec les Jamie Bond Boys et la force de l’habitude de ce qui nous est montré. Et par habitude, j’avoue encore tiquer sur plusieurs orthographes mises au féminin (la règle dans ce roman). La réflexion qui s’ensuit est très intéressante.
Colette. – Qu’en est-il justement de la langue que Florence Hinckel choisit pour écrire son récit ? Une langue où le féminin l’emporte sur le masculin. Blandine, tu dis avoir été gênée par cette féminisation de notre langue. Sa masculinisation – bien réelle, elle ! – ne vous gêne-t-elle pas tout autant ? Que se joue-t-il pour vous à travers la grammaire ?
Isabelle. – Pour ma part, j’ai trouvé que c’était un moyen efficace d’attirer l’attention sur cette caractéristique de la langue. C’est quelque chose qui est extrêmement clivant en France (en Allemagne où j’habite, la langue inclusive s’est généralisée sans que cela ne pose beaucoup de problème). Beaucoup de Français mettent en avant que le genre grammatical n’est pas le sexe, que les débats sur la langue ne règlent pas les problèmes de discrimination genrée, qu’il reste difficile de se mettre d’accord sur une langue inclusive et que les flottements sont perturbants pour les Dys, etc. Le problème, c’est que des recherches prouvent que l’usage du masculin générique produit des représentations biaisées : les images et associations qui nous viennent ne sont pas les mêmes selon que l’on dit « les chercheurs » ou « les chercheurs et chercheuses ». Il y a même des débats sur l’ancrage du masculin générique qui pourrait avoir été codifié tardivement. Les arguments selon lesquels les mots ne sonneraient pas agréablement – par exemple le mot autrice qui est pourtant ancien – sont vraiment arbitraires. Le roman y fait malicieusement allusion à un moment donné lorsque Léa déclare de façon toute aussi arbitraire que le mot écrivain, « qu’est-ce qu’il est moche, on entend ‘écrit vain’ ». Le roman pose donc d’excellentes questions par l’usage du « féminin générique » et nous invite à interroger ce qui nous semble acquis.
Colette. – Frédérique, je reprends ta remarque sur les images de Clotilde Delacroix, qui s’inscrit souvent dans une démarche humoristique : qu’est-ce que les dessins de cette illustratrice – qu’on adore ici notamment pour L’école, maman et moi – ont apporté à votre lecture, à votre compréhension du texte ?
Frédérique. – Je trouve ces dessins pertinents et tellement criant de vérité ! Des situations vécues ou vues si souvent dans notre quotidien. Il y a vraiment de quoi s’interroger. Pour moi, ces illustrations permettent à la jeune lectrice ou au jeune lecteur d’apporter encore plus au texte avec un soupçon d’humour. Après tout, c’est avec l’humour que l’on peut parfois faire passer des messages percutants !
Isabelle. – Les illustrations participent aussi du procédé de renversement. Elles illustrent certaines scènes décrites dans le texte en mobilisant des éléments ou attitudes particulièrement genrés, mais attribués à l’autre sexe : les hommes sont dotés d’accessoires ménagers, les femmes sont représentées dans des portraits encadrés et s’étalent dans le bus. Cela semble vraiment absurde, on rit, forcément, tant par exemple les hommes qui se trémoussent autour de Jamie Bond ont l’air ridicules. En même temps, on se rend compte qu’on ne connaît que trop bien les attitudes et clichés représentés.
Blandine. – Les illustrations complètent parfaitement le texte et sont très éloquentes. Isabelle en a très bien parlé. Et ne dit-on pas que les images « parlent » plus que les mots, permettant de sensibiliser et impacter davantage comme plus durablement. Le trait de Clotilde Delacroix est à l’image du texte: sobre, direct, efficace.
Colette. – Comment interprétez-vous le fait que l’autrice ait choisi de poursuivre l’histoire de Léa et Tom quelques années plus tard ? A première vue, ce n’était pas un texte qui appelait une suite. Qu’en dîtes-vous ?
Isabelle. – À mon avis, ce tome 2 permet à Florence Hinckel de faire deux choses. D’une part, dans la continuité directe du premier tome, elle continue de passer notre société au crible du renversement. Ainsi, le spectre de situations et de biais abordés s’élargit – on parle notamment de films ou de la cancel culture. Comme Tom et Léa grandissent, il est pas mal question du corps justement et de la sexualité – shaming, violence sexistes, charge mentale et contraceptive… D’autre part, ce tome 2 permet de souligner la force des préjugés et impensés. Léa avait fait l’expérience d’une vraie prise de conscience à l’issue du tome 1. Pourtant, quelques années plus tard, elle n’a plus très envie de soutenir Tom dans ses positions émancipatrices. Elle ne comprend pas pourquoi les garçons auraient besoin d’espaces de non-mixité. Le sexisme n’a-t-il pas reculé, les mentalités évolué ? L’existence est-elle vraiment plus difficile en tant que garçon ?
Blandine. – Je trouve cette suite intéressante à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’on ne s’y attend pas! Léa ayant été « sensibilisée » disons aux problèmes rencontrés par les garçons dans tous les aspects de leur vie, on aurait pu logiquement pensé qu’elle serait restée de leur côté, combattant avec eux et à sa manière le sexisme. Mais non, car en grandissant, ce sont développées, agrégées ses propres problématiques identitaires et d’émancipation personnelle. Et puis, l’humain a tendance à oublier lorsqu’il ne se sent pas (directement) concerné. En donnant une suite à l’âge adolescent (et comme cet âge est crucial et déterminant!), Florence Hinckel fait une piqûre de rappel et explore des thématiques liées à cet âge et à l’adulte, qui ne pouvait être bien sûr pas abordées auparavant. J’ai trouvé le ton de ce deuxième tome plus grave que le premier, qui jouait la carte de l’humour, voire de l’absurde pour mieux dénoncer. Là, c’est davantage concret et tangible. Et beaucoup moins drôle, car on ne peut que constater l’ampleur du sexisme et le rapporter à notre quotidien. Je trouve donc ce deuxième tome parfaitement judicieux.
Frédérique. – Je suis d’accord avec Blandine, j’ai trouvé la suite plus grave et j’ai vraiment l’impression qu’il n’y a pas ou peu d’espoir. Chacun et chacune est enfermé dans son sexe et la compréhension de l’autre reste compliqué. Je trouve que ce roman est une bonne matière à discussion avec des jeunes. Ce texte n’appelait pas une suite mais il s’y prêtait bien. Le fait de retrouver nos jeunes héros un peu plus vieux permet ne faire comprendre aux lectrices-lecteurs que le combat n’est pas gagné !
Colette. – Pour moi le deuxième tome est aussi plus pointu car il aborde des notions particulièrement précises notamment en ce qui concerne nos représentations. Par exemple connaissiez-vous le syndrome de la schtroumpfette ou encore le test de Bechdel qui interroge le rôle du cinéma dans l’élaboration de nos représentations ?
Isabelle. – Oui, tu as raison ! En tant que féministe, je connaissais le syndrome de la schtroumpfette, le test de Bechdel, ou encore les concepts de male gaze, de charge mentale ou de culture du viol. Mais je me suis dit en lisant ce livre que la manière qu’a Lea d’introduire ces concepts avec des mots très simples en faisait presque un petit manuel féministe. En tout cas une introduction pertinente, complète et percutante grâce au jeu du renversement qui met en relief ce que chaque situation a de dérangeant. L’autrice lance même des perches à qui souhaiterait en savoir plus en glissant des références à Mona Chollet, Titiou Lecocq ou Virginie Despentes. Didactique !
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Et vous, seriez-vous tenté.e par l’expérience du Renversement ? Ou l’avez-vous déjà fait et qu’en avez-vous pensé ?